lundi 19 juillet 2021

Traditions politiques américaines et défi libertaire

 



A propos de Voltairine de Cleyre Par Chris Crass

De 1890 à 1910, Voltairine de Cleyre fut l’une des anarchistes les plus populaires et les plus connues aux Etats-Unis. Ecrivaine et conférencière prolifique, elle s’intéressa à de nombreuses questions : la religion, la libre-pensée, le mariage, la sexualité des femmes durant l’époque victorienne, le rôle de la criminalité et de la punition dans la société, l’abolition des prisons, la pensée anarchiste et ses rapports avec les traditions américaines, l’anticapitalisme et la lutte des classes, le mouvement pour le droit de vote des femmes et leur libération.

Les différentes contributions de Voltairine de Cleyre à la pensée politique américaine ont été largement ignorées ou marginalisées. Si le mouvement anarchiste actuel sait que Voltairine de Cleyre a été une figure marquante de la tradition libertaire, ses écrits et ses discours n’ont pas bénéficié d’une grande audience depuis le déclin du mouvement anarchiste américain qui a commencé durant la Première Guerre mondiale et s’est accéléré dans les années 20, suite aux « raids de Palmer » (1), au procès et à l’exécution de Sacco et Vanzetti, et à toute une série d’expulsions, d’emprisonnements et d’assassinats qui ont réduit au silence certaines des voix les plus puissantes de la tradition révolutionnaire (2) de ce pays. Dans les années 60 et 70 (3), le renouveau des mouvements libertaires aux Etats-Unis provoqua un regain d’intérêt pour l’histoire de l’anarchisme. En 1978, un professeur d’histoire à l’université de Princeton, Paul Avrich, publia le premier de six livres consacré à l’anarchisme américain. Il s’agissait d’une biographie intitulée An American Anarchist. The Life of Voltairine de Cleyre (Une anarchiste américaine. La Vie de Voltairine de Cleyre). Les essais de Voltairine de Cleyre, rassemblés et publiés par Emma Goldman et Alexandre Berkman en 1914, furent republiés et diffusés dans les milieux anarchistes, humanistes et féministes. Dans la préface de son livre, Avrich écrit : « Libre-penseuse, féministe et anarchiste, Voltairine de Cleyre est toujours aussi actuelle soixante-dix ans plus tard (…). Elle critiqua toujours de façon éloquente le pouvoir politique incontrôlé, la soumission de l’individu, la déshumanisation des travailleurs et la dévalorisation de la culture ; sa vision d’une société libertaire, décentralisée, fondée sur la coopération volontaire et l’entraide, peut inspirer les nouvelles générations d’idéalistes et de réformateurs sociaux (4) . »

Lorsque l’on se penche sur les idées et la vie de Voltairine de Cleyre, on est forcément amené à s’intéresser au mouvement anarchiste au tournant du XXe siècle. On découvre alors que les théories politiques de Voltairine de Cleyre puisaient dans des traditions importantes qui ont conduit au développement de la pensée et du mouvement anarchiste aux Etats-Unis. La pensée anarchiste a toujours connu de multiples tendances. Voltairine de Cleyre croyait en ce qu’elle-même et d’autres ont appelé «l’anarchisme sans adjectifs ». A l’époque, on trouvait déjà plusieurs écoles de pensée concurrentes qui divergeaient surtout à propos des questions économiques et des stratégies de changement social.

Les deux tendances les plus importantes étaient les anarchistes individualistes (anarchistes philosophes ou anarchistes scientifiques) et les anarcho-communistes (socialistes libertaires ou anarchistes sociaux). Selon Voltairine de Cleyre, les deux tendances avaient apporté une contribution positive et riche d’enseignements ; les anarchistes devaient donc s’unir autour de leurs conceptions antiautoritaires communes et laisser le champ libre à l’expérimentation en ce qui concerne les idées économiques et les méthodes d’agitation et d’organisation. Si certains furent convaincus par ces arguments, le mouvement resta cependant divisé sur ces questions. Dans ses propres écrits et au cours de son évolution théorique, Voltairine de Cleyre conçut sa propre synthèse, qui s’ajouta à ses autres contributions originales dans d’autres domaines. Avant d’exposer les conceptions politiques de Voltairine de Cleyre, il nous faut d’abord expliquer brièvement ce que représentaient l’anarchisme individualiste et l’anarcho-communisme aux États-Unis.

Dans son travail pionnier sur l’anarchisme américain, Eunice Minette Schuster s’est attachée à décrire l’évolution de la pensée anarchiste depuis la période coloniale jusqu’à la publication de son livre Native American Anarchism : A Study of Left-Wing Individualism (L’anarchisme américain autochtone : une étude de l’individualisme de gauche), en 1932, ouvrage qui étudiait l’anarchisme d’origine purement américaine. Elle relate donc l’évolution spécifique de l’anarchisme individualiste de Thoreau (5) jusqu’aux époux Heywood (6) et à Benjamin Tucker (7) .

Thoreau, personnage fondamental pour tous les courants de la pensée politique américaine, « était un anarchiste dans le sens où il croyait en la souveraineté de l’individu et en la coopération volontaire », écrit Schuster. Et elle poursuit : « Il considérait que l’individu primait, qu’il était libre de vivre et d’agir selon ses meilleurs instincts, à la fois rationnels et émotionnels. Seules les relations de “bon voisinage” devaient exiger de lui un effort. La liberté et la justice étaient pour lui les valeurs essentielles. » Elle cite ensuite Thoreau : « Le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne rien. Lorsque les hommes seront prêts (pour une telle idée), tel sera le gouvernement qu’ils auront (8) ». Walden, le livre de Thoreau, ses essais sur John Brown (9), l’esclavage, et son étude classique sur la désobéissance civile constituent une des pierres angulaires de la pensée politique américaine et ces textes ont influencé la gauche radicale pendant des décennies.

L’individualisme anarchiste des époux Heywood était centré sur le droit de l’individu à décider de ses relations sexuelles et maritales, à avoir accès au contrôle des naissances et à l’éducation sexuelle. Ils étaient également partisans de l’abolition de l’esclavage, négation de la liberté individuelle. Les Heywood furent arrêtés de multiples fois et contraints de payer des amendes à cause des lois Comstock (10) qui interdisaient toute propagande sur le contrôle des naissances, considérée « obscène » —y compris par la poste. Les Heywood étaient tous deux originaires de la Nouvelle-Angleterre et, durant toute leur vie, ils défendirent l’idée que la liberté individuelle (telle qu’elle s’exprime dans les notions d’autonomie et d’indépendance dans la Déclaration d’indépendance) devait être élargie et défendue contre la force coercitive de l’État et des lois qui soumettaient les femmes, les esclaves africains et les Indiens(11).

Benjamin Tucker est certainement l’anarchiste individualiste le plus connu, et celui dont les écrits ont été les plus lus à l’époque. Il publiait le journal Liberty. Selon lui, l’individualisme anarchiste plongeait ses racines dans le développement de la pensée politique américaine qui a toujours mis l’accent sur les droits des individus. Il expliquait qu’il n’était rien d’autre qu’un « intrépide démocrate jeffersonien (12) » .

Tucker et les anarchistes individualistes croyaient également que l’on pouvait étudier de façon scientifique la société. Selon eux, la science permettrait d’apprendre comment organiser celle-ci afin de développer au maximum la liberté et l’égalité. Le thème de la science et de la société intéressait des cercles très larges : le taylorisme et le fordisme (13) voulaient imposer un management scientifique pour augmenter au maximum la productivité des ouvriers et la marge de profit des patrons ; les socialistes et communistes européens souhaitaient gérer l’économie de façon scientifique afin que les bénéfices du travail reviennent à tous ; les partisans du darwinisme social (14) prétendaient que la science avait déterminé ceux qui étaient aptes et inaptes pour la vie sociale et déterminé les hiérarchies entre les classes et entre les races. L’espoir dans le potentiel de la science était aussi partagé par de nombreux anarcho-communistes — en particulier par son principal théoricien, Pierre Kropotkine, qui était aussi un savant.

Pour les anarchistes individualistes, la frontière américaine était un facteur important dans le développement de la démocratie. Ils auraient sans doute approuvé en grande partie l’historien Frederick Jackson Turner qui développa la « thèse de la frontière » à propos de la culture politique américaine. « L’individualisme de la frontière a dès le départ promu l’idée de la démocratie » écrit Turner (15). Les anarchistes individualistes croyaient en la propriété privée. Ils pensaient que les hommes et les femmes avaient le droit d’accéder au produit de leur travail et qu’ils devaient pouvoir conclure entre eux des contrats libres pour commercer et même s’embaucher les uns les autres. Ils prônaient une économie inspirée par le laissez-faire mais pensaient aussi que chaque être humain avait droit à la propriété et que celle-ci devrait être partagée à peu près équitablement. Ce point est la principale source de divergence avec les autres anarchistes. Selon ces derniers, les anarchistes individualistes définissent la propriété à partir d’une vision idéalisée du passé américain, qui remonte à une époque où l’on distribuait des terres aux familles pour qu’elles les cultivent et où l’État était faible, ce qui explique l’importance du thème de la frontière.

Voltairine de Cleyre fut influencée par Tucker et les anarchistes individualistes au début de son évolution politique. Elle fut attirée par leurs idées antiautoritaires et l’importance qu’ils accordaient à la liberté personnelle. Elle écrivit pour la revue Liberty et pour d’autres publications anarchistes individualistes. Mais elle se mit rapidement à critiquer leur acceptation de la propriété privée et leur manque de conscience de classe. Elle vivait à Philadelphie, l’un des principaux centres industriels du pays et apprenait l’anglais aux ouvriers immigrés. Ses liens directs avec les travailleurs, ainsi que le fait qu’elle-même ait vécu dans la pauvreté toute sa vie la poussèrent à rejeter le capitalisme et la propriété privée comme des institutions qui asservissaient les gens. Si elle continua à écrire pour des publications anarchistes individualistes et à apprécier leurs contributions, elle milita surtout avec les anarcho[1]communistes.

A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le niveau de l’immigration aux Etats-Unis grimpa en flèche. Le besoin d’une main-d’œuvre bon marché dans les usines des grandes villes poussa des centaines de milliers d’immigrés à venir chercher du travail en Amérique. Nombre d’entre eux amenèrent avec eux les idées socialistes et anarchistes européennes et le mouvement anarchiste américain grossit au fur et à mesure que ces immigrés rejoignaient ses rangs.

Les anarchistes individualistes n’ont jamais eu d’influence significative et n’ont pas réussi à produire un mouvement social — beaucoup d’entre eux se méfiaient des mouvements de masse parce qu’ils croyaient que ces mouvements limitaient la liberté de l’individu. Si une grande partie des anarcho[1]communistes étaient nés aux Etats-Unis, beaucoup étaient aussi des immigrés. C’est à cette époque que le mouvement ouvrier progressa également à pas de géant dans le pays et encore une fois les immigrés furent en grande partie responsables de ce développement.

Les idées révolutionnaires importées aux Etats-Unis par de nombreux immigrants effrayèrent la classe dominante — ce qui motiva en grande partie le retour de bâton contre les immigrés. Le Know Nothing Party (16) se développa au début du XIXe siècle comme une organisation nataliste et hostile à l’immigration. Ce groupe utilisait la violence et l’intimidation contre les immigrants. Son slogan favori était « L’Amérique aux Américains ! ». Dans un de ses textes il souligne le danger que les immigrants font courir aux institutions politiques américaines : « Jamais les espoirs, les inquiétudes, les doutes et les peurs qui agitent les partis politiques dans ce pays n’ont autant pesé sur leur avenir proche … jamais une menace aussi grande n’a pesé sur les démagogues et les politicards (17) » . Le Know Nothing Party se développa après l’arrivée des « quarante-huitards », ces réfugiés politiques qui avaient fui l’Europe après que la révolution de 1848 eut échoué sur le continent. Schuster écrit qu’à Louisville, dans le Kentucky, des membres du Know Nothing Party attaquèrent des « quarante-huitards » allemands à coups de pierres et de matraques pour les empêcher de voter aux élections. Des Allemands furent violemment pris à partie par la foule et certains d’entre eux tués (18). Le mouvement des Know Nothings annonçait la violence dirigée contre les immigrants en général et les révolutionnaires en particulier. Theodore Roosevelt, avant et pendant sa présidence, attaqua les immigrés radicaux et affirma que les immigrés devaient être assimilés, si nécessaire par la force, et transformés en de véritables Américains ; ils devaient rejeter leur langue et leur culture et adopter la culture anglaise et anglo-saxonne des Etats-Unis. Dans son livre True Americanism (Le véritable américanisme) Roosevelt écrit : (l’immigré) « doit apprendre que la vie en Amérique est incompatible avec toute forme d’anarchie, quelle qu’elle soit » ; le contrôle de l’immigration est nécessaire pour écarter « les individus malsains de toutes les races — pas seulement les criminels, les idiots et les pauvres, mais les anarchistes comme Most et O’Donovan/et/ Rossa (19) ». Ces deux/trois anarchistes étaient nés en Europe et prônaient la révolution pour abattre le capitalisme et la propriété privée. Most était une figure dirigeante dans le mouvement anarcho-communiste et critiquait sévèrement Tucker et les individualistes. Comme Most, beaucoup d’anarcho-communistes étaient des immigrants : il existait des journaux en yiddish, en italien, en allemand, en espagnol et en finlandais —et bien sûr des publications en langue anglaise. Dans les réunions et manifestations anarchistes et ouvrières de l’époque, les orateurs s’adressaient à la foule en différentes langues. Le flux de l’immigration donna naissance à un mouvement anarchiste multiculturel. Ce mouvement n’entretenait pas de liens étroits avec les « traditions politiques américaines » dont se revendiquaient les individualistes. Ses idées avaient mûri au cours des conflits en Europe et dans les centres industriels des Etats-Unis. Il avait une grande conscience de classe et prônait l’action directe : grèves, sabotage, boycott, marches, meetings et parfois représailles contre les patrons et les politiciens (20).

Voltairine de Cleyre fusionna l’apport des deux tendances de l’anarchisme dans sa contribution unique à la pensée politique. Elle était parfaitement consciente des antagonismes de classe et voulait détruire le capitalisme et l’état, mais elle souhaitait aussi faire le lien entre le mouvement anarchiste en général et la tradition démocratique américaine. Dans son essai L’Anarchisme et les traditions politiques américaines (21), elle affirme que les libertés individuelles définies dans la Déclaration d’indépendance et le Bill of Rights (22) contribuent à poser les fondations de la liberté humaine. Selon elle, ce qui a miné la démocratie aux États-Unis, c’est la peur de la liberté qu’éprouvèrent la classe dirigeante et les grands propriétaires fonciers ; en effet, ceux-ci conçurent une Constitution qui retira aux gens le pouvoir de contrôler leur propre vie. Les dirigeants politiques ont créé l’Etat parce qu’ils croyaient que la liberté ne pouvait naître que de l’ordre. Les anarchistes, pensent, eux, que « La liberté est la mère et non la fille de l’ordre (23).» En établissant un lien entre la pensée anarchiste et la pensée politique américaine, Voltairine de Cleyre s’attaqua directement au préjugé très répandu selon lequel l’anarchisme était une philosophie d’origine étrangère, qui ignorait ce qu’est la démocratie et un gouvernement constitutionnel. Née aux Etats-Unis et ayant toujours écrit en anglais, Voltairine de Cleyre pouvait s’adresser à un public différent et sa position personnelle remettait en cause le stéréotype « anarchiste = étranger ». Les écrits de Voltairine de Cleyre et ses discours combinaient le combat pour la liberté politique et les droits individuels des anarchistes individualistes avec les stratégies anti-capitalistes des anarcho-communistes, fondées sur la conscience et l’organisation du prolétariat. Elle essaya également d’introduire ses propres conceptions politiques féministes dans le mouvement anarchiste — qui n’avait pas encore élaboré de réponse à la prétendue « question des femmes ». Dans la biographie qu’il lui a consacré, Paul Avrich écrit : « Toute la vie de Voltairine de Cleyre exprimait sa révolte contre le système de la domination masculine qui, comme toute autre forme de tyrannie et d’exploitation, s’opposait à son esprit anarchiste. » Elle écrivit :« Toute femme doit se demander : Pourquoi suis-je l’esclave de l’Homme ? Pourquoi prétend-on que mon cerveau n’est pas l’égal du sien ? Pourquoi ne me paie-t-on pas autant que lui ? Pourquoi mon mari contrôle-t-il mon corps ? Pourquoi a-t-il le droit de s’approprier mon travail au foyer et de me donner en échange ce que bon lui semble ? Pourquoi peut-il me prendre mes enfants ? Les déshériter alors qu’ils ne sont pas encore nés ? Toute femme doit se poser ces questions (24) . »

Voltairine de Cleyre écrivit des articles et donna des conférences sur des sujets comme « Le sexe esclave », « L’amour dans la liberté », « Le mariage est une mauvaise action », « Le procès des femmes contre l’orthodoxie ». Elle défendait l’indépendance économique des femmes, le contrôle des naissances, l’éducation sexuelle et le droit des femmes à conserver leur autonomie dans leurs relations amoureuses — y compris le droit d’avoir leur propre chambre afin de conserver leur indépendance, ce qu’elle réussit à faire toute sa vie, malgré sa pauvreté. Des femmes comme Voltairine de Cleyre et Emma Goldman ont défié le pouvoir patriarcal dans la société… et aussi dans le mouvement anarchiste. A travers leurs idées et leurs activités militantes elles ont permis à la pensée anarchiste d’intégrer les expériences des femmes. Selon l’essayiste anarchiste Elaine Leeder, les femmes anarchistes ont apporté de nouvelles dimensions au mouvement car elles « croyaient que les changements sociaux devaient se produire dans les sphères économiques et politiques mais qu’ils devaient aussi affecter les dimensions personnelles et psychologiques de la vie. Elles pensaient que les changements dans les aspects personnels de la vie (famille, enfants, sexualité) relevaient de l’activité politique. Au début du XXe siècle, les femmes ont apporté une nouvelle dimension à la théorie anarchiste (25) ».

La politique féministe de Voltairine de Cleyre ne remit pas seulement en cause les hommes (anarchistes) mais aussi les femmes qui luttaient pour obtenir le droit de vote à son époque. Voltairine de Cleyre et Emma Goldman condamnèrent les actions et les conceptions des suffragettes car, selon elles, le droit de vote n’aboutirait jamais à l’égalité politique pour les femmes. Regardez les ouvriers, disaient Voltairine et Emma, ils ont le droit de vote mais se sont-ils libérés de la misère, de la pauvreté, de l’exploitation par les patrons ? Tant que l’inégalité économique dominera la société, l’égalité n’aura aucun sens. De plus, comme Emma Goldman l’écrivit dans son essai sur « Le droit de vote des femmes », les femmes doivent gagner l’égalité aux côtés des hommes. « Tout d’abord en se faisant respecter comme des personnes et en n’étant plus considérées comme des marchandises sexuelles. Ensuite en refusant que qui que ce soit ait des droits sur leur corps ; en refusant d’avoir des enfants, si elles ne le désirent pas ; en refusant de servir Dieu, l’Etat, la société, leur mari, leur famille, etc . En rendant leur vie plus simple, plus profonde et plus riche (…). C’est seulement de cette manière, pas au moyen d’un bulletin de vote, que les femmes se libéreront, deviendront une force respectée, une force pour l’amour véritable, pour la paix, pour l’harmonie ; une force offrant un feu divin et donnant la vie ; une force qui créera des hommes et des femmes libres (26). »

Voltairine de Cleyre et d’autres femmes anarchistes ont réussi à rapprocher le féminisme et l’anarchisme. Ce progrès théorique a eu un impact considérable sur les deux mouvements, et continue à influencer leur développement.

La vie et l’œuvre de Voltairine de Cleyre ont beaucoup à nous offrir aujourd’hui. Elle a réalisé une synthèse fructueuse entre l’anarchisme individualiste et l’anarchiste communiste. Sa thèse selon laquelle l’anarchie puise ses racines dans la tradition démocratique américaine questionne à la fois notre conception de l’anarchisme et celle de la démocratie. Sa politique féministe a apporté de nouveaux outils pour concevoir l’égalitarisme et la libération des femmes. Si Voltairine de Cleyre vivait aujourd’hui, je suis persuadé qu’elle comprendrait comment la domination blanche et l’impérialisme ont façonné la division raciale de l’Amérique. Comme bien d’autres anarchistes et féministes de son époque, Voltairine de Cleyre n’a en effet produit aucune analyse de la question raciale, et cette lacune explique pourquoi ses théories soulèvent peu d’intérêt aujourd’hui (27).

Voltairine de Cleyre a su parfaitement dévoiler les contradictions entre les idéaux de l’égalité et de la démocratie, d’un côté, et les pratiques réelles de la société américaine, de l’autre. En défendant la nécessité d’un changement social radical et une politique égalitaire fondée sur la coopération ainsi que les principes anarchistes et féministes, Voltairine de Cleyre nous oblige à examiner d’un œil critique la réalité sociale et nous pousse à réfléchir à ce que pourrait être une autre société.

Libertaire, Chris Crass milite au sein du groupe Food Not Bombs (De la bouffe, pas des bombes) à San Francisco.

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