[Western Socialist, janvier 1948]
On distingue dans le mouvement
ouvrier deux formes principales de lutte, le plus souvent connues comme le
terrain politique et le terrain économique de combat. L’aspect politique se
concentrait autour des élections de corps parlementaires ou d’autres corps
semblables, l’aspect économique consistait en des grèves pour de meilleurs
salaires et conditions de travail. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les
socialistes partagent l’opinion que le premier de ces aspects avait une
importance fondamentale et était révolutionnaire, car il instaurait le but de
la conquête du pouvoir politique au moyen duquel on révolutionnerait la
structure de la société, on abolirait le capitalisme et on introduirait un
système socialiste. Le deuxième aspect était seulement un moyen d’obtenir des
réformes, de maintenir ou d’améliorer le niveau de vie au sein de capitalisme,
ce système étant ainsi reconnu comme la base de la société.
Le fait que cette distinction
ne pouvait être entièrement adéquate fut vite démontré par la pratique du
parlementarisme. Dans le Manifeste communiste, Marx avait déjà indiqué quelques
mesures de réforme préparant la prochaine révolution. Plus tard, les
parlementaires socialistes travaillaient et luttaient continuellement pour des
réformes ; les Partis socialistes auxquels ils appartenaient établirent un
programme détaillé de « revendications immédiates » ; ils purent élargir
continuellement le nombre des votants, d’abord et surtout en Allemagne, et puis
dans d’autres pays européens. Le but final d’une révolution socialiste fut
rejeté progressivement à l’arrière-plan. Ce que cette lutte politique obtint
vraiment sous le nom de la lutte pour le socialisme fut d’assurer pour la
classe ouvrière une place reconnue au sein de la société capitaliste avec certains
niveaux de vie et de conditions de travail, mais jamais sûrs, toujours
instables, toujours contestés et dont on a toujours besoin d’assurer la
défense.
Ces deux formes de lutte, avec
d’un côté le syndicalisme et ses grèves et de l’autre le socialisme parlementaire,
devinrent les instruments de réforme seulement – dirigés en grande partie par
les mêmes personnes, puisque les chefs syndicaux siégeaient au parlement. En
plus, la doctrine réformiste affirmait que par son activité, par l’accumulation
de réformes au parlement et « la démocratie industrielle » aux ateliers, on
transformerait graduellement le capitalisme en socialisme.
Mais le capitalisme avait ses
propres méthodes, et ce que Marx avait exposé dans ses études d’économie, la
concentration du capital se réalisa d’une façon encore plus forte que son
auteur l’avait peut-être supposée. La croissance et le développement du
capitalisme au cours du XXe siècle ont amené un grand nombre de nouveaux
phénomènes sociaux et conditions économiques. Tout socialiste qui soutient la
lutte de classe sans compromis doit étudier ces changements avec soin, car
c’est d’eux que dépendent les moyens d’actions que les travailleurs devront
utiliser pour amener la victoire et la liberté. Beaucoup de vieilles
conceptions de la révolution peuvent prendre maintenant des formes plus
distinctes. Ce développement a augmenté énormément le pouvoir du capitalisme, a
donné à de petits groupes de monopolistes la suprématie sur toute la
bourgeoisie, et lié le pouvoir d’Etat encore plus étroitement aux affaires.
Cela renforça les instincts de répression de cette classe, manifestés par
l’augmentation des tendances réactionnaires et fascistes, diminuant encore plus
la force du syndicalisme face au capital et le rendant moins enclin à lutter. Les
chefs syndicaux devinrent encore plus les médiateurs et même les agents du
capital, dont la fonction est d’imposer les conditions de travail déplaisantes
dictées par le capital aux travailleurs résistants. De plus en plus, les grèves
prennent la forme de grèves sauvages, éclatant contre la volonté des chefs
syndicaux qui s’emparent du commandement afin d’apaiser la lutte. Tandis que
sur le terrain politique, il y a une collaboration et une harmonie de classe
complète – dans le cas du Parti communiste accompagnées par le semblant de
phrases révolutionnaires – de telles grèves sauvages deviennent encore plus la
seule vraie lutte de classe menée durement par les travailleurs contre le
capital.
Après la guerre, ces tendances
se sont intensifiées. La reconstruction, la réparation de la dévastation ou du
manque des forces productrices signifient reconstruction capitaliste. Cette
reconstruction implique l’accumulation plus rapide du capital, l’augmentation
plus vigoureuse des profits, la dépression du niveau de vie des travailleurs.
Le pouvoir d’Etat acquiert maintenant une importante fonction dans
l’organisation des affaires. Dans l’Europe dévastée, il prend la tête ; ses
fonctionnaires deviennent les directeurs d’un dirigisme économique, qui
réglementent la production et la consommation. Son rôle spécial est de réprimer
les travailleurs et d’étouffer tout mécontentement par des moyens physiques ou
spirituels. Aux Etats-Unis, où il est soumis aux affaires, ceci est sa fonction
principale. Les travailleurs ont maintenant en face d’eux le front uni du
pouvoir d’Etat et de la classe capitaliste, auquel se joignent les chefs
syndicaux et politiques qui aspirent à négocier avec les directeurs et les
patrons et à prendre part aux décisions qui règlent les salaires et les
conditions de travail. Et le mécanisme capitaliste de l’augmentation des prix a
pour effet la diminution rapide du niveau de vie des travailleurs.
En Europe, en Angleterre, en
Belgique, en France, aux Pays-Bas, et aux Etats-Unis aussi, des grèves sauvages
éclatent, menées jusqu’ici par des petits groupes n’ayant ni clairement
conscience de leur rôle social, ni des buts plus radicaux, mais faisant preuve
d’une admirable solidarité. Ils défient leur gouvernement « travailliste » en
Angleterre et sont hostiles au Parti communiste au pouvoir en France et en
Belgique. Les travailleurs commencent à sentir que le pouvoir d’Etat est
maintenant leur plus important ennemi. Leurs grèves sont dirigées contre ce
pouvoir ainsi que contre les maîtres capitalistes. Les grèves deviennent un
facteur politique ; et lorsque les grèves éclatent avec une intensité telle
qu’elles paralysent des branches entières et ébranlent la production sociale en
ses fondements, elles deviennent un facteur politique de première importance.
Les grévistes n’ont peut-être pas l’intention d’être révolutionnaires, mais ils
le sont – ni les grévistes ni même la plupart des socialistes ne s’en rendent
compte. Et par nécessité, la conscience et la lucidité se formeront
progressivement à partir de ce qui n’a été qu’intuitif, et rendront les actions
plus directes et plus efficaces.
Ainsi, les rôles sont peu à
peu renversés. L’action parlementaire se détériore et devient une simple
querelle de politiciens, servant à tromper les gens et à replâtrer cet hideux
capitalisme. En même temps, des grèves de masse des travailleurs ont tendance à
devenir de plus sérieuses attaques contre le pouvoir d’Etat, cette forteresse
du capitalisme, et à devenir des facteurs plus efficaces pour élever le niveau
de conscience et du pouvoir social de la classe ouvrière. Bien sûr, il y a
encore beaucoup à faire ; aussi longtemps que l’on verra les travailleurs se
mettrent en grève et reprendre le travail simplement sur l’ordre d’un chef
ambitieux, ceux-ci ne seront pas prêts pour les grandes actions de leur
auto-libération. Mais si l’on étudie les développements et les changements
survenus au cours de la première partie de notre siècle, on ne peut manquer de
reconnaître l’importance pour nos idées sur la révolution sociale de ces authentiques
luttes de classe prolétariennes. Nous examinerons dans un autre travail les
conséquences de ce phénomène sur le travail de propagande des socialistes.
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