[Texte extrait du livre d´Anton Pannekoek Les conseils ouvriers, traduit à partir de la version anglaise par le groupe Informations et correspondance ouvrières et publié aux éditions Bélibaste en 1974].
La religion est la plus
vieille et la plus enracinée des idéologies qui jouent encore un rôle
aujourd´hui. De toujours, la religion a été la forme sous laquelle les hommes
ont exprimé cette conscience que leur vie était dominée par des forces
supérieures et incompréhensibles. Dans la religion se manifestait l´idée d´une
cohérence profonde entre l´homme et le monde, entre l ´homme et la nature,
entre l´homme et les autres hommes. Avec le développement du travail, des
divers modes de production, de la connaissance de la nature, avec les
changements sociaux et l´évolution des rapports entre les hommes, les
conceptions religieuses se modifièrent.
Celles d´aujourd´hui se sont
surtout formées il y a quatre siècles au cours de la lutte de classes violente
que connut la période de la Réforme. Lutte de la bourgeoisie montante et du
Capital commercial contre la domination moyenâgeuse de la propriété foncière,
lutte des paysans contre l´exploitation par les nobles et le clergé, elle prit
aussi une forme religieuse. A cette époque, on connaissait mal la nature comme
la société, et la soumission profonde qui en résultait conduisait également à
cette conception qu´une puissance surnaturelle domine et le monde et
l´humanité. Mais cette conception variait avec le milieu, la misère et les
besoins de la vie du croyant : telle pour le riche et le petit bourgeois, autre
pour le prince et le prélat, autre pour le paysan, autre encore pour le
prolétaire des villes.
Et l´organisation en chapelles
de croyances et de confessions différentes n´est pas sans rappeler celle des
partis politiques au XIXe siècle, avec leurs programmes différents, exprimant
les intérêts et les oppositions de classe d´alors. Changements de croyances,
formations d´Eglises nouvelles, autant de formes d´une lutte sociale pleine de
passion. Lorsqu ´en 1752 les villes hollandaises se soulevèrent contre
l´Espagne et mirent à leur tête Guillaume d´Orange, elles le firent en
abandonnant l´Eglise catholique pour rejoindre l´Eglise calviniste.
Les formes et les noms que prirent
les diverses confessions, la manière dont la religion se présenta, alors comme
plus tard, se rattachent bien entendu aux formes moyenageuses et primitives du
christianisme. Mais leur contenu profond, leur caractère essentiel, fut
déterminé par la naissance de la société bourgeoise, celle de la production de
marchandises. Les forces qui dominaient la vie de l´homme n´étaient plus des
forces de la nature – car celles-ci étaient déjà, dans une certaine mesure,
maîtrisées par la nouvelle forme de travail qui se développait – mais des
forces sociales encore inconnues. Les producteurs sont contraints de
transformer les marchandises qu´ils produisent en argent. Savoir si tel
producteur peut les vendre et combien dépend d´une instance hors d´atteinte de
sa volonté, le marché et ses prix, déterminés par l´ensemble de la production
sociale et par la concurrence.
Quels que soient son zèle et
son habileté, il peut s´appauvrir et même disparaître, comme réussir et
s´enrichir. Cette puissance qui le domine, c´est la marchandise transformée en
argent, concentrée sous forme de capital. Il n´est plus maître de son sort : «
l´homme propose et Dieu dispose ». Mais ce n´est plus comme autrefois, où
c´était l´être intime qui était en cause et qu´une puissance physique pouvait
élever ou abaisser ; il s´agit maintenant des actes les plus minimes de
l´esprit, de la pensée, du calcul, de la volonté, de la passion ; il s´agit de
la puissance spirituelle qui domine l´activité sociale. Et cette société est
unique en dépit des différences entre peuples et races : le commerce en lie les
diverses parties, en fait un tout homogène. Par conséquent, il n´y a qu´un
dieu, un pur esprit tout-puissant, qui règne sur le monde et décide du sort des
hommes selon son bon plaisir. Ainsi s´exprime, dans les conceptions religieuses
des bourgeois, l´expérience profonde qu´a ce monde des forces sociales qui le
dominent.
Mais l´influence du mode de
production bourgeois n´est pas moindre sur la conscience morale des hommes, que
sur leurs conceptions spirituelles. Les producteurs libres sont indépendants
les uns des autres ; chacun pour soi dans cette concurrence effrénée. L´égoïsme
est la condition première de l´existence : qu´il vienne à faire défaut et on
risque d´être écrasé dans cette lutte implacable de chacun contre tous et de
tous contre chacun. Pourtant, les producteurs forment un tout incohérent : ils
ont besoin les uns des autres et travaillent pour leurs besoins réciproques. La
vente et l´achat les lient : en dépit de toutes les luttes qu´ils se livrent,
ils forment une communauté. Et communauté cela signifie que le caprice de
chacun est limité par des règles indispensables. Aucun échange régulier de
marchandises ne peut se faire si chacun se laisse guider par le bon plaisir de
son égoïsme personnel : les échanges réciproques exigent que l´on se conforme à
certaines règles de comportement, que l´on sache ce qui est permis et ce qui ne
l´est pas.
Sans de telles normes, qui
fixent l´honnêteté et la bonne foi, aucun commerce durable n´est possible. Il
va sans dire que ces règles ne sont pas toujours respectées par tout le monde.
Au contraire, si l´intérêt personnel et les besoins de l´autoconservation
l´ordonnent, on les violera, plus ou moins selon les cas. Mais vient-on à le
faire qu´on sait qu´on le fait et on n´en garde pas moins présente à la
conscience cette norme générale, considérée comme ordre moral éternel. Ce
conflit entre l´intérêt personnel et l´intérêt social commun, entre l´acte et
la règle, est la manifestation dans le domaine de l´éthique de l´ambiguïté
interne du monde bourgeois. La loi morale – selon Kant – ne règne pas parce
qu´elle est obéie, mais justement parce qu ´elle ne l´est pas. Cette loi n´est
pas un fait pratique, mais la conscience intérieure de ce qu´il faut faire.
Dans la société bourgeoise domine cette idée que, dans ce monde, l´homme ne
peut survivre qu´en péchant contre les règles de la morale. Et c´est bien de
péché qu´il s´agit car les forces spirituelles, dont on ne connaît pas
l´origine sociale, sont ressenties comme des émanations divines : la loi morale
est un ordre venu de Dieu. Et toute offense envers cette loi morale est une
offense envers Dieu.
Un problème domine toute la
pensée religieuse des siècles passés : comment le pécheur peut[1]il
se racheter devant Dieu, comment peut-il obtenir son salut, comment peut-il
éviter la punition qu´il a méritée ? Plus tard, les critiques du XIXe siècle
ont posé cette question pleine de logique : en quoi et pourquoi serait-il
nécessaire que l’homme ait besoin d´une rémission de ses prétendus péchés,
puisque le Créateur lui-même doit être tenu pour seul responsable de sa
créature ? Et ils se moquaient à juste titre des étranges élucubrations d´une
théologie subtile qui cherchait à faire de tout ça une construction
intelligible. Mais ils oubliaient ce fait incontestable, que, dans cette
période, l’idée de péché était des plus solides et qu´on ne pouvait l´extirper
par des raisonnements. Ceci prouve que cette notion avait une origine
profondément ancrée dans la société ; elle tirait sa force, tant à l´époque de
la Réforme que dans la période ultérieure, des contradictions de la
bourgeoisie, c’est-à-dire des contradictions de la production bourgeoise.
Les luttes religieuses au
siècle de la Réforme, formes idéologiques prises par la lutte de classes à
cette époque, trouvèrent leur expression théologique dans les discussions sur
la Grâce. Dans les pays méridionaux où la bourgeoisie était peu puissante, où
régnaient des monarques absolus et où se maintenaient, voire même se
renforçaient en se dotant d´une nouvelle organisation, le pouvoir central et
l’appareil d’une Eglise catholique moyenâgeuse, cette Eglise affirmait que le
salut ne pouvait être obtenu sans elle, qu´il exigeait une soumission totale au
clergé. Au contraire, les bourgeois de l’Europe occidentale, dont la puissance
allait croissante et qui étaient prêts à conquérir le monde nouveau qui
s´ouvrait devant eux, affirmaient leur liberté par l’intermédiaire de la
doctrine protestante qui voyait la Grâce comme un résultat de la foi
personnelle, sans avoir à faire appel à des prêtres.
En Allemagne où la résistance
inévitable à l´exploitation de Rome coïncidait avec le début d’un déclin
économique, la foi prit la forme luthérienne, d’une soumission aux ordres des
princes. Les paysans pauvres, exploités à mort, et les prolétaires ne se
sentaient guère créaures de Dieu, mais plutôt des victimes en ce monde, et ils
se considéraient comme chargés d’un devoir sacré : établir sur terre le royaume
de Dieu, celui de l´égalité et de la justice. Toutes ces différences
religieuses s´incarnaient en autant de doctrines théologiques qui traduisaient
les différences et les oppositions entre classes et couches sociales : mais ces
différences leur étaient inconnues en réalité ; ils n’en percevaient pas cette
origine sociale, bien qu´au XVIe siècle se soient succédées, au cours d’une
lutte des classes acharnée, guerres, révolutions et contre-révolutions.
Lorsque ces luttes
s´apaisèrent, un nouvel ordre s´établit ; les différences et oppositions
perdirent de leur acuité ; les Eglises se sclérosèrent en petits groupes et se
dogmatisèrent ; elles recrutaient toujours dans les mêmes familles : on y
entrait en naissant et les limites entre les diverses Eglises étaient en fait
le résultat de luttes et de guerres d´autrefois, tandis que leur solidité et
leur cohésion étaient le résultat de la tradition et de la solidarité de leurs
membres. Mais, à l’intérieur de chaque petit groupe, se développaient de
nouvelles contradictions de classes : dans chaque Eglise, les siècles suivants
virent cohabiter riches et pauvres, propriétaires terriens et fermiers,
bourgeois et ouvriers. Toutefois dans les temps qui suivirent immédiatement la
Réforme, les différences de classes ne se manifestèrent que sous la forme de
différence de croyances et par des luttes pour ces croyances. Mais pour les
riches bourgeois, la religion ne revêtait plus une telle importance, elle
jouait un rôle beaucoup plus faible que pour les petits bourgeois et les
paysans appauvris et opprimés et par conséquent, était beaucoup plus tolérante.
Chez ces derniers, elle prit des formes exaltées et fanatiques (comme, par
exemple, les Piétistes allemands, les Réformés hollandais et les Méthodistes
anglais) et cela put mener dans certains cas, à une scission de l’Eglise
initiale.
Au XVIIIe et au XIXe siècle,
la lutte de la bourgeoisie pour le pouvoir prend parfois la forme d´un combat
idéologique contre la religion traditionnelle. En effet, la puissance des
princes, des nobles et du clergé s´appuyait sur une doctrine religieuse, sur
l´autorité d’une Eglise (en fait de l’Eglise catholique) qui garantissait le
caractère sacré des vieilles institutions. Souvent l’Eglise, comme dans la
France d’avant la Révolution de 1789, était le propriétaire terrien le plus
important ; l’expropriation de ses terres, leur nouvelle allocation aux
paysans, préalable à l´exploitation capitaliste, fut, pour la bourgeoisie, la
première source de richesse. Elle eut recours aux sciences de la nature, et
favorisa leur développement car elles étaient à la base de la technologie et du
machinisme industriels, mais elle ne manqua pas de les utiliser aussi dans sa
lutte idéologique, car les lois de la nature qu´elles découvraient montraient
qu’il était impossible de s´en tenir aux conceptions primitives de la religion
traditionnelle et de la vérité consacrée. Ainsi suivait-elle ses intérêts du
moment en utilisant la connaissance nouvelle contre les vieilles doctrines, et
cherchait-elle à soustraire les vastes masses petites bourgeoises et paysannes à
l´influence de l’Eglise et à les ranger à ses côtés. En faisant passer ces
masses de la croyance en l’Eglise à la croyance en la Science, elle minait le
pouvoir politique de la classe dominante et renforçait le sien propre.
Au cours du XIXe siècle, et
dans tous les pays, la lutte contre la religion traditionnelle conduisit à un
recul de l’obscurantisme et à un progrès indéniable ; mais d’une manière qui
différait chaque fois avec la situation particulière. Là où, comme en
Angleterre, régnait une bourgeoisie riche, celle-ci se montrait prudente et
tolérante car elle ne voulait pas briser ses liens avec la noblesse et
l’Eglise, et par conséquent ce furent les petits bourgeois et les ouvriers qui
menèrent la lutte spirituelle la plus violente et la plus radicale. Mais là au
contraire où la bourgeoisie avait encore à s´élever et rencontrait une
résistance opiniâtre (comme en Allemagne), la lutte religieuse prit tout de
suite des formes plus radicales. Savants et intellectuels en général se mirent
au premier rang des propagandistes : une marée de livres et d’articles destinés
à vulgariser les découvertes scientifiques, se répandit. Et justement parce que
la lutte pratique, politique, de la bourgeoisie allemande était d’une faiblesse
insigne, la théorie devait se développer. Et elle le fit avec les conséquences
les plus diverses, allant d’un christianisme bénin et libéral à l’athéisme le
plus total.
La lutte menée par la
bourgeoisie, soit pour, soit contre la religion, en resta au plan idéologique :
celui de la Vérité, celui des conceptions générales et abstraites. Sous cette
forme, elle n’avait rien à voir avec des buts sociaux. Il va sans dire que la
bourgeoisie ne pouvait guère révéler son but social, celui d´instaurer la
domination de l’exploitation capitaliste ; elle devait le masquer derrière des
idées, des idéaux, ceux d’une liberté politique et juridique abstraite. Ainsi
la lutte entre Religion et Science en resta-t-elle apparemment au niveau des
idées. Les adversaires les plus radicaux de la religion, le plus souvent des
petits bourgeois, se qualifiaient eux-mêmes de « libres penseurs », voulant
montrer ainsi qu’ils étaient libérés des dogmes et des anciens enseignements
des Eglises et qu’ils recherchaient la vérité, par leur propre pensée, dans la
plus entière des libertés. Mais cette idée que la pensée des hommes est
déterminée par la société, que les conceptions religieuses ou antireligieuses
naissent en fait du mode de production, ne pouvait leur venir à l´esprit, car
leur propre science ne s’étendait pas au-delà des sciences de la nature. Mais
ils devaient en avoir une belle illustration, en faire l’expérience vivante par
l’intermédiaire du destin de leur propre doctrine.
Pour la majorité de la classe
bourgeoise, en effet, l’athéisme ne représentait pas la meilleure théorie. Dans
son enthousiasme premier, il est possible qu´elle ait cru qu´avec l’avènement
de l´ordre bourgeois commençait une époque de bien-être général, de bonheur
universel et que tous les problèmes de la vie pratique seraient résolus : par conséquent,
aucune puissance surnaturelle et inconnue ne pouvait disposer du sort de
l´homme. L’humanité, en résolvant les problèmes pratiques de la vie matérielle
grâce à la science et ses applications techniques, résolvait du même coup tous
les problèmes théoriques. Mais ce ne fut là qu´une illusion éphémère. Car, au
fin fond de son subconscient, demeurait cette idée qu´avec la lutte de l´un
contre l´autre, qu´avec la concurrence, aucun homme n´était en fait maître de
son sort. Et il apparut bientôt que dans ce monde nouveau d´autres forces
nouvelles étaient à l´œuvre. Crises commerciales et industrielles périodiques,
catastrophes imprévisibles et mystérieuses interrompaient brutalement le
progrès. La croissance irrésistible de l´industrie réduisait à la plus atroce
des misères ouvriers et artisans : des insurrections d´affamés, en Angleterre,
montraient déjà le début d´une lutte de classe organisée.
Des profondeurs de ces masses
insurgées jaillissaient de nouvelles idées qui, comme un nouveau Mane, Thecel, Pharès
[Allusion à un passage de la Bible (Daniel, ch. V) où une main écrit en lettres
de feu ces mots sur le mur de la salle où festoie Balthazar, roi de Chaldée, au
moment où Cyrus pénètre dans Babylone. Ce message énigmatique est expliqué au
roi par le prophète Daniel. Il s´agit en fait de trois mots chaldéens. Mane :
compté (Dieu a compté ton règne et y a mis fin). Thecel (ou mieux thekel) :
pesé (Tu as été pesé dans la balance et tu as été trouvé trop léger). Pharès
(ou mieux upharsin) : divisé (Ton royaume sera divisé et donné aux Mèdes et aux
Perses). (N.d.T.)] tracé en lettres de feu par une main prophétique,
annonçaient à la bourgeoisie son futur déclin. Mais celle-ci ne pouvait
atteindre à une conscience claire, scientifique, du véritable caractère de la
société, qui lui aurait révélé du même coup son propre caractère d´exploitrice
et d´esclavagiste, et qui lui aurait enseigné que son mode de production est
transitoire. Car cela aurait signifié qu´elle devait se sacrifier d ´elle-même,
et par conséquent la force intérieure lui aurait manqué pour poursuivre sa
lutte. Or, la bourgeoisie se sentait une force assez jeune pour continuer à se
battre, pour conquérir le monde et imposer sa domination aux masses
travailleuses. Une classe qui se sent capable de mener en pratique une lutte ne
peut le faire sans la conviction théorique d´avoir raison et d ´aboutir à la
victoire ; elle se construit donc une conception théorique convenable et la
répand. C´est pourquoi il fallait à la bourgeoisie puiser sa force dans une
croyance instinctive qui affirmait que ce n´étaient pas des puissances
matérielles, mais des puissances spirituelles transcendantes qui dominaient le
monde et son avenir propre. Ainsi la bourgeoisie en tant que classe devait
laisser vivre la religion ; ce mode de pensée était tout à fait adapté à sa
situation sociale.
Mais cette religion était bien
entendu tout autre chose que la doctrine traditionnelle de l ´Eglise. Aux
dogmes intolérants et intransigeants succèdaient des conceptions plus
élastiques, plus rationnelles et le sentiment vague qu´au lieu du Dieu vengeur,
le terrible Jéhovah, régnait au ciel un dieu tolérant et débonnaire, parfois
même si vague et si peu existant qu´il se transformait en simple idéal moral.
Mais dans la mesure où plus
tard le mouvement ouvrier se dressait menaçant, la bourgeoisie revenait de plus
en plus vers la religion. Des conceptions mystiques s´emparaient de plus en
plus de la pensée générale et des productions de ses porte-parole. De temps en
temps, on voyait bien ressurgir quelque manifestation de rationalisme, surtout
à l´époque où la grande bourgeoisie se sentait assez forte pour conquérir
l´univers avec son industrie et son capital ; mais, renforcé par les crises
mondiales violentes et par les guerres destructrices, le sentiment
d´incertitude, d´angoisse face à l´avenir, se développait dans la classe
bourgeoise, et avec lui croissaient des tendances mystiques et religieuses.
Au XIXe siècle, on vit naître,
au sein de la classe ouvrière, en liaison avec son mode de vie et sa position
de classe, une conception matérialiste complètement différente. Elle divergeait
de l ´athéisme qui avait joué son rôle dans la lutte de la bourgeoisie.
L´athéisme s´oppose au déisme, à la croyance en Dieu ; pour lui, le problème
essentiel est : existe-t-il un dieu qui règne sur le monde ? Le matérialisme ne
traite pas ce problème, il s´intéresse aux véritables forces qui dominent le
monde : ce sont des forces matérielles, c´est-à-dire des forces réelles et
observables. Car les forces qui dominent les ouvriers sont visibles et
distinctement identifiables : ce sont des forces sociales. Dès que les ouvriers
en arrivent à la conscience de leur position de classe, ils comprennent que
leur sort commun est déterminé par le capitalisme ; ils comprennent que leur
exploitation est le résultat naturel de la vente de leur force de travail ; ils
comprennent que leur misère est le résultat d´une nécessité, celle pour le
capital d ´accumuler en faisant des profits ; ils comprennent que, par cette
lutte qu´ils mèneront en nombre croissant, ils seront capables de renverser le
Capital et de supprimer l´exploitation. Leur pensée se meut au sein des
réalités du monde ; la vieille question de l´existence d´un Dieu qui dirige le
monde ne se pose pas pour eux. Elle est vide de sens, tout comme cette question
que se posait le Moyen Age : mille anges peuvent-ils se tenir ensemble sur la
pointe d´une seule anguille ? Questions et problèmes religieux n´ont aucun
intérêt pour les ouvriers car ils ne jouent aucun rôle au sein des problèmes
qui les mettent véritablement en mouvement. Ils n´en ont rien à faire et, comme
ils n´en font rien, questions et problèmes religieux disparaissent de leur
conscience, et finalement disparaissent totalement.
Telle est donc la différence
entre athéisme et matérialisme. L´athéisme s´en prend essentiellement à la
religion, la considère comme cause principale de la stupidité et de l
´oppression et la combat car il voit en elle l´ennemi le plus dangereux du
progrès. Le matérialisme voit en la religion une conséquence des relations
sociales et, par suite, ne s ´intéresse pas du tout aux questions religieuses
en tant que telles, mais ce faisant il n´en mine pas moins la religion
elle-même. Il n´a à en traiter que du seul point de vue théorique, montrer
qu´elle est un phénomène hjstorique important, et ainsi la comprendre et
l´expliquer. Toutefois, dans la pratique, athéisme et matérialisme ont coexisté
dans le mouvement ouvrier. Il arrive souvent en effet qu´un ouvrier élevé au
sein d´une tradition religieuse, se mette à penser à partir de son expérience
personnelle de la réalité, c´est-à-dire de manière matérialiste, et constate
alors que ses anciennes croyances s´évanouissent. Dans cette période de doute
et de contradictions internes, il recourt aux ouvrages athées et aux livres de
vulgarisation scientifique pour triompher de la tradition par sa prise de
conscience.
L´athéisme n´a joué de rôle
important qu´une seule fois : au cours de la Révolution russe. Au XIXe siècle,
la Russie était un pays immense peuplé de paysans incultes et misérables, tout
juste libérés du servage, vivant dans une pauvreté toute primitive et soumis à
l´oppression du despotisme à la fois cruel et incapable du Tsar et des
propriétaires terriens nobles. Le capitalisme de l´Europe occidentale
exploitait le pays comme une sorte de colonie : les paysans affamés devaient
payer de lourds impôts qui servaient à rembourser les dettes contractées par le
Tsar pour financer sa politique de guerre et ses dépenses de gaspillage. Dans
quelques grandes villes on trouvait quand même quelques usines dirigées par des
étrangers et qui employaient une population ouvrière, privée de tous droits, en
augmentation constante, et issue de paysans ruinés. La lutte contre
l´absolutisme tsariste, et celle pour l ´obtention de structures politiques
plus libres furent menées par de petits groupes d ´intellectuels. Comme en
Europe occidentale, ils formaient les porte-parole de la bourgeoisie et
luttaient à ses côtés.
Mais ici, en Russie, où
n´existait pas de bourgeoisie puissante, les premières luttes - les plus
connues étant celles menées par les nihilistes - furent brutalement écrasées.
Ce n´est qu´au début du siècle, lorsque naquit le mouvement ouvrier avec ses
grèves, que les actions des intellectuels eurent un fondement solide. Les
intellectuels révolutionnaires devinrent alors porte-parole, propagandistes et
éducateurs de la classe ouvrière. Et dans ce but ils se tournèrent vers le
mouvement ouvrier d´Europe occidentale, et plus particulièrement vers la social-démocratie.
Ils leur empruntèrent idées et théories et plus particulièrement la théorie
marxiste de la lutte de classes et du développement économique du capitalisme.
Ils se consacrèrents corps et âmes au combat, menèrent une propagande acharnée
pour organiser les ouvriers au sein du « parti bolchévique » et ainsi sapèrent
l´autorité tsariste. Et, lorsque le régime du Tsar, épuisé par deux guerres
malheureuses, tomba en ruines, ce parti prit le pouvoir en 1917, au cours d´une
révolution paysanne et ouvrière.
Le caractère du parti
bolchévique, de sa doctrine, de ses conceptions, de sa propagande était donc
ambigu. Il avait à accomplir une tâche qui, en Europe occidentale, avait été le
fait de la révolution bourgeoise : mener la lutte contre l´absolutisme royal,
contre la domination des nobles et de l´Eglise et dégager le chemin du
développement industriel et de l´instruction du peuple. Mais, ici, la force qui
devait accomplir cette tâche c´était la classe ouvrière et celle-ci faisait
déjà preuve de tendances socialistes visant au-delà du capitalisme. La doctrine
socialiste qui y correspondait se trouvait sous l´influence des idées liées à
la lutte de la bourgeoisie naissante contre les princes, les nobles et
l´Eglise. La religion russe était par nature une bigoterie encore plus stupide
et primitive qu´en Europe occidentale, reposant plus encore sur une liturgie
clinquante et sur l´adoration d´images, les icônes faiseuses de miracles. Il
fallait orienter en grande partie la lutte spirituelle contre cette stupidité
sur laquelle s ´appuyait le tsarisme et pour cela il fallait explicitement
recourir à une propagande athée et antireligieuse. C´est pourquoi les écrits du
« jeune Marx », c´est-à-dire ses ouvrages antérieurs à 1846, datant d´une
époque où leur auteur était un des plus importants combattants d´une révolution
allemande au premier chef bourgeoise, fournirent à ce combat arguments et
slogans de première importance.
Lorsque, une fois au pouvoir,
les bolchéviques commencèrent à organiser l´industrie et durent consolider leur
domination sur les masses paysannes, la propagande antireligieuse et athée prit
encore plus de sens et d´importance. Elle fut une partie essentielle de
l´intense campagne pour l´éducation du peuple : elle en fut même le fondement
premier. Les moujiks analphabètes étaient peu sensibles à des arguments tirés
des sciences de la nature, mais le fait que les propagandistes athées n´eussent
pas été réduits en poussière par la foudre leur parut une preuve suffisante
pour les entraîner à brûler les images des saints et à laisser les popes mourir
de faim. Les jeunes paysans fréquentèrent volontiers les écoles agricoles et
professionnelles pour acquérir les connaissances nouvelles. Ainsi en Russie
apparut une nouvelle génération, éduquée hors de toute tradition religieuse.
Sous la domination
bolchévique, l´industrie, avec sa planification centralisée, son organisation
reposant sur des techniques scientifiques, se développa à une rapidité
impressionnante, en dépit des difficultés de modifier les anciennes habitudes
de travail, de les adapter aux cadences des machines. Et l´agriculture, elle
aussi, subit une transformation, imposée par la force, qui en fit un ensemble
de grandes entreprises mécanisées. Une bureaucratie nombreuse de dirigeants
politiques et techniques devint maîtresse de l´Etat, des moyens de production
et des produits. Et, malgré le nom de communisme qu´on attribue communément à
ce régime, et qui en fait est fallacieux, ce n´était pas la classe ouvrière qui
régnait sur l´industrie : elle recevait de bas salaires, fixés par les
autorités supérieures, et était en fait exploitée, la plus[1]value
étant à la disposition du gouvernement qui l´utilisait pour le développement
ultérieur de l´appareil de production et pour son propre usage. Dans ce système
économique, le capitalisme d´Etat, la bureaucratie joue le rôle d´une nouvelle
classe dominante, rôle à bien des égards identiques à celui joué par la
bourgeoisie en Europe occidentale.
La lourde oppression que
faisait régner ce système sur les masses ouvrières et la lutte souvent acharnée
que menèrent les paysans contre la formation de grandes entreprises agricoles
et pour la défense de la propriété privée menèrent à une résistance qui
souvent, en l´absence de liberté politique, prenait des formes idéologiques.
Et, dans bien des cas, on assista à une renaissance de la religion. Car, ayant
conscience de son impuissance face au pouvoir central, la résistance ne pouvait
que prendre la forme d´une hostilité contre la doctrine officielle des
dirigeants du régime et redonner ainsi des forces aux anciennes ignorances : la
croyance religieuse était la seule possibilité d´opposition active et de
protestation collective. Et cette renaissance entraîna en représailles les
poursuites antireligieuses.
Telle est la base de ce regain
de la religion que l´on signale souvent en Russie. Et cette évolution prouve
l´absence de fondement de la thèse athée qui veut voir dans la religion la
conséquence d´une tradition imposée de force aux enfants et résultant de
l´escroquerie des prêtres, qui disparaîtrait donc avec ces pratiques et avec
l´étude de la vérité scientifique. En réalité, la religion repose sur le mode
de production et elle ne pourra disparaître que lorsque l ´humanité
travailleuse sera libre et maîtresse de son travail, de son sort, ou
lorsqu´elle en verra la possibilité se dessiner. En ce qui concerne la Russie,
on peut donc dire que, dans la mesure où le capitalisme d´Etat, par un
développement permanent de la production, soit mettra les masses face à la
nécessité de prendre entièrement leur sort en main, par une lutte de plus en
plus acharnée pour leur libération, soit au contraire mènera à un renforcement
de la dictature, l´idéologie athée, soit se transformera en matérialisme
conscient, soit reculera devant un retour des croyances religieuses.
Pour la première fois dans
l´histoire de l´humanité apparaît, au sein des masses ouvrières, une vie sans
religion. Mais il ne s´agit pas d´une attitude antireligieuse aggressive, d´un
combat contre la religion en tant que telle ; d´importantes fractions de la
classe ouvrière restent, en effet, en apparence et de manière toute formelle,
fidèle aux Eglises et aux formes religieuses. Mais, en réalité, elles ont
appris à considérer les phénomènes du monde et les événements de la vie comme
gouvernés par des forces naturelles, si bien que les idées et les croyances
religieuses traditionnelles passent au second plan.
Voilà la raison pour laquelle
la conception matérialiste, si elle progresse dans les esprits, ne le fait pas
en pleine conscience, ni de manière absolue, ni partout. Là où la force de
travail des ouvriers s´oppose en permanence à des forces naturelles teribles,
mal dominées par suite de l ´impuissance du capitalisme, et qui les menacent de
mort (comme, par exemple, dans le cas des mineurs et des pêcheurs), il est
naturel que la conscience de ceux-ci reste pleine d´idées et de croyances
religieuses. De plus, là où l´Eglise, dont on connaît l´ensemble hétéroclite
des positions politiques, choisit le parti des travailleurs et met ses forces à
leur disposition dans leur lutte contre le Capital, comme s´il s´agissait de sa
propre cause, les ouvriers se sentiront liés à elle pour des dizaines d´années,
même si plus tard la position de l´Eglise vient à changer. Le développement de
la conception matérialiste est donc lui-même soumis aux variations des
conditions historiques.
Ce type de phénomène apparut
pour la première fois dans le mouvement ouvrier anglais, au cours de la lutte
ardente que mena le Chartisme. Les ouvriers anglais, les premiers à le faire,
durent trouver leur propre chemin, aussi bien pratiquement que théoriquement.
Leur lutte coïncidait avec celle de la bourgeoisie contre la propriété foncière
: c´est pourquoi le radicalisme bourgeois eut une telle influence sur les
ouvriers anglais. Il n´en est que plus remarquable que l´on puisse trouver dans
la presse chartiste, au milieu de conceptions traditionnelles, et s´exprimant
déjà avec une force considérable, de nouvelles idées radicales, athées,
matérialistes. Bien sûr, une bonne partie d´entre elles viennent d´hier,
héritage d´une tradition radicale, celle de la pensée rationnelle. Mais
lorsqu´après 1848 la bourgeoisie anglaise eut atteint ses buts et se fut rendue
maîtresse des richesses mondiales grâce à son industrie et à son commerce, elle
reprit à son compte presque entièrement la doctrine traditionnelle de l´Eglise
; et lorsque la classe ouvrière elle-même eut pris sa place dans le capitalisme
grâce au mouvement syndical et à l´obtention du droit de vote et reçut sa part
des profits du capital monopolistique - autrement dit qu´elle acceptait en fait
le capitalisme - elle adapta ses conceptions à cette nouvelle situation. Elle
se mit à adopter les idées de la bourgeoisie : ses modes de pensée furent des
modes de pensée bourgeois, mais qui suivaient les modes de pensée radicaux,
petits bourgeois. Par exemple, il en allait ainsi de son acceptation de la
tradition religieuse, des croyances régnantes, qui le plus souvent prit la
forme d´une adhésion à l´Eglise protestante petite bourgeoise (Low Church) par
opposition à l ´Eglise anglicane officielle (High Church).
Il en alla tout autrement en
Allemagne où, pendant la seconde moitié du XIXe siècle, naissaient
simultanément capitalisme et mouvement ouvrier. Le développement accéléré de la
grande industrie, l´accord entre la bourgeoisie et les propriétaires fonciers
qui tenaient alors le pouvoir, mirent les ouvriers dans l´obligation de
combattre simultanément ces deux ennemis ; le résultat en fut la rapide
croissance de la social-démocratie. La classe ouvrière allemande bénéficia d´un
avantage important dans la formation de sa nouvelle conception du monde ; celui
de disposer des études scientifiques de Karl Marx. Celles-ci dégageaient les
forces et les tendances du développement social qui règlent la naissance et le
déclin futur du mode de production capitaliste et montraient ainsi à la classe
ouvrière quels étaient sa tâche et son destin. En même temps, Karl Marx, au
cours de ses études historiques, mettaient au point une méthode, le
matérialisme historique, qui non seulement mettait au jour la relation de
dépendance entre processus historique et développement économique de la société
mais encore traçait le chemin qui mène à une conception naturaliste de tous les
phénomènes spirituels qui, jusqu´alors, étaient rattachés à des théories
religieuses et mystiques.
Grâce à cette méthode, les
idées matérialistes des ouvriers social-démocrates pouvaient se développer sans
entraves et s´affirmer. Elles s´exprimaient dans toute une littérature. Mais
cela ne se fit ni sans lutte ni sans discussion. Car on avait hérité du monde
bourgeois des modes de pensée à la fois religieux et athées. Et il arrive
souvent que, lorsque la bourgeoisie renonce à ses positions de combat
antérieures, celles-ci sont reprises par la petite bourgeoisie et les
travailleurs qui ne veulent pas admettre cette « trahison des principes » et
qui poursuivent la vieille tradition. Il en est allé ainsi de l´athéisme qu´on
en vint à considérer comme un principe fondamental et radical. Mais l´athéisme
ne faisait que considérer les formes idéologiques sans s´attacher aux
différences fondamentales plus profondes entre révolution bourgeoise et
révolution prolétarienne. Il eut peu d´influence sur les conceptions marxistes.
Ce fait apparut pratiquement dans le programme du parti social démocrate où on
pouvait lire que la religion est une affaire privée. Toutefois, ce point de vue
n´eut pas seulement comme résultat de limiter avec juste raison les buts du
parti à la transformation économique du mode de production, mais de servir de
porte ouverte par laquelle purent s ´engouffrer dans la propagande toutes
sortes de conceptions opportunistes. Finalement il devint et demeura un sujet
d´affrontements dans les discussions politiques au sein du parti.
Plus tard, lorsqu´au XXe
siècle le réformisme, lié à la prospérité, en vint à dominer les esprits de
manière de plus en plus consciente, les points de vue bourgeois s´emparèrent
progressivement de tous les domaines. La bourgeoisie, sa puissance raffermie,
contraignit la classe ouvrière à épouser sa cause dans la lutte pour la
domination mondiale ; c´est pourquoi la certitude de l´avènement du socialisme
s´estompa. Et ce doute nouveau eut pour conséquence une renaissance des
sentiments religieux parmi les travailleurs. En Allemagne aussi l´acceptation
du leadership de la bourgeoisie eut pour conséquence un recul des conceptions
indépendantes et matérialistes. Il en fut de même partout.
Mais dès que la classe
ouvrière mènera sa lutte pour le pouvoir, pour la conquête des usines, pour la
maîtrise de la production, tout changera. Plus que jamais cette lutte exige une
conscience encore plus claire du but économique. Plus que jamais il y faut
l´unité d´action. Le personnel doit former des unités cohérentes dans l´action
: il est impossible d´y admettre des divergences idéologiques comme dans le
mouvement syndical. Le personnel discute de son action en tant qu´unité
effectuant le travail ; et, si on devait admettre les divergences religieuses,
l´unité de cet ensemble serait menacée et toute action pratique deviendrait
impossible. C´est pourquoi elles doivent rester entièrement en dehors de ces
discussions entre membres d´une usine. Car ici se développe la lutte sociale la
plus ardente et la plus profonde, la plus consciente d´elle-même, celle qui ne
se déguise plus sous des oripeaux idéologiques. Une conscience claire de la
réalité s´empare des combattants. Sans cesse tout écart hors de la direction
qui mène au but doit être corrigé, car il entraîne affaiblissement et défaite.
Il est cependant probable que,
même au cours d´une telle lutte, la religion jouera un rôle car elle domine
encore la pensée de la petite bourgeoisie et des paysans. La bourgeoisie
tentera d ´organiser ces classes et de les dresser contre les ouvriers. Elle
fera tout d´abord appel à l ´instinct de propriété, masquant ainsi ses intérêts
d´exploitrice. Mais elle essaiera aussi de donner une forme idéologique à ce
combat et le présentera comme un affrontement entre croyance et incroyance. Et
ceci durcira encore la lutte de classe qui en deviendra plus cruelle, car un
fanatisme aveugle dominera et remplacera toute discussion au sujet des intérêts
de ces classes. Mais, là encore, la force de la classe ouvrière réside en ce
qu´elle met au premier plan le but économique : l´organisation du travail par
les classes travailleuses et productrices elles[1]mêmes, qui exclut toute domination par les
intérêts des exploiteurs. C´est ainsi que toute trace de l´oppresssion des
anciens modes de pensée disparaîtra car, avec la gestion collective de la
production, apparaissent le fondement et la condition d´une véritable expansion
de la pensée et de la vie culturelle de tous. Enfin, si les nécessités
économiques forcent ces classes à collaborer avec la classe ouvrière, si leur
participation au travail de la grande unification leur promet
l´affranchissement de toute exploitation capitaliste, si les vieilles relations
de classes disparaissent ainsi, il faut s´attendre à ce que pour elles aussi,
fleurisse une nouvelle vie culturelle qui prendra la place des anciennes
convictions religieuses.
Ainsi, selon toute
vraisemblance, se tariront les sources qui, dans l´histoire de l´humanité
jusqu´aujourd´hui, ont alimenté les forces de la religion. Aucune puissance
naturelle ne peut plus effrayer l´homme ; aucune catastrophe naturelle, aucune
tempête, aucune inondation, aucun tremblement de terre ou épidémie ne peuvent
mettre en danger son existence. Par des prédictions toujours plus exactes, par
un développement toujours plus poussé des sciences et d ´une technique toujours
admirable, les dangers seront limités au maximum : aucune vie humaine ne sera
gaspillée. La science et ses applications feront de l´humanité la maîtresse des
forces naturelles qu´elle utilisera pour ses besoins propres Aucune force
sociale toute[1]puissante
et incomprise ne pourra attaquer ou effrayer l´humanité : celle-ci maîtrise son
sort par l´organisation de son travail, et elle maîtrise du même coup toutes
les forces spirituelles de la volonté et de la passion. L´angoisse d´avoir à se
présenter devant un juge suprême qui détermine le sort de chaque homme pour
l´éternité - angoisse qui était responsible au cours des siècles de tant de
frayeurs pour une humanité sans défense - disparaîtra dès que la collaboration
entre hommes et le sacrifice pour la communauté ne seront plus entravés par des
lois morales. Ainsi toutes les fonctions que remplissait la religion dans la
pensée et les sentiments des hommes seront remplies par d´autres manières de
penser et de sentir.
Mais ne reste-t-il pas cette
fonction de toujours de la religion : donner consolation et certitude dans ces
pénibles moments de l´agonie et de la mort ? La certitude de pouvoir assurer sa
vie par son travail, la disparition de beaucoup de causes de mort prématurée,
de misère, de maladie, d´accident sont sans influence sur cet impératif
biologique : tout être vivant a une existence temporaire. Mais la signification
de ce fait, son influence sur les conceptions de l ´humanité dépendent
fortement des relations sociales. La croyance en une survie de l´esprit, de
l´âme, base psychologique de toute religion et que l´on voit déjà se former
chez les peuplesprimitifs à partir du rêve, est, dans le développement que l´on
en connaît actuellement, un résultat du mode de production bourgeois.
Le très fort sentiment de la
personnalité individuelle, qui prend racine dans le travail individuel effectué
sous sa responsabilité propre, dans la séparation d´avec l´activité d´autrui,
ramenait cette croyance au besoin de croire, d´être convaincu que la personne,
dans son essence véritable, c´est-à-dire spirituelle, est éternelle. Chaque
individu était isolé - ou simplement tenu par les liens très lâches qui
unissaient les membres d´un même groupe - dans sa lutte pour la vie. Pourtant,
autour de chaque individu existait un petit groupe, la famille par exemple, une
sorte de petite ville fortifiée isolée et indépendante en guerre avec d´autres
villes. C´est ainsi que les liens biologiques entre couples, parents et enfants
devinrent les seuls liens solides entre hommes, tant au niveau économique et
matériel que spirituel. La rupture de ces liens, que ce soit de manière
attendue ou inattendue, était aux yeux de tous la plus grande des catastrophes
possibles : les soucis que se faisaient les mourants pour ceux qu´ils
laissaient derrière eux, la solitude de ces derniers, souvent aggravée par la
ruine économique, n´étaient que faiblement compensés par la présence des
parents et des amis, eux-mêmes surtout préoccupés par leur propre lutte pour la
vie. C´est pourquoi, au cours des siècles, la religion servait de consolatrice,
grâce à la croyance en une nouvelle rencontre dans l´éternité de ceux qui se
séparent, à la foi en une providence à laquelle les hommes devaient se
soumettre pour pouvoir supporter les caprices du destin.
Avec la mise en place du
nouveau mode de production beaucoup de raisons de croire disparaîtront, et en
particulier celles que nous venons d´examiner. Le sentiment de la personnalité
sera profondément transformé par le sentiment de solidarité qui se développera,
solidarité à laquelle on se consacrera et dont on tirera ses meilleures forces.
Alors plus n´est besoin de cette illusion, de cette croyance en la vie
éternelle de la personne ou de l´âme : c´est la communauté à laquelle on
appartient qui, en réalité est éternelle. Tout ce qui a été produit par
l´homme, tout ce à quoi il a consacré le meilleur de ses forces, reste au sein
de cette communauté. Son être spirituel est éternel en ce qu´il fait partie de
la spiritualité de toute l ´humanité et n´a pas besoin de se survivre dans
quelque spectre séparé d´elle. Un lien solide, bien plus puissant que celui qui
unissait hier les membres d´une même famille, unit tous les hommes. On n´a plus
à se soucier des conséquences économiques de la mort, ni à se préoccuper pour
les survivants - soucis qui, autrefois, rendaient souvent l´agonie plus
pénible. Et s´affaiblit aussi la peine de se quitter pour toujours car les
liens renforcés de la fraternité humaine ne cèdent plus la place à des
sentiments d´isolement et de solitude. La mort a perdu de ses caractères
effrayants pour une génération qui a appris au cours d´une lutte acharnée pour
sa libération à sacrifier sa propre vie. Et le sentiment d´amour pour la
communauté qui dominera ensuite se renforcera dans cette communauté de travail
qui regroupera les producteurs libres. Dans la précieuse génération où naîtra
la nouvelle humanité, chaque vie individuelle ne sera que l´apparence
temporaire que prendra une vie sociale qui se développe de plus en plus.
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