LÉNINE
L’influence croissante des
idées de Mach au sein du mouvement socialiste russe s’explique aisément par les
conditions sociales existantes. La jeune intelligentsia russe n’avait pas
encore trouvé, comme en Europe occidentale, sa fonction sociale au service
d’une bourgeoisie. L’ordre social était encore barbare, prébourgeois. Elle ne
pouvait donc viser qu’à une chose : renverser le tsarisme en adhérant au parti
socialiste russe. Mais en même temps, elle restait en liaison spirituelle avec
les intellectuels occidentaux et participait aux divers courants de la pensée
occidentale. Il était ainsi inévitable que des efforts fussent tentés pour
combiner ces courants au marxisme.
Lénine, bien sûr, avait
parfaitement raison de s’y opposer. La théorie marxiste ne peut rien tirer
d’important des idées de Mach. Dans la mesure où les socialistes ont besoin
d’une connaissance plus approfondie de la pensée humaine, ils peuvent la
trouver dans l’œuvre de Dietzgen. L’œuvre de Mach était importante parce qu’il
déduisait de la pratique des sciences de la nature, des idées analogues à celles
de Dietzgen et qui étaient utiles aux savants pour leurs travaux. Il est
d’accord avec Dietzgen lorsqu’il ramène le monde à l’expérience, mais il
s’arrête à mi-chemin, et, imprégné des courants anti-matérialistes de sa classe
sociale et de son époque, il donne à ses conceptions une forme vaguement
idéaliste. Ceci ne peut en aucune manière se greffer sur le marxisme et bien
plus, c’est justement ici que la critique marxiste devient nécessaire.
La critique
Cependant Lénine, lorsqu’il
attaque les conceptions de Mach, commence par présenter cette opposition d’une
façon inexacte. Partant d’une citation d’Engels, il dit : « Or, il ne s’agit
pas pour l’instant de telle ou telle définition du matérialisme, mais de
l’antinomie entre matérialisme et idéalisme, de la différence entre les deux
voies fondamentales de la philosophie. Faut-il aller des choses à la sensation
et à la pensée? Ou bien de la pensée et de la sensation aux choses? Engels s’en
tient à la première voie, celle du matérialisme. Mach s’en tient à la seconde,
celle de l’idéalisme. » (V.I. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, op.
cit., p. 40)
Il est clair que ce n’est pas
là l’expression véritable de l’antithèse. D’après le matérialisme, le monde
matériel donne naissance à la pensée, à la conscience, à l’esprit, à tout ce
qui est spirituel. La doctrine contraire, selon laquelle le spirituel donne
naissance au monde matériel, enseignée par la religion, se trouve chez Hegel,
mais pas du tout chez Mach. L’expression « aller de... à » ne sert ici qu’à mélanger
deux choses tout à fait différentes. Aller des choses à la sensation et à la
pensée veut dire que les choses donnent naissance aux pensées. Aller non pas
des pensées aux choses, comme Lénine le faisait dire à tort à Mach, mais des
sensations aux choses, signifie que ce n’est qu’à travers nos sensations que
nous pouvons arriver à la connaissance des choses. Leur existence toute entière
est construite à partir de nos sensations; et pour souligner cette vérité, Mach
dit : elles consistent en sensations.
Ici apparaît clairement la
méthode suivie par Lénine dans sa controverse. II essaie d’imputer à Mach des
conceptions que celui-ci n’a jamais eues. Et notamment la doctrine du
solipsisme. Et il poursuit ainsi : « Aucun subterfuge, aucun sophisme (dont nous
retrouverons encore une multitude infinie) ne voileront ce fait indiscutable et
bien clair que la doctrine d’Ernst Mach, suivant laquelle /es choses sont des
complexes de sensations, n’est qu’idéalisme subjectif, que rabâchage de la
théorie de Berkeley. Si, d’après Mach, les corps sont des « complexes de
sensations », ou, comme disait Berkeley, des « combinaisons de sensations », il
s’ensuit nécessairement que le monde entier n’est que représentation. Partant
de ce principe, on ne peut admettre l'existence des autres hommes, mais
seulement de soi-même: pur solipsisme. Mach, Avenarius, Petzoldt et Cie ont
beau le réfuter, ils ne peuvent en réalité se défaire du solipsisme sans
recourir à de criantes absurdités logiques. » (id., p. 40)
Or, s’il y a quelque chose
qu’on peut affirmer sans aucun doute possible à propos de Mach et d’Avenarius,
c’est bien que leur doctrine n’a rien à voir avec le solipsisme; le fondement
même de leur conception du monde est précisément l’existence, déduite avec une
logique plus ou moins stricte, d’autres hommes semblables à moi-même.
Toutefois, Lénine ne se préoccupe manifestement pas de savoir de ce que Mach
pense en réalité, tout ce qui l’intéresse c’est ce qu’il devrait penser s’il
suivait la même logique que la sienne. « De là, une seule conclusion : « le
monde n’est fait que de mes sensations ». Mach n’a pas le droit de mettre comme
il le fait, « nos » au lieu de « mes ». » (id., p. 42)
En vérité, voilà une méthode
agréable pour discuter. Ce que j’écris comme étant l’opinion de mon adversaire,
celui-ci a le culot de le remplacer sans raison apparente par ses propres
écrits. D’ailleurs, Lénine sait très bien que Mach parle de la réalité
objective du monde, témoins les nombreux passages que lui-même cite. Mais
Lénine ne se laisse pas tromper par Mach, comme tant d’autres. « Mach de même,
prenant pour point de départ l’idéalisme (...), dévie souvent vers
l’interprétation matérialiste du mot « expérience »... » (id., p. 154)
« Ici la nature est considérée
comme donnée première, la sensation et l’expérience comme donnée seconde. Si
Mach s’en tenait avec esprit de suite à ce point de vue dans les questions
fondamentales de la gnoséologie, bien des sots « complexes » idéalistes eussent
été évités à l’humanité (...) Ici, la philosophie personnelle de Mach est jetée
par-dessus bord, et l’auteur adopte d’instinct la façon de penser des savants,
qui traitent l’expérience en matérialistes. » (id., p. 155)
N’aurait-il pas mieux fait
d’essayer de comprendre le sens que Mach donne à l’affirmation que les objets
se composent de sensations ?
Lénine a aussi bien des
difficultés avec les « éléments ». Il résume en six thèses la conception de
Mach des éléments; nous y trouvons dans les thèses 3 et 4 : « 3° diviser les
éléments en physiques et psychiques, — ces derniers étant ceux qui dépendent
des nerfs de l’homme et, en général, de l’organisme humain; les premiers n’en
dépendant point; « 4° affirmer que les liaisons des éléments physiques et des
éléments psychiques ne peuvent exister séparément; elles ne peuvent exister
qu’ensemble. » (id., p. 53)Quiconque connaît un tant soit peu Mach, se rend
immédiatement compte que sa théorie est ici déformée, jusqu’à en devenir
absurde. Voici ce que Mach affirme en réalité : chaque élément, bien que décrit
par de nombreux mots, est une unité inséparable, qui peut faire partie d’un
complexe que nous appelons physique, mais qui, combiné à d’autres éléments
différents, peut former un complexe que nous appelons psychique. [Lorsque je
sens la chaleur d’une flamme, cette sensation, avec d’autres sensations sur la
chaleur, les indications des thermomètres, rentrent, avec certains phénomènes
visibles dans le complexe "flamme" ou "chaleur" appartenant
au domaine de la physique. Combinée à d’autres sensations de douleur et de
plaisir, avec des souvenirs et des perceptions du système nerveux, la même
chose rentre alors dans le domaine de la physiologie ou la psychologie.
"Aucun (de ces rapports) n’existe tout seul, dit Mach, tous les deux sont
toujours présents en même temps.". Car en fait ce sont les éléments d’un
même tout combinés de façons différentes. Lénine en déduit que les rapports ne
sont pas indépendants et ne peuvent exister qu’ensemble. Mach ne sépare à aucun
moment les éléments en éléments physiques et éléments psychiques, pas plus
qu’il ne distingue dans ces mêmes éléments une partie physique et une partie
psychique; le même élément sera physique dans un certain contexte et psychique
dans un autre. Lorsqu’on voit de quelle manière approximative et inintelligible
Lénine reproduit les conceptions de Mach, on ne s’étonne pas qu’il la trouve
absurde, et qu’il parle de « l’assemblage le plus incohérent de conceptions
philosophiques opposées » (id., p. 53). Si l’on ne prend pas la peine, ou si
l’on est incapable de découvrir les véritables opinions de son adversaire, si
l’on prend quelques phrases par-ci, par-là, pour les interpréter à sa manière,
rien d’étonnant à ce que le résultat soit sans queue ni tête. Et personne ne
peut appeler cela une critique marxiste de Mach.
Lénine déforme de la même
façon Avenarius. Il reproduit un petit tableau d’Avenarius donnant une première
division, en deux catégories, des éléments: ce que je trouve présent, c’est en
partie ce que j’appelle le monde extérieur (par ex. : je vois un arbre) et en
partie autre chose (je me souviens d’un arbre, je me représente un arbre).
Avénanus appelle les premiers éléments-objets (sachhaft), et les seconds
éléments-pensées (gedankenhaft). Sur ce, Lénine, indigné, s’écrie : « On nous
assure d’abord que les « éléments » sont quelque chose de nouveau, à la fois
physique et psychique, et on introduit ensuite furtivement une petite
correction : au lieu d’une grossière distinction matérialiste de la matière
(corps, choses) et du psychique (sensations, souvenirs, imaginations), on nous
sert la doctrine du positivisme moderne sur les éléments matériels et les
éléments mentaux. » (id., p. 56-57. Le tableau, auquel il est fait allusion, se
trouve quelques lignes plus haut)
Il ne se doute visiblement pas
à quel point il frappe faux.
Dans un chapitre intitulé
ironiquement « L’homme pense-t-il avec son cerveau ? », Lénine cite (id., p.
87) le passage où Avenarius dit que la pensée n’est pas l’habitant, etc. du
cerveau. II en tire la conclusion que selon Avenarius, l’homme ne pense pas
avec son cerveau! Pourtant, un peu plus loin, Avenarius explique, dans sa
terminologie, artificielle certes, mais cependant assez nettement, que ce sont
les actions du monde extérieur sur notre cerveau qui produisent ce que nous
appelons les pensées. Mais cela Lénine ne l’a pas remarqué. Manifestement, il
n’a pas eu la patience de traduire en termes communs le langage abscons
d’Avenarius. Mais pour combattre un adversaire, il faut avant tout connaître
son point de vue. L’ignorance n’a jamais pu servir d’argument. Ce qu’Avenarius
conteste ce n’est pas le rôle du cerveau, mais le fait que la pensée soit
baptisée produit du cerveau, que nous lui assignions, en tant qu’être
spirituel, un siège dans le cerveau, que nous disions qu’elle vit dans le cerveau,
qu’elle le commande, ou qu’elle soit une fonction du cerveau. Or, comme nous
l’avons vu, la matière cérébrale occupe précisément une place centrale dans sa
philosophie. Toutefois, Lénine considère que tout ceci n’est qu’une «
mystification » : « Avenarius suit ici le conseil de l’aigrefin de Tourguenev :
« Elève-toi avec le plus d’énergie contre les vices que tu te reconnais. »
Avenarius s’efforce de faire semblant de combattre l’idéalisme (...) Détournant
l’attention du lecteur à l’aide d’attaques partielles contre l’idéalisme,
Avenarius défend en réalité, sous une terminologie à peine modifiée, ce même
idéalisme : la pensée n’est pas une fonction du cerveau [Pourtant, selon
Avenarius, les actes, les perceptions, les déclarations (Aussegen) sont une propriété
du cerveau], le cerveau n’est pas l’organe de la pensée, les sensations ne sont
pas une fonction du système nerveux, ce sont des « éléments »... » (V.I.
Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, op. cit., n. 89)
Le critique Lénine peste
contre une auto-mystification sans aucune base réelle. Il trouve de l’idéalisme
dans le fait qu’Avenarius parte d’éléments primaires, et que ces éléments
soient les sensations. Cependant Avenarius ne part pas des sensations mais
simplement de ce que l’homme primitif et inculte trouve autour de lui : des
arbres, [des choses, le milieu environnant, ses semblables, [un monde, ses
songes, ses souvenirs. Ce que l’homme trouve devant lui ce ne sont pas des
sensations, mais le monde. Avenarius essaie de construire à partir du donné une
description du monde sans utiliser le langage courant (de choses, de matière et
d’esprit) avec ses contradictions. Il trouve que des arbres sont présents, que
chez les hommes existent des cerveaux et, du moins le croit-il, des variations
dans les cerveaux produites par ces arbres, et des actes, des paroles des
hommes déterminés par ces variations. Visiblement Lénine ne soupçonne même pas
l’existence de tout cela. Il essaie de transformer le système d’Avenarius en «
idéalisme », en considérant le point de départ d’Avenarius, l’expérience, comme
constituée de sensations personnelles, de quelque chose de « psychique », si
l’on en croit sa propre interprétation matérialiste. Son erreur est ici de
prendre l’opposition matérialisme/idéalisme au sens du matérialisme bourgeois,
en prenant pour base la matière physique. Ainsi il se ferme complètement à
toute compréhension des conceptions modernes qui partent de l’expérience et des
phénomènes en tant que réalité donnée.
Lénine invoque alors toute une
série de témoins pour qui les doctrines de Mach et d’Avenarius ne sont
qu’idéalisme et solipsisme.
Il est naturel que la foule
des philosophes professionnels, conformément à la tendance de la pensée
bourgeoise d’affirmer la primauté de l’esprit sur la matière, s’efforce de
développer et de souligner le côté anti-matérialiste des deux conceptions ;
pour eux aussi, le matérialisme n’est rien d’autre que la doctrine de la
matière physique. Et peut-on demander quelle est l’utilité de tels témoins ?
Les témoins sont nécessaires lorsque des faits litigieux doivent être
éclaircis. Mais à quoi servent-ils lorsqu’il s’agit d’opinions, de théories, de
conceptions du monde ? Pour déterminer le contenu véritable d’une conception
philosophique, il faut simplement lire soigneusement et reproduire fidèlement
les passages où elle s’exprime, tenter de comprendre et de restituer ses
sources ; c’est le seul moyen de trouver les ressemblances ou les différences
avec d’autres théories, de distinguer les erreurs de la vérité. Cependant pour
Lénine les choses sont différentes. Son livre s’insère dans un procès juridique
et pour cette raison il importait de faire défiler toute une série de témoins.
Le résultat de ce procès était d’une importance politique considérable. Le «
machisme » menaçait de briser les doctrines fondamentales, l’unité théorique du
parti. Les représentants de cette tendance devaient donc être mis rapidement
hors de combat. Mach et Avenarius constituaient un danger pour le Parti ; par
conséquent, ce qui importait ce n’était pas de chercher ce qu’il y avait de
vrai et de valable dans leurs théories, de voir ce qu’on pouvait en tirer pour
élargir nos propres conceptions. Il s’agissait de les discréditer, de détruire
leur réputation, de les présenter comme des esprits brouillons [Cf. par exemple
in Matérialisme et empiriocriticisme, op. cit. « Il faut être d’une naïveté
excessive pour ajouter foi aux propos de ce confusionniste … (p. 110)
L’idéaliste Wundt a, de façon très incivile, arraché le masque grimacier
d’Avenarius… » (p. 91). (Note d’A.P.)], pleins de contradictions internes, ne
racontant que des idioties sans queue ni tête, essayant en permanence de
dissimuler leurs véritables opinions et ne croyant même pas à leurs propres
affirmations (Cf. V.I. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, p. 42. Ce qui
prouve simplement que sa philosophie se réduit à une phraséologie oiseuse et
vaine à laquelle l’auteur lui-même ne croit pas).
Tous les philosophes
bourgeois, [devant la nouveauté de ces idées,] cherchèrent des analogies et des
relations entre les idées de Mach et d’Avenarius et les systèmes philosophiques
précédents ; l’un félicite Mach de renouer avec Kant, d’autres lui découvrent
une ressemblance avec Hume, ou Berkeley, ou Fichte. Dans la multitude et la
variété des systèmes philosophiques, il n’est pas difficile de trouver partout
des liaisons et des similitudes. Lénine reprend tous ces jugements
contradictoires et c’est ainsi qu’il découvre le confusionnisme de Mach. Même
méthode pour enfoncer Avenarius. Par exemple : « Et il est difficile de dire
lequel des deux démasque plus douloureusement le mystificateur Avenarius, Smith
avec sa réfutation nette et directe (Smith retraduit Avenarius dans le langage
de la philosophie traditionnelle et découvre que ce dernier ne parle jamais de
signification), ou Schuppe par son éloge enthousiaste de l’œuvre finale
d’Avenarius. Le baiser de Wilhelm Schuppe ne vaut pas mieux en philosophie que
celui de Piotr Strouvé ou de M. Menchikov en politique. » (VI. Lénine,
Matérialisme et empiriocriticisme, p. 73)
Mais quand on lit la « lettre
ouverte » de Schuppe, dans laquelle il exprime son accord avec Avenarius, en
termes élogieux, on se rend compte qu’il n’avait pas du tout saisi l’essence
des idées d’Avenarius. Il interprète Avenarius d’une façon aussi fausse que
Lénine, à cette différence près que ce qui lui plaît, déplaît à Lénine; il
croit que son point de départ est « le moi » alors qu’Avenarius construit
précisément ce « moi » à partir des éléments qu’on trouve devant soi, à partir
des données immédiates. Dans sa réponse, Avenarius, dans les termes courtois
d’usage entre professeurs, exprime sa satisfaction devant l’approbation d’un
penseur si célèbre, mais n’en réexpose pas moins une fois de plus le véritable
contenu de sa pensée. Mais Lénine ignore complètement cette mise au point qui
réfute ses conclusions, et ne cite que les courtoisies compromettantes.
Les sciences de la nature
Aux idées de Mach, Lénine
oppose les conceptions matérialistes, la réalité objective du monde matériel, de
la matière, de l’éther, des lois de la nature, tels que l’acceptent les
sciences de la nature et le bon sens humain. Mais on doit admettre que ces deux
autorités, très importantes par ailleurs, ne pèsent pas lourd dans cette
controverse. Lénine cite avec ironie, l’aveu de Mach de n’avoir trouvé que peu
d’approbation parmi ses collègues. Toutefois, on ne peut pas avoir raison d’un
critique qui apporte de nouvelles idées par le simple argument que les vieilles
théories critiquées sont généralement acceptées par tous. Et quant au simple
bon sens, c'est-à-dire l’ensemble des opinions de l’homme de la rue, il
représente généralement les conceptions scientifiques d’une époque antérieure
qui, petit à petit, sont parvenues jusqu’aux masses grâce à l’enseignement et à
la diffusion des livres populaires. Le fait que la terre tourne autour du
soleil, que le monde soit constitué de matière indestructible, que la matière
soit composée d’atomes, que l’univers soit éternel et infini, tout cela a
pénétré graduellement dans les esprits, d’abord des classes cultivées, ensuite
des masses. Toute cette connaissance ancienne, ce « sens commun » peuvent très
bien s’opposer aux progrès des sciences vers des conceptions nouvelles et
meilleures.
L’ingénuité avec laquelle
Lénine s’appuie sur ces deux autorités (d’une façon inexacte d’ailleurs)
apparaît clairement quand il dit : « Pour tout savant que la philosophie
professorale n’a pas dérouté, de même que pour tout matérialiste, la sensation
est en effet le lien direct de la conscience avec le monde extérieur, la
transformation de l’énergie de l’excitation extérieure en un fait de
conscience. Cette transformation, chacun l’a observée des millions de fois et
continue de l’observer effectivement à tout instant. » (id., p. 50)
Cette « observation » n’est
pas sans rappeler la manière suivante de concevoir la vision : nous voyons des
milliers de fois que notre œil voit et que la lumière frappe notre rétine. En
réalité, on ne voit pas que l’on voit les choses ou que la rétine reçoit la lumière;
nous voyons les objets et nous en déduisons l’existence et le rôle de notre
rétine. Nous n’observons pas l’énergie et ses transformations; nous observons
des phénomènes, et de ces phénomènes, les physiciens ont tiré le concept
d’énergie. La transformation de l’énergie est une formulation de la physique
qui résume une foule de phénomènes dans lesquels une quantité mesurée décroît
tandis qu’une autre croît. Ce sont là de bons concepts et de bonnes formules
sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour prévoir les phénomènes futurs, et
c’est pourquoi nous pensons qu’ils sont vrais. Lénine prend cette vérité dans
un sens si absolu qu’il croit exprimer un fait observé « admis par tous les
matérialistes », alors qu’il expose en fait une théorie physique. En outre, il
ne l’expose pas correctement. Le fait que l’énergie d’une excitation lumineuse
se transforme en conscience a peut-être été cru par les matérialistes
bourgeois, mais la science ne l’admet pas. D’après la physique, l’énergie se
transforme exclusivement et complètement en une autre forme d’énergie ;
l’énergie de l’excitation lumineuse qui pénètre dans les nerfs et le cerveau se
transforme en énergie chimique, électrique, thermique; mais la conscience n’est
pas considérée par la physique comme une forme particulière de l’énergie.
Cette confusion entre les
faits réellement observés et les concepts physiques, se retrouve tout au long
du livre de Lénine. Engels désignait sous le nom de matérialistes tous ceux
pour qui la nature est la chose originelle, dont il faut sortir. Lénine parle
d’un matérialisme qui « en plein accord avec les sciences de la nature,
considère la matière comme la donnée première » (id., p. 44) et d’autre part de
la matière qui est « la source extérieure, objective, de nos sensations, de la
réalité objective qui correspond à nos sensations » (id., p. 150).
Pour Lénine, nature et matière
physique sont identiques ; le mot matière a pour lui, le même sens que « monde
objectif ». En cela il est d’accord avec le matérialisme bourgeois qui, de la
même manière, considère que la matière est la véritable substance du monde. On
comprend alors aisément sa polémique indignée contre Mach. Pour Mach, la
matière est un concept abstrait formé à partir des phénomènes ou plus
exactement à partir des sensations. Aussi Lénine qui y trouve tantôt une
négation de la réalité de la matière, tantôt une constatation pure et simple de
la réalité du monde, ne comprend pas ce qu’il prend pour de la confusion pure
et simple. La première affirmation l’amène à dire que Mach nie l’existence du
monde extérieur et qu’il est un solipsiste, et la seconde à railler Mach parce
qu’il rejette entièrement « sa philosophie » et revient à une conception
scientifique.
Il en est de même pour la
question des lois de la nature. Mach pense que les causes, les effets, les lois
naturelles, n’existent pas en fait dans la nature mais sont des formulations
élaborées par l’homme d’après certaines régularités observées dans les
phénomènes naturels. Et Lénine affirme que cette conception est identique à
celle de Kant : « L’homme dicte les lois à la nature, et non la nature à
l’homme. L’essentiel, ce n’est pas de répéter après Kant l’apriorisme (...)
l’essentiel, c’est que l’esprit, la pensée, la conscience, constituent chez lui
la donnée première et la nature, la donnée seconde. Ce n’est pas la raison qui
est une parcelle de la nature, un de ses produits suprêmes, le reflet de ses
processus; c’est la nature qui est une parcelle de la raison, laquelle devient
alors, par extension, en procédant de l’ordinaire raison humaine familière à
tous, la raison mystérieuse, divine, « excessive », comme disait J. Dietzgen.
La formule de Kant-Mach : « L’homme dicte les lois à la nature » est une
formule du fidéisme. » (id., p. 166) (Par fidéisme on désigne la doctrine de la
foi religieuse.)
Ce passage confus qui est
complètement en dehors de la question, ne peut être compris que si l’on
considère que pour Lénine « la nature » se compose non seulement de la matière,
mais aussi des lois naturelles qui gouvernent ses phénomènes, flottant quelque
part dans l’univers comme des commandements rigides, auxquels les choses
doivent obéir. Donc pour lui, nier l’existence objective de ces lois, c’est
nier l’existence même de la nature ; faire de l’homme le créateur des lois naturelles
signifie pour lui, faire de l’esprit humain le créateur du monde. Mais le saut
qui permet de passer de l’esprit humain à la divinité comme créateur du monde,
reste une énigme pour le lecteur ordinaire.
Déjà, deux pages plus haut,
Lénine écrivait : « La question vraiment importante de la théorie de la
connaissance, qui divise les courants philosophiques, n’est pas de savoir quel
degré de précision ont atteint nos descriptions des rapports de causalité, ni
si ces descriptions peuvent être exprimées dans une formule mathématique
précise, mais si la source de notre connaissance de ces rapports est dans les
lois objectives de la nature ou dans les propriétés de notre esprit, dans sa
faculté de connaître certaines vérités a priori, etc. C’est bien là ce qui sépare
à jamais les matérialistes Feuerbach, Marx et Engels des agnostiques Avenarius
et Mach (disciples de Hume). » (id., p. 184)
Le fait que Mach ait doté
l’esprit humain de la faculté de connaître certaines vérités a priori, c’est là
une découverte purement imaginaire de Lénine. Dans les passages où Mach traite
des capacités pratiques de l’esprit à tirer de l’expérience des règles
générales abstraites et à leur attribuer une validité illimitée, Lénine,
imprégné des conceptions philosophiques traditionnelles, ne voit que découverte
de vérités a priori. Et il poursuit : « Mach, qu’on aurait tort d’accuser
d’être conséquent, oublie souvent, dans certains passages de ses œuvres, son
accord avec Hume et sa théorie subjectiviste de la causalité, pour raisonner «
tout bonnement » en savant, c’est-à-dire d’un point de vue spontanément
matérialiste. C’est ainsi que nous lisons dans sa Mécanique : « La nature nous
apprend à reconnaître cette uniformité dans ses phénomènes » (p. 182 de la
trad. fr.). Si nous reconnaissons l’uniformité dans les phénomènes de la
nature, faut-il en conclure que cette uniformité a une existence objective, en
dehors de notre esprit ? Non. Mach énonce sur cette même question de
l’uniformité de la nature des choses comme celles-ci : (..) Que nous nous
croyions capables de formuler des prédictions à l’aide d’une telle loi, prouve
seulement (!) l’uniformité suffisante de notre milieu, et non point la
nécessité du succès de nos prédictions » (Wärmelehre, p. 383).
Il s’ensuit qu’on peut et
qu’on doit rechercher une sorte de nécessité en dehors de l’uniformité du
milieu, c’est-à-dire de la nature (id., pp. 164-165).
Ici Lénine présente Mach comme
admettant l’uniformité de la nature (première citation) sans la considérer
comme réelle. Pour appuyer cette dernière affirmation, il cite un deuxième
passage de Mach, où celui-ci admet cette réalité de manière patente, mais
rejette la nécessité. C’est sur cette nécessité que Lénine insiste. Le
confusionnisme de ces phrases embrouillées, encore amélioré par des formules
courtoises que nous n’avons pas reproduites ici, s’éclaire si l’on se souvient
que pour Lénine l’uniformité de la nature équivaut à la nécessité de la
réalisation de nos prévisions; en d’autres termes, il ne fait pas de différence
entre les régularités telles qu’elles apparaissent plus ou moins clairement
dans la nature et la forme apodictique des lois naturelles précises. Et il
poursuit : « Où la chercher ? (cette nécessité) — C’est là le secret de la
philosophie idéaliste qui n’ose voir, dans la faculté de connaître de l’homme,
un simple reflet de la nature » (id., p. 165).
En réalité, il n’y a pas de
nécessité si ce n’est dans notre formulation des lois de la nature; dans la
pratique, nous trouvons toujours des déviations, que nous exprimons sous forme
de lois supplémentaires. Une loi de la nature ne détermine pas ce que la nature
fera nécessairement, mais ce qu’on attend qu’elle fasse. Et après tout ce qui a
été dit, nous pouvons nous dispenser de discuter la remarque simpliste que
notre faculté de connaître ne serait qu’un reflet de la nature. Lénine conclut
ainsi : Mach définit même, dans son dernier ouvrage Connaissance et Erreur, les
lois de la nature comme une « limitation de l’attente » (2e édit., p. 450 et
suiv.) ! « Le solipsisme prend tout de même son dû. » (id., p. 85)
Mais cette affirmation n’a
aucun sens puisque tous les savants travaillent à établir des lois naturelles
qui déterminent notre attente.
La condensation d’un certain
nombre de phénomènes en une formule brève, une loi naturelle, a été élevée par
Mach, au niveau d’un principe de recherche « l’économie de pensée ». On
pourrait s’attendre à ce que le fait de réduire de la sorte la théorie
abstraite à la pratique du travail (scientifique) soit bien accueilli par les
marxistes. Mais « l’économie de pensée » ne rencontre aucun écho chez Lénine
qui traduit son incompréhension par quelques plaisanteries : « Si nous
introduisons dans la gnoséologie une conception aussi absurde, il est plus «
économique » de « penser » que j’existe seul, moi et mes sensations. Voilà qui
est hors de contestation. « Est-il plus « économique » de « penser » que
l’atome est indivisible ou qu’il est composé d’électrons positifs et négatifs ?
Est-il plus « économique » de penser que la révolution bourgeoise russe est
faite par les libéraux ou contre les libéraux? Il n’est que de poser la
question pour voir à quel point il est absurde et subjectif d’appliquer ici la
catégorie de l’ « économie de la pensée ». » (id., p. 175)
Et à cela il oppose sa propre
conception : « La pensée de l’homme est « économique » quand elle reflète
exactement la vérité objective : la pratique, l’expérience, l’industrie
fournissent alors le critère de son exactitude. Ce n’est qu’en niant la réalité
objective, c’est-à-dire les fondements du marxisme, qu’on peut prendre au
sérieux l’économie de la pensée dans la théorie de la connaissance ! » (id., p.
175) Comme cela semble simple et évident ! Prenons un exemple. L’ancienne
conception de l’Univers établie par Ptolémée plaçait la Terre immobile au
centre du monde, et faisait tourner autour d’elle le soleil et les planètes,
l’orbite de ces dernières étant des épicycles, c’est-à-dire la combinaison des
deux cercles. Copernic plaçait le Soleil au centre et faisait tourner autour la
Terre et les planètes sur de simples cercles. Les phénomènes visibles sont
exactement les mêmes d’après les deux théories parce que nous voyons seulement
les mouvements relatifs, et ils sont absolument identiques. Laquelle des deux
dépeint exactement le monde objectif ? L’expérience pratique ne peut pas
trancher car les prévisions y sont identiques. Comme preuve décisive, Copernic
a invoqué les paralaxes des étoiles fixes ; pourtant dans la vieille théorie,
chaque étoile pouvait très bien décrire une orbite circulaire et faire une
révolution par an, ce qui fournit le même résultat. Mais alors tout le monde
dira : c’est absurde de faire décrire une orbite circulaire annuelle aux
millions de corps célestes, simplement pour que la Terre puisse rester
immobile. Pourquoi absurde ? Parce que cela complique inutilement l’image du
monde. Nous y voilà : on choisit le système de Copernic en affirmant qu’il est
vrai, parce que c’est le système de l’Univers le plus simple, Cet exemple
suffit à montrer qu’il est vraiment naïf de croire que nous choisissons une
théorie parce qu’elle reflète exactement la réalité lorsqu’on prend
l’expérience comme critère. *
Kirchhoff a exprimé le
véritable caractère de la théorie scientifique de la même manière en disant que
la mécanique, au lieu d’expliquer « les mouvements par les « forces » qui les
produisent », a pour tâche de « décrire les mouvements dans la nature de la
manière la plus complète et la plus simple ». Cette remarque balaie le mythe
fétichiste des forces considérées comme des causes, comme des démons au travail
: elles ne sont qu’un moyen utile et simple, de décrire les mouvements. Bien
sûr, Mach attire l’attention sur la similitude de ses conceptions avec celles
de Kirchhoff. Et Lénine pour prouver qu’il n’avait pas la moindre idée de ce
dont il s’agissait, étant lui-même entièrement imprégné de ce mythe, s’écrie
sur un ton indigné : N’est-ce point là un exemple de confusion ? L’« économie
de la pensée », dont Mach déduisait en 1872 l’existence exclusive des
sensations (point de vue qu’il dut lui-même reconnaître plus tard idéaliste),
est mise sur le même plan que l’apophtegme purement matérialiste du
mathématicien Grassmann sur la nécessité de coordonner la pensée avec l‘être!
sur le même plan que la description la plus simple (de la réalité objective que
Kirchhoff n’avait jamais mise en doute !) (id., p. 176).
Il faut en outre remarquer que
la pensée ne peut jamais décrire la réalité exactement, complètement; la
théorie est une image approximative qui ne rend compte que des traits, des
caractères généraux d’un groupe de phénomènes.
Après avoir examiné les idées
de Lénine sur la matière et les lois naturelles, nous prendrons comme troisième
exemple l’espace et le temps.
« Voyez maintenant la «
doctrine » du « positivisme moderne » à ce sujet. Nous lisons chez Mach : «
L’espace et le temps sont des systèmes bien coordonnés (ou harmonisés,
wohlgeordnete) de séries de sensations » (Mécanique, 3e édit. allemande, p.
498). Absurdité idéaliste évidente, qui est la conséquence obligée de la doctrine
d’après laquelle les corps sont des complexes de sensations. D’après Mach, ce
n’est pas l’homme avec ses sensations qui existe dans l’espace et le temps ; ce
sont l’espace et le temps qui existent dans l’homme, qui dépendent de l’homme,
qui sont créés par l’homme, Mach se sent glisser vers l’idéalisme et « résiste
», en multipliant les restrictions et en noyant, comme Dühring, la question
dans des dissertations interminables (voir surtout Connaissance et Erreur) sur
la variabilité de nos concepts du temps et de l’espace, sur leur relativité,
etc. Mais cela ne le sauve pas, ne peut pas le sauver, car on ne peut surmonter
vraiment l’idéalisme, dans cette question, qu’en reconnaissant la réalité
objective de l’espace et du temps. Et c’est justement ce que Mach ne veut à
aucun prix. Il édifie une théorie gnoséologique du temps et de l’espace, fondée
sur le principe du relativisme, rien de plus. Cet effort ne peut le mener qu’à
l’idéalisme subjectif, comme nous l’avons déjà montré en parlant de la vérité absolue
et de la vérité relative.
« Résistant aux conclusions
idéalistes que ses principes imposent, Mach s’élève contre Kant et détend
l’origine expérimentale du concept d’espace (Connaissance et Erreur, 2e édition
allemande, p. 350, 385). Mais si la réalité objective ne nous est pas donnée
dans l’expérience (comme le veut Mach)... » (id., pp. 183-184)
A quoi bon continuer ce genre
de citations ? Ce sont là des coups qui portent à faux, parce que nous savons
que Mach accepte bel et bien la réalité objective du monde, et qu’il pense que
tous les phénomènes, constituant ce monde, ont lieu dans l’espace et dans le
temps. Lénine aurait pu être averti qu’il faisait fausse route, par un certain
nombre de phrases qu’il connaît et qu’il cite en partie, celles où Mach discute
des recherches mathématiques sur les espaces à plusieurs dimensions. Mach
s’exprime ainsi, dans la Mécanique (Ce passage est résumé par Lénine in
Matérialisme et empiriocriticisme, op. cit., p. 187) : « Ce que nous appelons
espace est un cas spécial réel parmi des cas imaginés bien plus généraux (...)
L’espace de la vue et du toucher est une multiplicité à trois dimensions, il a
trois dimensions (...) Les propriétés d’un espace donné apparaissent
directement comme des objets de l’expérience (...) Au sujet d’un espace donné
seule l’expérience peut nous dire s’il est fini, si des lignes parallèles se
croisent, etc. Pour nombre de théologiens qui éprouvent des difficultés en ce
sens qu’ils ne savent où placer l’enfer, et pour les spirites, une quatrième
dimension pourrait être tout à fait bienvenue. »
« Mais cette quatrième
dimension restera toujours un produit de l’imagination ».
Ces citations peuvent suffire.
Et quelle réponse Lénine donne-t-il à tout cela, à part un certain nombre de
railleries et d’invectives dénuées de tout fondement ? : « Très bien! Mach ne
veut pas marcher en compagnie des théologiens et des spirites. Et comment s’en
sépare-t-il dans sa théorie de la connaissance? En constatant que l’espace à
trois dimensions est le seul espace réel ! Mais que vaut cette défense contre
les théologiens et Cie, si vous ne reconnaissez pas à l’espace et au temps un
réalité objective ? » (id., p. 187)
Quelle différence peut-il y
avoir entre l’espace réel et la réalité objective de l’espace ? Dans tous les
cas, Lénine ne peut pas se débarrasser de son erreur.
Quelle est donc cette phrase
de Mach qui a donné lieu à tout ce verbiage ? Dans le dernier chapitre de la
Mécanique, Mach traite des relations qui existent entre les différentes
branches de la science. Et voici ce qu’il dit : « Tout d’abord nous remarquons
que nous avons une plus grande confiance dans toutes les expériences sur
l’espace et le temps, et nous leur attribuons un caractère plus objectif et
plus réel, qu’à des expériences sur les couleurs, les sois ou les odeurs (...)
Pourtant, quand on y regarde de plus près, on se rend vite compte que les
sensations de l’espace et du temps sont tout à tait semblables aux sensations
de couleurs, de sons et d’odeurs; seulement, nous sommes plus habitués aux
premières citées, donc plus conscients, que dans le cas des dernières. L’espace
et le temps sont des systèmes bien ordonnés de séries de sensations... »
Mach part ici de l’expérience
; nos sensations sont la seule source de notre connaissance ; tout notre
univers est basé sur ces sensations, y compris tout ce que l’on sait du temps
et de l’espace. Quelle est la signification du temps absolu et de l’espace
absolu ? Pour Mach, cette question n’a pas de sens ; le seul problème sensé
qu’on doit poser est celui-ci : comment l’espace et le temps apparaissent-ils
dans notre expérience ? Tout comme pour les corps et la matière, on peut
édifier une conception scientifique du temps et de l’espace uniquement à l’aide
d’abstractions tirées de la totalité de nos expériences. Nous sommes rompus,
dès notre plus jeune âge, au schéma espace-temps, qui nous paraît tout simple
et tout naturel, et dans lequel nous classons toutes ces expériences. Comment
cela apparaît-il dans la science expérimentale, on ne peut pas mieux l’exprimer
que par les mots de Mach lui-même : des systèmes bien ordonnés de séries
d’expériences.
Ce que Lénine pense de
l’espace et du temps transparaît dans la citation suivante : « La physique
contemporaine (dit Mach) est encore dominée par la conception de Newton sur le
temps et l’espace absolus » (p. 442-444), sur le temps et l’espace comme tels.
Cette conception « nous paraît absurde, continue Mach, sans se douter,
évidemment, de l’existence des matérialistes et de la théorie matérialiste de
la connaissance. Mais cette conception était inoffensive (unschädlich, p. 442)
dans la pratique, et c’est pourquoi la critique s’est longtemps abstenue d’y
toucher. » (id. pp. 184-185)
Donc, d’après Lénine, le «
matérialisme » accepte la théorie de Newton qui repose sur l’affirmation qu’il
existe un temps absolu et un espace absolu.
Cela signifie qu’un point dans
l’espace peut être fixé de façon absolue sans référer aux autres choses, et
qu’on peut le retrouver sans aucune hésitation. Lorsque Mach dit que c’est
l’opinion des physiciens de son époque, il voit ses collègues plus en retard
qu’ils ne l’étaient, car déjà à cette époque on acceptait communément que les
grandes théories physiques sur le mouvement, etc., étaient des conceptions
relatives, que la place d’un corps est toujours déterminée par rapport à la
place des autres corps, et que l’idée même de position absolue n’a aucun sens.
Un certain doute régnait
pourtant. L’éther, qui remplissait tout l’espace ne pouvait-il pas servir de
système de référence (Il s’agit de système de référence au sens mathématique du
terme. C’est-à-dire un système de coordonnées fixe et absolu) pour un espace
absolu, système de référence par rapport auquel mouvement et repos pourraient
alors être appelés à juste titre, mouvement et repos absolus. Toutefois,
lorsque les physiciens tentèrent de le mettre en évidence en étudiant la
propagation de la lumière, ils ne purent aboutir à rien d’autre que la
relativité : la fameuse expérience de Michelson et Morley en 1889, conçue pour
prouver directement le mouvement de notre Terre par rapport à l’éther eut un
résultat négatif : la nature resta muette, comme si elle disait : votre
question n’a pas de sens. Pour expliquer ce résultat négatif, on commença par
supposer qu’il y avait toujours des phénomènes secondaires annulant purement et
simplement le résultat escompté. Enfin, Einstein, en 1905, avec la théorie de
la relativité, réussit à combiner tous les faits de sorte que le résultat de
l’expérience devenait évident. Le concept de « position absolue » dans l’éther
devint du même coup vide de sens et, petit à petit, l’idée même d’éther fut
abandonnée, et toute idée d’espace absolu disparut de la science.
l ne semblait pas en être de
même pour le temps; on pensait qu’un instant dans le temps était quelque chose
d’absolu. Mais ce furent justement les idées de Mach qui amenèrent des
changements dans ce domaine. A la place des discussions sur des conceptions
abstraites, Einstein introduisit la pratique de l’expérience. Que faisons-nous
lorsque nous fixons un instant dans le temps ? Nous regardons une pendule et
nous comparons les différentes pendules; il n’y a pas d’autre moyen. En suivant
ce mode d’argumentation, Einstein réussit à détruire la notion de temps absolu
et à démontrer la relativité du temps. La théorie d’Einstein fut bientôt
universellement adoptée par les savants (à l’exception de quelques physiciens
antisémites d’Allemagne qui, par conséquent, furent proclamés les lumières de
la « physique national-socialiste » allemande).
Lorsqu’il écrivit son livre,
Lénine ne pouvait pas connaître ce dernier développement de la science. Mais le
caractère de ses arguments est manifeste lorsqu’il écrit : « La conception
matérialiste de l’espace et du temps est restée « inoffensive », c’est-à-dire
tout aussi conforme qu’auparavant aux sciences de la nature, tandis que la
conception contraire de Mach et Cie n’a été qu’une capitulation « nocive »
devant le fidéisme. » (V.I. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, op.
cit., p. 187)
Ainsi il qualifie de
matérialiste la croyance selon laquelle les concepts de temps et d’espace
absolus (théorie que la science soutenait autrefois mais qu’elle dut abandonner
par la suite) sont la véritable réalité du monde [Ces idées bizarres, partie
essentielle du léninisme, c’est-à[1]dire
de la philosophie d’Etat en Russie, furent imposées par la suite à la science
russe. On peut s’en rendre compte en lisant l’ouvrage de Waldemar Kaempfert La
science en Russie Soviétique, dont voici un passage : « Vers la fin de la purge
des trotskistes, le Département d’Astronomie de l’Académie des sciences vota
quelques résolutions violentes, qui furent signées par le président et dix-huit
membres, déclarant que Ia cosmogonie bourgeoise moderne était dans un état de
profonde confusion idéologique résultant de son refus d’accepter le seul
concept vrai du matérialisme dialectique, à savoir l’infinité de l’univers en
espace et en temps », et dénonçant comme « contre-révolutionnaire » la croyance
en la relativité]. Parce que Mach s’oppose à la réalité de ces concepts et
affirme qu’il en va de même pour le temps et l’espace que pour n’importe quel
autre concept – c’est-à-dire que nous ne pouvons les déduire que de
l’expérience – Lénine lui colle un « idéalisme » menant au « fidéisme ».
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