mercredi 14 juillet 2021

Lignes N°65: Les mots du pouvoir, le pouvoir des mots

Non-mot    par  Plinio Prado 


Comme il arrive souvent dans le chiasme, le « même » mot n’est pas le même selon la place qu’il y prend. Le « pouvoir des mots » n’est pas le même que celui qui s’emploie à s’asservir les mots (et leur pouvoir), dans les « mots du pouvoir ». Les mots, laissés à leur pouvoir ou puissance intrinsèque, ne sont pas les mêmes que ceux qui servent un pouvoir qui leur est extérieur (politique, économique, gestionnaire, médiatique, technoscientifique).

Le chassé-croisé chiasmatique, qui est déjà lui-même un fait du langage et de sa puissance, montre la fragilité de l’identité supposée des mots, qu’il fait vaciller.

L’écrivain, le poète, le penseur s’en réjouissent, aggravent ce vacillement, cette indétermination, eux qui s’attachent à laisser être les mots dans leur puissance et dans leur mouvement, dans leur devenir.

Le pouvoir qui chercher, lui, à s’en rendre maitre, s’applique à les enfermer dans une identité, en les réduisant à l’état d’outils, y arrêtant la vis des nuances, les pliant à un système stratégique d’oppositions au service de ses fins (soumettre, maitriser, commander).

Le présent chiasme comporte donc deux dispositions envers les mots, radicalement différentes. Je tiens que cette différence recèle en fait un différend majeur, qui est au centre de la condition langagière contemporaine, autant dire : de la condition contemporaine tout court.

Barthes notait déjà que « la civilisation des médias se définit par le rejet (agressif) de la nuance ». C’est-à-dire, le refus violent de l’écriture, de la poésie, « pratique de la subtilité dans un monde barbare ». Il définissait « les destructeurs de nuances »comme « des hommes morts qui, du sein de leur mort, se vengent ». Qu’il y aille de la vie, dans le différend dont je parle, le collapse écologique en cours (inséparable des « mots du pouvoir ») le montre de façon éclatante.

Nous avons fait beaucoup mieux donc, entre-temps, dans les destructions des nuances. Tout ce qu’on appelle « ère post-factuelle », « post-vérité », indissociable de l’avènement des « médias sociaux » et desdits « réseaux sociaux » accomplir parfaitement aujourd’hui le rejet et de la destruction des nuances. Cela étend et approfondit à une échelle sans précédent la volonté d’instrumentalisation et de maitrise des mots, soumis désormais aux divers stratégies de pouvoir (concurrence, ciblage, performance etc.).

Ce pouvoir n’aucun besoin de l’écriture, ni même de l’argumentation délibérative. Il relève tout entier de l’hégémonie totale de la loi de la valeur (d’échange). Celle-ci pose que n’a de droit à l’existence que l’objet (biens, corps, mots) susceptible d’entrer dans l’échange économique. Le pouvoir n’a que faire des textes pour rien. Il lui faut juste entretenir l’interactivité hâtive en continu des « réseaux », omniprésente, obsessive, au service des exigences du système.

Il serait aisé de montrer aujourd’hui que Twitter aurait été le média idéal pour lé rhétorique mussolinienne (bâtie sur des grosses oppositions, avec des phrases chocs courtes en rythme ternaire, visant à enflammer les esprits). L’actuel président nord-américain ne s’en est pas privé. Son suppôt brésilien d’extrême droite, un déséquilibré obscur haussé à la présidence de la République par une collusion entre les élites locales et les lobbies étrangers, au moyen de coups juridiques illégaux et de fraudes électorales, a construit toute sa communication sur Twitter, Facebook, YouTube et Instagram.

Les « mots du pouvoir » dans l’actuelle condition langagière, informationnelle contemporaine ont bien un lien étroit et fondamental avec le déclin de ladite « démocratie représentative » et l’émergence du visage ouvertement fascisant, décomplexé, du néolibéralisme en crise.

L’offensive néolibérale fascisante, obscurantiste par définition, poursuit maintenant avec ces nouveaux moyens (média), l’attaque, inaugurée par le « processus de Bologne », contre le lieu historique par excellence du travail philologique et analytique avec les mots et le langage : l’université.

L’extrême droite « libertarienne » investit massivement aujourd’hui les « réseaux », promouvant l’idée d’une Alt-culture visant à réduire la science à la technologie et la recherche à l’entreprenariat, c’est-à-dire : à détruire le principe même de l’Université. On a proposé un nouveau mot, pour nommer cette « phase terminale du néolibéralisme » à l’ère de la « post-vérité » : falscisme. (On pourrait croire à un mot-valise de Caroll ou de Luca, le mot vient cependant du Groupe de Jean-Pierre Vernant).

 

Que reste-t-il alors de l’autre disposition à l’égard des mots : celle qui respecte leur puissance intrinsèque, sensible, amoureuse, qui s’ouvre à leurs tons et à leurs nuances ?

Car jamais l’hégémonie de ce rapport instrumental, informationnel et utilitariste aux mots (asservis à un pouvoir de calcul et de maitrise) n’est allée aussi loin, en extension et en pénétration dans les esprits. Elle semble pénétrer jusque dans le secret des intimités, là où chacun abrite un reste muet, un quelque chose qui, en soi, insiste et excède le soi – qui peut le faire délirer ou souffrir, mais aussi penser, aimer, écrire.

Notre temps entretient ainsi une profonde et grave méprise, une illusion transcendantale ou ontologique au sujet de l’être  du langage. Celui-ci n’est pas un « instrument de communication » ; les mots ne sont pas des « outils » au service des stratégies des échanges (ou de la guerre des intérêts) ; pas plus que les humains n’en sont leurs usages. Cet anthropocentrisme à bon compte, qu’entretient aujourd’hui le marché culturel et telétechnologies est effarant, fallacieux et indigne.

Les humains sont dessaisis, constitutivement (et donc en ce sens rendus in-fans à jamais), par une « langue » qui aura toujours déjà parlé avant qu’ils ne commencent à la parler. Lesdites avant-gardes littéraires, artistiques, scientifiques aussi, ont accompli au siècle dernier un travail admirable d’anamnèse de cette condition inhumaine des humains. Elles ont montré que l’humain n’est humain que par un excès qui le constitue et qui, par définition, n’est pas humain.

La disponibilité attentive, dénuée, ascétique (suspendant les pouvoirs de l’esprit justement), que poètes, poétesses, écrivains et écrivaines ont cultivé dans leur relation aux mots et à ce qui, en eux, les excède, en est un témoignage exemplaire.

Ils et elles font preuve de ce que le tissu même du langage est fait de silence, d’un silence qui le squatte et à la fois lui échappe. Les mots ne disent pas ce qu’ils disent et disent ce qu’ils ne disent pas (Entends mon silence. Ce dont je te parle n’est jamais ce dont je te parle mais autre chose. Capte cette chose qui m’échappe et dont pourtant je vis et je suis à la surface d’une obscurité brillante. » [Lipector]

Les mots ne cessent de naitre (de « pousser », phuein, comme la physis – pour le désespoir de la quête socratique de leur essence, notait Wittgenstein).

Les artistes du langage s’attachent à laisser être les mots, à les laisser arriver selon leurs nuances et leurs tons – l’arrivée inattendue de ce qui sonne « avant » de faire sens (là où se juge le ton du génie, disait encore Wittgenstein, à propos de la poésie de Trakl). Et qu’ils viennent s’associer d’eux-mêmes, selon leur exigence propre. Qu’ils s’écrivent d’eux-mêmes.

Ecrire, ici, c’est inscrire ce qui git sous l’écrit et le lance, mais qui se dérobe sans cesse et ne se laisse pas écrire. Beckett et Lispector ont eu même mot (mais est-ce encore un mot ?) pour faire allusion à cette chose qui à la fois habite l’écriture et lui échappe : le non-mot (unword, nao-palavra).

Ecrire, ce n’est pas chercher « le mot qui sauve ». C’est plutôt sauver les mots, qui ne sont des mots qu’autant qu’ils portent en eux du non-mot.

C’est ici, pendant qu’on évoque à gros traits anamnèse des avant-gardes, qu’on rencontre Ghérasim Luca. Son écriture se situe précisément au seuil où se fomentent l’énigme des formes et des sens, là où ils naissent et ne cessent de naitre.

Disjoignant et connectant les unités distinctives du langage, mots, phonèmes, syntaxes ; les dissociant et les associant différemment, découpant et rassemblant autrement ses éléments, il traite les mots comme des choses (à l’instar d’ Artaud et du travail du rêve dont parlait Freud). Il ouvre ainsi le mot-matière à de nouveaux sens (« celui qui ouvre le mot ouvre la matière ») et donne à penser un infini de possibles.

Plus encore : il rend le mot ou les atomes de mot à leur puissance matérielle ou plutôt immatérielle : pure «  présence », timbre, ton nuance (Lyotard).

Passionnément il donne à lire et à entendre une sorte de travail d’enfantement, d’action des forces de la physis sonore, où toute la langue se défait, se décompose et se recompose et, à la fin des « séries bégayantes », finit par accoucher d’un syntagme ultime : je t’aime passio passionnément ». Intensité pure, holophrase à la limite du cri.

Ce que Deleuze appelle un « bloc sonore », d’ « un seul souffle » (en le mettant en rapport avec les «mots souffles » d’Artaud, à la limite du langage) : encore du non-mot.

Il faut souligner qu’ici la limite agrammaticale ou asyntaxique est un dehors du langage qui n’est cependant pas au-dehors. Tel le fameux « territoire étranger à l’intérieur » (inneren Ausland), ou la chose extime, exclue à l’intérieur du corps (in) humain.

Par où le poète fait répons à la question : «comment s’en sortir sans sortir ».


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