AVENARIUS
Matérialisme et
empiriocriticisme, tel est le titre du livre de Lénine. Ceci nous contraint à
parler ici de l’œuvre du philosophe zurichois, Avenarius. C’est lui qui a créé
le mot d’empiriocriticisme pour désigner sa propre théorie, qui en bien des
points s’apparente aux idées de Mach. A l’origine son point de départ a été
idéaliste, mais, par la suite, dans son œuvre principale : Critique de
l’expérience pure, il adopte un point de vue plus empirique, il part de
l’expérience la plus simple et recherche ensuite soigneusement ce qu’il y a de
certain dans cette expérience et examine enfin avec esprit critique tout ce que
les hommes ont supposé sur le monde et sur eux-mêmes, à quelles conclusions ils
sont parvenus, et parmi ces conclusions celles qui sont justifiées et celles
qui ne le sont pas.
Dans la conception naturelle
du monde, explique Avenarius, je trouve ce qui suit. Je me trouve moi-même avec
mes idées et mes sentiments (Gefühlen) au sein du monde environnant: le milieu.
A ce milieu appartiennent aussi mes semblables qui parlent et agissent comme
moi et que, par conséquent, je considère comme étant de même nature que
moi-même. En réalité ceci veut dire que j’interprète les mouvements et les sons
des autres hommes comme ayant une signification analogue à colle des miens.
Ceci n’est pas un fait d’expérience strict mais une hypothèse – hypothèse
toutefois indispensable et sans laquelle l’homme ne peut parvenir qu’à une
conception du monde irrationnelle et trompeuse. C’est là l’hypothèse
empiriocritique fondamentale, celle de l’égalité humaine. Voici comment se
présente « mon » univers. Tout d’abord il y a mes affirmations – par exemple :
je vois et je touche un arbre – C’est ce que j’appelle une perception – Je
retrouve cet arbre toujours au même endroit je peux en donner une description
objective dans l’espace, indépendamment de ma présence, c’est ce que j’appelle
le monde extérieur. En outre je possède des souvenirs (que j’appelle images,
représentations (Vorstellungen)) qui dans une certaine mesure ressemblent à mes
observations. Il y a ensuite mes semblables qui appartiennent aussi au monde
extérieur. En troisième lieu j’ai les témoignages de ces semblables sur ce même
monde extérieur : ils me parlent de l’arbre qu’ils voient eux aussi et ce
qu’ils m’en disent est visiblement relié au monde extérieur. Jusqu’à ce point
tout est simple et naturel. Rien n’existe en plus qui puisse donner naissance à
des pensées, ni dans les corps ni dans l’âme, ni dans le monde extérieur ni
dans la monde intérieur.
Pourtant je dis : mon univers
est l’objet de l’observation d’un de mes semblables qui est porteur de cette
perception, [celle-ci devenant une part de lui-même.) J’affirme qu’elle est en
lui au même titre que d’autres expériences, sentiments, pensées, ou volontés dont
j’ai connaissance par son témoignage. J’affirme qu’il a une
"sensation" de l’arbre, qu’il se fait une représentation" de
l’arbre. Mais la "sensation", la "représentation" d’une
autre personne je ne peux les percevoir, elles n’existent pas dans le monde de
mes expériences. Ainsi j’ai introduit quelque chose de nouveau, tout à fait
étranger à mes observations, que je ne serai jamais en mesure d’éprouver
directement et qui est de toute autre nature que ce qui existait jusque là. Mes
semblables possèdent donc un monde extérieur qu’ils perçoivent et qu’ils
peuvent reconnaître, et un monde intérieur composé de leurs perceptions, de
leurs sentiments et de ce qu’ils ont appris. Et, puisque je me trouve dans la
même situation envers eux qu’eux envers moi, je possède moi aussi un monde
intérieur de perceptions, et de sentiments auquel s’oppose le milieu, ce que
j’appelle le monde extérieur, que j’observe et que j’apprends à connaître.
Avenarius appelle ce processus I’introjection. Cette introjection représente
l’introduction à l’intérieur de l’homme de quelque chose qui n’existait pas
dans la première conception purement empirique du monde.
L’introjection provoque un
clivage du monde. C’est la chute philosophique dans le péché. Avant cette chute
l’homme se trouvait dans l’état d’innocence philosophique. Pour lui le monde
était simple, unifié tel que ses sens le lui présentaient. Il ne distinguait
pas encore le corps de l’âme, l’esprit de la matière, le bien du mal.
L’introjection a créé le dualisme et tous les problèmes et contradictions qu’il
entraîne. Examinons-en les conséquences aux premiers stades de la civilisation.
Utilisant son expérience du mouvement et des sons, l’homme pratique alors
l‘introjection non seulement chez ses semblables mais aussi chez les animaux,
les arbres, etc. C’est l’animisme. Lorsqu’un homme dort, il ne tient aucune
conversation; lorsqu’il se réveille, il se met à raconter qu’il était ailleurs.
On en conclut qu’une partie de son être est restée ici tandis qu’une autre
partie a temporairement quitté son corps. Si cette seconde partie ne revient
jamais, la première finit par pourrir et disparaître. Mais l’autre peut
apparaître dans les rêves, sous forme d’un spectre. On en déduit que l’homme se
compose d’un corps mortel et d’un esprit immortel. L’arbre abrite également un
esprit immortel, tout comme le ciel. Dans un stade supérieur de civilisation,
l’homme perd ce commerce direct avec les esprits. Ce qui est alors objet
d’expérience c’est le monde sensible, le monde extérieur; le monde spirituel,
intérieur, est considéré comme transcendant, au delà des sens.
« L’expérience en tant
qu’objet et l’expérience en tant que connaissance s’opposent désormais, comme
étant sans commune mesure au même titre que le monde corporel et le monde
spirituel. » (1)
Dans ce bref résumé des
conceptions d’Avenarius nous avons omis quelque chose qui n’est pas
indispensable à la compréhension, mais qui, de son point de vue, est un maillon
essentiel dans l’enchaînement logique du raisonnement. Dans ses déclarations
mon semblable ne fait pas seulement état de sa propre personne et de son propre
corps, mais il fait une place particulière à certaines parties de son corps :
son cerveau, son système nerveux. Alors, dit Avenarius, trois relations
existent au sein de mon expérience: une première relation entre les
déclarations de mon semblable et le monde extérieur, une seconde entre e monde
extérieur et son cerveau, une troisième entre son cerveau et ses déclarations.
La deuxième relation appartient au domaine de la physique et est justiciable de
la conservation de l’énergie; les deux autres relèvent de la logique.
Avenarius procède ensuite à la
critique de l’introjection et à son rejet. Les mouvements de mon semblable et
les sons qu’il émet sont (du point de vue de son expérience) reliés au monde
extérieur et à celui dec pensées. Mais c’est là un résultat de ma propre
expérience. Si j’introduis tout cela en lui, c’est dans son cerveau que je le
mets. Son cerveau contient des idées et des images; la pensée est une partie,
une propriété du cerveau. Mais aucune dissection anatomique ne permet de le
prouver. Ni moi, ni aucun de mes semblables : « Nous ne pouvons trouver une
caractéristique de la pensée ou du cerveau qui prouve que la pensée est une
partie ou une propriété du cerveau. » (2)
L’homme peut dire à juste
raison : j’ai un cerveau, c’est-à-dire le cerveau fait partie de « mon moi » au
même titre que mon corps, mon langage, mes pensées. Il a tout autant le droit
de dire : j’ai des pensées, c’est-à-dire que dans la totalité que j’appelle «
moi » se trouvent également les pensées. Mais il n’en résulte aucunement que le
cerveau « possède » les pensées : « La pensée est bien une pensée de mon « moi
» mais elle n’est pas pour autant une pensée de mon cerveau. » (3)
« Notre cerveau n’est pas
l’habitat, le siège, le créateur, ni l’instrument ou l’organe, le porteur ou le
substratum, etc., de la pensée. (..) La pensée n’est pas l’habitant ou le
souverain du cerveau, elle n’en est pas la moitié ou l’un des aspects, etc.,
elle n’est pas non plus un produit ou même une fonction physiologique du
cerveau. » (4)
Cette énumération imposante
montre pourquoi il a été nécessaire de faire intervenir le cerveau. Avenarius
n’a rien à objecter au fait que j’introduise chez mon semblable des caractères
que je qualifie de spirituels : " la pensée est bien une pensée de mon
"moi" ". Mais si j’y ajoute le cerveau, alors la pensée ne peut
qu’être localisée dans le cerveau. Pourtant, fait remarquer Avenarius, ni le
scalpel ni le microscope ne révèlent rien de "spirituel" dans cet
organe. A cette démonstration simpliste, il en joint une nouvelle :
introjection signifie en fait que, par le pensée, je me mets à la place de mon
semblable, que je raisonne de son point de vue, et qu’ainsi je combine ma
pensée à son cerveau. Mais ceci est du domaine de l’imagination, et ne peut
être réalisé dans la pratique. Ces dissertations et bien d’autres (p.e. des
paragraphes 126 à 129) sont plutôt artificielles, formelles [et peu
convaincantes]. Et elles doivent servir de base à tout un système
philosophique! Ce qui reste le plus important c’est le phénomène de
l’introjection, celui où j’introduis chez mon semblable ce que je connais par
mon expérience personnelle, et que ce processus crée en fait un deuxième monde
imaginaire (le monde de mon semblable), d’une tout autre nature que le mien,
inaccessible à mon expérience, même si ces deux mondes se correspondent point
par point. [ll est absolument indispensable que j’introduise ce nouveau monde,
mais ceci revient à en créer deux et même en fait des millions qui ne me sont
pas directement accessibles, qui ne peuvent faire partie du monde de mon
expérience.
Avenarius se met alors à
développer une conception générale du monde qui soit exempte de l’introjection,
qui ne s’appuie que sur les données de l’expérience individuelle directe : « Le
« moi » désigne un individu humain en tant que constante (relative) au sein
d’une pluralité (relativement) changeante, formée de mes semblables, d’arbres,
etc., qui constituent de (relatives) unités. Ces unités, les éléments de
l’environnement, ont entre elles et envers moi[1]même des relations de dépendance variées. »
(5)
Chacune de ces unités se
dissout dans une pluralité d’ « éléments » et de « caractères ». Ce qu’on
appelle le moi est aussi une donnée immédiate. Ce n’est pas moi qui trouve
l’arbre, mais plutôt le moi et l’arbre qui se trouvent là simultanément. Chaque
expérience implique également le moi et le milieu, qui jouent un rôle différent
l’un vis-à-vis de l’autre. Avenarius les appelle respectivement terme central
(Zentralglied) et contre-terme (Gegenglied). Dans son exposition il croit
nécessaire d’introduire un système spécial de noms, de lettres, de chiffres,
[d’expressions algébriques. L’intention en est louable: il ne veut pas se
laisser détourner de son raisonnement par les associations instinctives de
significations liées au langage quotidien. Mais le résultat n’est qu’une
apparence de profondeur de pensée, au sein d’une terminologie abstruse, qui
exige une retraduction dans le langage ordinaire si l’on veut parvenir à
comprendre le texte : comme on le voit, cet état de fait peut conduire à de
nombreuses erreurs d’interprétation.] Son argumentation, qui dans sa
formulation personnelle est tout à fait compliquée et obscure, peut être résumée
ainsi : Admettre que les actes de mes semblables et les sons qu’ils émettent
ont la même signification que les miens dans leurs rapports avec les choses et
les pensées, revient à admettre qu’un des éléments du monde qui m’entoure (mon
semblable) est lui aussi un terme central. C’est ainsi que s’introduit le
cerveau de mon semblable. ("La variation définie du système C à un moment
donné peut être décrite comme une valeur de substitution empiriocritique"
(6)). Lorsque des modifications, qui naturellement appartiennent au monde de
mon expérience, ont lieu dans le cerveau de mon semblable, des phénomènes se
déroulent dans son monde à lui, et tout ce qu’il déclare à ce propos est
déterminé par ce qui se passe dans son cerveau (7). Dans le monde de mon
expérience, c’est le monde extérieur qui détermine les variations qui se
produisent dans son cerveau. [(C’est là un fait neurologique.)] Ce n’est pas
l’arbre que je perçois qui détermine une perception analogue de mon semblable
[(car cette perception appartient à un autre monde)], mais c’est la
modification causée dans son cerveau par la vue de l’arbre [(tous les deux
appartiennent à mon univers)] qui détermine sa perception ou pour s'exprimer
dans le langage d'Avenarius : « Ainsi les valeurs d’éléments et de caractères
définis, c’est-à-dire les valeurs E qui dans (T, R) comprennent les membres T
et R, ne doivent pas être conçues comme dépendant directement de la valeur
complémentaire convenable c'est-à-dire dans la coordination principielle (M, R,
T) le contre terme R, mais au contraire des valeurs de substitution qui
prennent la forme T, et ainsi des fluctuations du système CT » (8)
Je suis donc contraint
d’admettre que mon cerveau et son cerveau (qui appartiennent tous les deux au
monde de mon expérience) subissent les mêmes variations sous l’influence du
monde extérieur, et, par conséquent, il faut bien que les perceptions qui en
résultent soient de même nature et aient les mêmes propriétés. Ainsi se trouve
raffermie la conception naturelle selon laquelle mon monde extérieur est le
même que celui des autres. Et cette démonstration ramène à la conception
naturelle du monde, sans avoir recours à l’introjection. Ainsi s’exprime
Avenarius.
L’argumentation en vient en
somme à la conclusion que le fait de prêter à notre semblable des pensées et
des conceptions analogues aux nôtres, qui, malgré les relations spirituelles
qui existent entre nous, serait une introjection non légitime, devient permise
dès que nous empruntons le détour du monde matériel physique. Le monde extérieur,
dit Avenarius, produit dans nos cerveaux les mêmes modifications physiques (ce
qui n’a jamais été et ne sera jamais démontré anatomiquement) et ces
modifications de nos cerveaux déterminent à leur tour des déclarations
analogues qui véhiculent nos échanges spirituels (même si ces relations de
détermination ne peuvent être démontrées). [La neurologie peut accepter cette
idée comme une théorie valable, mais si je m’en tiens à mon expérience, je n’en
ai jamais eu la preuve visuelle et je ne l’aurai jamais.]
Les conceptions d’Avenarius
n’ont donc rien de commun avec celles de Dietzgen; elles n’ont pas pour objet
la relation entre la connaissance et l’expérience. Elles sont en revanche très
proches de celles de Mach par le fait qu’elles partent toutes les deux de
l’expérience, et réduisent le monde entier à celle-ci. Les deux hommes croient
ainsi éliminer le dualisme : « Tant qu’on se garde d’altérer « l’expérience
complète », notre conception du monde reste toujours exempte de tout dualisme
métaphysique. A ce dualisme que nous éliminons, appartiennent toutes les
oppositions absolues entre « corps » et « âme », « matière » et « esprit »,
bref entre « physique » et « psychique ». (9)
« II n’y a pas de « matière »
physique au sein de « l’expérience complète », pas de « matière » au sens
métaphysique absolu du mot, car la « matière » n’est dans ce sens qu’une
abstraction; elle serait la somme des contre-termes, abstraction faite de tout
terme central. » (10)
Nous retrouvons les idées de
Mach, avec cette différence toutefois qu’Avenarius, en philosophe
professionnel, a construit un système fermé, sans faille et bien élaboré.
Montrer l’identité de l’expérience de tous mes semblables, problème résolu en
quelques phrases rapides par Mach, constitue la partie la plus difficile de
l’œuvre d’Avenarius. Le caractère neutre des « éléments » y est souligné avec
plus de précision que chez Mach. Les sensations, le psychique n’existent pas;
il y a simplement quelque chose qui « se trouve là » (vorgefundenes), une
donnée immédiate.
Avenarius s’oppose ainsi à la
psychologie officielle qui jadis étudiait « l’âme » puis plus tard les «
fonctions psychiques » ou le « monde intérieur ». Celle-ci en effet part de
l’affirmation que le monde observé n’est qu’une image à l’intérieur de nous même.
Mais selon Avenarius ceci ne constitue pas une donnée immédiate et ne peut être
déduit d’aucune donnée immédiate quelle qu’elle soit.
« Alors que je considère
l’arbre placé devant moi comme étant avec moi dans la même relation qu’une
donnée immédiate, ou qu’une chose qui « se trouve là », la psychologie
officielle considère cet arbre comme « quelque chose de vu » à l’intérieur de
l’homme, et plus particulièrement dans son cerveau. » (id., § 45)
L’introjection a détourné la
psychologie de son véritable objet; d’un « devant moi » elle a fait un « en moi
», d’une donnée immédiate « quelque chose d’imaginé ». Elle a transformé « une
partie du milieu (réel) en une partie de la pensée (idéale) ».
En revanche, pour Avenarius,
les variations qui se produisent dans le cerveau (« les fluctuations du système
C ») sont la seule base de la psychologie. Il s’appuie sur la physiologie pour
affirmer que toute action du milieu provoque des modifications dans le cerveau
qui donnent naissance à des pensées et à des énoncés. Il faut remarquer que
cette conclusion ne fait en aucun cas partie de « ce qui se trouve là » ;
qu’elle est extrapolée à partir d’une théorie de la connaissance, sans doute
valable, mais qu’elle ne peut en aucune manière être démontrée par l’expérience.
L’introjection qu’Avenarius veut éliminer est un processus naturel, un concept
instinctif de la vie quotidienne, dont on peut sans doute démontrer qu’il se
trouve au dehors de toute expérimentation sûre et immédiate, mais auquel on
peut surtout reprocher de mener aux difficultés du dualisme. Ce qu’Avenarius
apporte dans ce domaine c’est une affirmation sur la physiologie du cerveau,
inaccessible à l’expérience, et qui appartient au courant de pensée du
matérialisme des sciences de la nature. [Il est remarquable que Mach et aussi
Carnap parlent d’observer (de manière idéale et non réelle) le cerveau (par des
méthodes physiques ou chimiques, par une sorte de « miroir du cerveau »), pour
voir comment s’y effectue l’influence des sensations sur les pensées. Il semble
que la théorie bourgeoise de la connaissance ne puisse pas éviter d’avoir
recours à ce type de conception matérialiste. De ce point de vue Avenarius est
le plus conséquent des trois;] selon lui le but de la psychologie est d’étudier
en quoi l’expérience dépend de l’individu, c’est-à-dire du cerveau. Ce qui
engendre les actions humaines ce ne sont pas des processus psychiques mais des
processus physiologiques à l’intérieur du cerveau. Là où nous parlons d’idées
ou d’idéologie, l’empiriocriticisme ne parle que de variations dans le système
nerveux central. L’étude des grands courants idéologiques mondiaux de
l’histoire de l’humanité devient ainsi l’étude du système nerveux.
Ici l’empiriocriticisme se
rapproche beaucoup du matérialisme bourgeois pour lequel l’influence du milieu
extérieur sur les idées de l’homme se réduit à des changements dans la matière
cérébrale. Si on compare Avenarius et Haeckel, on se rend compte que le premier
est en quelque sorte un Haeckel sens dessus dessous. Pour l’un comme pour
l’autre l’esprit n’est qu’une propriété du cerveau. Tous deux estiment pourtant
que l’esprit et la matière sont deux choses entièrement distinctes et
fondamentalement différentes. Haeckel attribue un esprit à chaque atome alors
qu’Avenarius écarte toute conception qui fait de l’esprit un être particulier.
Il en résulte que, chez Avenarius, le monde prend un caractère quelque peu
indécis, effrayant pour des matérialistes et ouvrant la porte à toutes sortes
d’interprétations idéologiques, celui d’un monde qui ne se compose que « de mon
expérience ».
L’identification de mes
semblables avec moi-même (de leur monde avec le mien,] est quelque chose qui va
de soi. Mais si ce que je projette en ce semblable est hors du domaine de ma
propre expérience, cette projection est un processus naturel et inévitable
qu’on l’exprime en des termes matériels ou spirituels. Une fois de plus, tout
vient de ce que la philosophie bourgeoise veut critiquer et corriger la pensée
humaine au lieu de la considérer comme un processus naturel.
Il faut encore ajouter une
remarque d’ordre général. Le caractère essentiel da la philosophie de Mach et
d’Avenarius, comme d’ailleurs de presque toute la philosophie des sciences
d’aujourd’hui, c’est que tous les deux partent de l’expérience personnelle,
comme de la seule base dont on peut être sûr, à laquelle il faut revenir chaque
fois qu’il faut décider de ce qui est vrai. C’est lorsque les autres hommes,
les semblables, entrent en jeu qu’apparaît une sorte d’incertitude théorique et
qu’il devient nécessaire d’introduire force raisonnements laborieux pour
ramener l’expérience de ces autres hommes à la nôtre. C’est là une conséquence
de l’individualisme forcené de la société bourgeoise. L’individu bourgeois [à
cause d’un sentiment exacerbé de sa personnalité,] a perdu toute conscience
sociale; aussi ignore-t-il à quel point il est lui-même intégré dans la
société. Dans tout ce qu’il est ou dans tout ce qu’il fait, dans son corps,
dans son esprit, dans sa vie, dans ses pensées, dans ses sentiments, dans ses
expériences les plus simples il est un produit de la société ; c’est la société
humaine qui a forgé toutes les manifestations de sa vie. Même ce que je
considère comme une expérience purement personnelle (par exemple: je vois un
arbre) ne peut entrer dans la conscience que parce que nous la distinguons au
moyen de noms précis. Sans les mots dont nous avons hérité pour désigner les
choses, les actions et les concepts, il nous serait impossible d’exprimer ou de
concevoir une sensation. Les parties les plus importantes ne sortent de la
masse indistincte du monde des impressions que lorsqu’elles sont désignées par
des sons : elles se trouvent alors séparées de la masse qui est jugée sans
importance. Lorsque Carnap reconstruit le monde sans utiliser les noms
habituels, il se sert néanmoins de sa capacité d’abstraction. Or la pensée
abstraite, celle qui utilise les concepts, ne peut exister sans le langage et
s’est d’ailleurs développée avec lui : l’un comme l’autre sont des produits de
la société.
Le langage ne serait jamais
apparu sans la société humaine où il joue le rôle d’un instrument de
communication. Il n’a pu se développer qu’au sein d’une telle société, comme
instrument de l’activité pratique de l’homme. Cette activité est un processus
social, base fondamentale de toute mon expérience personnelle, de tout ce que
j’ai acquis (Erlebnissen). L’activité des autres hommes, qui comprend aussi
leur discours, je la ressens comme naturelle et semblable à la mienne, car
elles appartiennent toutes deux à une activité commune en laquelle nous
reconnaissons notre similarité. L’homme est avant toute chose un être actif, un
travailleur. Il doit manger pour vivre c’est-à-dire qu’il doit s’emparer
d’autres choses et se les assimiler; il doit chercher, lutter, conquérir.
L’action qu’il exerce ainsi sur le monde et qui est une nécessité vitale pour
lui, détermine sa pensée et ses sentiments et constitue la partie la plus
importante de ses expériences. Dès le début ce fut une activité collective, un
processus social de travail. Le langage est apparu en tant que partie de ce
processus collectif, comme médiateur indispensable dans le travail commun et en
même temps comme instrument de réflexion nécessaires au maniement des outils,
eux-mêmes produits du travail collectif. Il en va de même pour la pensée
abstraite. Ainsi le monde entier de l’expérience humaine revêt un caractère
social. La simple conception naturelle du monde" qu’Avenarius et d’autres
philosophes veulent prendre comme point de départ n’est pas du tout une conception
spontanée d’un homme primitif et solitaire mais bien le produit d’une société
hautement développée.
Le développement social a, par
l’accroissement de la division du travail, disséqué et éparpillé ce qui était
auparavant une unité. Les savants et les philosophes ont la tâche spécifique de
faire des recherches et des raisonnements tels que leur science et leurs
conceptions puissent jouer un rôle dans le processus global de production. De
nos jours ce rôle est essentiellement de soutenir et de renforcer le système
social existant: le capitalisme. Complètement coupés des racines mêmes de la
vie, c’est-à-dire du processus social du travail, savants et philosophes sont
comme flottant en l’air et doivent utiliser des démonstrations subtiles et
artificielles pour retrouver une base solide. Ainsi le philosophe commence par
s’imaginer qu’il est le seul être sur la terre, comme tombé du ciel, et plein
de doutes il se demande s’il peut prouver sa propre existence. C’est avec un
grand soulagement qu’il accueille la démonstration de Descartes : « Je pense,
donc je suis. » Ensuite, par un enchaînement de déductions logiques, il se met
en devoir de prouver l’existence du monde et de ses semblables. Enfin après de
nombreux détours, apparaît au grand jour, et c’est fort heureux, une chose
évidente par elle-même — si toutefois elle réussit à apparaître ! C’est que le
philosophe bourgeois ne sent pas la nécessité de poursuivre son raisonnement
jusqu’à ses dernières conséquences, c’est-à-dire jusqu’au matérialisme; il
préfère s’arrêter à mi-chemin et décrire le monde sous une forme nébuleuse et
immatérielle.
Telle est donc la différence :
la philosophie bourgeoise cherche la source de la connaissance dans la
méditation personnelle le marxisme la trouve dans le travail social. Toute
conscience, toute vie spirituelle de l’homme, fut-il l’ermite le plus
solitaire, est un produit de la collectivité et a été façonnée par le travail
collectif de l’humanité. Bien qu’elle prenne la forme d’une conscience
personnelle (tout simplement parce que l’homme est un individu du point de vue
biologique) elle ne peut exister qu’en tant que partie d’un tout. L’homme ne
peut avoir d’expérience personnelle, qu’en tant qu’être social. Bien que son
contenu diffère d’une personne à l’autre, l’expérience, tout ce qui est acquis,
n’est pas dans son essence quelque chose de personnel; elle est au-dessus de
l’individu car elle a pour base indispensable la société entière. Ainsi le
monde se compose de la totalité des expériences des hommes. Le monde objectif des
phénomènes que la pensée logique construit à partir des données de l’expérience
est avant tout et par dessus tout [et de par ses origines mêmes,] l’expérience
collective de l’humanité. (1)
R. Avenarius, Critique de
l'expérience pure (1898-1900), § 110. Les citations d’Avenarius sont traduites
d’après le texte allemand. (2) id., § 125. (3) ibid., § 131. (4) ibid., § 132.
Ce passage est cité par Lénine in Matérialisme et empiriocriticisme, op. cit.,
p. 87.(5) ibid., § 139. (6) ibid., § 158. Le système O désigne le cerveau. (7)
ibid., § 159 à 160. (8) ibid., § 160. M et T désignent les termes centraux. (9)
ibid., § 118. (10) R. Avenarius, Remarques sur la conception de l’objet de la
psychologie, § 119 ; ce passage est également cité par Lénine in Matérialisme
et empiriocriticisme, op. cit., p. 148.
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