« Il est bien plus sage de combattre la réaction fasciste tant qu’on détient le pouvoir, que de se montrer courageux quand on a abdiqué. La social-démocratie détenait le pouvoir dans de nombreux pays européens, elle pouvait donc abolir, dans l’homme et en dehors de l’homme, la puissance patriarcale millénaire qui devait fêter ses triomphes les plus sanglants dans l’idéologie fasciste. Elle partait de l’idée que l’homme amoindri par la domination millénaire du patriarcat serait parfaitement capable d’assumer la démocratie et de se gouverner lui-même. Mais elle répudiait officiellement tout effort ardu et scientifique, comme celui d’un Sigmund Freud, en vue de comprendre la structure compliquée de l’homme. De cette façon, elle se voyait forcée d’être dictatoriale sur le plan interne, accommodante sur le plan externe. «Accommodant» ne doit pas s’entendre ici dans un sens positif, à la manière de celui qui veut comprendre le point de vue de l’adversaire et lui donner raison là où il a raison; dans notre contexte, ce terme veut dire que la social-démocratie sacrifiait volontiers ses propres principes de peur d’avoir à les défendre et qu’elle accumulait les tentatives pour trouver un «modus vivendi» avec un ennemi qui ne songeait qu’à tuer et à assassiner. On pratiquait sans cesse dans le champ social-démocrate la politique d’un Chamberlain. Elle était idéologiquement radicale et pratiquement conservatrice, ce qui se manifestait dans l’énormité de «l’opposition socialiste de son altesse et majesté royale». Elle soutenait sans le vouloir le fascisme, puisque le fascisme des masses n’est autre chose que radicalisme déçu plus nationalisme petit-bourgeois. Elle se brisa contre la structure de masse contradictoire qu’elle était incapable de comprendre."
"Le fascisme s’est développé à partir du conservatisme du social démocrate et de la sénescence et de l’étroitesse d’esprit des capitalistes. Il réunissait – non pas sur le plan pratique mais sur le plan idéologique (et c’est ce qui importait aux masses dont les structures étaient marquées au coin de l’illusion) – tous les idéaux représentés par ses précurseurs. Il englobait la réaction politique la plus brutale qui avait détruit au Moyen Âge les vies et les biens humains. Il tenait compte de la prétendue «tradition du sol natal», qui dans sa brutalité mystique n’avait pas le moindre rapport avec le sentiment d’appartenance à une patrie et d’attachement au sol. Il se parait des épithètes «socialiste» et «révolutionnaire» et assumait ainsi les fonctions inachevées des socialistes. L’héritage capitaliste se manifestait dans la domination des dirigeants de l’économie. La réalisation du «socialisme» était dès lors confiée à un führer tout puissant envoyé par Dieu."
"C’est exactement l’endroit où se greffait, entre 1850 et 1917, la critique et la politique constructive des fondateurs de la révolution russe. Lénine était parti de la réflexion suivante: la social-démocratie a fait faillite; les masses sont incapables de conquérir spontanément la liberté. Elles ont besoin d’une direction hiérarchisée, autoritaire, mais conçue selon un schéma strictement démocratique. Le communisme de Lénine était conscient de la tâche qui lui était impartie: la «dictature du prolétariat» est la forme de la société qui doit assurer la transition entre la société à direction autoritaire et l’ordre social non-autoritaire, autorégulateur, exempt de toute contrainte policière et de toute morale imposée. La révolution russe de 1917 était au fond une révolution politico[1]idéologique, mais ce n’était pas une révolution sociale authentique. Elle se fondait sur des idées politiques issues de la science politique et économique et non sur la science de l’homme. Nous devons nous faire une idée très précise de la théorie sociologique de Lénine et de sa réalisation pour bien comprendre la lacune par où s’est engouffrée par la suite la technique autoritaire et totalitaire du gouvernement des masses russes. Précisons que les fondateurs de la révolution russe ignoraient tout de la nature biopathique des masses humaines. Mais aucun homme sensé ne peut s’attendre à ce que la liberté sociale et individuelle puisse sortir toute armée des tiroirs des penseurs et des politiciens révolutionnaires. Tout nouvel effort social se fonde sur les erreurs et les lacunes d’anciens sociologues et chefs révolutionnaires. La théorie de Lénine de la «dictature du prolétariat» réunissait une série de conditions propres à la mise en place d’une démocratie sociale authentique, mais elle ne les réunissait de loin pas toutes. Elle visait bien à l’instauration d’une société humaine autorégulatrice. Elle parlait de l’appréciation judicieuse que l’homme d’aujourd’hui est incapable de progresser sans une organisation hiérarchisée vers la révolution sociale et d’accomplir les immenses réalisations sociales sans une discipline autoritaire et un esprit de soumission. La dictature du prolétariat au sens léniniste du terme devait être l’autorité destinée à supprimer toute espèce d’autorité. Elle se distinguait de l’idéologie dictatoriale fasciste essentiellement par le fait qu’elle se proposait de saper ses propres fondements, c’est-à-dire de remplacer la direction autoritaire de la société par l’autorégulation sociale. Elle avait pour tâche, d’après Lénine, de créer les conditions économiques de la démocratie sociale pour l’industrialisation et la mécanisation totale de la production et des transports, ainsi que d’opérer la restructuration de l’homme. Lénine ne s’était pas servi de ce terme, mais la restructuration est une partie essentielle et intégrante de sa théorie sociologique. La révolution sociale ne vise pas seulement, selon Lénine, à supprimer la condition de sujet formelle et objective de l’homme, mais aussi essentiellement à rendre l’homme psychiquement inapte à jouer le rôle de sujet."
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