jeudi 1 juillet 2021

Réflexions sur la violence Par Georges Sorel

1° Les classes ne pourront plus être définies par la place que leurs membres occupent, dans la production capitaliste ; on revient, à l’ancienne distinction des groupes riches et des groupes pauvres ; c’est de cette manière que les classes apparurent aux anciens socialistes, qui cherchaient le moyen de réformer les iniquités de la distribution actuelle des richesses. Les catholiques sociaux se placent sur le même terrain et veulent améliorer le sort des pauvres, non seulement par la charité, mais par une foule d’institutions propres à atténuer les douleurs causées par l’économie capitaliste. Il paraît qu’encore aujourd’hui c’est à ce point de vue que les choses sont considérées dans le monde qui admire Jaurès comme un prophète ; on m’a raconté que celui-ci a cherché à convertir Buisson au socialisme en faisant appel à son bon cœur et que ces deux augures eurent une discussion fort cocasse sur la manière de corriger les fautes de la société. La masse croit qu’elle souffre parce qu’elle subit une inique conséquence d’un passé qui était plein de violences, d'ignorance et de méchanceté ; elle a confiance dans le génie de ses chefs pour la rendre moins malheureuse ; à une hiérarchie malfaisante, elle croit que la démocratie substituerait, si elle était libre, une hiérarchie bienfaisante. Les chefs qui entretiennent leurs hommes dans cette douce illusion voient le monde à un tout autre point de vue ; l’organisation sociale actuelle les révolte dans la mesure où elle crée des obstacles à leur ambition ; ils sont moins révoltés par l'existence des classes que par l’impossibilité où ils sont d’atteindre les positions acquises par leurs aînés ; le jour où ils ont suffisamment pénétré dans les sanctuaires de l’Etat, dans les salons, dans les lieux de plaisir, ils cessent généralement d’être révolutionnaires et parlent savamment de l'évolution. 2° Le sentiment de révolte que l’on rencontre dans les classes pauvres se colorera dès lors d'une atroce jalousie. Nos journaux démocratiques entretiennent cette passion avec beaucoup d'art, dans la pensée que c'est le meilleur moyen d’abrutir leur clientèle et de se l’attacher ; ils exploitent les scandales qui surgissent dans la société riche ; ils entraînent leurs lecteurs à éprouver un plaisir sauvage dès qu’ils voient la honte pénétrer au foyer des grands de la terre. Avec une impudence qui ne laisse pas que d’étonner parfois, ils prétendent servir ainsi la cause de la morale superfine qui leur tiendrait autant à cœur, à ce qu'ils disent, que le bien-être des classes pauvres, et que leur liberté ! Mais il est probable que leurs intérêts sont les seuls mobiles de leurs actions [Je note ici, en passant, que le Petit Parisien, dont l’importance est si grande comme organe de la politique de réformes sociales, s'est passionné pour les tribulations de la princesse de Saxe et du charmant précepteur Giron ; ce journal, très préoccupé de moraliser le peuple, ne peut comprendre que le mari trompé s'obstine à ne pas reprendre sa femme. Le 14 septembre 1906 il disait qu’elle « brisa avec la morale vulgaire » ; on peut conclure de là que la morale du Petit Parisien ne doit pas être banale !].

 

« Au XVe siècle, Aenéas Sylvius (le futur pape Pie II) notait avec étonnement l’extraordinaire prospérité des villes commerçantes d’Allemagne et la grande liberté dont y jouissaient les bourgeois, qui en Italie, étaient persécutés [Jansen, L’Allemagne et la Réforme, trad. fr., tome I, p. 361]. Si on regardait de près la politique sociale contemporaine, on trouverait qu’elle est, elle aussi, empreinte des idées de jalousie et de vengeance ; beaucoup de réglementations ont plutôt pour but de donner des moyens d’embêter les patrons que d’améliorer la situation des ouvriers ; quand les cléricaux sont les plus faibles dans un pays, il ne manquent jamais de recommander des mesures de sévère réglementation pour se venger de patrons francsmaçons [L’application des lois sociales donne lieu, en France du moins, à de très singulières inégalités de traitement ; les poursuites judiciaires dépendent des conditions politiques... ou financières. On se rappelle l’aventure de ce grand couturier qui fut décoré par Millerand, et contre lequel avaient été dressés beaucoup de procès-verbaux pour infraction aux lois sur la protection des ouvrières.]. Les chefs trouvent des avantages de toute sorte dans ces procédés ; ils font peur aux riches et les exploitent à leur profit personnel ; ils crient plus fort que personne contre les privilèges de la fortune et savent se donner toutes les jouissances que procure celle-ci ; en utilisant les mauvais instincts et la sottise de leurs hommes, ils réalisent ce curieux paradoxe de faire applaudir par le peuple l’inégalité des conditions au nom de l’égalité démocratique. Il serait impossible de comprendre les succès des démagogues, depuis les temps d’Athènes jusqu’à la New York contemporaine, si on ne tenait compte de la force extraordinaire que possède l’idée de vengeance pour oblitérer tout raisonnement. Je ne crois pas qu’il y ait de moyens propres à faire disparaître cette influence funeste des démagogues, autres que ceux que peut employer le socialisme en propageant la notion de grève générale prolétarienne : il éveille au fond de l’âme un sentiment du sublime en rapport avec les conditions d’une lutte gigantesque ; il fait tomber au dernier rang le besoin de satisfaire la jalousie par la méchanceté ; il fait apparaître au premier rang l’orgueil de l’homme libre et ainsi met l’ouvrier à l’abri du charlatanisme des chefs ambitieux et avides de jouissances. »

 

Je n’ai pas besoin d’appeler longuement l’attention des lecteurs sur ces caractères pour leur faire comprendre le rôle que cette conception de la guerre a eu dans l’ancienne Grèce. Toute l’histoire classique est dominée par la guerre conçue héroïquement ; les institutions des républiques grecques eurent, à l’origine, pour base l’organisation d’armées de citoyens ; l’art grec atteignit son apogée dans les citadelles ; les philosophes ne concevaient d’autre éducation que celle qui peut entretenir une tradition héroïque dans la jeunesse et s’ils s’attachaient à réglementer la musique, c’est qu’ils ne voulaient pas laisser se développer des sentiments étrangers à cette discipline ; les utopies sociales furent faites en vue de maintenir un noyau de guerriers homériques dans les cités, etc. De notre temps, les guerres de la Liberté n'ont guère été moins fécondes en idées que celles des anciens Grecs. Il y a un autre aspect de la guerre qui n’a plus aucun caractère de noblesse et sur lequel insistent toujours les pacifistes [La distinction des deux aspects de la guerre est la base du livre de Proudhon sur La guerre et la paix.]. La guerre n’a plus ses fins en elle-même ; elle a pour objet de permettre aux hommes politiques de satisfaire leurs ambitions : il faut conquérir sur l’étranger pour se procurer de grands avantages matériels et immédiats ; il faut aussi que la victoire donne au parti qui a dirigé le pays pendant les temps de succès, une telle prépondérance qu’il puisse se permettre de distribuer beaucoup de faveurs à ses adhérents ; on espère enfin que le prestige du triomphe enivrera tellement les citoyens qu’ils cesseront de bien apprécier les sacrifices qu’on leur demande et qu’ils se laisseront aller à des conceptions enthousiastes de l’avenir. Sous l’influence de cet état d’esprit, le peuple permet facilement à son gouvernement de développer son organisme d’une manière abusive, en sorte que toute conquête au dehors peut être considérée comme ayant pour corollaire une conquête à l’intérieur, faite par le parti qui détient le pouvoir. La grève générale syndicaliste offre les plus grandes analogies avec le premier système de guerre : le prolétariat s'organise pour la bataille, en se séparant bien des autres parties de la nation, en se regardant comme le grand moteur de l’histoire, en subordonnant toute considération sociale à celle du combat ; il a le sentiment très net de la gloire qui doit s’attacher à son rôle historique et de l’héroïsme de son attitude militante ; il aspire à l’épreuve décisive dans laquelle il donnera toute la mesure de sa valeur. Ne poursuivant point une conquête, il n’a point à faire des plans pour utiliser ses victoires : il compte expulser les capitalistes du domaine productif et reprendre ensuite sa place dans l’atelier crée par le capitalisme. Cette grève générale marque, d’une manière très claire, son indifférence pour les profits matériels de la conquête, en affirmant qu’elle se propose de supprimer l’Etat ; l’Etat a été, en effet, l’organisateur de la guerre de conquête, le dispensateur de ses fruits, et la raison d'être des groupes dominateurs qui profitent de toutes les entreprises dont l'ensemble de la société supporte les charges. Les politiciens se placent à l’autre point de vue ils raisonnent sur les conflits sociaux exactement de la même manière que les diplomates raisonnent sur les affaires internationales ; tout l’appareil proprement guerrier des conflits ne les intéresse que médiocrement ; ils ne voient dans les combattants que des instruments. Le prolétariat est leur armée, qu’ils aiment de l’amour qu’un administrateur colonial peut avoir pour les bandes qui lui permettent de soumettre beaucoup de nègres à ses caprices ; ils s’occupent de l’entraîner, parce qu’ils sont pressés de gagner bien vite les grandes batailles qui doivent leur livrer l’Etat ; ils entretiennent l’ardeur de leurs hommes, comme on a toujours entretenu l’ardeur des troupes de mercenaires, par des exhortations au prochain pillage, par des appels à la haine et aussi par les menues faveurs que leur permet déjà de distribuer l’occupation de quelques places politiques. Mais le prolétariat est pour eux de la chair à canon et pas autre chose, comme Marx le disait en 1873 [L’Alliance de la démocratie socialiste, p. 15. Marx reprochait à ses adversaires de s’inspirer des pratiques bonapartistes.]. Le renforcement de l’Etat est à la base de toutes leurs conceptions ; dans leurs organisations actuelles les politiciens préparent déjà les cadres d’un pouvoir fort, centralisé, discipliné, qui ne sera pas troublé par les critiques d’une opposition, qui saura imposer le silence et qui décrétera ses mensonges. »

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