Mais en voilà assez sur ces petites villes. Elles ont toutes leur cachet particulier, mais au total, les travailleurs y vivent exactement comme à Manchester; aussi ne me suis-je attaché qu’à l’aspect particulier de leur construction ; et je me borne à noter que toutes les remarques générales sur l’état des logements ouvriers à Manchester, s’appliquent aussi en totalité aux villes environnantes. Passons maintenant à ce grand centre lui-même.
Manchester s’étend au pied du
versant sud d’une chaîne de collines qui, partant d’Oldham, traverse les
vallées de l’Irwell et du Medlock et dont le dernier sommet, le Kersall-Moor,
est en même temps le champ de courses et le mons sacer [Montagne sacrée. Engels
utilise à dessein l’expression latine. La tradition veut en effet qu’à Rome,
vers l’an 494 avant notre ère, les Plébéiens révoltés contre les Patriciens se
soient rassemblés sur le Mont Sacré. De même, à Manchester des réunions
d’ouvriers avaient lieu sur le Kersaal-Moor.] de Manchester. La ville
proprement dite est située sur la rive gauche de l’Irwell, entre ce cours d’eau
et deux autres plus petits, l’Irk et le Medlock, qui se jettent en cet endroit
dans l’Irwell. Sur la rive droite de celui-ci, enserré dans une grande boucle
du fleuve, s’étend Salford, plus à l’ouest Pendleton ; au nord de l’Irwell se
trouvent Higher et Lower Broughton, au nord de l’Irk : Cheetham Hill ; au sud
du Medlock, se trouve Hulme, plus à l’est Chorlton-on[1]Medlock, plus loin encore, à peu près à l’est
de Manchester, Ardwick. Tout cet ensemble est appelé couramment Manchester et
compte au moins 400.000 habitants sinon plus [Administrativement furent
rattachés à Manchester en 1838 les bourgs de Hulme, Chorlton[1]on-Medlock,
Ardwick et Cheetham, ainsi que le district de Beswick. La ville comptait en
1844 235.000 habitants. Engels parle donc ici de l’agglomération tout entière
et non de la ville proprement dite.]. La ville elle-même est construite d’une
façon si particulière qu'on peut y habiter des années, en sortir et y entrer
quotidiennement sans jamais entrevoir un quartier ouvrier ni même rencontrer
d’ouvriers, si l’on se borne à vaquer à ses affaires ou à se promener. Mais
cela tient principalement à ce que les quartiers ouvriers – par un accord
inconscient et tacite, autant que par intention consciente et avouée – sont
séparés avec la plus grande rigueur des parties de la ville réservées à la
classe moyenne, ou bien alors, quand c’est impossible, dissimulés sous le manteau
de la charité. Manchester abrite, en son centre, un quartier commercial assez
étendu, long d’environ un demi-mille et large d’autant, composé presque
uniquement de comptoirs et d’entrepôts (Warehouses). Presque tout ce quartier
est inhabité, et durant la nuit, désert et vide ; seules les patrouilles de
police rôdent avec leurs lanternes sourdes dans les rues étroites et sombres.
Cette partie est sillonnée par
quelques grandes artères à l’énorme trafic et dont les rez-de[1]chaussée
sont occupés par de luxueux magasins ; dans ces rues, on trouve çà et là des
étages habités, et il y règne jusque tard dans la soirée une assez grande
animation. A l’exception de ce quartier commercial, toute la ville de
Manchester proprement dite, tout Salford et Hulme, une importante partie de
Pendleton et Chorlton, les deux tiers d’Ardwick et quelques quartiers de
Cheetham Hill et Broughton, ne sont qu’un district ouvrier qui entoure le
quartier commercial comme une ceinture, dont la largeur moyenne est de un mille
et demi. Au-delà de cette ceinture, habitent la bourgeoisie moyenne et la haute
bourgeoisie – la moyenne bourgeoisie dans des rues régulières, proches du
quartier ouvrier, en particulier à Chorlton et dans les régions de Cheetham
Hill situées plus bas – la haute bourgeoisie dans les pavillons avec jardins,
du genre villa, plus éloignés, à Chorlton et Ardwick, ou bien sur les hauteurs
aérées de Cheetham Hill, Broughton et Pendleton, au grand air sain de la
campagne, dans des habitations splendides et confortables, desservies toutes
les demi-heures ou tous les quarts d’heure par les omnibus qui conduisent en
ville [C’est vers 1840 que se produisit cet exode des classes moyennes vers la
périphérie de la ville. Cf. L. M. Hayes, Reminiscences of Manchester and some
of its local surroundings from the year 1840, 1905, p. 51]. Et le plus beau,
c’est que ces riches aristocrates de la finance peuvent, en traversant tous les
quartiers ouvriers par le plus court chemin, se rendre à leurs bureaux
d’affaires au centre de la ville sans seulement remarquer qu’ils côtoient la
plus sordide misère à leur droite et à leur gauche. En effet, les grandes
artères qui, partant de la Bourse, quittent la ville dans toutes les direc[1]tions,
sont flanquées des deux côtés d’une rangée presque ininterrompue de magasins et
ainsi sont aux mains de la petite et moyenne bourgeoisie qui, ne serait-ce que
pour son propre intérêt, fait grand cas d’un certain décorum et de propreté, et
a les moyens de le faire. Certes, ces magasins présentent néanmoins une certaine
ressemblance avec les quartiers qui se trouvent derrière eux, et ils sont par
conséquent plus élégants dans le quartier des affaires et près des quartiers
bourgeois que là où ils masquent des cottages ouvriers malpropres ; mais ils
suffisent en tout cas à dissimuler aux yeux des riches messieurs et dames à
l’estomac robuste et aux nerfs débiles, la misère et la saleté, complément de
leur richesse et de leur luxe. Ainsi en est-il, par exemple, de Deansgate qui,
de la Vieille église, conduit tout droit vers le sud, au début bordé par des
entrepôts et des usines, puis par des boutiques de second ordre et quelques
brasseries ; plus au sud, là où il quitte le quartier commercial, par des
boutiques moins reluisantes, qui, à mesure qu’on avance, deviennent plus sales
et de plus en plus coupées de cabarets et de tavernes ; jusqu’à ce qu’à
l’extrémité sud, l’aspect des boutiques ne laisse plus douter de la qualité des
clients : ce sont des ouvriers et des ouvriers uniquement. Ainsi en est-il de
Market Street, qui part de la Bourse en direction du sud-est ; on trouve
d’abord de brillants magasins de premier ordre, et aux étages supérieurs des
comptoirs et des entrepôts ; plus loin, à mesure qu’on avance (Piccadilly), de
gigantesques hôtels et entrepôts; plus loin encore (London Road) dans la région
du Medlock, des usines, des débits de boissons, des boutiques pour la petite
bourgeoisie et les ouvriers ; puis près de Ardwick Green, des habitations
réservées à la haute et moyenne bourgeoisie, et à partir de là, de grands
jardins et de grandes maisons de campagne pour les plus riches industriels et
commerçants. De cette façon, on peut, si l’on connaît Manchester, déduire de
l’aspect des rues principales, l’aspect des quartiers attenants – mais, de ces
rues, on est rarement en mesure d’apercevoir réellement les quartiers ouvriers.
je sais fort bien que cette disposition hypocrite des constructions est plus ou
moins commune à toutes les grandes villes; je sais également que les marchands
au détail doivent en raison de la nature même de leur commerce, monopoliser les
grandes artères ; je sais que partout on voit, dans des rues de ce genre,
davantage de belles maisons que de laides, et que la valeur du terrain qui les
entoure est plus élevée que dans les quartiers excentriques. Mais nulle part
ailleurs qu’à Manchester je n’ai constaté d’isolement aussi systématique de la
classe ouvrière, tenue à l’écart des grandes rues, un art aussi délicat de
masquer tout ce qui pourrait blesser la vue ou les nerfs de la bourgeoisie. Et
cependant, la construction de Manchester, précisément, répond moins que celle
de toute autre ville à un plan précis, ou à des règlements de police ; plus que
toute autre ville, sa disposition est le fait du hasard, et quand je songe
alors à la classe moyenne, déclarant avec empressement que les ouvriers se
portent le mieux du monde, j’ai comme l’impression que les industriels
libéraux, les « big whigs » [Grands libéraux et aussi « gros bonnets »] de
Manchester, ne sont pas tout à fait innocents de cette pudique disposition des
quartiers.
Je mentionnerai encore que les
établissements industriels se situent presque tous au bord des trois cours
d’eau ou des différents canaux qui se ramifient à travers la ville, et j’en
viens à la description des quartiers ouvriers proprement dits. Il y a d’abord
la vieille ville de Manchester, entre la limite nord du quartier commerçant et
l’Irk. Là, les rues, même les meil[1]leures,
sont étroites et tortueuses – Todd Street, Long Millgate, Withy Grove, et
Shudehill par exemple – les maisons sont sales, vétustes, délabrées, et les
rues adjacentes tout à fait hideuses.
Lorsque, venant de la Vieille
église, on entre dans Long Millgate, on a immédiatement à droite une rangée de
maisons ancien style, où pas une seule façade n’est restée verticale ; ce sont
les vestiges du vieux Manchester de l’époque pré-industrielle, dont les anciens
habitants ont émigré avec leur postérité vers des quartiers mieux bâtis,
abandonnant les maisons qu’ils trouvaient trop laides à une race d’ouvriers
fortement métissée de sang irlandais. On se trouve ici réellement dans un
quartier ouvrier presque pas camouflé, car même les boutiques et mastroquets de
la rue ne se donnent pas la peine de paraître propres. Mais ce n’est encore
rien en comparaison des ruelles et des arrière-cours, où l’on accède par des
boyaux étroits et couverts où deux personnes n’ont pas la place de se croiser.
Il est impossible d’imaginer
l’amoncellement désordonné des maisons entassées littérale[1]ment
les unes sur les autres, véritable défi à toute architecture rationnelle. Et ce
ne sont pas seulement les bâtiments datant de l’ancien Manchester qui en sont
responsables. C’est à notre époque que la confusion a été poussée à son comble,
car partout où l’urbanisme de l’époque précédente laissait encore le moindre
espace libre, on a rebâti et rafistolé jusqu’à ce qu’enfin il ne reste plus
entre les maisons un pouce de libre où il soit possible de bâtir. Pour preuve,
je reproduis ici un tout petit fragment du plan de Manchester : il y a
d’ailleurs pire, et il ne représente pas le dixième de la vieille ville.
Ce croquis suffira à
caractériser l’architecture insensée de tout le quartier, en particulier près
de l’Irk. La rive sud de l’Irk est ici très abrupte et haute de 15 à 30 pieds ;
sur cette paroi en pente, sont encore plantées le plus souvent, trois rangées
de maisons, dont la plus basse émerge directement du fleuve, tandis que la
façade de la plus haute se trouve au niveau du sommet des collines de Long
Millgate. Dans les intervalles, il y a, en plus, des usines au bord du cours
d’eau. Bref la disposition des maisons est ici tout aussi resserrée et
désordonnée que dans la partie basse de Long Millgate.
A droite et à gauche, une
foule de passages couverts, mènent de la rue principale aux nom[1]breuses
cours et, lorsqu’on y pénètre, on arrive dans une saleté et une malpropreté
écœurantes qui n’ont pas leurs pareilles, en particulier dans les cours qui
descendent vers l’Irk et où se trouvent vraiment les plus horribles logements
qu’il m’ait été donné de voir jusqu’à présent. Dans une de ces cours, il y a
juste à l’entrée, à l’extrémité du couloir couvert, des cabinets sales sans
porte et si sales, que les habitants ne peuvent entrer ou sortir de la cour
qu’en traversant une mare d’urine pestilentielle et d’excréments qui entoure
ces cabinets ; c’est la première cour au bord de l’Irk en amont de Ducie Bridge
[pont], au cas où quelqu’un désirerait aller y voir ; en bas, sur les rives du
cours d’eau il y a plusieurs tanneries, qui emplissent toute la région de la
puanteur que dégage la décomposition de matières organiques.
[Plan de Manchester et ses
environs. 1. La Bourse. – 2. La Vieille Eglise. – 3. La Maison des pauvres. –
4. Le cimetière des pauvres (la ligne de chemin de fer Leeds-Liverpool passe
entre la Maison des pauvres et le cimetière). – 5. L’Eglise Saint-Michel. – 6.
Scotland Bridge (le pont d’Ecosse) sur l’Irk (la rue qui va de la Vieille
Eglise à Scotland Bridgeest LongMillgate). – 7. Ducie Bridge sur l’Irk. – 8. La
Petite Irlande.]
Dans les cours en aval de
Ducie Bridge, il faut descendre le plus souvent des escaliers étroits et sales
pour accéder aux maisons et franchir des amoncellements de détritus et
d’immondices.
La première cour en aval de
Ducie Bridge s’appelle Allen’s Court ; lors de l’épidémie de choléra (1832),
elle était dans un tel état que les services sanitaires la firent évacuer,
nettoyer et désinfecter au chlore ; le Dr Kay fournit dans une brochure [The
Moral and Physical Condition of the Working Classes, employed in the Cotton Manufacture
in Manchester *. (Etat physique et moral des classes laborieuses travaillant à
Manchester à la fabrication du coton) par James Ph. Kay D. M., 2e édit. 1832.
Confond la classe ouvrière en général avec la classe des ouvriers d’industrie ;
par ailleurs excellent. (FE)] une description effrayante de l’état de cette
cour à cette époque-là. Depuis, elle semble avoir été démolie par endroits puis
reconstruite ; du haut de Ducie Bridge, on aperçoit en tout cas encore
plusieurs pans de murs en ruine et de grands tas de décombres, à côté de
maisons de construction plus récente. Le point de vue qu’on a de ce pont –
délicatement masqué aux mortels d’assez petite taille par un parapet de pierre
à hauteur d’homme – est par ailleurs caractéristique de tout le quartier. En
bas, coule, ou plutôt stagne, l’Irk, mince cours d’eau, noir comme la poix et à
l’odeur nauséabonde, plein d’immondices et de détritus, qu’il dépose sur sa
rive droite qui est plus basse ; par temps sec, il subsiste sur cette rive
toute une série de flaques boueuses, fétides, d’un vert noirâtre, du fond
desquelles montent des bulles de gaz méphitique dégageant une odeur qui, même
en haut sur le pont, à 40 ou 50 pieds au-dessus de l’eau, est encore
insupportable. La rivière elle-même, en outre, est retenue presque à chaque pas
par de hauts barrages, derrière lesquels se déposent en masse la boue et les
déchets qui s’y décomposent.
En amont du pont, s’élèvent de
hautes tanneries, plus loin encore des teintureries, des fabriques de noir
animal et des usines à gaz dont les eaux usées et les déchets aboutissent tous
dans l’Irk qui recueille en outre le contenu des égouts et cabinets qui y
débouchent. On peut donc imaginer la nature des résidus qu’abandonne le fleuve.
En aval du pont, on a vue sur les tas d’ordures, les immondices, la saleté et
le délabrement des cours, situées sur la rive gauche, abrupte ; les maisons
sont tassées les unes contre les autres et la pente de la rive ne permet
d’apercevoir qu’une fraction de chacune d’elles, toutes noires de fumée,
décrépites, vétustes, avec leurs fenêtres aux vitres et aux châssis cassés.
L’arrière-plan est constitué par de vieilles bâtisses d’usine, ressemblant à
des casernes. Sur la rive droite toute plate, s’élève une longue file de
maisons et de fabriques. La seconde maison est en ruines, sans toit, pleine de
décombres, et la troisième est si basse que l’étage inférieur est inhabitable
et en conséquence sans portes ni fenêtres. L’arrière-plan, de ce côté, c’'est
le cimetière des pauvres, les gares des chemins de fer de Liverpool et de Leeds
et derrière, la Maison des pauvres, « la Bastille de la loi sur les Pauvres »
de Manchester, qui, pareille à une citadelle, regarde du haut d’une colline, à
l’abri de hautes murailles et de créneaux, menaçante, le quartier ouvrier qui
s’étend en face.
En amont de Ducie Bridge, la
rive gauche s’abaisse et la droite en revanche se fait plus abrupte ; mais
l’état des maisons des deux côtés de l’Irk a plutôt tendance à empirer.
Si l’on quitte la rue
principale – c’est toujours Long Millgate – en tournant à gauche, on est perdu
; d’une cour, on tombe dans une autre ; ce ne sont que coins de rues,
qu’impasses étroites et passages malpropres, et au bout de quelques minutes on
est complètement désorienté et l’on ne sait plus du tout où diriger ses pas.
Partout, des bâtiments à demi ou complètement en ruines, – quelques-uns sont
réellement inhabités et ici, cela veut beaucoup dire – dans les maisons presque
jamais de plancher ou de carrelage, par contre, presque toujours des fenêtres
et des portes cassées, mal ajustées, et quelle saleté ! Des monceaux de
décombres, de détritus et d’immondices partout ; des flaques stagnantes au lieu
de caniveau, et une odeur qui à elle seule interdirait à tout homme quelque peu
civilisé d’habiter dans un tel quartier. Le prolongement, récemment terminé, du
chemin de fer de Leeds, qui traverse ici l’Irk a fait disparaître une partie de
ces cours et de ces ruelles, mais il en a par contre exposé d’autres aux
regards. C’est ainsi qu’il y a juste en-dessous du pont de chemin de fer, une
cour qui dépasse de très loin toutes les autres en saleté et en horreur,
précisément parce qu'elle était jusqu’à maintenant tellement à l’écart,
tellement retirée qu’on n’y pouvait accéder qu’à grand peine ; je ne l’aurais moi-même
jamais découverte sans la trouée faite par le viaduc du chemin de fer, bien que
je crusse très bien connaître ce coin. C’est en passant sur une rive inégale,
entre des piquets et des cordes à linge que l’on pénètre dans, ce chaos de
petites masures à un étage et à une pièce la plupart du temps dépourvue de
plancher : cuisine, salle commune et chambre à coucher tout à la fois.
Dans un de ces trous qui
mesurait à peine six pieds de long et cinq pieds de large [Le pied équivalant à
un peu plus de 30 cru., cette pièce mesure donc 1 m. 80 sur 1 m. 50 environ.],
j’ai vu deux lits – et quels lits et quelle literie ! – qui, avec un escalier
et un foyer, remplissaient toute la pièce. Dans plusieurs autres, je ne vis
absolument rien, bien que la porte en fût grandeouverte et que les habitants y
fussent adossés. Devant les portes, partout des décombres et des ordures ; on
ne pouvait voir si, en dessous, c’était pavé, on ne pouvait que le sentir au
pied, par endroits. Toute cette foule d’étables, habitées par des hommes, était
bornée sur deux côtés par des maisons et une usine, sur le troisième par le
cours d’eau et, à part le petit sentier de la rive, on n’en sortait que par une
étroite porte cochère qui donnait dans un autre dédale de maisons, presque
aussi mal bâties et mal entretenues que celles-ci. Ces exemples suffisent.
C’est ainsi qu’est bâtie toute
la rive de l’Irk, chaos de maisons jetées pêle-mêle, plus ou moins inhabitables
et dont l’intérieur est en parfaite harmonie avec la saleté des alentours. Mais
aussi, comment voulez-vous que les gens soient propres ! Il n’y a même pas de
commo[1]dités
pour les besoins les plus naturels et les plus quotidiens. Les cabinets sont
ici si rares, qu’ils sont ou bien pleins chaque jour ou bien trop éloignés pour
la plupart des gens. Comment voulez-vous que les gens se lavent, alors qu’ils
n’ont à proximité que les eaux sales de l’Irk, et que les canalisations et les
pompes n’existent que dans les quartiers honnêtes ? Vraiment on ne peut faire
reproche à ces ilotes de la société moderne, si leurs logements ne sont pas
plus propres que les porcheries qu’on trouve çà et là au milieu d’eux. Les
proprié[1]taires,
eux, n’ont pas honte de louer des logements comme les six ou sept sous-sols
donnant sur le quai, tout de suite en aval de Scotland Bridge, et dont le sol
est au moins à deux pieds au-dessous du niveau des eaux – lorsque les eaux sont
basses – de l’Irk qui coule à moins de six pieds de distance – ou bien comme
l’étage supérieur de la maison d’angle, sur l’autre rive, juste avant le pont,
dont le rez-de-chaussée est inhabitable, sans rien pour boucher les trous des
fenêtres et de la porte. C’est un cas qui n’est pas rare dans cette région ; et
ce rez-de[1]chaussée
ouvert sert d’ordinaire de lieux d’aisances à tout le voisinage faute de locaux
appropriés.
Si nous quittons l’Irk pour
entrer de l’autre côté de Long Millgate, au cœur des habitations ouvrières,
nous arrivons dans un quartier un peu plus récent qui s’étend depuis l’église
St Michel jusqu’à Withy Grove et Shudehill. Ici, du moins, il y a un peu plus
d’ordre ; au lieu d’une architecture anarchique, nous trouvons au moins de
longues ruelles et impasses rectilignes, ou bien des cours rectangulaires qui
ne sont pas dues au hasard ; mais si, précédemment, c’était chaque maison en
particulier, ici ce sont les ruelles et les cours qui sont construites
arbitrairement, sans aucun souci de la disposition des autres. Tantôt une
ruelle va dans telle direction, tantôt dans telle autre, on débouche à chaque
pas dans un cul-de-sac ou une encoignure qui vous renvoie d’où vous venez –
quiconque n’a pas vécu un bon bout de temps dans ce labyrinthe ne s’y retrouve
certainement pas. L’aération des rues – si je puis employer ce mot à propos de
ce quartier – et des cours, en est par suite aussi imparfaite qu’aux abords de
l’Irk ; et si cependant, on devait reconnaître à ce quartier quelque
supériorité sur la vallée de l’Irk – les maisons sont, il est vrai, plus
récentes, les rues ont du moins par endroits des caniveaux – il possède aussi
en revanche, presque dans chaque maison, un logement au sous-sol, ce qui
n’existe que rarement dans la vallée de l’Irk, précisément en raison de la
vétusté et du mode de construction moins soigné. Du reste, la, saleté, les tas
de décombres et de cendres, les flaques dans les rues sont communs aux deux
quartiers et, dans le district dont nous parlons en ce moment, nous constatons
en outre un autre fait très préjudiciable à la propreté des habitants : le
grand nombre de porcs qui errent partout dans les ruelles fouillant les ordures
ou qui sont enfermés à l’intérieur des cours dans de petites porcheries. Les
éleveurs de cochons louent ici les cours, comme dans la plupart des quartiers
ouvriers de Manchester, et y installent des porcheries ; il y a dans presque
toutes les cours un ou plusieurs recoins séparés du reste, où les habitants des
lieux jettent toutes leurs ordures et leurs détritus. Les porcs s’en
engraissent – et l’atmosphère de ces cours, déjà fermées de tous côtés, en est
toute empuantie en raison de la putréfaction des matières animales et
végétales. On a percé une rue large et assez convenable à travers ce quartier –
Millers street – et dissimulé l’arrière-plan avec assez de bonheur – mais si
l’on se laisse entraîner par la curiositédans un des nombreux passages menant
aux cours, on pourra constater tous les vingt pas cette cochonnerie, au sens
exact du terme.
Telle est la vieille ville de
Manchester – et en relisant ma description, je dois reconnaître que bien loin
d’être exagérée, ses couleurs n’en sont pas assez crues pour donner à voir la
saleté, la vétusté et l’inconfort, ni à quel point la construction de ce
quartier peuplé de 20.000 à 30.000 habitants au moins, est un défi à toutes les
règles de la salubrité, de l’aération et de l’hygiène. Et un tel quartier
existe au cœur de la deuxième ville d’Angleterre, de la première ville
industrielle du monde. Si l’on veut venir voir de quel espace réduit l’homme a
besoin pour se mouvoir, combien peu d’air – et quel air – lui est nécessaire à
l’extrême rigueur pour respirer, à quel degré inférieur de civilisation il peut
subsister, on n’a qu’à venir en ces lieux. Bien sûr, c’est la vieille ville –
et c’est l’argument des gens d’ici, quand on leur parle de l’état épouvantable
de cet enfer sur terre – mais, qu’est-ce à dire ? Tout ce qui suscite ici le
plus notre horreur et notre indignation est récent et date de l’époque
industrielle. Les quelques centaines de maisons qui proviennent du vieux
Manchester ont été abandonnées depuis longtemps par leurs premiers habitants ;
il n’y a que l’industrie pour les avoir bourrées des troupes d’ouvriers
qu’elles abritent actuellement, il n’y a que l’industrie pour avoir fait bâtir
sur chaque parcelle qui séparait ces vieilles maisons, afin d’y gagner des
abris pour les masses qu’elle faisait venir de la campagne et d’Irlande ; il
n’y a que l’industrie pour permettre aux propriétaires de ces étables, de les
louer au prix fort comme logis à des êtres humains, d’exploiter la misère des
ouvriers, de miner la santé de milliers de personnes pour son seul profit ; il
n’y a que l’industrie pour avoir fait que le travailleur à peine libéré du
servage, ait pu être à nouveau utilisé comme simple matériel, comme une chose,
au point qu’il lui faille se laisser enfermer dans un logement trop mauvais
pour n’importe qui d’autre et qu’il a le droit de laisser tomber complètement
en ruines en échange de ses gros sous. Cela, c’est l’industrie seule qui l’a
fait, elle qui n’aurait pas pu exister sans ces ouvriers, sans la misère et
l’asservissement de ces ouvriers. C’est vrai, la disposition initiale de ce
quartier était mauvaise, on ne pouvait pas en tirer grand chose de bon – mais
les propriétaires fonciers et l’administration ont-ils fait quoi que ce soit
pour l’améliorer lorsqu’ils se sont mis à y construire ? Au contraire ; là où
une parcelle était encore libre, on éleva une maison, où il y avait encore une
issue superflue, on l’a murée ; la valeur foncière s’est accrue de pair avec
l’essor industriel et plus elle s’élevait, plus on bâtissait frénétiquement,
sans aucun égard pour l’hygiène ou le confort des habitants, selon le principe
: Si laide que soit une masure, il se trouvera toujours un pauvre incapable
d’en payer une plus belle, le seul souci étant celui du plus grand profit
possible. Mais que voulez-vous, c’est la vieille ville et c’est avec cet
argument que se tranquillise la bourgeoisie ; voyons donc de quoi a l’air la
ville neuve (the new town).
La ville neuve, appelée aussi
la ville irlandaise (the Irish town), s’étend au delà de la vieille ville sur
le flanc d’une colline argileuse entre l’Irk et St George’s Road. Ici disparaît
tout aspect urbain. Des rangées isolées de maisons ou formant un ensemble de
rues, s’élèvent par endroits comme de petits villages, sur le sol d’argile nu,
où ne pousse pas même du gazon ; les maisons ou plutôt les cottages, sont en
mauvais état, jamais réparées, sales, avec des logements au sous-sol, humides
et malpropres ; les ruelles n’ont ni pavés ni caniveaux; en revanche elles
recèlent de nombreuses colonies de porcs, enfermés dans de petites cours ou des
porcheries ou bien errant en toute liberté sur la pente. Les chemins sont ici
tellement boueux qu’il faut que le temps soit extrêmement sec, pour pouvoir
espérer en sortir sans s’enfoncer à chaque pas jusqu’aux chevilles. Près de St
George’s Road, les différents îlots se rejoignent, on s’engage dans une
interminable enfilade de ruelles, culs-de-sac, arrière-rues et cours, dont la
densité et le désordre s’accroissent à mesure qu'on approche du centre de la ville.
Par contre, ces voies sont, il est vrai, assez fréquemment pavées ou, du moins,
pourvues de passages pavés pour piétons, et de caniveaux ; mais la saleté, le
mauvais état des maisons, et surtout des caves, restent les mêmes.
Il y a lieu de faire ici quelques
remarques générales sur la façon dont on bâtit habituelle[1]ment
les quartiers ouvriers à Manchester. Nous avons vu que dans la vieille ville,
c’était le plus souvent le hasard qui présidait au groupement des maisons.
Chaque maison est bâtie sans souci des autres, et les intervalles de forme
irrégulière entre les habitations s’appellent à défaut d’autre terme des cours
(courts). Dans les parties un peu plus récentes de ce même quartier, et dans
d’autres quartiers ouvriers [Légère modification de terme dans l’édition de
1892. Engels a remplacé « quartiers où l’on travaille » par « quartiers
ouvriers » : Arbeiterviertel] datant des premiers temps de l’essor industriel,
on note une ébauche de plan. L’intervalle séparant deux rues est divisé en
cours plus régulières, le plus souvent quadrangulaires : à peu près comme
ci-dessous : (…)
Ces cours furent dès le début
disposées ainsi; les rues communiquent avec elles, par des passages couverts.
Si ce mode de construction désordonné était déjà très préjudiciable à la santé
des habitants, en ce qu’il empêchait l’aération, cette manière d’enfermer les
ouvriers dans des cours encloses de tous côtés, l’est encore bien plus. Ici,
l’air ne peut rigoureusement pas s’échapper ; les cheminées des maisons – tant
que le feu n’est pas allumé – sont les seules évacuations possibles pour l’air
pris au piège de la cour [Et cependant, un sage libéral anglais affirme dans le
Children’s Empl. Comm. Report *, que ces cours sont le chef-d’œuvre de
l’architecture urbaine, parce qu’elles amélioreraient, telles un grand nombre
de petites places publiques l’aération et le renouvellement de l’air ! Ah ! si
chaque cour avait deux ou quatre accès se faisant face, larges et non couverts,
par où l’air pourrait circuler ! Mais elles n’en ont jamais deux, très rarement
un seul découvert, et presque toutes n’ont que des entrées étroites et
couvertes. (FE) * Cf. R.D. Grainger, in Appendix to the 2nd Report of the
Children’s Employment Commission, Part. I].
Il s’y ajoute encore, que les
maisons autour de ces cours sont le plus souvent bâties par deux, leur mur du
fond étant mitoyen, et cela suffit déjà à empêcher toute aération satisfai[1]sante
et complète. Et, comme la police des rues ne se soucie pas de l’état de ces
cours [Ces cours étaient considérées comme propriété privée. Les pouvoirs de la
police en la matière furent un peu étendus en 1844 (Manchester Police Act)],
comme tout ce qui y est jeté y reste bien tranquillement, il ne faut pas
s’étonner de la saleté et des tas de cendres et d’ordures, qu’on y trouve. Je
suis allé dans des cours – près de Millers Street – qui étaient au moins un
demi-pied au-dessous du niveau de la rue principale, et qui n'avaient pas la
moindre rigole d’écoulement pour les eaux de pluie, qui s’y amassent !
Plus tard, on a commencé
d’adopter un autre style de construction, qui est maintenant le plus courant.
On ne construit pas les cottages ouvriers isolément, mais toujours par
douzaines, voire par grosses – un seul entrepreneur bâtit du même coup une ou
plusieurs rues. Celles-ci sont aménagées de la façon suivante : l’une des
façades (cf. le croquis ci-dessous) comprend des cottages de premier ordre qui
ont la chance de posséder une porte de derrière et une petite cour, et qui
rapportent le plus haut loyer. Derrière les murs de la cour de ce cottage, il y
a une ruelle étroite, la rue de derrière (back street), fermée aux deux bouts,
et où l’on accède latéralement soit par un chemin étroit, soit par un passage
couvert. Les cottages qui donnent sur cette ruelle payent le plus bas loyer, et
sont du reste les plus négligés. Leur mur de derrière est mitoyen avec la
troisième rangée de cottages qui donnent du côté opposé sur la rue, et
rapportent un loyer moins élevé que la première rangée mais plus élevé que la
deuxième. La disposition des rues est donc à peu près celle-ci : (…)
Ce mode de construction assure
une assez bonne aération au premier rang de cottages et celle de la troisième
rangée n’est pas pire que celle de la rangée correspondante dans la dispo[1]sition
antérieure ; par contre la rangée du milieu est au moins aussi mal aérée que
les maisons des cours et les ruelles de derrière sont dans le même état de
saleté, et d’apparence aussi minable que les cours. Les entrepreneurs préfèrent
ce type de construction, parce qu'elle gagne de la place et leur donne
l’occasion d’exploiter plus aisément les travailleurs les mieux payés en leur
demandant des loyers plus élevés pour les cottages de la première et de la
troisième rangées. Ces trois types de construction de cottages se retrouvent
dans tout Man[1]chester
– et même dans tout le Lancashire et le Yorkshire, souvent confondus mais plus
souvent encore suffisamment distincts pour qu’on puisse en déduire l’âge
relatif des différents quartiers de la ville. Le troisième système, celui des «
ruelles de derrière », prédomine nettement dans le grand quartier ouvrier, à
l’est de St Georges’Road, des deux côtés de Oldham Road et Great Ancoats
Street, il est aussi le plus fréquent dans les autres quartiers ouvriers de
Manchester et dans les faubourgs.
C’est dans le grand quartier
que nous venons de mentionner et que l’on désigne sous le nom de Ancoats, que
sont installées, le long des canaux, la plupart des usines et les plus
importantes – bâtiments gigantesques de six à sept étages, qui avec leurs
cheminées élancées dominent de très haut les bas cottages ouvriers. La
population du quartier se compose donc principalement d’ouvriers d’usine et
dans les plus mauvaises rues, de tisserands manuels. Les rues situées à
proximité immédiate du centre de la ville sont les plus vieilles, donc les plus
mauvaises, elles sont cependant pavées et pourvues de caniveaux ; j’y inclus
les rues parallèles les plus proches : Oldham Road et Great Ancoats Street.
Plus au nord, on trouve maintes rues de construction récente ; les cottages y
sont coquets et propres ; les portes et fenêtres sont neuves et fraîchement
peintes, les intérieurs blanchis proprement ; les rues elles[1]mêmes
sont plus aérées, les espaces non bâtis entre elles, plus grands et plus
nombreux, mais ceci ne s’applique qu’à la minorité des habitations ; en outre,
des logements au sous-sol existent sous presque chaque cottage, beaucoup de
rues ne sont pas pavées et n'ont pas de caniveaux et surtout cet air coquet
n’est qu’une apparence qui disparaît au bout de dix années. En effet, le mode
de construction des différents cottages n’est pas moins condamnable que la
disposition des rues. Ces cottages semblent à première vue tous jolis et de bon
aloi, les murs de briques massifs captivent le passant et lorsqu’on parcourt
une rue ouvrière de construction récente, sans se soucier davantage des ruelles
de derrière et de la façon dont sont bâties les maisons elles-mêmes, on abonde
dans le sens des industriels libéraux, qui affirment que nulle part les
ouvriers ne sont si bien logés qu'en Angleterre. Mais quand on y regarde de
plus près, on trouve que les murs de ces cottages sont aussi minces qu'il est
possible, Les murs extérieurs, qui supportent le sous-sol, le rez-de-chaussée
et le toit ont, tout au plus, l’épaisseur d’une brique, ainsi à chaque couche
horizontale, les briques sont disposées les unes à côté des autres, dans le
sens de la longueur, mais j’ai vu maints cottages de la même hauteur –
quelques-uns même en construction – où les murs extérieurs n’avaient qu’une
demi-brique d’épaisseur et où celles-ci, par conséquent, n’étaient pas
disposées dans le sens de la longueur, mais dans celui de la largeur : (…)
elles jouxtaient par leur côté
étroit. Ceci, en partie afin d’économiser les matériaux, en partie aussi parce
que les entrepreneurs sont jamais les propriétaires du terrain : ils n’ont fait
que le louer, à la mode anglaise, pour 20, 30, 40, 50 ou go ans, après quoi il
revient, avec tout ce qui s’y trouve, à son premier propriétaire, sans que
celui-ci ait à verser quoi que ce soit, en dédommagement des installations qui
y ont été faites. Le locataire du terrain calcule donc ces installations de
sorte qu’elles aient aussi peu de valeur que possible à l’expiration du contrat
; et comme des cottages de ce genre sont bâtis 20 ou 30 ans seulement avant ce
terme, il est aisément concevable que les entrepreneurs ne veuillent y faire
des frais trop élevés. Il faut ajouter que ces entrepreneurs, la plupart du
temps maçons et charpentiers ou industriels, ne font que peu ou pas de
réparations, en partie parce qu’ils ne veulent pas réduire le bénéfice des
loyers, en partie parce qu’approche l’expiration du bail du terrain bâti, et
qu’en raison des crises économiques et de la disette qui s’ensuit des rues
entières restent souvent désertes : conséquence, les cottages se délabrent
rapidement et deviennent inhabitables. De fait, on calcule généralement que les
logements ouvriers ne sont habitables en moyenne que quarante ans ; cela peut
sembler étrange, lorsqu’on voit. les beaux murs massifs de cottages neufs, qui
semblent devoir durer quelques siècles, mais c’est ainsi, – la lésinerie qui
préside à la construction, l’absence systématique de réparation, l’inoccupation
fréquente des logements, le fréquent et perpétuel changement de locataires et,
en outre, les dégradations qu’ils commettent (la plupart sont des Irlandais)
durant les dix dernières années où le cottage est habitable : ils arrachent
assez souvent le bois de charpente pour faire du feu : tout cela fait qu’au
bout de quarante ans, ces cottages ne sont plus que ruines. C’est pour cette
raison que le district d’Ancoats, dont les maisons datent seulement de l’essor
industriel, et même en grande partie seulement de ce siècle, compte malgré tout
quantité de cottages vétustes et délabrés, et que la majorité d’entre eux y a
déjà atteint le dernier stade de l’habitabilité. je ne veux point dire ici la
quantité de capitaux qui ont été ainsi gaspilles, ni comment un investissement
initial un peu plus élevé et de faibles réparations par la suite eussent suffi
pour que tout ce quartier pût être maintenu de longues années propre,
convenable, et habitable. Ce qui m’intéresse, c’est uniquement la situation des
maisons et de leurs habitants et il faut bien dire qu’il n’y a pas, pour loger
les ouvriers, de système plus néfaste et plus démoralisant que celui-là.
L’ouvrier est contraint d’habiter ces cottages en mauvais état parce qu’il ne
peut pas payer le loyer de meilleurs, ou bien parce qu’il n’en existe pas de
meilleurs à proximité de l’usine, peut-être même aussi, parce que ces cottages
appartiennent à l’industriel et que celui-ci n’embauche que ceux qui acceptent
d’occuper un de ces logements. Bien entendu cette durée de quarante ans n’est
pas à prendre au pied de la lettre, car si les logements sont situés dans un
quartier à grande densité d’immeubles et si par conséquent, malgré le loyer
foncier plus élevé, il y a des chances de trouver toujours des locataires, les
entrepreneurs font quelque effort pour assurer l’habitabilité relative de ces
logements au-delà des quarante années ; mais même dans ce cas, ils ne dépassent
pas le strict minimum et ces habitations retapées sont alors précisément les
pires. De temps à autre, lorsqu’on craint des épidémies, la conscience des
services d’hygiène, ordinairement très somnolente, s’émeut quelque peu ; ils
entreprennent alors des expéditions dans les quartiers ouvriers, ferment toute
une série de caves et de cottages, comme ce fut le cas dans plusieurs ruelles
des environs de Oldham Road ; mais cela ne dure guère, les logements réprouvés
retrouvent bientôt des occupants et les propriétaires n’en sont que plus à
l’aise pour trouver des locataires : on sait bien que les policiers des
services d’hygiène ne reviendront pas de si tôt !
Cette partie est et nord-est
de Manchester est la, seule où la bourgeoisie ne soit pas instal[1]lée,
pour la bonne raison que le vent dominant qui souffle dix ou onze mois de
l’année de l’ouest et du sud-ouest apporte de ce côté-là, la fumée de toutes
les usines – et ce n’est pas peu dire. Cette fumée-là, les ouvriers peuvent
bien la respirer tout seuls.
Au sud de Great Ancoats Street
s’étend un grand quartier ouvrier à demi construit, une zone de collines,
dénudée, avec des rangées ou des pâtés de maisons isolés, disposés sans ordre.
Dans les intervalles, des emplacements vides, inégaux, argileux, sans gazon et
par con[1]séquent
difficilement praticables par temps humide. Les cottages sont tous sales et
vétustes ; ils sont situés souvent dans des trous profonds et rappellent la ville
neuve. Le quartier que traverse la voie ferrée de Birmingham est celui où les
maisons sont les plus denses, c’est donc le pire.
En cet endroit, les
innombrables méandres du Medlock parcourent une vallée qui est par endroits
tout à fait analogue à celle de l’Irk. Des deux côtés de la rivière aux eaux
stagnantes et nauséabondes, aussi noire que de la poix s’étend, de son entrée
dans la ville jusqu’à son confluent avec l’Irwell, une large ceinture de
fabriques et de logements ouvriers ; ceux-ci sont dans l’état le plus
déplorable. La rive est le plus souvent escarpée et les constructions
descendent jusque dans le fleuve, tout comme nous l’avons vu pour l’Irk ; et
les rues et les maisons sont aussi mal bâties, qu’elles soient du côté de
Manchester ou d’Ardwick, Chorlton ou Hulme. Le coin le plus hideux – si je
voulais parler en détail de tous les blocs d’immeubles séparément, je n’en
finirais pas – se situe du côté de Manchester, immédiatement au sud-ouest
d’Oxford Road et s’appelle « la petite Irlande » (Little Ireland). Dans un
creux de terrain assez profond, bordé en demi-cercle par le Medlock, et sur les
quatre côtés par de hautes usines, de hautes rives couvertes de maisons ou des
remblais, 200 cottages environ sont répartis en deux groupes, le mur de derrière
étant le plus souvent mitoyen ; quelque 4.000 personnes y habitent, presque
tous des Irlandais. Les cottages sont vieux, sales et du type le plus petit :
les rues inégales tout en bosses, en partie sans pavés et sans caniveaux;
partout, une quantité considérable d’immondices, de détritus et de boue
nauséabonde entre les flaques stagnantes ; l’atmosphère est empestée par leurs
émanations, assombrie et alourdie par les fumées d’une douzaine de cheminées
d’usines ; une foule d’enfants et de femmes en haillons rôdent en ces lieux,
aussi sales que les porcs qui se prélassent sur les tas de cendres et dans les
flaques. Bref, tout ce coin offre un spectacle aussi répugnant que les pires
cours des bords de l’Irk. La population qui vit dans ces cottages délabrés,
derrière ces fenêtres brisées et sur lesquelles on a collé du papier huilé, et
ces portes fendues aux montants pourris, voire dans ces caves humides et
sombres, au milieu de cette saleté et de cette puanteur sans bornes, dans cette
atmosphère qui semble intentionnellement renfermée, cette population doit
réellement se situer à l’échelon le plus bas de l’humanité ; telle est
l’impression et la conclusion qu’impose au visiteur l’aspect de ce quartier vu
de l’extérieur. Mais que dire quand on apprend [Dr Kay, op. cit. * (FE) * pp.
35-36] que, dans chacune de ces petites maisons, qui ont tout au plus deux
pièces et un grenier, parfois une cave, habitent vingt personnes, que dans tout
ce quartier, il n’y a qu’un cabinet – le plus souvent inabordable bien sûr –
pour 120 personnes environ, et qu’en dépit de tous les sermons des médecins, en
dépit de l’émotion qui s’empara de la police chargée de l’hygiène pendant
l’épidémie de choléra, quand elle découvrit l’état de la Petite Irlande, tout
est aujourd’hui, en l’an de grâce 1844, presque dans le même état qu'en 1831 ?
Le Dr Kay relate que, dans ce quartier, ce ne sont pas seulement les caves,
mais même les rez-de-chaussée de toutes les maisons qui sont humides ;
autrefois, un certain nombre de caves avaient été comblées avec de la terre,
explique-t-il, mais peu à peu on les a déblayées, et elles sont habitées
maintenant par des Irlandais ; dans une cave – le sol de la cave étant au[1]dessous
du niveau du fleuve – l’eau jaillissait continuellement d’un trou d’évacuation
obturé avec de l’argile, au point que le locataire, un tisserand manuel devait,
chaque matin vider sa cave et verser l’eau dans la rue [Le Dr Kay lui-même
s’inspire ici d’un rapport sur l’état sanitaire de la ville établi pour la
municipalité de Manchester, en 1831.].
Plus en aval, on trouve Hulme
sur la rive gauche de Medlock, ville qui n’est à proprement parler qu’un grand
quartier ouvrier, et dont l’état est presque en tous points semblable à celui
du quartier d’Ancoats. Les quartiers à habitat très dense sont le plus souvent
en piteux état et presque en ruines ; les quartiers à population moins dense et
de construction assez récente sont plus aérés mais le plus souvent enfouis dans
la boue. En général, les cottages sont humides, et pourvus d’une arrière-ruelle
et d’habitations au sous-sol. Sur l’autre rive du Medlock, à Manchester
proprement dit, il existe un second grand district ouvrier, qui s’étend des
deux côtés de Deansgate jusqu’au quartier commercial et qui par endroits ne le
cède en rien à la vieille ville. Notamment, à proximité du quartier commercial,
entre Bridge Street et Quay Street, Princess Street et Peter Street,
l’entassement des immeubles dépasse par endroit celui des plus étroites cours
de la vieille ville. On y trouve de longues venelles étroites, entre lesquelles
il y a des cours avec coins et recoins, et des passages, dont les sorties et
les entrées sont aménagées avec si peu de méthode que, dans pareil dédale, on
s’engage à tout moment dans une impasse ou que l’on sort du mauvais côté,
lorsqu'on ne connaît pas à fond chaque passage et chaque cour. C’est dans ces
lieux exigus, délabrés et sales qu’habite, selon le Dr Kay, la classe la plus
amorale de tout Manchester, dont la profession est le vol ou la prostitution,
et selon toute apparence il a raison aujourd’hui encore. Lorsque la police de
l’hygiène y vint faire une descente en 1831, elle y découvrit une insalubrité
aussi grande qu'aux bords de l’Irk ou dans la « Petite Irlande » (je puis
témoigner que ce n’est guère mieux encore aujourd’hui) et entre autres choses,
un seul cabinet Pour 380 personnes dans la Parliament Street, et un seul Pour
30 maisons à grande densité de population dans le Parliament Passage.
Si nous allons à Salford en
traversant l’Irwell, nous trouvons, sur une presqu’île formée par cette
rivière, une ville qui compte 80.000 habitants et n’est à vrai dire, qu’un
grand quartier ouvrier traversé par une unique et large rue. Salford, jadis
plus importante que Manchester, était à cette époque le centre principal du district
environnant qui porte encore son nom : Salford Hundred. C’est pourquoi il y a
ici aussi, un quartier assez vieux et par conséquent très malsain, sale et
délabré, en face de la vieille église de Manchester, et qui est en aussi
mauvais état que la vieille ville, sur l’autre rive de l’Irwell. Un peu plus
loin du fleuve s’étend un district plus récent, mais qui date lui aussi de plus
de quarante ans et est pour cette raison, passablement décrépit. Tout Salford
est bâti en cours ou en ruelles si étroites, qu’elles m’ont rappelé les plus
étroites venelles que j’aie jamais vues : celles de Gênes. Sous ce rapport, la
façon dont Salford est bâtie est encore bien pire que celle de Manchester, et
il en va de même pour la propreté. Si à Manchester, la police s’est rendue, au
moins de temps à autre – une fois tous les six ou dix ans – dans les quartiers
ouvriers, a fait fermer les plus mauvais logements et nettoyer les coins les
plus sales de ces écuries d’Augias, elle semble n’avoir rien fait à Salford.
Les étroites ruelles transversales et les cours de Chapel Street, Greengate et
Gravel Lane, n’ont certainement jamais été nettoyées depuis leur construction ;
actuellement la voie ferrée de Liverpool traverse ces quartiers sur un haut
viaduc, et elle a fait disparaître maints recoins parmi les plus sales, mais
qu’est-ce que cela change ? En passant sur ce viaduc, on peut voir d’en haut
encore bien assez de saleté et de misère, et si l’on se donne la peine de
parcourir ces ruelles, de jeter un coup d’œil par les portes et fenêtres
ouvertes, dans les caves et les maisons, on peut se convaincre à chaque
instant, que les ouvriers de Salford vivent dans des logements où toute
propreté et tout confort sont impossibles. Même situation dans les districts
plus éloignés de Salford, à Islington, près de Regent Road et derrière le
chemin de fer de Bolton. Les logements ouvriers entre Oldfield Road et Cross
Lane, où, de part et d’autre de Hope Street, se trouve une foule de cours et de
ruelles dans un état des plus déplorables, rivalisent de malpropreté et de
densité de population avec la vieille ville de Manchester; dans cette région
j’ai trouvé un homme qui semblait accuser soixante ans et vivait dans une
étable – il avait construit dans ce trou carre sans fenêtres, ni plancher ni
sol pavé, une espèce de cheminée ; il y avait installé un grabat, et il y
habitait, bien que la pluie pénétrât à travers le mauvais toit délabré.
L’homme, trop âgé et trop faible pour accomplir un travail régulier, gagnait sa
nourriture en transportant du fumier et d’autres choses dans sa brouette ; une
mare de purin arrivait presque jusqu’à son étable.
Voilà les différents quartiers
ouvriers de Manchester, tels que j’ai eu l’occasion de les observer moi-même
durant vingt mois. Pour résumer le résultat de nos promenades à travers ces
localités, nous dirons que la quasi-totalité des 350.000 ouvriers de Manchester
et de sa banlieue habite dans des cottages en mauvais état, humides et sales ;
que les rues qu’ils prennent sont le plus souvent dans le plus déplorable état
et extrêmement malpropres, et qu’elles ont été construites sans le moindre
souci de l’aération, avec l’unique préoccupation du plus grand profit possible
pour le constructeur ; en un mot, que dans les logements ouvriers de Manchester
il n’y a pas de propreté, pas de confort, et donc pas de vie de famille
possibles ; que seule une race déshumanisée, dégradée, rabaissée à un niveau
bestial, tant du point de vue intellectuel que du point de vue moral,
physiquement morbide, peut s’y sentir à l’aise et s’y retrouver chez soi. Et je
ne suis pas le seul à l’affirmer ; nous avons vu que le Dr Kay fournit une
description tout à fait analogue, et par surcroît, je vais mentionner encore
les paroles d’un libéral, d’un homme dont l’autorité est reconnue et appréciée
des industriels, adversaire fanatique de tout mouvement ouvrier indépendant, M.
Senior [Nassau W. Senior, Letters on the Factory Act to the Rt. Hon. President
of the Board of Trade (Lettres sur la loi des fabriques adressées au très
honorable Président du Bureau du Commerce), Chas. Poulett Thomson, Esq.,
Londres, 1837, p. 24 (FE)] :
« Lorsque j’ai parcouru les
logements des ouvriers d’usine dans la ville irlandaise, à Ancoats et dans la «
Petite Irlande », mon unique surprise a été qu’il soit possible de se conserver
en passable santé dans de tels logis. Ces villes – car ce sont des villes par
leur extension et leur population – ont été édifiées dans le mépris le plus
total de tous les principes, le profit immédiat des spéculateurs chargés de la
construction excepté. Un charpentier et un maçon s’associent pour acheter
(c’est-à-dire louer pour un certain nombre d’années) une série d’emplacements à
bâtir, et pour les couvrir de prétendues maisons ; en un endroit, nous
trouvâmes toute une rue qui suivait le cours d’un fossé, pour avoir des caves
plus profondes sans frais de creusement, des caves non pas destinées à faire
office de cabinet de débarras ou d’entrepôt, mais bien de demeures pour des
hommes. Pas une seule de ces maisons n’échappa au choléra. Et en général, les
rues de ces banlieues n’y ont pas dé pavés, elles ont un tas de fumier ou une
petite mare en leur milieu, les maisons sont adossées les unes aux autres sans
aération ni drainage du sol et des familles entières en sont réduites à vivre dans
le recoin d’une cave ou d’une mansarde. »
J’ai déjà mentionné plus haut,
l’activité inhabituelle que déploya la police de l’hygiène lors de l’épidémie
de choléra à Manchester. En effet, lorsque cette épidémie menaça, une frayeur
générale s’empara de la bourgeoisie de cette ville ; on se souvint tout à coup
des habitations insalubres des pauvres et on trembla à la certitude que chacun
de ces mauvais quartiers allait constituer un foyer d’épidémie, d’où celle-ci
étendrait ses ravages en tous sens dans les résidences de la classe possédante.
Aussitôt, on désigna une commission d’hygiène pour enquêter dans ces quartiers
et remettre au Conseil Municipal, un compte rendu exact de leur situation
[Commission désignée en novembre 1931, dont les conclusions confirmèrent pour
l’essentiel le rapport de la police.]. Le Dr Kay, lui-même membre de la
commission, qui visita spécialement chaque district de Police, à l’exception du
onzième, donne quelques extraits de son rapport. En tout 6.951 maisons furent
inspectées – naturellement dans Manchester même, à l’exclusion de Salford et
des autres banlieues – 2.565 d’entre elles avaient un besoin urgent d’un
badigeon intérieur à la chaux, dans 960 on avait négligé de faire les
réparations nécessaires (were out of repair). 939 étaient dépourvues
d’installations d’écoulement suffisantes, 1.435 étaient humides, 452 mal
aérées, 2.221 dépourvues de cabinets. Sur les 687 rues inspectées, 248
n’étaient pas pavées, 53 ne l’étaient que partiellement, 112 mal aérées, 352
contenaient des mares stagnantes, des monceaux d’ordures, de détritus et autres
déchets [Engels semble avoir utilisé simultanément pour ce passage les ouvrages
de Kay, p. 31, Gaskell, op. cit., p. 134 et A. Slaney, State of Poorer Classes
in Great Towns, 1840, p. 18]. Il est évident que nettoyer ces écuries d’Augias
avant l’arrivée du choléra était proprement impossible ; c’est pourquoi on se
contenta de nettoyer quelques-uns des plus mauvais coins et on laissa le reste
tel qu’il était. Il va de soi que les endroits nettoyés étaient quelques mois
plus tard dans le même état de crasse, à preuve la « Petite Irlande ». Quant à
l’intérieur de ces demeures, la même commission en dit à peu près ce que nous
savons déjà de Londres, d’Edimbourg, et d’autres villes.
« Souvent, tous les membres
d’une famille irlandaise sont entassés dans un seul lit; souvent un tas de
paille sale et de couvertures faites de vieux sacs les recouvre tous, en un
amas confus d’êtres, que le besoin, l’abrutissement et la licence abaissent
pareillement. Souvent les inspecteurs ont trouvé deux familles dans une maison
de deux pièces ; l’une des pièces servait de chambre à coucher pour tous,
l’autre était la salle à manger et la cuisine communes ; et souvent plus d’une
famille habitait dans une cave humide ou 12 à 16 personnes étaient entassées
dans une atmosphère pestilentielle ; à cette source de maladies et à d’autres,
s’ajoutait qu’on y élevait des porcs et qu’on y trouvait d’autres sujets
d’écœurement de la plus révoltante espèce » [Kay, op. cit., p. 32 (FE)].
Nous devons ajouter que de
nombreuses familles, n’ayant elles-mêmes qu’une pièce, y reçoivent des
pensionnaires et des gens à la nuit contre indemnité, que par surcroît, souvent
des pensionnaires des deux sexes couchent dans le même lit que le couple, et
que par exem[1]ple,
le cas d’un homme, de sa femme et de sa belle-sœur adulte couchant dans le même
lit fut constaté six fois au moins à Manchester, selon le Rapport sur l’état
sanitaire de la classe ouvrière [Témoignage de James Riddel Wood, pp. 124-125].
Les maisons-dortoirs sont très nombreuses ici aussi, le Dr Kay en fixe le
nombre à 267 à Manchester même, en 1831, et depuis il a dû s’accroître
sensiblement. Chacune accueille 20 à 30 hôtes, hébergeant ainsi, au total, de
5.000 à 6.000 personnes chaque nuit ; le caractère de ces maisons et de leurs
clients est le même. que dans les autres villes. Cinq ou sept matelas sont
étalés par terre dans chaque chambre, sans lits, et on y case autant de
personnes qu’il s’en trouve, toutes pêle-mêle. Je n’ai point besoin de dire
quelle ambiance physique et morale règne dans ces repaires du vice. Chacune de
ces maisons est un foyer de crime et le théâtre d’actes qui révoltent
l’humanité et n’auraient peut-être jamais été perpétrés sans cette
centralisation imposée de l’immoralité. Le nombre des individus vivant dans des
sous-sols est selon Gaskell [P. Gaskell, The Manufacturing Population of
England, its Moral, Social and Physical Condition, and the Changes, which have
arisen from the Use of Steam Machinery ; with an Examination of Infant Labour.
« Fiat justitia ». (La population des ouvriers d’usine en Angleterre, son état
moral, social et physique, et les changements occasionnés par l’utilisation des
machines à vapeur. Avec une enquête sur le travail des enfants. « Que justice
se lasse. ») 1833. Décrit principalement la situation des ouvriers dans le
Lancashire. L’auteur est un libéral, mais il écrivait à une époque où le
libéralisme n’impliquait pas encore de vanter le « bonheur » des ouvriers.
C’est pourquoi il est encore sans prévention et a encore le droit de voir les
maux du régime existant, en particulier ceux du système industriel. En
revanche, il écrivit aussi avant la Factories Inquiry Commission (Commission
d’Enquête sur les Usines) et emprunte à des sources douteuses mainte
affirmation réfutée ultérieurement par le rapport de la Commission. L’ouvrage,
encore que bon dans l’ensemble, doit en conséquence – et aussi parce qu’il
confond comme Kay la classe ouvrière en général avec la classe ouvrière des
usines – être utilisé avec précaution dans les détails. L’histoire de
l’évolution du prolétariat qu’on a trouvée dans l’introduction est, en grande
partie, empruntée à cet ouvrage. (FE)] pour Manchester même de 20.000. Le
Weekly Dispatch indique « selon des rapports officiels » le chiffre de 12 % de
la classe ouvrière, ce qui semble correspondre à ce chiffre; le nombre des
travailleurs étant en gros de 175.000, 12 % font 21.000 [Weekly Dispatch, n°
2219 du 5 mai 1844. Un rapport officiel de 1838 et Slaney, op. cit., p. 19,
donnent le même chiffre]. Les habitations an sous-sol dans les banlieues sont
au moins aussi nombreuses et ainsi le nombre des personnes vivant dans
l’agglomération de Manchester au sous-sol, s’élève au moins à 40.000 ou 50.000.
Voilà ce qu’on peut dire des logements ouvriers dans les grandes villes. La
façon dont est satisfait le besoin d’abri est un critère pour la façon dont le
sont tous les autres besoins. Il est aisé de conclure que seule une population
déguenillée, mal nourrie peut demeurer dans ces tanières sales. Et il en est
réellement ainsi. Les vêtements des ouvriers sont dans l’énorme majorité des
cas en très mauvais état. Les tissus qu’on utilise pour leur fabrication ne
sont déjà pas les plus appropriés ; la toile et la laine ont presque disparu de
la garde-robe des deux sexes, et le coton les a remplacées. Les chemises sont
en calicot, blanc ou de couleur ; de même les vêtements des femmes sont en
indienne et l’on voit rarement des sous-vêtements de laine sur les cordes à
linge. Les hommes portent le plus souvent des pantalons de velours de coton ou
de quelque autre lourd tissu de coton et des habits et des vestes de la même
étoffe. Le velours de coton (fustian) est même devenu le costume proverbial des
ouvriers ; « fustian[1]jackets
», c’est ainsi qu’on nomme les ouvriers et qu’ils se nomment eux-mêmes, par
opposition aux Messieurs vêtus de drap (broad-cloth), expression qui est
employée aussi pour désigner la classe, moyenne. Lorsque Feargus O’Connor, le
chef des Chartistes, vint à Manchester pendant l’insurrection de 1842 [En août
1842, les ouvriers anglais essayèrent de déclencher une grève générale dans
plusieurs régions industrielles (Lancashire, Yorkshire notamment). Dans
quelques villes se produisirent, au cours de la grève, des heurts violents
entre grévistes et troupes ou forces de police.], il se présenta dans un
costume de velours de coton, aux applaudissements déchaînés des ouvriers. Les
chapeaux sont, en Angleterre, la coiffure habituelle, même des ouvriers ; ils
ont les formes les plus diverses, ils sont ronds, coniques ou cylindriques, à
larges bords, à bords étroits ou sans bords. Seuls les jeunes portent des
casquettes dans les villes industrielles. Qui n’a pas de chapeau, se
confectionne avec du papier une toque basse et carrée. Tous les vêtements des
ouvriers – même à supposer qu’ils soient en bon état – sont bien peu adaptés au
climat. L’air humide de l’Angleterre qui, plus que tout autre, en raison des
brusques changements de temps provoque des refroidisse[1]ments, contraint presque toute la classe
moyenne à porter sur le haut du corps, de la flanelle à même la peau : des
foulards, des vestes et ceintures de flanelle sont d’un usage presque général.
La classe ouvrière non seulement ne connaît pas ces précautions, mais elle n’est
presque jamais en mesure d’avoir recours pour son habillement au moindre fil de
laine. Or les lourdes cotonnades, plus épaisses, plus raides et plus lourdes
que les étoffes de laine, protègent cependant beaucoup moins du froid et de
l’humidité. L’épaisseur et la nature du tissu font qu’elles conservent plus
longtemps l’humidité et, somme toute, elles n’ont pas l’imperméabilité de la
laine foulée. Et, lorsque l’ouvrier peut se procurer un jour un habit de drap
pour le dimanche, il lui faut aller dans les « boutiques bon marché » où on lui
fournit un mauvais tissu appelé « devils’s dust » [« Poussière du diable » :
drap à base de déchets de laine de mauvaise qualité.], qui « n’est fait que
pour être vendu et non pour être porté », et qui se déchire ou se râpe au bout
de quinze jours ; ou bien il lui faut acheter chez le fripier un vieil habit à
demi élimé, qui a fait son temps et qui ne peut lui rendre service que pour
quelques semaines. Mentionnons encore, chez la plupart, le mauvais état de leur
garde-robe et de temps à autre, la nécessité où ils se voient de porter leurs
meilleurs effets au Mont-de-Piété. Cependant, chez un très, très grand nombre,
singulièrement chez ceux d’ascendance irlandaise, les vêtements sont de
véritables guenilles, qu’il est bien souvent impossible de ravauder ou dont il
est impossible de reconnaître la couleur originelle, tant on les a reprisés.
Les Anglais ou les Anglo-Irlandais, les ravaudent cependant encore et sont
passés maîtres dans cet art ; de la laine ou de la toile de sac, sur du velours
de coton ou vice-versa, peut leur importe ; quant aux authentiques Irlandais
immigrés, ils ne reprisent presque, jamais, sauf extrême nécessité, lorsque les
vêtements menacent de s’en aller en lambeaux; il est commun de voir les pans de
la chemise passer à travers les déchirures de l’habit ou du pantalon ; ils
portent, comme dit Thomas Carlyle [Thomas Carlyle, Chartism, Londres, 1839, p.
28. Sur Thomas Carlyle, voir plus bas (FE)] :
« Un costume de guenilles :
l’enfiler et l’ôter représente une des opérations les plus délicates à laquelle
on ne procède qu’aux jours de fête et à des moments particulièrement
favorables. » Les Irlandais ont également importé la coutume jadis inconnue des
Anglais, d’aller pieds[1]nus.
Actuellement, on voit dans toutes les villes industrielles, une foule de gens,
surtout des enfants et des femmes qui circulent pieds-nus et peu à peu cette
habitude gagne aussi les Anglais pauvres. Ce qui est vrai de l’habillement,
l’est aussi de la nourriture. Aux travailleurs échoit ce que la classe
possédante trouve trop mauvais. Dans les grandes villes anglaises, on peut
avoir de tout et dans la meilleure qualité, mais cela coûte fort cher ; le
travailleur qui doit joindre les deux bouts avec ses quelques sous, ne peut pas
dépenser tant. De plus, il n’est payé que le samedi soir, dans la plupart des
cas ; on a commencé à payer le vendredi ; mais cette excel-lente initiative
n’est pas encore généralisée et c’est ainsi qu’il n’arrive au marché que le
same[1]di
soir à quatre, cinq ou six heures, alors que la classe moyenne a choisi dès le
matin, ce qu’il y avait de meilleur. Le matin, le marché regorge des meilleures
choses, mais lorsque les ouvriers arrivent, le meilleur est parti, et même s’il
y restait, ils ne pourraient vraisemblable[1]ment pas l’acheter. Les pommes de terre que
les ouvriers achètent sont le plus souvent de mauvaise qualité, les légumes
sont fanés, le fromage vieux et médiocre, le lard rance, la viande maigre,
vieille, coriace, provenant souvent d’animaux malades ou crevés, souvent à demi
pourrie. Les vendeurs sont, très fréquemment, de petits détaillants qui
achètent en vrac de la camelote et la revendent si bon marché précisément à
cause de sa mauvaise qualité. Les plus pauvres des travailleurs doivent se
débrouiller autrement pour arriver à s'en tirer avec leur peu d’argent même
lorsque les articles qu’ils achètent sont de la pire qualité. En effet, comme à
minuit, le samedi, toutes les boutiques doivent être fermées et que rien ne
peut être vendu le dimanche, les denrées qui se gâteraient s’il fallait
attendre le lundi matin, sont liquidées à des prix dérisoires entre dix heures
et minuit. Mais les neuf dixièmes de ce qui n’a pas été vendu à dix heures
n’est plus mangeable le dimanche matin, et ce sont précisément ces denrées qui
constituent le menu dominical de la classe la plus misérable. La viande qu’on
vend aux ouvriers est très souvent immangeable – mais puisqu’ils l’ont achetée,
il leur faut bien la manger. Le 6 janvier 1844 (si je ne m’abuse) [En réalité,
l’affaire est relatée dans le numéro du 10 mai 1843 du Manchester Guardian, cf.
également The Court Leet Records of the Manor of Manchester, vol. 12
(1832-1846), pp. 191-223], il y eut une session du tribunal de commerce à
Manchester, au cours de laquelle onze bouchers ont été condamnés pour avoir
vendu de la viande impropre à la consommation. Chacun d’eux avait encore qui un
bœuf entier, qui un porc entier, qui plusieurs moutons ou encore 50 ou 60
livres de viande qui furent saisis, tous dans cet état. Chez l’un d’eux, on a
confisqué 64 oies de Noël farcies qui, n’ayant pu être vendues à Liverpool,
avaient été transportées à Manchester où elles parvinrent au marché avariées et
sentant mauvais. Cette histoire parut à l’époque dans le Manchester Guardian
[The Manchester Guardian, qui parait à Manchester depuis 1821 fut d’abord
l’organe des libre-échangistes, plus tard, il devint le journal du parti
libéral.] avec les noms et le montant de l’amende. Durant les six semaines du
1er juillet au 14 août, le même journal rapporte trois cas semblables; selon le
no du 3 juillet, fut saisi à Heywood un porc de 200 livres mort et avarié qui
avait été dépecé chez un boucher et mis en vente ; selon celui du 31, deux
bouchers de Wigan, dont l’un s’était déjà rendu coupable jadis du même délit,
furent condamnés à deux et quatre livres sterling d’amende, pour avoir mis en
vente de la viande impropre à la consommation – et selon le n° du 10 août, on
saisit chez un épicier de Bolton 26 jambons non comestibles, qui furent
publiquement brûlés ; le commerçant fut condamné à une amende de 20 shillings.
Mais ceci ne rend pas compte de tous les cas, et ne représente pas même pour
ces six semaines une moyenne d’après laquelle on pourrait établir un
pourcentage annuel ; il arrive fréquemment, que chaque numéro du Guardian, qui
paraît deux fois par semaine, relate un fait analogue à Manchester ou dans le
district industriel environnant – et lorsqu’on réfléchit au nombre des cas qui
doivent se produire sur les vastes marchés qui bordent les longues artères et
qui doivent échapper aux rares tournées des inspecteurs des marchés – comment
pourrait-on expliquer autrement l’impudence avec laquelle ces quartiers de
bétail entiers sont mis en vente ? –, lorsqu’on songe combien doit être grande
la tentation, vu le montant incompréhensiblement bas des amendes, lorsqu'on
songe dans quel état doit être un morceau de viande pour être déclaré
complètement impropre à la consommation et confisqué par les inspecteurs – il
est impossible de croire que les ouvriers puissent acheter en général une
viande saine et nourrissante. Cependant, ils sont encore escroqués d’une autre
façon par la cupidité de la classe moyenne. Les épiciers et les fabricants
frelatent toutes les denrées alimentaires d’une manière vraiment insoutenable,
avec un mépris total de la santé de ceux qui les doivent consommer. Nous avons
donné plus haut, la parole au Manchester Guardian, écoutons maintenant ce que
nous dit un autre journal de la classe moyenne – j’aime à prendre mes
adversaires pour témoins – écoutons le Liverpool Mercury [Liverpool Mercury, 9
février 1844, p. 46. Engels ne cite pas très exactement. Il résume et traduit
la substance de l’article s’il n’en respecte pas toujours la lettre.] : « On
vend du beurre salé pour du beurre frais, soit qu’on enduise les mottes d’une
couche de beurre frais, soit qu’on place au sommet de l’étalage une livre de
beurre frais à goûter et qu’on vende sur cet échantillon les livres de beurre
salé, soit qu’on enlève le sel par lavage et qu’on vende ensuite le beurre
comme frais. On mêle au sucre du riz pulvérisé ou d’autres denrées bon marché
qu’on vend au prix fort. Les résidus des savonneries sont également mêlés à
d’autres marchandises et vendus pour du sucre. On mêle au café moulu de la
chicorée ou d’autres produits bon marché, on va jusqu’à en mêler au café en
grains, en donnant au mélange, la forme de grains de café. On mêle très
fréquemment au cacao de la terre brune fine qui est enrobée de graisse d’agneau
et se mélange ainsi plus facilement avec le cacao véritable. On mélange au thé
des feuilles de prunellier et d’autres débris, ou bien encore on fait sécher
des feuilles de thé qui ont déjà servi, on les grille sur des plaques de cuivre
brûlant, pour qu’elles reprennent couleur et on les vend pour du thé frais. Le
poivre est falsifié au moyen de cosses en poudre etc... ; le porto est
littéralement fabriqué, (à partir de colorants, d’alcool, etc...), car il est
notoire qu’on en boit en Angleterre plus qu’on n’en produit dans tout le
Portugal ; le tabac est mélangé à des matières écœurantes de toute sorte, sous
quelque forme que ce produit soit mis en vente. » Je puis ajouter qu’en raison
de la falsification générale du tabac, plusieurs buralistes de Manchester,
parmi les mieux considérés ont déclaré publiquement l’été dernier, qu’aucun
débit de tabac ne saurait subsister sans ces frelatages et qu’aucun cigare dont
le prix est inférieur à trois pence ne contient du tabac pur [Les journaux de
l’époque notent de très fréquents cas d’intervention du service des douanes
contre des fraudeurs, ce qui prouve l’importance de le fraude, cf. Manchester
Guardian, 14 février, 27 avril 1844, Liverpool Mercury, 6, 22 septembre 1844].
Bien entendu, on n’en reste pas aux fraudes sur les denrées alimentaires et je
pourrais en citer encore une douzaine – entre autres, la pratique infâme qui
consiste à mêler du plâtre ou de la craie à la farine [Liverpool Mercury, 12
juillet, 19 juillet, 2 août 1844] – on fraude sur tous les articles ; on étire
la flanelle, les bas etc... pour les faire paraître plus longs et ils
rétrécissent à la première lessive ; un coupon d’étoffe étroit est vendu pour
un coupon d’un pouce et demi ou de trois pouces plus large [Le pouce
représentant 2 cm. 7, la fraude est donc de 4 ou 8 cm. sur la largeur du coupon.],
la faïence est recouverte d’un émail si mince, qu’elle n’est pratiquement pas
émaillée et s’écaille tout de suite, et cent autres ignominies. « Tout comme
chez nous » [fr.], mais ceux qui supportent le plus les conséquences de ces
duperies, ce sont les travailleurs. Le riche lui, n’est pas trompé, parce qu’il
peut payer les prix élevés des grands magasins qui doivent veiller à leur bon
renom et se feraient surtout tort à eux-mêmes s’ils vendaient de la camelote et
des marchandises frelatées ; le riche, gâté par la bonne chère, remarque plus
aisément la fraude grâce à la finesse de son palais. Mais le pauvre, l’ouvrier,
pour qui quelques pfennigs représentent une somme, lui qui doit avoir beaucoup
de marchandise pour peu d’argent, qui n’a pas le droit ni la possibilité de
faire très attention à la qualité, parce qu’il n’a jamais eu l’occasion
d’affiner son goût, toutes les denrées falsifiées, voire empoisonnées sont pour
lui ; il lui faut aller chez les petits épiciers, peut-être même acheter à crédit,
et ces épiciers qui, en raison de leur petit capital et des frais généraux
assez importants ne peuvent même pas vendre aussi bon marché – à qualité égale
– que les marchands au détail plus importants, sont bien contraints de fournir
consciemment ou non des denrées frelatées – à cause des prix assez bas qu’on
leur demande et de la concurrence des autres. En outre, si pour un gros
détaillant, qui a de forts capitaux dans son affaire, la découverte d’une
fraude signifie la ruine parce qu’elle lui fait perdre tout crédit, qu’importe
à un petit épicier, qui approvisionne une seule rue, d’être convaincu de
fraudes ? Si on ne lui fait plus confiance à Ancoats, il s’en va à Chorlton ou
à Hulme, où personne ne le connaît et où il recommence à frauder ; et des peines
légales ne sont prévues que pour un nombre restreint de falsifications, à moins
qu’elles ne s’accompagnent en même temps de fraude du fisc. Mais ce n’est pas
seulement sur la qualité mais encore sur la quantité que le travailleur anglais
est trompé ; les petits épiciers ont la plupart du temps de fausses mesures et
de faux poids, et l’on peut lire chaque jour, un nombre incroyable de
contraventions pour des délits de ce genre dans les rapports de police. A quel
point ce genre de fraude est généralisé dans les quartiers des usines, quelques
extraits du Manchester Guardian vont nous l’apprendre ; ils ne concernent qu’un
court laps de temps et même pour cette période, je n’ai pas tous les numéros
sous la main : Guardian du 16 juin 1844 – Sessions du tribunal de Rochdale – 4
épiciers écopent une amende de 5 à 10 shillings pour usage de poids trop
légers. Sessions de Stockport : 2 épiciers condamnés à une amende de 1 shilling
; l’un d’eux avait 7 poids trop légers et un plat-eau de balance truqué, et
tous deux avaient déjà reçu un avertissement. Guard., 19 juin – Sessions de
Rochdale : 1 épicier condamné à une amende de 5 shillings et 2 paysans à une de
10 shillings. Guard., 22 juin – justice de paix de Manchester : 19 épiciers
sont punis d’une amende de 2 1/2 shillings à 2 livres. Guard., 26 juin – Brève
session du tribunal d’Ashton : 14 épiciers et paysans punis de 2 1/2 shillings
à 1 livre sterling d’amende. Hyde – brève session : 9 paysans et épiciers
condamnés aux dépens et à 5 shillings d’amende. Guard., 6 juillet – Manchester
: 16 épiciers condamnés aux dépens et à des amendes allant jusqu’à 10
shillings. Guard., 13 juillet – Manchester : 9 épiciers punis d’amendes de 2
1/2 à 20 shillings. Guard., 24 juillet – Rochdale : 4 épiciers punis de 10 à 20
shillings d’amende. Guard., 27 juillet – Bolton : 12 épiciers et hôteliers
condamnés aux dépens. Guard., 3 août – Bolton : 3 épiciers et hôteliers
condamnés à une amende de 2 1/2 à 5 shillings. Guard., 10 août – Bolton : 1
épicier-hôtelier condamné à 5 shillings d’amende. Et les mêmes raisons, qui
faisaient pâtir en premier lieu les ouvriers de la fraude sur la qualité,
expliquent qu’ils aient à pâtir de la fraude sur la quantité. L’alimentation
habituelle du travailleur industriel diffère évidemment selon le salaire. Les
mieux payés, en particulier ceux des ouvriers d’usine chez lesquels chaque
membre de la famille est en état de gagner quelque chose ont, tant que cela
dure, une bonne nourriture, de la viande chaque jour et, le soir, du lard et du
fromage. Mais dans les familles où on gagne moins, on ne trouve de la viande
que le dimanche ou 2 à 3 fois par semaine, et en revanche, plus de pommes de
terre et de pain ; si nous descendons l’échelle peu à peu, nous trouvons que la
nourriture d’origine animale est réduite à quelques dés de lard, mêlés aux
pommes de terre; plus bas encore, ce lard lui-même disparaît, il ne reste que
du fromage, du pain, de la bouillie de farine d’avoine (porridge) et des pommes
de terre, jusqu’au dernier degré, chez les Irlandais, où les pommes de terre
constituent la seule nourriture. On boit en général, avec ces mets, un thé
léger, quelquefois additionné d’un peu de sucre, de lait ou d’eau-de-vie; le
thé passe en Angleterre et même en Irlande, pour une boisson aussi nécessaire
et indispensable que le café chez nous, et dans les foyers où l’on ne boit plus
de thé, c’est toujours le, règne de la misère la plus noire. Mais ceci est vrai
dans l’hypothèse ou le travailleur a du travail ; s’'il n’en a pas, il est
réduit totalement au hasard et mange ce qu’on lui donne, qu’il mendie ou qu’il
vole ; et s’il n’a rien, il meurt tout simplement de faim, comme nous l’avons
vu précédemment. Il est aisé de comprendre que la quantité de nourriture tout
comme la qualité dépendent du salaire, et que la famine règne chez les
travailleurs les plus mal payés – surtout s’ils ont en outre de lourdes charges
de famille – même en période de plein travail ; or, le nombre de ces
travailleurs mal payés est très grand. Singulièrement à Londres, où la
concurrence entre ouvriers croît en proportion directe de la population, cette
catégorie est très nombreuse, mais nous la trouvons également dans toutes les
autres villes. Aussi bien y a-t-on recours à tous les expédients : on consomme,
à défaut d’autre nourriture, des pelures de pommes de terre, des déchets de
légumes, des végétaux pourrissants [Weekly Dispatch, avril ou mai 1844 *,
d’après un rapport du Dr Southwood Smith ** sur la situation des indigents à
Londres. (FE) * Il s’agit probablement de l’exemplaire du 5 mai (cf. également,
au sujet de ce rapport, Northern Star du 24 février). ** Le Dr Southwood Smith
était, sur ces questions, une autorité reconnue. Il a fait plusieurs rapports
en 1838, 39, 40 sur l’état sanitaire des quartiers pauvres de Londres devant
des commissions officielles. (Cf. R.A. Lewis, Edwin Chadwick and the Public
Health Movement 1832-1854, 1954, pp. 394-395)], et on ramasse avidement tout ce
qui peut contenir ne serait-ce qu’un atome de produit mangeable. Et, lorsque le
salaire hebdomadaire est déjà consommé avant la fin de la semaine, il arrive
fréquemment que la famille, durant les derniers jours, n’ait plus rien ou tout
juste assez à manger pour ne pas mourir de faim. Un tel mode de vie ne peut
évidemment qu’engendrer une foule de maladies, et lorsque celles-ci
surviennent, lorsque l’homme, dont le travail fait vivre essentiellement la
famille et dont l’activité pénible exige le plus de nourriture – et qui par
conséquent succombe le premier – quand cet homme tombe tout à fait malade,
c’est alors seulement que commence la grande misère, c’est seulement alors que
se manifeste; de façon vraiment éclatante, la brutalité avec laquelle la
société abandonne ses membres, juste au moment où ils ont le plus besoin de son
aide. Résumons encore une fois, pour conclure, les faits cités les grandes
villes sont habitées principalement par des ouvriers puisque, dans le meilleur
des cas, il y a un bourgeois pour deux, souvent trois et par endroits pour
quatre ouvriers ; ces ouvriers ne possèdent eux-mêmes rien, et vivent du
salaire, qui presque toujours ne permet que de vivre au jour le jour ; la
société individualisée à l’extrême ne se soucie pas d’eux, et leur laisse le
soin de subvenir à leurs besoins, et à ceux de leur famille; cependant, elle ne
leur fournit pas les moyens de le faire de façon efficace et durable; tout
ouvrier, même le meilleur, est donc constamment exposé à la disette,
c’est-à-dire à mourir de faim, et bon nombre succombent ; les demeures des
travailleurs sont en règle générale mal groupées, mal construites, mal
entretenues, mal aérées, humides et insalubres ; les habitants y sont confinés
dans un espace minimum, et dans la plupart des cas, il dort dans une pièce, au
moins une famille entière ; l’aménagement intérieur des habitations est misérable
; on tombe, par degré, jusqu’à l’absence totale des meubles les plus
indispensables ; les vêtements des travailleurs sont également en moyenne
médiocres et un grand nombre sont en guenilles ; la nourriture est généralement
mauvaise, souvent presque impropre à la consommation, et dans bien des cas, au
moins par périodes, insuffisante, si bien qu’à l’extrême, il y a des gens qui
meurent de faim. La classe ouvrière des grandes villes nous présente ainsi un
éventail de modes d’existence différents, – dans le cas le plus favorable une
existence momentanément supportable : à labeur acharné bon salaire, bon logis
et nourriture pas précisément mauvaise – du point de vue de l’ouvrier
évidemment, tout cela est bon et supportable – au pire, une misère cruelle qui
peut aller jusqu’à être sans feu ni lieu et à mourir de faim ; mais la moyenne
est beaucoup plus proche du pire que du meilleur de ces deux cas. Et n’allons
pas croire que cette gamme d’ouvriers comprend simplement des catégories fixes
qui nous permettraient de dire : cette fraction de la classe ouvrière vit bien,
celle-là mal, il en est et il en a toujours été ainsi ; tout au contraire ; si
c’est encore parfois le cas, si certains secteurs isolés jouissent encore d’un
certain avantage sur d’autres, la situation des ouvriers dans chaque branche
est si instable, que n’importe quel travailleur peut être amené à parcourir
tous les degrés de l’échelle, du confort relatif au besoin extrême, voire être
en danger de mourir de faim ; et d’ailleurs il n’est presque pas de prolétaire
anglais qui n’ait beaucoup à dire sur ses considérables revers de fortune. Ce
sont les causes de cette situation que nous allons examiner maintenant de plus
près.
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