A
propos de Voltairine de Cleyre Par Chris Crass
De 1890 à 1910, Voltairine de
Cleyre fut l’une des anarchistes les plus populaires et les plus connues aux
Etats-Unis. Ecrivaine et conférencière prolifique, elle s’intéressa à de
nombreuses questions : la religion, la libre-pensée, le mariage, la sexualité
des femmes durant l’époque victorienne, le rôle de la criminalité et de la
punition dans la société, l’abolition des prisons, la pensée anarchiste et ses
rapports avec les traditions américaines, l’anticapitalisme et la lutte des
classes, le mouvement pour le droit de vote des femmes et leur libération.
Les différentes contributions
de Voltairine de Cleyre à la pensée politique américaine ont été largement
ignorées ou marginalisées. Si le mouvement anarchiste actuel sait que
Voltairine de Cleyre a été une figure marquante de la tradition libertaire, ses
écrits et ses discours n’ont pas bénéficié d’une grande audience depuis le
déclin du mouvement anarchiste américain qui a commencé durant la Première
Guerre mondiale et s’est accéléré dans les années 20, suite aux « raids de
Palmer » (1), au procès et à l’exécution de Sacco et Vanzetti, et à toute une
série d’expulsions, d’emprisonnements et d’assassinats qui ont réduit au
silence certaines des voix les plus puissantes de la tradition révolutionnaire
(2) de ce pays. Dans les années 60 et 70 (3), le renouveau des mouvements
libertaires aux Etats-Unis provoqua un regain d’intérêt pour l’histoire de
l’anarchisme. En 1978, un professeur d’histoire à l’université de Princeton,
Paul Avrich, publia le premier de six livres consacré à l’anarchisme américain.
Il s’agissait d’une biographie intitulée An American Anarchist. The Life of
Voltairine de Cleyre (Une anarchiste américaine. La Vie de Voltairine de
Cleyre). Les essais de Voltairine de Cleyre, rassemblés et publiés par Emma
Goldman et Alexandre Berkman en 1914, furent republiés et diffusés dans les
milieux anarchistes, humanistes et féministes. Dans la préface de son livre,
Avrich écrit : « Libre-penseuse, féministe et anarchiste, Voltairine de Cleyre
est toujours aussi actuelle soixante-dix ans plus tard (…). Elle critiqua
toujours de façon éloquente le pouvoir politique incontrôlé, la soumission de
l’individu, la déshumanisation des travailleurs et la dévalorisation de la
culture ; sa vision d’une société libertaire, décentralisée, fondée sur la
coopération volontaire et l’entraide, peut inspirer les nouvelles générations
d’idéalistes et de réformateurs sociaux (4) . »
Lorsque l’on se penche sur les
idées et la vie de Voltairine de Cleyre, on est forcément amené à s’intéresser
au mouvement anarchiste au tournant du XXe siècle. On découvre alors que les
théories politiques de Voltairine de Cleyre puisaient dans des traditions
importantes qui ont conduit au développement de la pensée et du mouvement
anarchiste aux Etats-Unis. La pensée anarchiste a toujours connu de multiples
tendances. Voltairine de Cleyre croyait en ce qu’elle-même et d’autres ont
appelé «l’anarchisme sans adjectifs ». A l’époque, on trouvait déjà plusieurs
écoles de pensée concurrentes qui divergeaient surtout à propos des questions
économiques et des stratégies de changement social.
Les deux tendances les plus
importantes étaient les anarchistes individualistes (anarchistes philosophes ou
anarchistes scientifiques) et les anarcho-communistes (socialistes libertaires
ou anarchistes sociaux). Selon Voltairine de Cleyre, les deux tendances avaient
apporté une contribution positive et riche d’enseignements ; les anarchistes
devaient donc s’unir autour de leurs conceptions antiautoritaires communes et
laisser le champ libre à l’expérimentation en ce qui concerne les idées
économiques et les méthodes d’agitation et d’organisation. Si certains furent
convaincus par ces arguments, le mouvement resta cependant divisé sur ces
questions. Dans ses propres écrits et au cours de son évolution théorique,
Voltairine de Cleyre conçut sa propre synthèse, qui s’ajouta à ses autres
contributions originales dans d’autres domaines. Avant d’exposer les
conceptions politiques de Voltairine de Cleyre, il nous faut d’abord expliquer
brièvement ce que représentaient l’anarchisme individualiste et
l’anarcho-communisme aux États-Unis.
Dans son travail pionnier sur
l’anarchisme américain, Eunice Minette Schuster s’est attachée à décrire
l’évolution de la pensée anarchiste depuis la période coloniale jusqu’à la
publication de son livre Native American Anarchism : A Study of Left-Wing
Individualism (L’anarchisme américain autochtone : une étude de
l’individualisme de gauche), en 1932, ouvrage qui étudiait l’anarchisme
d’origine purement américaine. Elle relate donc l’évolution spécifique de
l’anarchisme individualiste de Thoreau (5) jusqu’aux époux Heywood (6) et à
Benjamin Tucker (7) .
Thoreau, personnage
fondamental pour tous les courants de la pensée politique américaine, « était
un anarchiste dans le sens où il croyait en la souveraineté de l’individu et en
la coopération volontaire », écrit Schuster. Et elle poursuit : « Il
considérait que l’individu primait, qu’il était libre de vivre et d’agir selon
ses meilleurs instincts, à la fois rationnels et émotionnels. Seules les
relations de “bon voisinage” devaient exiger de lui un effort. La liberté et la
justice étaient pour lui les valeurs essentielles. » Elle cite ensuite Thoreau
: « Le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne rien. Lorsque les hommes
seront prêts (pour une telle idée), tel sera le gouvernement qu’ils auront (8)
». Walden, le livre de Thoreau, ses essais sur John Brown (9), l’esclavage, et
son étude classique sur la désobéissance civile constituent une des pierres
angulaires de la pensée politique américaine et ces textes ont influencé la
gauche radicale pendant des décennies.
L’individualisme anarchiste
des époux Heywood était centré sur le droit de l’individu à décider de ses
relations sexuelles et maritales, à avoir accès au contrôle des naissances et à
l’éducation sexuelle. Ils étaient également partisans de l’abolition de
l’esclavage, négation de la liberté individuelle. Les Heywood furent arrêtés de
multiples fois et contraints de payer des amendes à cause des lois Comstock
(10) qui interdisaient toute propagande sur le contrôle des naissances, considérée
« obscène » —y compris par la poste. Les Heywood étaient tous deux originaires
de la Nouvelle-Angleterre et, durant toute leur vie, ils défendirent l’idée que
la liberté individuelle (telle qu’elle s’exprime dans les notions d’autonomie
et d’indépendance dans la Déclaration d’indépendance) devait être élargie et
défendue contre la force coercitive de l’État et des lois qui soumettaient les
femmes, les esclaves africains et les Indiens(11).
Benjamin Tucker est
certainement l’anarchiste individualiste le plus connu, et celui dont les
écrits ont été les plus lus à l’époque. Il publiait le journal Liberty. Selon
lui, l’individualisme anarchiste plongeait ses racines dans le développement de
la pensée politique américaine qui a toujours mis l’accent sur les droits des
individus. Il expliquait qu’il n’était rien d’autre qu’un « intrépide démocrate
jeffersonien (12) » .
Tucker et les anarchistes
individualistes croyaient également que l’on pouvait étudier de façon
scientifique la société. Selon eux, la science permettrait d’apprendre comment
organiser celle-ci afin de développer au maximum la liberté et l’égalité. Le
thème de la science et de la société intéressait des cercles très larges : le
taylorisme et le fordisme (13) voulaient imposer un management scientifique
pour augmenter au maximum la productivité des ouvriers et la marge de profit
des patrons ; les socialistes et communistes européens souhaitaient gérer
l’économie de façon scientifique afin que les bénéfices du travail reviennent à
tous ; les partisans du darwinisme social (14) prétendaient que la science
avait déterminé ceux qui étaient aptes et inaptes pour la vie sociale et
déterminé les hiérarchies entre les classes et entre les races. L’espoir dans
le potentiel de la science était aussi partagé par de nombreux anarcho-communistes
— en particulier par son principal théoricien, Pierre Kropotkine, qui était
aussi un savant.
Pour les anarchistes
individualistes, la frontière américaine était un facteur important dans le
développement de la démocratie. Ils auraient sans doute approuvé en grande
partie l’historien Frederick Jackson Turner qui développa la « thèse de la
frontière » à propos de la culture politique américaine. « L’individualisme de
la frontière a dès le départ promu l’idée de la démocratie » écrit Turner (15).
Les anarchistes individualistes croyaient en la propriété privée. Ils pensaient
que les hommes et les femmes avaient le droit d’accéder au produit de leur
travail et qu’ils devaient pouvoir conclure entre eux des contrats libres pour
commercer et même s’embaucher les uns les autres. Ils prônaient une économie
inspirée par le laissez-faire mais pensaient aussi que chaque être humain avait
droit à la propriété et que celle-ci devrait être partagée à peu près
équitablement. Ce point est la principale source de divergence avec les autres
anarchistes. Selon ces derniers, les anarchistes individualistes définissent la
propriété à partir d’une vision idéalisée du passé américain, qui remonte à une
époque où l’on distribuait des terres aux familles pour qu’elles les cultivent
et où l’État était faible, ce qui explique l’importance du thème de la
frontière.
Voltairine de Cleyre fut
influencée par Tucker et les anarchistes individualistes au début de son
évolution politique. Elle fut attirée par leurs idées antiautoritaires et
l’importance qu’ils accordaient à la liberté personnelle. Elle écrivit pour la
revue Liberty et pour d’autres publications anarchistes individualistes. Mais
elle se mit rapidement à critiquer leur acceptation de la propriété privée et
leur manque de conscience de classe. Elle vivait à Philadelphie, l’un des
principaux centres industriels du pays et apprenait l’anglais aux ouvriers
immigrés. Ses liens directs avec les travailleurs, ainsi que le fait
qu’elle-même ait vécu dans la pauvreté toute sa vie la poussèrent à rejeter le
capitalisme et la propriété privée comme des institutions qui asservissaient
les gens. Si elle continua à écrire pour des publications anarchistes
individualistes et à apprécier leurs contributions, elle milita surtout avec
les anarcho[1]communistes.
A la fin du XIXe siècle et au
début du XXe siècle, le niveau de l’immigration aux Etats-Unis grimpa en
flèche. Le besoin d’une main-d’œuvre bon marché dans les usines des grandes
villes poussa des centaines de milliers d’immigrés à venir chercher du travail
en Amérique. Nombre d’entre eux amenèrent avec eux les idées socialistes et
anarchistes européennes et le mouvement anarchiste américain grossit au fur et
à mesure que ces immigrés rejoignaient ses rangs.
Les anarchistes
individualistes n’ont jamais eu d’influence significative et n’ont pas réussi à
produire un mouvement social — beaucoup d’entre eux se méfiaient des mouvements
de masse parce qu’ils croyaient que ces mouvements limitaient la liberté de
l’individu. Si une grande partie des anarcho[1]communistes étaient nés aux Etats-Unis,
beaucoup étaient aussi des immigrés. C’est à cette époque que le mouvement
ouvrier progressa également à pas de géant dans le pays et encore une fois les
immigrés furent en grande partie responsables de ce développement.
Les idées révolutionnaires
importées aux Etats-Unis par de nombreux immigrants effrayèrent la classe
dominante — ce qui motiva en grande partie le retour de bâton contre les
immigrés. Le Know Nothing Party (16) se développa au début du XIXe siècle comme
une organisation nataliste et hostile à l’immigration. Ce groupe utilisait la
violence et l’intimidation contre les immigrants. Son slogan favori était «
L’Amérique aux Américains ! ». Dans un de ses textes il souligne le danger que
les immigrants font courir aux institutions politiques américaines : « Jamais
les espoirs, les inquiétudes, les doutes et les peurs qui agitent les partis
politiques dans ce pays n’ont autant pesé sur leur avenir proche … jamais une
menace aussi grande n’a pesé sur les démagogues et les politicards (17) » . Le
Know Nothing Party se développa après l’arrivée des « quarante-huitards », ces
réfugiés politiques qui avaient fui l’Europe après que la révolution de 1848
eut échoué sur le continent. Schuster écrit qu’à Louisville, dans le Kentucky,
des membres du Know Nothing Party attaquèrent des « quarante-huitards »
allemands à coups de pierres et de matraques pour les empêcher de voter aux
élections. Des Allemands furent violemment pris à partie par la foule et
certains d’entre eux tués (18). Le mouvement des Know Nothings annonçait la
violence dirigée contre les immigrants en général et les révolutionnaires en
particulier. Theodore Roosevelt, avant et pendant sa présidence, attaqua les
immigrés radicaux et affirma que les immigrés devaient être assimilés, si
nécessaire par la force, et transformés en de véritables Américains ; ils
devaient rejeter leur langue et leur culture et adopter la culture anglaise et
anglo-saxonne des Etats-Unis. Dans son livre True Americanism (Le véritable
américanisme) Roosevelt écrit : (l’immigré) « doit apprendre que la vie en
Amérique est incompatible avec toute forme d’anarchie, quelle qu’elle soit » ;
le contrôle de l’immigration est nécessaire pour écarter « les individus
malsains de toutes les races — pas seulement les criminels, les idiots et les
pauvres, mais les anarchistes comme Most et O’Donovan/et/ Rossa (19) ». Ces
deux/trois anarchistes étaient nés en Europe et prônaient la révolution pour
abattre le capitalisme et la propriété privée. Most était une figure dirigeante
dans le mouvement anarcho-communiste et critiquait sévèrement Tucker et les
individualistes. Comme Most, beaucoup d’anarcho-communistes étaient des
immigrants : il existait des journaux en yiddish, en italien, en allemand, en
espagnol et en finlandais —et bien sûr des publications en langue anglaise.
Dans les réunions et manifestations anarchistes et ouvrières de l’époque, les
orateurs s’adressaient à la foule en différentes langues. Le flux de
l’immigration donna naissance à un mouvement anarchiste multiculturel. Ce
mouvement n’entretenait pas de liens étroits avec les « traditions politiques
américaines » dont se revendiquaient les individualistes. Ses idées avaient
mûri au cours des conflits en Europe et dans les centres industriels des
Etats-Unis. Il avait une grande conscience de classe et prônait l’action
directe : grèves, sabotage, boycott, marches, meetings et parfois représailles
contre les patrons et les politiciens (20).
Voltairine de Cleyre fusionna
l’apport des deux tendances de l’anarchisme dans sa contribution unique à la
pensée politique. Elle était parfaitement consciente des antagonismes de classe
et voulait détruire le capitalisme et l’état, mais elle souhaitait aussi faire
le lien entre le mouvement anarchiste en général et la tradition démocratique
américaine. Dans son essai L’Anarchisme et les traditions politiques
américaines (21), elle affirme que les libertés individuelles définies dans la
Déclaration d’indépendance et le Bill of Rights (22) contribuent à poser les
fondations de la liberté humaine. Selon elle, ce qui a miné la démocratie aux
États-Unis, c’est la peur de la liberté qu’éprouvèrent la classe dirigeante et
les grands propriétaires fonciers ; en effet, ceux-ci conçurent une
Constitution qui retira aux gens le pouvoir de contrôler leur propre vie. Les
dirigeants politiques ont créé l’Etat parce qu’ils croyaient que la liberté ne
pouvait naître que de l’ordre. Les anarchistes, pensent, eux, que « La liberté
est la mère et non la fille de l’ordre (23).» En établissant un lien entre la
pensée anarchiste et la pensée politique américaine, Voltairine de Cleyre
s’attaqua directement au préjugé très répandu selon lequel l’anarchisme était
une philosophie d’origine étrangère, qui ignorait ce qu’est la démocratie et un
gouvernement constitutionnel. Née aux Etats-Unis et ayant toujours écrit en
anglais, Voltairine de Cleyre pouvait s’adresser à un public différent et sa
position personnelle remettait en cause le stéréotype « anarchiste = étranger
». Les écrits de Voltairine de Cleyre et ses discours combinaient le combat
pour la liberté politique et les droits individuels des anarchistes
individualistes avec les stratégies anti-capitalistes des anarcho-communistes,
fondées sur la conscience et l’organisation du prolétariat. Elle essaya
également d’introduire ses propres conceptions politiques féministes dans le
mouvement anarchiste — qui n’avait pas encore élaboré de réponse à la prétendue
« question des femmes ». Dans la biographie qu’il lui a consacré, Paul Avrich
écrit : « Toute la vie de Voltairine de Cleyre exprimait sa révolte contre le
système de la domination masculine qui, comme toute autre forme de tyrannie et
d’exploitation, s’opposait à son esprit anarchiste. » Elle écrivit :« Toute
femme doit se demander : Pourquoi suis-je l’esclave de l’Homme ? Pourquoi
prétend-on que mon cerveau n’est pas l’égal du sien ? Pourquoi ne me paie-t-on
pas autant que lui ? Pourquoi mon mari contrôle-t-il mon corps ? Pourquoi
a-t-il le droit de s’approprier mon travail au foyer et de me donner en échange
ce que bon lui semble ? Pourquoi peut-il me prendre mes enfants ? Les
déshériter alors qu’ils ne sont pas encore nés ? Toute femme doit se poser ces
questions (24) . »
Voltairine de Cleyre écrivit
des articles et donna des conférences sur des sujets comme « Le sexe esclave »,
« L’amour dans la liberté », « Le mariage est une mauvaise action », « Le
procès des femmes contre l’orthodoxie ». Elle défendait l’indépendance
économique des femmes, le contrôle des naissances, l’éducation sexuelle et le
droit des femmes à conserver leur autonomie dans leurs relations amoureuses — y
compris le droit d’avoir leur propre chambre afin de conserver leur
indépendance, ce qu’elle réussit à faire toute sa vie, malgré sa pauvreté. Des
femmes comme Voltairine de Cleyre et Emma Goldman ont défié le pouvoir
patriarcal dans la société… et aussi dans le mouvement anarchiste. A travers
leurs idées et leurs activités militantes elles ont permis à la pensée anarchiste
d’intégrer les expériences des femmes. Selon l’essayiste anarchiste Elaine
Leeder, les femmes anarchistes ont apporté de nouvelles dimensions au mouvement
car elles « croyaient que les changements sociaux devaient se produire dans les
sphères économiques et politiques mais qu’ils devaient aussi affecter les
dimensions personnelles et psychologiques de la vie. Elles pensaient que les
changements dans les aspects personnels de la vie (famille, enfants, sexualité)
relevaient de l’activité politique. Au début du XXe siècle, les femmes ont
apporté une nouvelle dimension à la théorie anarchiste (25) ».
La politique féministe de
Voltairine de Cleyre ne remit pas seulement en cause les hommes (anarchistes)
mais aussi les femmes qui luttaient pour obtenir le droit de vote à son époque.
Voltairine de Cleyre et Emma Goldman condamnèrent les actions et les
conceptions des suffragettes car, selon elles, le droit de vote n’aboutirait
jamais à l’égalité politique pour les femmes. Regardez les ouvriers, disaient
Voltairine et Emma, ils ont le droit de vote mais se sont-ils libérés de la
misère, de la pauvreté, de l’exploitation par les patrons ? Tant que
l’inégalité économique dominera la société, l’égalité n’aura aucun sens. De
plus, comme Emma Goldman l’écrivit dans son essai sur « Le droit de vote des
femmes », les femmes doivent gagner l’égalité aux côtés des hommes. « Tout
d’abord en se faisant respecter comme des personnes et en n’étant plus
considérées comme des marchandises sexuelles. Ensuite en refusant que qui que ce
soit ait des droits sur leur corps ; en refusant d’avoir des enfants, si elles
ne le désirent pas ; en refusant de servir Dieu, l’Etat, la société, leur mari,
leur famille, etc . En rendant leur vie plus simple, plus profonde et plus
riche (…). C’est seulement de cette manière, pas au moyen d’un bulletin de
vote, que les femmes se libéreront, deviendront une force respectée, une force
pour l’amour véritable, pour la paix, pour l’harmonie ; une force offrant un
feu divin et donnant la vie ; une force qui créera des hommes et des femmes
libres (26). »
Voltairine de Cleyre et
d’autres femmes anarchistes ont réussi à rapprocher le féminisme et
l’anarchisme. Ce progrès théorique a eu un impact considérable sur les deux
mouvements, et continue à influencer leur développement.
La vie et l’œuvre de
Voltairine de Cleyre ont beaucoup à nous offrir aujourd’hui. Elle a réalisé une
synthèse fructueuse entre l’anarchisme individualiste et l’anarchiste
communiste. Sa thèse selon laquelle l’anarchie puise ses racines dans la
tradition démocratique américaine questionne à la fois notre conception de
l’anarchisme et celle de la démocratie. Sa politique féministe a apporté de
nouveaux outils pour concevoir l’égalitarisme et la libération des femmes. Si
Voltairine de Cleyre vivait aujourd’hui, je suis persuadé qu’elle comprendrait
comment la domination blanche et l’impérialisme ont façonné la division raciale
de l’Amérique. Comme bien d’autres anarchistes et féministes de son époque,
Voltairine de Cleyre n’a en effet produit aucune analyse de la question
raciale, et cette lacune explique pourquoi ses théories soulèvent peu d’intérêt
aujourd’hui (27).
Voltairine de Cleyre a su
parfaitement dévoiler les contradictions entre les idéaux de l’égalité et de la
démocratie, d’un côté, et les pratiques réelles de la société américaine, de
l’autre. En défendant la nécessité d’un changement social radical et une
politique égalitaire fondée sur la coopération ainsi que les principes
anarchistes et féministes, Voltairine de Cleyre nous oblige à examiner d’un œil
critique la réalité sociale et nous pousse à réfléchir à ce que pourrait être
une autre société.
Libertaire, Chris Crass milite
au sein du groupe Food Not Bombs (De la bouffe, pas des bombes) à San
Francisco.
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