Comme il arrive souvent dans
le chiasme, le « même » mot n’est pas le même selon la place qu’il y
prend. Le « pouvoir des mots » n’est pas le même que celui qui s’emploie
à s’asservir les mots (et leur pouvoir), dans les « mots du pouvoir ».
Les mots, laissés à leur pouvoir ou puissance intrinsèque, ne sont pas les
mêmes que ceux qui servent un pouvoir qui leur est extérieur (politique,
économique, gestionnaire, médiatique, technoscientifique).
Le chassé-croisé chiasmatique,
qui est déjà lui-même un fait du langage et de sa puissance, montre la
fragilité de l’identité supposée des mots, qu’il fait vaciller.
L’écrivain, le poète, le
penseur s’en réjouissent, aggravent ce vacillement, cette indétermination, eux
qui s’attachent à laisser être les
mots dans leur puissance et dans leur mouvement, dans leur devenir.
Le pouvoir qui chercher, lui,
à s’en rendre maitre, s’applique à les enfermer dans une identité, en les
réduisant à l’état d’outils, y arrêtant la vis des nuances, les pliant à un
système stratégique d’oppositions au service de ses fins (soumettre, maitriser,
commander).
Le présent chiasme comporte
donc deux dispositions envers les mots, radicalement différentes. Je tiens que
cette différence recèle en fait un différend
majeur, qui est au centre de la condition langagière contemporaine, autant dire :
de la condition contemporaine tout court.
Barthes notait déjà que « la civilisation des médias se définit par le
rejet (agressif) de la nuance ». C’est-à-dire, le refus violent de l’écriture,
de la poésie, « pratique de la
subtilité dans un monde barbare ». Il définissait « les destructeurs de nuances »comme « des hommes morts qui, du sein de leur mort, se vengent ».
Qu’il y aille de la vie, dans le différend dont je parle, le collapse
écologique en cours (inséparable des « mots du pouvoir ») le montre
de façon éclatante.
Nous avons fait beaucoup mieux
donc, entre-temps, dans les destructions des nuances. Tout ce qu’on appelle « ère post-factuelle », « post-vérité »,
indissociable de l’avènement des « médias sociaux » et desdits « réseaux
sociaux » accomplir parfaitement aujourd’hui le rejet et de la destruction
des nuances. Cela étend et approfondit à une échelle sans précédent la volonté
d’instrumentalisation et de maitrise des mots, soumis désormais aux divers stratégies
de pouvoir (concurrence, ciblage, performance etc.).
Ce pouvoir n’aucun besoin de l’écriture,
ni même de l’argumentation délibérative. Il relève tout entier de l’hégémonie
totale de la loi de la valeur (d’échange). Celle-ci pose que n’a de droit à l’existence
que l’objet (biens, corps, mots) susceptible d’entrer dans l’échange
économique. Le pouvoir n’a que faire des textes
pour rien. Il lui faut juste entretenir l’interactivité hâtive en continu
des « réseaux », omniprésente, obsessive, au service des exigences du
système.
Il serait aisé de montrer
aujourd’hui que Twitter aurait été le
média idéal pour lé rhétorique mussolinienne (bâtie sur des grosses
oppositions, avec des phrases chocs courtes en rythme ternaire, visant à enflammer
les esprits). L’actuel président nord-américain ne s’en est pas privé. Son
suppôt brésilien d’extrême droite, un déséquilibré obscur haussé à la présidence
de la République par une collusion entre les élites locales et les lobbies étrangers, au moyen de coups
juridiques illégaux et de fraudes électorales, a construit toute sa
communication sur Twitter, Facebook,
YouTube et Instagram.
Les « mots du pouvoir »
dans l’actuelle condition langagière, informationnelle contemporaine ont bien
un lien étroit et fondamental avec le déclin de ladite « démocratie
représentative » et l’émergence du visage ouvertement fascisant,
décomplexé, du néolibéralisme en crise.
L’offensive néolibérale
fascisante, obscurantiste par définition, poursuit maintenant avec ces nouveaux
moyens (média), l’attaque, inaugurée
par le « processus de Bologne », contre le lieu historique par excellence
du travail philologique et analytique avec les mots et le langage : l’université.
L’extrême droite « libertarienne »
investit massivement aujourd’hui les « réseaux », promouvant l’idée d’une
Alt-culture visant à réduire la
science à la technologie et la recherche à l’entreprenariat, c’est-à-dire :
à détruire le principe même de l’Université. On a proposé un nouveau mot, pour
nommer cette « phase terminale du néolibéralisme » à l’ère de la « post-vérité » :
falscisme. (On pourrait croire à un
mot-valise de Caroll ou de Luca, le mot vient cependant du Groupe de
Jean-Pierre Vernant).
Que reste-t-il alors de l’autre
disposition à l’égard des mots : celle qui respecte leur puissance
intrinsèque, sensible, amoureuse, qui s’ouvre à leurs tons et à leurs nuances ?
Car jamais l’hégémonie de ce
rapport instrumental, informationnel et utilitariste aux mots (asservis à un
pouvoir de calcul et de maitrise) n’est allée aussi loin, en extension et en
pénétration dans les esprits. Elle semble pénétrer jusque dans le secret des
intimités, là où chacun abrite un reste muet, un quelque chose qui, en soi, insiste et excède le soi – qui peut le faire délirer ou souffrir, mais aussi
penser, aimer, écrire.
Notre temps entretient ainsi
une profonde et grave méprise, une illusion transcendantale ou ontologique au
sujet de l’être du langage. Celui-ci n’est
pas un « instrument de communication » ; les mots ne sont pas
des « outils » au service des stratégies des échanges (ou de la
guerre des intérêts) ; pas plus que les humains n’en sont leurs usages.
Cet anthropocentrisme à bon compte, qu’entretient aujourd’hui le marché
culturel et telétechnologies est effarant, fallacieux et indigne.
Les humains sont dessaisis,
constitutivement (et donc en ce sens rendus in-fans
à jamais), par une « langue » qui aura toujours déjà parlé avant qu’ils
ne commencent à la parler. Lesdites avant-gardes littéraires, artistiques,
scientifiques aussi, ont accompli au siècle dernier un travail admirable d’anamnèse
de cette condition inhumaine des humains. Elles ont montré que l’humain n’est
humain que par un excès qui le
constitue et qui, par définition, n’est pas humain.
La disponibilité attentive,
dénuée, ascétique (suspendant les pouvoirs de l’esprit justement), que poètes, poétesses,
écrivains et écrivaines ont cultivé dans leur relation aux mots et à ce qui, en eux, les excède, en est un témoignage exemplaire.
Ils et elles font preuve de ce
que le tissu même du langage est fait de silence, d’un silence qui le squatte
et à la fois lui échappe. Les mots ne disent pas ce qu’ils disent et disent ce
qu’ils ne disent pas (Entends mon
silence. Ce dont je te parle n’est jamais ce dont je te parle mais autre chose.
Capte cette chose qui m’échappe et dont pourtant je vis et je suis à la surface
d’une obscurité brillante. » [Lipector]
Les mots ne cessent de naitre (de
« pousser », phuein, comme
la physis – pour le désespoir de la
quête socratique de leur essence,
notait Wittgenstein).
Les artistes du langage s’attachent
à laisser être les mots, à les
laisser arriver selon leurs nuances et leurs tons – l’arrivée inattendue de ce
qui sonne « avant » de faire sens (là où se juge le ton du génie,
disait encore Wittgenstein, à propos de la poésie de Trakl). Et qu’ils viennent
s’associer d’eux-mêmes, selon leur exigence propre. Qu’ils s’écrivent d’eux-mêmes.
Ecrire, ici,
c’est inscrire ce qui git sous l’écrit et le lance, mais qui se dérobe sans
cesse et ne se laisse pas écrire. Beckett et Lispector ont eu même mot (mais
est-ce encore un mot ?) pour faire allusion à cette chose qui à la fois
habite l’écriture et lui échappe : le non-mot
(unword, nao-palavra).
Ecrire, ce n’est pas chercher « le
mot qui sauve ». C’est plutôt sauver les mots, qui ne sont des mots qu’autant
qu’ils portent en eux du non-mot.
C’est ici, pendant qu’on
évoque à gros traits anamnèse des avant-gardes, qu’on rencontre Ghérasim Luca.
Son écriture se situe précisément au seuil où se fomentent l’énigme des formes
et des sens, là où ils naissent et ne cessent de naitre.
Disjoignant et connectant les
unités distinctives du langage, mots, phonèmes, syntaxes ; les dissociant
et les associant différemment, découpant et rassemblant autrement ses éléments,
il traite les mots comme des choses (à l’instar d’ Artaud et du travail du rêve
dont parlait Freud). Il ouvre ainsi le mot-matière à de nouveaux sens (« celui qui ouvre le mot ouvre la
matière ») et donne à penser un infini de possibles.
Plus encore : il rend le
mot ou les atomes de mot à leur puissance matérielle ou plutôt immatérielle :
pure « présence », timbre, ton nuance (Lyotard).
Passionnément il
donne à lire et à entendre une sorte de travail d’enfantement, d’action des
forces de la physis sonore, où toute
la langue se défait, se décompose et se recompose et, à la fin des « séries bégayantes », finit par
accoucher d’un syntagme ultime : je
t’aime passio passionnément ». Intensité pure, holophrase à la limite
du cri.
Ce que Deleuze appelle un « bloc sonore », d’ « un seul souffle » (en
le mettant en rapport avec les «mots
souffles » d’Artaud, à la limite du langage) : encore du non-mot.
Il faut souligner qu’ici la
limite agrammaticale ou asyntaxique est un dehors du langage qui n’est
cependant pas au-dehors. Tel le fameux « territoire
étranger à l’intérieur » (inneren
Ausland), ou la chose extime, exclue à l’intérieur du corps (in) humain.
Par où le poète fait répons à la question : «comment s’en
sortir sans sortir ».
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