n. f. (latin manifestatio)
C'est un de ces mots
fréquemment employés dans le langage courant et dont la signification est assez
vague. Il indique en général l'action de produire au dehors, de rendre
apparent, évident, manifeste, un caractère, des sentiments, une œuvre d'art,
etc. Parmi ces extériorisations nous intéresse surtout le mouvement, la
démonstration par lesquels une ou plusieurs personnes, un comité ou une foule
expriment publiquement leurs désirs, leurs volontés, leur satisfaction ou leur
réprobation. Le but de telles manifestations, concertées ou non, est d'attirer
l'attention sur quelque objet ou desiderata, et de provoquer des mouvements
d'opinion publique. Les manifestations artistiques, littéraires, industrielles,
commerciales, etc., sont des spectacles, des exhibitions, des expositions
d'art, de science, de machines, de produits, etc., etc. tenant à la fois de
l'attraction et de la publicité commerciale. Il y a des manifestations
officielles ou officieuses qui sont des cérémonies dans lesquelles, avec
déploiement d'apparat, les autorités tentent d'impressionner l'esprit des
foules. Ce genre de manifestations (officielles, patriotiques, religieuses,
etc.), entretenant l'admiration des notabilités dirigeantes ou influentes, le
prestige des maîtres, contribue à fausser la mentalité collective, à entretenir
la servilité, à perpétuer l'adhésion béate et passive des masses abusées et
asservies. Répétées avec régularité, se déroulant dans un cérémonial
adroitement combiné pour les rendre impressionnantes, faisant appel à des
hommages pleins de solennité, maintes de ces manifestations finissent par
devenir de véritables cultes. Elles trouvent dans la badauderie, l'impulsivité
moutonnière, les tendances mystiques des masses d'hommes rassemblées un terrain
admirablement préparé. Les rites proprement religieux se sont ainsi affirmés.
Souverains et chefs d'État ont bénéficié de la pompe dont s'accompagnaient leurs contacts avec le
peuple. La religion de la patrie, de ses emblèmes et de ses appareils, appuyée
sur des manifestations périodiques et rythmées protocolairement, a pu étendre
sur des millions d'individus son emprise malfaisante que couronnent des guerres
imbéciles et sanglantes. Citons, enfin, les manifestations populaires. L'usage
tend ici à donner au mot de manifestation la signification plus étroite, plus
précise de rassemblement d'une foule (soit dans une salle ou mieux encore dans
la rue), clamant ses protestations, ses indignations et ses révoltes contre
telle ou telle mesure des gouvernants et des politiciens, des despotes économiques
qui régentent le travail et pèsent sur les besoins des besogneux. Pris dans
cette acception de jour en jour plus répandue, le terme de manifestation évoque
une grande masse populaire défilant dans la rue en cortège pacifique ou
déferlant en flot tumultueux, chantant des refrains subversifs et
révolutionnaires, poussant des cris de colère, huant les objets de son
courroux, et, parfois, dégénérant en bagarres, s'attaquant aux propriétés ou
aux personnes. Autant les dirigeants des nations aiment affirmer, dans de
fastueuses cérémonies leur pouvoir sur les multitudes accourus à leur appel,
autant ils sont flattés d'y respirer l'encens et d'y voir prodigués les gestes
d'adoration qui constituent un affermissement moral de leur autorité, autant
ils craignent et redoutent les manifestations populaires issues du
mécontentement, secouées d'indocilité, parfois ouvertement hostiles. Celles-ci
ne sont-elles pas l'indice qu'un malaise latent, des impatiences sont prêtes à
se transformer en révolte ouverte et active ? La grande force morale qui
consolide le règne des gouvernants et des exploiteurs, c'est le sentiment
d'isolement et d'impuissance qu'éprouvent les exploités et les gouvernés. Pris
individuellement, chacun des malheureux, des déshérités, des victimes de l'organisation
sociale actuelle, exprimera son insatisfaction. Il dira ses griefs confus
contre le sort qui lui est dévolu, son écœurement, son ressentiment même au
spectacle de tant d'injustices qui l'atteignent, ira jusqu'à exprimer son désir
de voir tout cela transformé, amélioré, mais il conclura sur une plainte ou un
geste vague : là se bornera ce qu'il est capable de faire. Tout, d'ailleurs,
dans les institutions et les mœurs, concourt à le châtrer de ses énergies et le
premier soin des puissants est de verser les meilleurs soporifiques sur sa
détresse résignée. « Je voudrais bien sortir de cet état, dit parfois, le
pauvre hère, mais je n'y puis rien. Si je fais quelque chose, je serai seul.
Mes frères de misère seront même contre moi. » Et il s'abandonne... Mais, que
sur l'initiative d'individualités remuantes, ou de groupes organisateurs ou
que, sous l'impulsion d'une grande colère soulevée par une iniquité plus grave
que de coutume, ces isolés se trouvent rassemblés, leur nombre fait disparaître
la peur ; de se sentir arrachés à leur dispersion douloureuse, de percevoir
qu'un même sentiment anime des centaines ou des milliers d'êtres comme eux, la
résignation fait place à la révolte ; la terreur soumise s'efface devant
l'audace, et celle-ci peut devenir révolutionnaire. Les dirigeants connaissent
cette psychologie des foules, cette volonté collective qui se dégage des manifestations
populaires et peut susciter les plus importants événements sociaux. On commence
par manifester dans une salle, paisiblement assis, applaudissant à l'éloquence
d'un orateur, votant des ordres du jour. On manifeste ensuite dans la rue sons
la conduite de bergers ayant le souci de l'ordre public, ne voulant pas
compromettre leur carrière politique dans un choc entre les forces populaires
et le rempart du régime. C'est le cortège pacifique, avec musiques et drapeaux.
Mais cela peut devenir, dans l'explosion d'une colère longtemps contenue et qui
trouve soudain son écho dans la colère voisine, sous la surexcitation d'une
injustice plus criante, ou la provocation de la police ou de l'armée, à la
faveur de quelque autre événement ou circonstance, parfois secondaire, mais qui
joue le rôle d'étincelle et met le feu aux poudres, la manifestation peut être
le premier grondement de l'émeute imprévue et de la révolution qui couvait. Les
grandes révolutions politiques ou sociales n'ont pas débuté autrement que par des
manifestations où le peuple prenait conscience, dans le coude à coude, de sa
puissance collective. La prise de la Bastille fut précédée de manifestations
dans la rue, surtout aux abords du Palais-Royal. Les journées révolutionnaires,
comme celle du 10 août et d'autres, furent des manifestations populaires. La
première révolution russe, de 1905, fut marquée par la grande manifestation
devant le palais du tsar, où le peuple encore confiant et disant naïvement sa
misère, fut accueilli par la mitraille. Les gouvernants savent très bien que le
meilleur fondement de leur puissance est la crainte que le peuple éprouve en
face des forces militaires, policières et judiciaires. Qu'une manifestation, se
transformant en bagarre, prenne figure d'émeute, que le peuple se sente le plus
fort, ne fût-ce qu'un moment, et c'en est fini de la terreur organisée,
systématique, dans laquelle il se débattait, et le pouvoir politique entend
sonner le glas de son autorité balayée. Aussi ne faut-il s'étonner si le droit
de manifestation populaire, au titre de doléances ou de réclamation, n'a jamais
été admis, sous aucun régime, par les gouvernements. Quelle que soit
l'étiquette politique ou constitutionnelle des pouvoirs, la manifestation
populaire a toujours été considérée par eux comme une menace et un danger qu'il
fallait écarter à tout prix, et cela d'autant plus que le malaise s'avérait
sérieux et inquiétant. Toutes les forces répressives sont mises en jeu dès
qu'il s'agit d'interdire une manifestation. On sait de quelle façon sauvage les
policiers procèdent, par ordre, dans ces cas-là. Coups de matraques,
arrestations, condamnations, fusillades guettent le peuple souverain. On
connaît aussi la formule hypocrite qu'étale, le lendemain, la presse bourgeoise
: « La police a du faire usage de ses armes », ce qui veut dire qu'on a
assassiné des manifestants, la plupart du temps désarmés. Un gouvernement ne se
maintient que par la crainte qu'il inspire Enlevez cette crainte, et aucun
pouvoir, politique ou autre, ne peut subsister. C'est pour lui une question de
vie ou de mort. On tolère bien certaines manifestations, mais à contre-cœur et
exceptionnellement, et sous réserves et avec garantie que « tout sera calme ».
Et dans les centres, les quartiers ou les artères ne présentant aucun risque
pour la stratégie de la répression officielle. Dans les grandes villes et
surtout dans les capitales, le droit de manifestation populaire est presque
toujours totalement et sévèrement prohibé. Les partis politiques, même ceux
d'opposition, n'usent que très rarement, et en l'entourant de restrictions, de
la manifestation populaire, dont ils redoutent la portée et les conséquences
imprévues. Ils sentent, instinctivement ou consciemment, que c'est une arme qui
peut se retourner contre eux. La fureur populaire a toujours déplu et déplaira
toujours aux maîtres d'aujourd'hui, d'hier ou de demain. On ne sait jamais' où
elle s'arrêtera. Et il ne faut pas habituer le peuple à braver la férule et à
prétendre tenir tête au pouvoir ! Certains camarades, surtout ceux qui fondent
tous leurs espoirs sur l'évolution individuelle, méprisent plus ou moins les
manifestations populaires. C'est, à mon avis, une erreur. La poussée des
foules, longtemps souterraine et qui soudain explose, a autant de vertu
révolutionnaire que la volonté patiente des individus. C'est elle qui est à
l'origine de bien des transformations sociales. Et nous devons la plupart des
quelques maigres libertés dont nous jouissons aux manifestations populaires. Si
on ne nous les enlève pas toutes, c'est parce que les gouvernants craignent
encore un peu le soulèvement des masses. Les manifestations demeurent un des
meilleurs moyens que possèdent les exploités pour faire entendre leur voix,
attirer l'attention sur leurs maux et sur leurs espérances, faire reculer les
tentatives de réaction, et préparer l'avènement des libertés. ‒
G. BASTIEN.
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