[Article publié dans Rätekorrespondenz (septembre 1935) et dans International Council Correspondence (juillet 1936) / Traduit de l’anglais par Serge Bricianer et publié dans Intégration capitaliste et rupture ouvrière (EDI, 1972)]
Rosa Luxemburg et Lénine se sont formés l’un comme l’autre au sein de la social-démocratie dont ils furent des figures éminentes. Leurs œuvres à chacun devaient non seulement exercer une influence considérable sur les mouvements ouvriers russe, polonais et allemand, mais encore avoir une portée historique universelle. Car tous deux incarnèrent l’opposition au révisionnisme et au réformisme inhérents à la IIe Internationale, et leurs noms restent indissolublement liés à la réorganisation du mouvement ouvrier pendant et après la guerre mondiale. Ces marxistes, à la personnalité d’une trempe exceptionnelle, qui ne séparèrent jamais la théorie d’avec la pratique, furent – pour reprendre une expression chère à Rosa Luxemburg – des « chandelles brûlant par les deux bouts ».
Tout en s’étant assignés une mission identique – à savoir : faire sortir le mouvement ouvrier du marais où il se trouvait enlisé et le lancer à l’assaut du capitalisme – Luxemburg et Lénine empruntèrent des voies différentes, sinon même opposées. Sans que faiblisse l’estime qu’ils éprouvèrent toujours l’un pour l’autre, ils se heurtèrent vivement à propos des questions fondamentales de la stratégie et des principes révolutionnaires. Il est permis d’affirmer d’emblée que sur bien des points essentiels leurs conceptions respectives diffèrent comme le jour et la nuit ou, plus exactement, comme les problèmes de la révolution bourgeoise et les problèmes de la révolution prolétarienne. Maintenant que tous deux ont disparu, il n’est pas rare de voir des léninistes inconséquents s’efforcer, pour des raisons politiques, de concilier Lénine et Rosa Luxemburg, et de minimiser ce qui les opposa ; mais il s’agit là tout bonnement d’incroyables falsifications de l’histoire, qui ne servent que les falsificateurs et pour un temps seulement.
Ce qui unit Luxemburg et Lénine, ce fut la lutte contre le réformisme d’avant 1914 et contre le chauvinisme dans lequel la social-démocratie internationale bascula dès la déclaration de guerre. Mais ce coude-à-coude ne devait pas empêcher la controverse de battre son plein entre eux. Leurs divergences concernaient le cours à prendre par la révolution et donc, la tactique étant inséparable des principes, le contenu et la forme du nouveau mouvement ouvrier. S’il est notoire qu’ils furent tous deux des ennemis jurés du révisionnisme (ce qui conduit souvent à associer leurs noms), il n’en demeure pas moins qu’on peut difficilement aujourd’hui se faire une idée précise de ces divergences. Depuis une dizaine d’années, la IIIe Internationale a sans doute usé et abusé du nom de Rosa Luxemburg, dans le cadre des crises politiques qui la secouent en permanence et, plus particulièrement, de l’offensive qu’elle a lancé contre le « luxembourgisme contre-révolutionnaire », comme on se plaît à l’appeler [On sait que pendant les années 1930 il était courant, dans la Russie stalinienne, d’assimiler au « luxemburgisme », le « trotskisme », le « menchevisme » et autres courants oppositionnels, et que le crime de « luxemburgisme » était passible de la peine de mort ; Staline lui-même énuméra les « erreurs » de Rosa Luxemburg dans une lettre qu’il adressa en 1931 à la revue Proletarskaïa Revolioutsia (N.d.T.).]. Mais rien n’a été fait pour tirer au clair le différend. On ne tient pas du tout, en général, à « déterrer » le passé. A l’instar de la social démocratie allemande qui, alléguant le « manque d’argent », refusa un jour de publier les œuvres de Luxemburg [Cf. la lettre adressée le 6 janvier 1916 par R. Luxemburg à la rédaction de la Neue Zeit], la IIIe Internationale a fini par renier la promesse – faite en son nom par Clara Zetkin [Cf. C. Zetkin, Um Rosa Luxemburgs Stellung zur russischen Revolution (publié en 1921 par la maison d’éditions de l’Internationale communiste, C. Hoym à Hambourg)] – d’assurer la publication de ces mêmes œuvres. Pourtant, face à la concurrence, la IIIe Internationale ne manque pas de se réclamer de Rosa Luxemburg, chaque fois que cela lui semble opportun. Quant à la social-démocratie, elle a souvent le front de parler avec des larmes dans la voix de « la grande révolutionnaire qui s’est trompée » et qui est tombée victime de sa « fougue » et non des mercenaires infâmes de Noske, le vieux camarade de parti [Comme une foule d’articles commémoratifs parus dans la presse social démocrate l’atteste.]. Lorsque après l’expérience de ces deux Internationales d’aucuns prétendent non seulement de construire un mouvement nouveau et réellement révolutionnaire, mais aussi de tirer profit des leçons du passé, ils se bornent à réduire les divergences en question à un désaccord sur la question nationale, lequel, qui plus est, aurait touché exclusivement des problèmes d’ordre tactique relatif à l’indépendance de la Pologne. A cette fin, on se donne un mal fou pour atténuer le différend, pour en faire un cas d’espèce et pour conclure en proclamant, contrairement à l’évidence que Lénine est sorti vainqueur de la polémique.
Cependant, la question nationale reste indissociable des autres problèmes au sujet desquels Luxemburg et Lénine se sont combattus. Elle se rattache en effet, le plus étroitement, à toutes les autres questions concernant la révolution mondiale; mais elle a l’avantage de faire mieux ressortir la divergence fondamentale : l’antagonisme irréconciliable de la conception jacobine de la révolution et de sa conception prolétarienne. Quand, face aux errements nationalistes de l’ère stalinienne de la IIIe Internationale, on croit bon, à l’instar de Max Shachtman [M. Shachtman, « Lenin and Rosa Luxemburg », The New International, mars 1935 (Revue théorique du parti trotskiste américain, dont Shachtman fut l’un des « pères fondateurs ». N.d.T.)], de reprendre à son compte les idées de Rosa Luxemburg, on se doit aussi de les considérer comme justifiées par rapport à celles de Lénine. La politique de la IIIe Internationale a sans doute changé sur bien des points depuis la mort de Lénine, mais sur la question nationale elle est restée foncièrement léniniste. Un léniniste ne peut prendre qu’une position opposée à celle de Luxemburg dont il n’est pas seulement l’adversaire en matière de théorie, mais aussi l’ennemi mortel. A l’inverse, la position de Luxemburg est incompatible avec le bolchevisme léniniste et, par conséquent, quiconque se réclame de Lénine ne saurait en même temps invoquer Rosa Luxemburg à l’appui de ses thèses.
L’opposition au réformisme
Le développement du capitalisme mondial, l’expansion impérialiste, la monopolisation graduelle de l’économie et les surprofits qui lui sont liés, devaient permettre la formation provisoire d’une aristocratie ouvrière, la mise en place d’une législation du travail et une amélioration générale de la condition prolétarienne. D’où l’essor du révisionnisme et les progrès du réformisme au sein du mouvement ouvrier. Au marxisme révolutionnaire – infirmé, disait-on, par la prospérité capitaliste –, on substitua la théorie de la réalisation progressive du socialisme grâce à la démocratie. Dès lors, le mouvement ouvrier officiel put se développer et recueillir l’adhésion d’une masse de petits bourgeois; ceux-ci en prirent bientôt la direction intellectuelle et partagèrent, avec les ouvriers parvenus, les avantages matériels liés aux carrières qui s’offraient ainsi à leurs ambitions. Vers la fin du siècle, les soi disant « marxistes orthodoxes », Kautsky en tête, menèrent contre cette évolution une lutte qui resta purement verbale et qui d’ailleurs fut vite abandonnée. Parmi les théoriciens les plus en vue de cette époque, Luxemburg et Lénine furent des rares qui poursuivirent sans répit, en faveur d’un mouvement ouvrier réellement marxiste, un combat implacable, d’abord contre le réformisme avéré, puis aussi contre le réformisme « orthodoxe ».
On n’exagèrera pas en disant que de toutes les critiques du révisionnisme, l’attaque que Luxemburg laça contre lui fut la plus vigoureuse et la plus efficace. Polémiquant avec Bernstein [Réforme sociale ou révolution ?, 1898], elle souligne une fois de plus, face aux thèses absurdes des partisans du légalisme à tout prix, « qu’il est impossible de transformer les rapports fondamentaux de la société capitaliste, qui sont ceux de la domination d’une classe par une autre, au moyen de réformes légales qui en respecteraient le fondement bourgeois » [Réforme sociale ou révolution ?, 1898]. La réforme sociale, fait-elle valoir en outre, a pour fonction non « de limiter la propriété capitaliste, mais au contraire de la protéger. Ou encore – économiquement parlant – [elle] ne constitue pas une atteinte à l’exploitation capitaliste, mais une tentative pour la normaliser » [Réforme sociale ou révolution ?, 1898]. Loin de conduire au socialisme, le capitalisme s’effondre, déclare Rosa Luxemburg, et c’est à cet effondrement que les ouvriers doivent faire face – non par la réforme, mais par la révolution. Ce qui ne signifie pas qu’il faille négliger les questions de l’heure; les marxistes révolutionnaires eux aussi soutiennent les luttes quotidiennes des travailleurs mais, contrairement aux révisionnistes, ils s’intéressent à la manière dont le combat est mené bien plus qu’à ses objectifs immédiats. Pour les marxistes, le problème du moment consiste à faire progresser les facteurs subjectifs, la conscience de classe révolutionnaire, par le biais des luttes syndicales et politiques. Poser la réforme et la révolution comme des termes s’excluant réciproquement, c’est mal poser le problème; pour autant qu’il y ait opposition entre eux, il faut la replacer dans son contexte propre, le progrès social. La lutte pour les revendications immédiates ne doit pas faire perdre de vue le but final : la révolution prolétarienne [Réforme sociale ou révolution ?, 1898].
Peu de temps après, Lénine à son tour attaqua le révisionnisme d’une manière finalement semblable. Lui aussi voyait dans les réformes des sous-produits, en quelque sorte, de la lutte pour la conquête du pouvoir politique. En ce qui concerne tant la lutte contre la mutilation du marxisme que la lutte révolutionnaire pour la conquête du pouvoir politique, ses vues concordaient donc avec celles de Rosa Luxemburg. C’est seulement dans le cadre général de la révolution russe de 1905, quand la situation mit à l’ordre du jour la lutte révolutionnaire pour le pouvoir et en fit une question brûlante, à aborder sous un angle le plus concret, que des divergences se manifestèrent pour la première fois entre eux. Voilà pourquoi le conflit éclata à propos de sujets d’ordre tactique : les problèmes d’organisation et la question nationale.
La question nationale
A la façon de Kautsky, qui fut à bien des égards son maître à penser, Lénine était convaincu du caractère progressiste des mouvements d’indépendance nationale, attendu – disait-il – que « l’Etat national offre incontestablement les meilleurs conditions pour le développement du capitalisme » [Du doit des nations à disposer d’elles-mêmes, 1914, in Lénine, Questions de la politique nationale et de l’internationalisme prolétarien, Moscou, 1968]. Soutenant à l’encontre de Luxemburg que le mot d’ordre de la libre détermination des peuples est révolutionnaire parce qu’il s’agit là d’« une revendication qui ne diffère en rien des autres revendications démocratiques », Lénine proclamait : « Dans tout nationalisme bourgeois d’une nation opprimée, il existe un contenu démocratique, et c’est ce contenu que nous appuyons sans restrictions » [Du doit des nations à disposer d’elles-mêmes, 1914, in Lénine, Questions de la politique nationale et de l’internationalisme prolétarien, Moscou, 1968]. Comme de multiples passages de ses œuvres le démontrent [Cf. par exemple « Une caricature du marxisme et à propos de l’« économisme impérialiste » », 1916, in Lénine, Œuvres, Moscou-Paris, tome 23] l’attitude de Lénine vis-à-vis de la libre disposition des peuples et de la question nationale est conforme à sa position sur la conquête des droits démocratiques. Celle-là permet donc de comprendre celle-ci. Il suffira de citer à ce propos ce que Lénine écrit dans ses « Thèses sur la révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles mêmes »:
« Ce serait une erreur capitale de croire que la lutte pour la démocratie est susceptible de détourner le prolétariat de la révolution socialiste, ou d’éclipser celle-ci, de l’estomper, etc. Au contraire. De même qu’il est impossible de concevoir un socialisme victorieux qui ne réaliserait pas la démocratie intégrale, de même le prolétariat ne peut se préparer à la victoire sur la bourgeoisie s’il ne mène pas une lutte générale systématique et révolutionnaire pour la démocratie » [Cf. Lénine, Questions…, op. cit., p. 156]
Il apparaît ainsi clairement qu’aux yeux de Lénine mouvements et guerres à tendances nationalistes ont pour seul objet d’instaurer la démocratie, auxquelles le prolétariat doit participer puisque, toujours selon Lénine, la démocratie est un préalable obligé à la lutte pour le socialisme. « Si la lutte pour la démocratie est une lutte juste, dit-il, la guerre pour la démocratie est juste elle aussi » et, par voie de conséquence, « dans une guerre véritablement nationale, les mots « défense de la patrie » ne sont nullement une tromperie » [Lénine, « Une caricature du marxisme… », Œuvres, 23, p. 30]. Voilà pourquoi Lénine professe qu’en tel cas et « pour autant que la bourgeoisie d’une nation opprimée lutte contre la nation qui opprime, nous sommes toujours « pour », en tout état de cause et plus résolument que quiconque »; et d’ajouter: « car nous sommes l’ennemi le plus hardi et le plus conséquent de l’oppression » [Lénine, Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, in op. cit., p. 84].
Lénine resta fidèle à cette conception jusqu’à son dernier jour, et ses disciples l’ont été de même jusqu’à présent, du moins dans la mesure où le pouvoir bolchevik ne risquait (et ne risque) pas d’en pâtir. La seule différence, assurément légère, entre le maître et ses disciples, c’est que si Lénine, avant la révolution russe, considérait les guerres et mouvements de libération nationale comme des éléments du mouvement général pour instaurer la démocratie, ces guerres et ces mouvements furent ensuite promus parties intégrantes du processus de la révolution prolétarienne mondiale.
Rosa Luxemburg tenait pour foncièrement erronées les thèses de Lénine, telles qu’on vient de les reconstituer. Dans la Junius-broschüre, qui paru pendant la guerre, elle résume ainsi sa conception:
« Aussi longtemps qu’existent des Etats capitalistes, aussi longtemps, notamment, que la politique impérialiste universelle détermine et façonne la vie intérieure et extérieure des Etats, le droit des nations à disposer d’elles-mêmes n’est qu’un vain mot, en temps de guerre comme en temps de paix. Bien plus : dans l’actuelle ambiance impérialiste, il ne peut y avoir de guerre nationale de défense et toute politique socialiste qui fait abstraction de cette ambiance historique, qui ne veut se laisser guider, au sein du tourbillon universel, que par les points de vue d’un seul pays, est d’avance vouée à l’échec » [R. Luxemburg, La crise de la démocratie socialiste, 1916, Paris, Raymond Renaud, 1934, p. 121].
Jamais, au grand jamais, Rosa Luxemburg ne fit sur ce sujet la moindre concession à Lénine. Ainsi, quand le droit à l’autodétermination fut mis en pratique, après la révolution russe, elle se demanda pourquoi les bolcheviks maintenaient contre vents et marées, avec une telle opiniâtreté, un mot d’ordre « en contradiction flagrante, non seulement avec le centralisme par ailleurs manifeste de leur politique, mais aussi avec l’attitude qu’ils ont adoptée envers les autres principes démocratiques (…). Cette contradiction flagrante est d’autant moins compréhensible que les formes démocratiques de la vie politique dans chaque pays (…) constituent effectivement les fondements les plus précieux, les fondements indispensables même de la politique socialiste, alors que l’illustre « droit des nations à l’autodétermination » est du domaine de la phraséologie creuse et de la mystification petite-bourgeoise » [La Révolution russe, Berlin, 1922].
Il s’agissait à son avis d’une « variété d’opportunisme » visant à « lier les nombreuses nationalités allogènes, que comprenait l’empire russe, à la cause de la révolution », bref, d’un autre aspect de la politique opportuniste adoptée par les bolcheviks à l’égard des paysans russes : « On voulait satisfaire leur faim de terre par le mot d’ordre de prise de possession directe des domaines seigneuriaux et les rallier ainsi à la bannière de la révolution et du gouvernement prolétarien ».
Malheureusement, poursuivait Rosa Luxemburg, « dans les deux cas, le calcul était totalement faux. Défenseurs de l’indépendance nationale, même jusqu’au séparatisme, Lénine et ses amis pensaient manifestement faire ainsi de la Finlande, de l’Ukraine, de la Pologne, de la Lithuanie, des Pays baltes, du Caucase, etc., autant de fidèles alliés de la révolution russe. Mais nous avons assisté au spectacle inverse: l’une après l’autre, ces « nations » ont utilisé la liberté qu’on venait de leur offrir pour s’allier, en ennemies mortelles de la révolution russe, à l’impérialisme allemand (…). Certes, dans tous les cas cités, ce ne sont pas les « nations » qui pratiquent cette politique réactionnaire, mais les classes bourgeoises et petites-bourgeoises qui, en opposition violente avec leurs masses prolétariennes, ont transformé le « droit à l’autodétermination nationale » en instrument de leur politique de classe contre révolutionnaire. Mais – et nous touchons là le cœur du problème – cette formule nationaliste révèle son caractère utopique et petit-bourgeois, car, dans la rude réalité de la société de classes, et surtout à une époque d’antagonismes exacerbés, elle se transforme en un moyen de domination des classes bourgeoises » [La Révolution russe, Berlin, 1922].
Les bolcheviks n’avaient donc pas hésité à agiter, en plein combat révolutionnaire, la question des aspirations nationales et des tendances séparatistes ; voilà qui, selon Rosa Luxemburg, avait « jeté le trouble dans les rangs du socialisme ». Et elle dressait ensuite ce constat : « Les bolcheviks ont fourni l’idéologie permettant de déguiser l’offensive contre révolutionnaire ; ils ont renforcé la position de la bourgeoisie et affaibli celle du prolétariat (…). Il était réservé aux antipodes des socialistes gouvernementaux, aux bolcheviks, d’amener, grâce à la belle formule de l’autodétermination, de l’eau au moulin de la contre révolution et de fournir ainsi une idéologie qui permettrait non seulement d’écraser la révolution russe en elle-même, mais aussi de liquider la guerre mondiale dans son ensemble conformément aux plans contre-révolutionnaires » [La Révolution russe, Berlin, 1922]. On peut s’interroger, après Rosa Luxemburg, sur les raisons qui poussaient Lénine à ne point démordre de la formule du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de la libération des nationalités opprimées. Ce slogan n’était-il pas en contradiction criante avec les exigences de la révolution mondiale ? Et Lénine, comme Rosa Luxemburg, œuvrait au déclenchement de cette révolution. A l’instar de tous les marxistes de son temps, il ne croyait pas que la Russie, abandonnée à ses seules ressources, fût en mesure de poursuivre jusqu’au bout le combat révolutionnaire. Il partageait la thèse de Marx-Engels selon laquelle « si la révolution russe devient le signal d’une révolution ouvrière en Occident, de façon que les deux révolutions se complètent, l’actuelle propriété commune russe peut devenir le point de départ d’une évolution communiste » [K. Marx et F. Engels, préface de la deuxième édition russe (1882) du Manifeste communiste, trad. Molitor, p. 46]. Lénine n’était donc pas seulement convaincu que les communistes devaient prendre le pouvoir en Russie ; il l’était tout autant que la révolution russe ne pouvait conduire au socialisme qu’à la condition de gagner l’Europe et, au-delà, le monde entier. Etant donné la situation objective créée par la guerre, l’idée d’une Russie tenant tête aux puissances impérialistes à elle seule, sans l’appui d’une révolution en Europe occidentale, ne pouvait l’effleurer, pas plus que Rosa Luxemburg. Cette dernière était d’ailleurs catégorique : « Bien entendu, ils [les Russes] ne pourront se maintenir parmi ce sabbat infernal » [cf. R. Luxemburg, Lettres à K. et L. Kautsky, trad. Stchoupak et Desrousseaux, Paris, 1925, p. 244]. Ce diagnostic n’avait pas simplement pour base ce dont elle savait capables les Lénine et les Trotsky, la méfiance que leurs tirades aberrantes sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes lui inspirait, leur politique de concessions à la paysannerie et le reste. Il ne lui était pas dicté non plus par le rapport de forces existant entre la Russie révolutionnaire et les puissances impérialistes, et ne découlait nullement d’une conception analogue à celle des social-démocrates qui, statistiques en main, se plaisaient à démontrer que l’état arriéré de l’économie russe ni ne justifiait une révolution ni ne permettait le socialisme. La raison profonde de son pessimisme était avant tout le fait que « la social démocratie de cet Occident supérieurement développé est composée de poltrons abjects qui, en spectateurs paisibles, laisseront les Russes perdre tout leur sang » Aussi, tout en critiquant les bolcheviks en fonction des exigences de la révolution mondiale, soutenait-elle leur cause; elle ne manquait pas de souligner, par exemple, que si les bolcheviks essuyaient de graves revers économiques, c’était parce que le prolétariat d’Europe occidentale ne faisait rien pour les aider. « Ah oui! les bolcheviks ! s’écriait-elle. Naturellement ils ne m’enchantent guère maintenant avec leur fanatisme pour la paix [allusion à Brest-Litovsk]. Mais en fin de compte – ce n’est pas leur faute. Ils sont dans une situation de contrainte: ils n’ont le choix qu’entre deux volées et ils choisissent la moindre. D’autres sont responsables de ce que le diable ait le profit de la révolution russe » [id., p. 255].
Argumentation qu’elle devait d’ailleurs reprendre par la suite dans les termes suivants : « Les socialistes gouvernementaux allemands peuvent bien crier haut et fort que la domination des bolcheviks en Russie n’est qu’une caricature de dictature du prolétariat. Si tel a été ou si tel est le cas, c’est uniquement parce qu’elle fut le produit de l’attitude du prolétariat allemand, elle-même caricature de la lutte de classe socialiste » [La Révolution russe, p. 89]. Rosa Luxemburg mourut trop tôt pour constater que la politique de Lénine était parfaitement en mesure de conserver le pouvoir aux bolcheviks, sur une base capitaliste d’État, lors même que ces derniers avaient mis fin à toute espèce d’aide au mouvement révolutionnaire dans le monde. Karl Liebknecht, dans sa geôle, le notait à l’unisson : « Dilemme : naufrage dans l’honneur révolutionnaire – ou délai de grâce ignominieux – ou révolution allemande » [K. Liebknecht, Militarisme, guerre, révolution].
Les bolcheviks optèrent pour la seconde solution. Du temps qu’il était encore un marxiste, Eugène Varga pouvait écrire à ce propos : « On trouve en Russie des communistes, qui, las d’attendre en vain la révolution européenne, cherchent à tirer les conséquences dernières de l’isolement du pays. Si jamais la Russie se désintéressait de la révolution sociale dans les autres pays (…) les pays capitalistes auraient à tout le moins l’assurance de relations de bon voisinage (…). La Russie révolutionnaire se trouvant ainsi mise hors circuit, l’essor de la révolution mondiale serait gravement compromis » [E. Varga, Die wirtschaftspolitischen Probleme der proletarischen Diktatur, Hambourg, 1921].
La politique suivie par Lénine en matière d’autodétermination des peuples n’a pas causé de dommages irréparables au régime. Sans doute, certaines régions de l’ex-Empire russe firent sécession et passèrent à la contre-révolution ouverte; mais cela n’empêcha pas le régime bolchevik d’être plus solidement établi que jamais. Tout semble donc indiquer que l’Histoire a confirmé la ligne léniniste et, du même coup, infirmé les appréhensions de Rosa Luxemburg. C’est là cependant une impression qui n’est justifiée que dans la mesure où elle s’applique à la puissance de l’appareil d’Etat bolchevik. Mais il en va tout différemment du point de vue de la révolution mondiale, pivot de la controverse entre Lénine et Luxemburg. La Russie, certes, a survécu à la tourmente, mais elle n’est plus ce qu’elle était ou disait être à l’origine. Loin de servir à l’avancement de la révolution dans le monde, elle sert à son écrasement. La révolution russe, que Rosa Luxemburg et tous les révolutionnaires avaient à l’époque salué avec enthousiasme, a trompé les espoirs ainsi placés en elle. En ce sens, l’Histoire a confirmé, et non infirmé, les craintes que Rosa Luxemburg exprimait dès 1918 dans les termes suivants : « On voit s’approcher le spectre sinistre (…) d’une alliance des bolcheviks avec l’impérialisme allemand [laquelle] porterait au socialisme international le coup moral le plus terrible qui pût encore lui être infligé (…). Avec l’« accouplement » grotesque de Lénine et de Hindenburg s’éteindrait à l’Est la source de lumière morale (…). Une révolution socialiste (…) sous la juridiction protectrice de l’impérialisme allemand – voilà qui serait pour nous un spectacle d’une monstruosité sans égale. Et ce serait de surcroît purement et simplement de l’utopie (…). N’importe quel déclin politique des bolcheviks dans un noble combat contre des forces supérieures et une situation historique défavorable vaudrait mieux que ce déclin moral » [« La Tragédie russe », Spartakusbriefe, 11, septembre 1918, trad. française, in Œuvres II, pp. 50-52].
Bien que la vieille amitié germano-russe du temps de Lénine et de Hindenburg se soit refroidie – provisoirement – et que la dictature bolcheviste lui préfère maintenant le soutien de la Société des Nations en général et des baïonnettes françaises en particulier [Ces lignes, on ne l’oublie pas, furent écrites peu de temps après l’entrée de la Russie à la S. D. N. et la signature du pacte Staline- Laval (N.d.T.).], la Russie léniniste est toujours restée fidèle à la politique qu’elle avait érigée en principe et dont Boukharine donna au IVe Congrès du Komintern cette définition sans équivoque : « Il n’y a pas de différence de principe entre un emprunt financier et une alliance militaire (…). Nous sommes assez forts pour conclure une alliance avec un Etat bourgeois et pouvoir l’utiliser pour en abattre un autre. Cette forme de défense nationale – l’alliance militaire avec certains Etats bourgeois – impose comme un devoir aux camarades d’un de ces pays de contribuer à la victoire de notre coalition » [N. Boukharine, discours au IVe Congrès de l’Internationale communiste (novembre 1922)].L’« accouplement grotesque » de Lénine et de Hindenburg, du capitalisme et du bolchevisme, fut une manifestation particulièrement nette du reflux de la vague révolutionnaire, reflux qui du reste n’a pas encore atteint son point extrême. Le mouvement ouvrier, qui se rassemble sous le signe de Lénine, s’inscrit dans le cadre de la politique capitaliste; il est incapable d’agir en révolutionnaire. Considérée dans ses prolongements historiques, la stratégie léniniste – mettre les mouvements nationalistes au service de la révolution mondiale – s’est révélée absolument erronée. Et les pires craintes de Rosa Luxemburg ont été justifiées au-delà de tout ce qu’elle aurait pu imaginer.
Aujourd’hui, les nations « libérées » font à la Russie une ceinture fasciste. En Turquie « libérée », on abat les communistes avec des fusils d’origine russe. Les dirigeants chinois, dont la Russie et la IIIe Internationale appuient la lutte pour l’indépendance nationale, ont noyé dans le sang le mouvement ouvrier, d’une manière qui rappelle la Commune de Paris. Partout dans le monde, les cadavres de milliers et de milliers de travailleurs massacrés démontrent – de quelle façon sinistre ! – la justesse des conceptions de Rosa Luxemburg : le battage autour du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est qu’une « mystification petite-bourgeoise ». Les errements nationalistes de la IIIe Internationale en Allemagne ont montré à quoi conduit le beau principe : « La lutte pour la libération nationale se confond avec la lutte pour la démocratie ». Ces errements n’ont-ils pas contribué pour leur part à frayer la voie au fascisme ? Oui, dix années de surenchère nationaliste avec Hitler ont fini par transformer les ouvriers eux-mêmes en fascistes. Et Litvinov [délégué de la Russie à la S. D. N. (N.d.T.)] n’a t-il pas été jusqu’à présenter les résultats du plébiscite de la Sarre comme une victoire de l’idéal léniniste de la libre disposition des peuples ? Dès lors, si une chose peut encore surprendre, c’est qu’il existe encore des gens capables de soutenir à la façon de Max Shachtman : « En dépit des vives critiques dont Rosa Luxemburg l’accabla, la politique des nationalités, suivie par les bolcheviks après la révolution, a été justifiée par ses résultats » [M. Shachtman, « Lenin and Rosa Luxemburg », op. cit.].
Il faut noter du reste que l’attitude de Lénine sur la question nationale fut rien moins que cohérente et toujours soumise à des considérations tactiques. En vérité, elle fut même parfaitement contradictoire. Ainsi, Lénine n’hésita-t-il pas à proclamer : « Quand on parle d’actes révolutionnaires en temps de guerre contre le gouvernement de son pays, il est indubitable, incontestable, qu’il s’agit non seulement de souhaiter la défaite de ce gouvernement, mais aussi d’y concourir effectivement » [« Du Défaitisme dans la guerre impérialiste » (1915), in N. Lénine et G. Zinoviev, Contre le courant, trad. V. Serge et M. Parijanine, Parti, 1927, I, p. 116]. Or, en développant cette idée, on aboutit à un contradiction flagrante : en effet, étant donné que les divers pays belligérants ne sont pas tous affectés dans la même mesure par le défaitisme et au même moment par la révolution prolétarienne, cette tactique a pour conséquence de faciliter la victoire du pays le moins touché et l’oppression dans celui qui l’est le plus ! Au cours d’une guerre impérialiste, le prolétariat – s’il écoute Lénine – doit œuvrer à la défaite de son pays. Dès cette défaite acquise, il lui faut faire volte face et soutenir sa bourgeoisie nationale, luttant pour libérer la patrie. Puis, quand le pays « opprimé » a recouvré sa place dans le concert des nations, les ouvriers doivent une fois de plus laisser tomber la défense du territoire. Est-ce là fausser la pensée de Lénine ? Pas le moins du monde, comme le démontre un simple coup d’œil rétrospectif sur la pratique réelle. En ce qui concerne l’Allemagne, la position de Lénine et des bolcheviks a en effet varié de la manière suivante : 1914-18, contre la défense du pays ; 1919-23, pour la défense et la libération du territoire national ; enfin, lorsque l’Allemagne fut redevenue une puissance impérialiste, grâce au concours du prolétariat, ils prirent de nouveau position contre la défense de la nation. La tactique défaitiste, préconisée par Lénine pendant la dernière guerre, se trouve en contradiction absolue tant avec le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qu’avec la cause des guerres de libération nationale. Il s’agit d’un simple mouvement de rééquilibration :le prolétariat joue le rôle d’une justice compensatoire entre les rivaux capitalistes. Rosa Luxemburg se donna beaucoup de mal pour démontrer que tout cela n’avait rien de commun avec la lutte de classe marxiste.
Lénine, en politique, fut un esprit positif. Pour l’essentiel, ce fut seulement en tant que tacticien qu’il se différencia des théoriciens de la IIe Internationale. Ce qu’ils pensaient, eux, obtenir par des voies démocratiques, il cherchait, lui, à l’arracher par des méthodes révolutionnaires. Voulant réaliser le socialisme pour les ouvriers, il comptait y arriver non par des discours au Parlement, mais par la force, sur le terrain réel de la lutte des classes. La mission du parti consistait à faire la révolution pour les masses, celles-ci étant conduites à adhérer au parti et se confondant dès lors avec lui. Il fallait que le pouvoir revienne aux bolcheviks pour que ceux-ci puissent libérer les exploités de Russie et que la révolution puisse dans le monde entier triompher du capitalisme. La prise du pouvoir par le parti, tel fut l’alpha et l’oméga de la politique léninienne – politique souvent qualifiée d’intelligente et de souple mais, en vérité, tout bonnement opportuniste.
Quand la révolution éclata, la bourgeoisie russe n’était ni en état de prendre le pouvoir ni a fortiori de le conserver, car elle était incapable de résoudre la question agraire. Cette tâche, les bolcheviks l’accomplirent. « Ce qui est entièrement achevé dans notre révolution, c’est seulement son œuvre démocratique bourgeoise », déclara Lénine à l’occasion du quatrième anniversaire de la Révolution d’octobre [Lénine, « Sur le rôle de l’or…», Œuvres, 33, p. 107], et cette œuvre fut achevée grâce à la paysannerie. Une fois au pouvoir, les bolcheviks jouèrent constamment sur l’antagonisme des paysans et des ouvriers, d’où cette politique en zig-zag, cette série de brusques renversements de vapeur, que tout le monde connaît aujourd’hui, tant sur le plan russe que sur le plan international. C’est cette politique, uniquement conçue pour conserver le pouvoir, qui de crise en crise a fini par précipiter le déclin de la IIIe Internationale.
Dès la première concession d’envergure faite aux paysans, Rosa Luxemburg fut en mesure de prévoir, dans ses grandes lignes, l’évolution de la révolution bolcheviste au cours des années à venir, évolution inévitable si la révolution mondiale ne venait pas étouffer dans l’œuf les facteurs de réaction sociale engendrés par cette « transgression ». « Le mot d’ordre lancé par les bolcheviks : prise de possession immédiate et partage des terres par les paysans, devait immanquablement agir dans le sens inverse [au but recherché]. Non seulement ce n’est pas une mesure socialiste, mais elle barre la voie qui y mène, elle crée une montagne de difficultés insurmontables à la restructuration des conditions agraires dans le sens du socialisme » [La Révolution russe, p. 67]. Rosa Luxemburg ignorait à ce moment (elle était en prison) que les paysans avaient procédé au partage des terres sans attendre la permission des bolcheviks, qui s’étaient en définitive bornés à entériner un état de fait. Dans leur mouve¬ment spontané, les masses paysannes n’avaient pas un instant songé à consulter au préalable ces « porteurs de la conscience révolutionnaire » que les bolcheviks se flattaient d’être.
Pourtant, ces derniers entendaient bien pousser la révolution bourgeoise jusqu’au bout. Pour cela, il fallait convertir les paysans en salariés agricoles, c’est-à-dire industrialiser l’agriculture. Les léninistes seraient donc fondés, du moins en apparence, à soutenir que Rosa Luxemburg se trompait quand elle disait qu’en l’absence de révolution mondiale les bolcheviks seraient forcés de capituler face aux paysans. Mais cette thèse suppose encore et toujours que le bolchevisme a conduit au socialisme. Or, ce qui existe aujourd’hui en Russie, c’est non point le socialisme, mais le capitalisme d’Etat. On peut l’appeler socialisme tant qu’on voudra, ce système-là n’en demeure pas moins un capitalisme d’Etat qui exploite le travail salarié ; voilà pourquoi les craintes exprimées par Rosa Luxemburg ont été confirmées par l’Histoire, du moins quant à l’essentiel et quelques correctifs qu’il soit nécessaire d’y apporter.
Les révoltes paysannes des premières années qui suivirent la révolution forcèrent les bolcheviks, sous peine de perdre le pouvoir, apprendre une voie qui ne pouvait que nuire au développement de la révolution mondiale et qui, en Russie même, ne per¬mettait pas d’aller au-delà de la mise en place d’un système capitaliste d’Etat, dont l’abolition par le prolétariat constitue désormais un préalable obligé à la réalisation du socialisme. Toutefois ce qui nous importe en ce lieu, c’est avant tout le fait que les bolcheviks n’arrivèrent au pouvoir que grâce au soulèvement des campagnes et, en outre, qu’ils étaient persuadés qu’il leur suffisait d’avoir en main les leviers de commande politique et économique pour conduire le pays au socialisme, à condition bien entendu d’appliquer la « ligne correcte ». Obligés comme ils l’étaient en réalité, par l’état d’arriération de la Russie, tant à centraliser à l’extrême les organes de décision qu’à faire d’énormes concessions à la paysannerie, les bolcheviks se figurèrent qu’ils poursuivaient une politique bien à eux, une politique aussi clairvoyante que couronnée de succès, et tâchèrent de l’imposer également au niveau international. Lénine sut dégager, avec une netteté remarquable, et bien avant l’événement, les lois de développement de la révolution russe et concevoir une théorie et une pratique appropriée à ce cadre national. D’où, par conséquent, ses conceptions hypercentralistes en ce qui concerne la structure du parti et celle de l’économie étatisée (conformément aux idées d’Hilferding sur la « socialisation »), d’où aussi sa position sur la question nationale. Rosa Luxemburg, connaissant la situation russe comme elle la connaissait, était mieux qu’aucun autre marxiste en état de comprendre et d’analyser dans ses fondements historiques la politique léninienne; dans la mesure même où l’action des bolcheviks revêtait un caractère révolutionnaire à l’échelle mondiale, elle inclinait à voir dans cet hypercentralisme un mal inévitable et auquel force était de se résigner. Mais c’est avec la dernière énergie qu’elle combattit l’idée d’ériger des conditions spécifiques à la Russie en panacée permettant de résoudre les problèmes de la révolution prolétarienne dans le monde entier. « Le danger commence, écrivait-elle, là où, faisant de nécessité vertu, ils [les bolcheviks] cherchent à fixer dans tous les points de la théorie, une tactique qui leur a été imposée par des conditions fatales et à la proposer au prolétariat international comme modèle de la tactique socialiste » [La révolution russe, p. 89]. Conformément à ses prévisions, Lénine avait vu l’alliance des paysans et des ouvriers aboutir à la prise du pouvoir par les bolcheviks; dès lors, il conçut le cours de la révolution mondiale comme la répétition, à une échelle assurément plus vaste, de ce processus. Les nations opprimées étant surtout des pays agraires, l’Internationale communiste s’efforça d’unir dans le monde entier les aspirations de la paysannerie à celle des ouvriers, pour créer ainsi une force capable d’affronter le capitalisme et de l’abattre, à la manière de la révolution russe. De surcroît, ses dirigeants russes jugeaient indispensable de soutenir les mouvements de libération nationale aux colonies et ceux aussi des minorités ethniques des pays capitalistes, afin de battre en brèche l’intervention des puissances impérialistes en Russie. Cependant, la longue série de revers que la direction du Komintern devait essuyer, en voulant se créer une Internationale ouvrière et paysanne sur mesure, n’a fait que confirmer cette vérité première : la révolution mondiale ne saurait être une reproduction agrandie de la révolution russe. Loin de contribuer au succès des mouvements révolutionnaires anticapitalistes, cette politique a provoqué leur désagrégation. Son seul et unique résultat a été de consolider le pouvoir d’Etat bolcheviste qui a pu bénéficier, grâce à elle, d’un long répit historique, générateur de la triste situation actuelle du mouvement ouvrier en Russie et dans le monde.
II
Lénine avait sur la question nationale une position conforme à la conception que s’en formait la social-démocratie d’avant-guerre, dont en général il était loin d’avoir dépassé les vues. Il voyait en outre dans la mise en œuvre de cette conception un moyen d’assurer et de renforcer l’emprise des bolcheviks sur la Russie et de l’étendre – autant que faire se pouvait – au reste du monde. Pour Rosa Luxembourg, en revanche, il s’agissait là d’une politique néfaste, pour laquelle il faudrait payer et payer cher.
A l’inverse de Lénine qui, sur la base de sa conception d’ensemble, considérait la construction du Parti et son accession au pouvoir comme le préalable obligé à la victoire du socialisme, Rosa Luxemburg partait de la situation de classe du prolétariat et de ses exigences. Qui plus est, tandis que chez Lénine la théorie et la pratique étaient directement issues des conditions arriérées de la Russie, chez Luxemburg elles étaient liées aux conditions spécifiques de la lutte de classes dans les pays capitalistes le plus développés. C’est pourquoi elle refusait d’identifier la « mission historique » du prolétariat avec la fonction du Parti et de la réduire à une question de direction centralisée. Bien plus que sur la croissance de l’organisation et sur la qualité des dirigeants, elle mettait donc l’accent sur le mouvement spontané des masses, sur leur « auto-activation », le développement de leur initiative propre. D’où aussi les divergences d’appréciation fondamentales qui la séparaient de Lénine en ce qui concerne le rôle historique respectif du facteur de la spontanéité et de celui de l’organisation. Toutefois, avant d’examiner plus à fond ces divergences, il est bon de comparer brièvement les interprétations que Luxemburg et Lénine donnèrent chacun de son côté de la théorie marxiste de l’accumulation du capital, ce problème se rattachant de près à tous les autres.
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