[Ecrit en 1944 / Dans Anthropogenesis : A Study of the Origin of Man (Anthropogenèse : une étude sur l’origine de l’homme), publié par North Holland Publishing Company, Amsterdam, 1953, p. 107-110]
L’homme se distingue des
animaux par trois caractéristiques principales : la pensée abstraite au moyen
de concepts, le langage et l’usage d’outils qu’il a lui-même confectionnés. Le
problème que pose l’anthropogenèse, c’est de savoir comment les traces de
qualités analogues qu’on rencontre chez les animaux se sont développées de
façon à devenir des facultés qui différent qualitativement.
Les animaux, eux aussi, se
servent d’objets inanimés naturels pour leurs desseins ; l’homme seul les
transforme en outils, à la suite d’une préparation conçue d’après un plan projeté.
L’outil qu’on tient à la main remplit les mêmes fonctions que l’organe corporel
de l’animal. Pour pouvoir saisir et guider l’outil, l’homme doit donc disposer
d’un organe de préhension, la main, qui est pour lui un legs de ses ancêtres
simiens habitant les arbres. La vie en communauté est une autre condition
nécessaire, parce que la connaissance de l’usage est transmise ainsi à la
génération suivante et qu’elle sera conservée par là. Comme l’outil est un
objet inanimé, séparé du corps, il peut être remplacé s’il est détérioré, et il
peut se transformer sous des formes multiples en vue de buts différents ; ainsi
on pourrait dire que l’homme est un animal qui dispose d’organes
interchangeables. L’outil peut se perfectionner continuellement grâce à des inventions
et dépasse à la longue en perfection tout organe animal ; c’est ce qui assure à
l’homme sa supériorité sur les animaux.
Les bêtes sont également
conscientes, possèdent des facultés mentales et une certaine forme de pensée.
Chez elles les sensations de besoins physiques et les impressions sensorielles
forment une unité inséparable avec l’action qui les suit. Chez l’homme cette
unité est rompue ; les impressions s’accumulent dans l’esprit sans qu’elles
soient immédiatement suivies de l’action ; l’acte vient après comme un fait
spontané. La pensée fait un détour en passant de l’impression sensorielle à
l’action, ou plutôt, elle fait bien des détours, parmi lesquels il faut faire
un choix. Un certain nombre d’idées s’insèrent entre l’impression et l’action
comme des chaînes dont on peut relier les chaînons de diverses façons comme des
pièces de rechange indépendantes, qui deviennent des objets de la perception de
la conscience et qu’on peut distinguer comme des idées abstraites. La
différence entre l’homme et l’animal se manifeste seulement quantitativement
dans le cerveau : chez l’homme le poids du cerveau est quatre fois plus grand
que chez les anthromorphes de la même taille et il en est de même de la
superficie de la substance corticale. Il est douteux que les circonvolutions
frontales, considérées le plus souvent comme l’organe de la pensée abstraite,
soient relativement plus volumineuses chez l’homme.
Quant aux animaux, des sons
émotionnels fonctionnent comme moyens d’avertissement et de communication chez
les animaux qui vivent en commun. Chez l’homme seul ces sons sont devenus des
mots, de symboles sonores arbitraires ayant une tout autre signification. Ils
forment une langue qui est un mécanisme de communication parfait et compliqué
qui sert à coordonner toutes les actions. Le langage est un organe de la
communauté et peut naître et subsister uniquement dans une collectivité ; elle
est la condition même du travail et de la lutte en commun, et elle incarne et
conserve le savoir qui va en augmentant toujours. Il faut un certain degré de
développement intellectuel pour permettre la construction et l’usage de la
langue. Inversement la pensée humaine n’a pu naître que par le langage ; ce
n’est qu’en exprimant les idées au moyen des noms et des mots qu’elles
pouvaient se former et se fixer ; penser d’une façon consciente, c’est se
parler à soi-même.
L’usage d’outils a exercé une
grande influence sur la naissance de la pensée humaine. L’outil s’insère entre
l’organisme et le monde extérieur, entre l’impression sensorielle et l’action,
et oblige l’action à faire un détour ; c’est pourquoi notre pensée est
également obligée à faire un détour, allant de la sensation à l’objet en
passant par l’outil. La multiplicité des outils, qui implique la multiplicité
des détours, oblige la pensée à faire un choix et à comparer préalablement. La
distance entre la confection préparatoire et l’usage postérieur de l’outil
entraîne également une séparation entre les processus intellectuels et élève la
pensée théorique au rang d’une activité indépendante. L’outil objective
l’action qui jusque-là était instinctive, et grâce à ses effets visibles il
fait naître le concept conscient de causalité. L’outil a exercé une grande
influence sur la première formation du langage ; puisqu’il était tantôt objet
extérieur, partie inanimée de la nature, tantôt organe corporel, partie du
sujet, il se différencie de tous les deux et se trouve être un objet à part ;
et par suite de son importance dans la lutte pour la vie un son accompagnant
l’action s’y attache et devient un nom. Cet effet de l’outil se montre aussi
dans le fait que dans le cortex cérébral le centre du langage ne s’établit que
dans l’une de ses moitiés, dans celle qui innerve la main qui manie et guide
les outils, savoir chez la plupart des hommes dans la moitié gauche, chez les
gauchers dans la partie droite.
Comme ces trois
caractéristiques de l’homme se conditionnent mutuellement, elles n’ont pu se
développer à partir des premières traces qu’en formant un tout, s’activant
l’une l’autre par leur progrès graduel en croissance commune ; tout ce
processus s’appuie sur la croissance préalable du cerveau. La première
impulsion a été donnée par un changement dans les conditions de la vie,
changement qui a fait des lointains ancêtres arboricoles des êtres qui marchent
débout dans la plaine. En une période de quelques milliers de siècles l’usage
des outils, le langage et la pensée intellectuelle se sont développés, d’abord
lentement, d’une façon imperceptible, ensuite toujours plus rapidement. Le
développement préalable dans le règne animal ne pouvait se faire qu’avec une
lenteur extrême, créant de nouvelles espèces, parce que l’évolution des organes
corporels dépend de lois biologiques. Le développement rapide d’une seule
espèce, l’Homo sapiens, s’est effectué parce que l’outil extérieur et
rapidement remplaçable a pris la place de l’organe de l’animal, et que cet
outil s’est perfectionné de plus en plus dans la lutte pour la vie. C’est ce
qui a fait de l’homme le maître du monde et c’est pourquoi son avènement a clos
le développement organique du règne animal. Il faut ajouter l’invention de
l’écriture dans la dernière phase de ce développement, il y a quelques milliers
d’années, ce qui a ajouté des symboles visibles, permanents, aux sons éphémères
du langage parlé. Ceci marque les débuts de l’ère de la civilisation, les
origines de la science théorique comme base d’un progrès technique ininterrompu
qui est à la veille de consolider l’humanité en une unité organisée, maîtresse
de sa vie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire