Le matérialisme
Ce n’est pas Mach que nous
voulons discuter dans cet ouvrage mais Lénine. Mach n’y occupe une place
considérable que parce que la critique que Lénine en fait, nous fait découvrir
ses propres conceptions philosophiques. Du point de vue du marxisme, il y a pas
mal de choses à critiquer dans Mach ; mais Lénine prend le problème par le
mauvais bout. Comme nous l’avons vu, il fait appel aux théories anciennes de la
physique, telles qu’elles sont répandues dans l’opinion populaire, pour les
opposer aux critiques modernes des fondements de ces théories. Nous avons vu
également qu’il identifie la réalité objective du monde à la matière physique,
comme le faisait auparavant le matérialisme bourgeois. Il essaie de le
démontrer par les arguments suivants : « Si la réalité objective nous est
donnée, il faut lui attribuer un concept philosophique ; or, ce concept est
établi depuis longtemps, très longtemps, et ce concept est celui de la matière.
La matière est une catégorie philosophique servant à désigner la réalité
objective donnée à l’homme dans ses sensations qui la copient, la
photographient, la reflètent et qui existe indépendamment des sensations »
(V.I. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, op. cit., p. 132)
Parfait nous sommes sûrement
tous d accord avec la première phrase. Pourtant lorsqu’on veut restreindre à la
seule matière physique que toute réalité, nous sommes alors en contradiction
avec la première définition. L’électricité aussi fait partie de la réalité
objective; est-elle pour autant matière physique ? Nos sensations nous montrent
l’existence de la lumière celle ci est une réalité mais ce n’est pas de la
matière. Les concepts introduits par les physiciens pour expliquer ces
phénomènes lumineux, c’est-à-dire d’abord l’éther, puis les photons, peuvent
difficilement être qualifiés de matière. Et l’énergie n’est-elle pas aussi
réelle que la matière physique? Plus directement que les choses matérielles
elles-mêmes, c’est leur énergie qui se manifeste dans toute expérience et qui
donne naissance à nos sensations. C’est pour cette raison qu’Ostwald déclarait,
il y a un demi-siècle, que l’énergie est la seule substance réelle du monde; et
il nomme cela « la fin du matérialisme scientifique ». Et finalement, ce qui
nous est donné à travers nos sensations, quand nos semblables nous parlent, ce
ne sont pas seulement les sons qui sortent de leur gorge et de leurs lèvres, et
pas seulement l’énergie des vibrations de l’air, mais aussi et surtout, leurs
pensées, leurs idées. Les idées humaines appartiennent à la réalité objective
aussi sûrement que les objets palpables ; le monde réel est constitué aussi
bien des choses spirituelles que des choses appelées matérielles en physique.
Si dans notre science, dont nous avons besoin pour notre activité, nous voulons
représenter notre monde d’expérience tout entier, le concept de matière
physique ne suffit pas ; nous avons besoin d’autres concepts comme l’énergie,
l’esprit, la conscience.
Si en accord avec la
définition ci-dessus, la matière doit être considérée comme le nom du concept
philosophique qui dénote la réalité objective, ce terme recouvre beaucoup plus
de choses que la seule matière physique. Nous en venons alors à cette notion
exprimée à plusieurs reprises dans les chapitres précédents où l’on considérait
que le terme de « monde matériel » désignait la réalité observée toute entière.
Et c’est là la signification du mot materia, matière, dans le matérialisme
historique qui désigne tout ce qui existe réellement dans le monde « y compris
l’esprit et les chimères », comme disait Dietzgen Par conséquent, ce ne sont
pas les théories modernes de la structure de la matière qui amènent à critiquer
le matérialisme de Lénine, comme celui-ci l’indique un peu plus haut, dans la
même page, mais bien le fait qu’il identifie matière physique et monde réel.
La signification du mot
matière dans le matérialisme historique, telle que nous venons de la définir,
est bien entendu complètement étrangère à Lénine; contrairement à sa première
définition il restreint cette signification à la seule matière physique. C’est
de là que provient son attaque contre le « confusionnisme » de Dietzgen : « La
pensée est fonction du cerveau », dit J. Dietzgen (Das Wesen der menschlichen
Kopfarbeit, 1903, p. 52. II y a une traduction russe : L’essence du travail cérébral).
« La pensée est le produit du cerveau... Ma table à écrire, contenu de ma
pensée, coïncide avec cette pensée, ne s’en distingue pas. Mais hors de ma
tête, cette table à écrire, objet de ma pensée, en est tout à fait différente »
(p. 53). Ces propositions matérialistes parfaitement claires sont cependant
complétées chez Dietzgen par celle-ci : « Mais la représentation qui ne
provient pas des sens est également sensible, matérielle, c’est-à-dire
réelle... L’esprit ne se distingue pas plus de la table, de la lumière, du son
que ces choses ne se distinguent les unes des autres » (p. 54). L’erreur est
ici évidente. Que pensée et matière soient « réelles », c’est-à-dire qu’elles
existent, cela est juste. Mais dire que la pensée est matérielle, c’est faire
un faux pas vers la confusion du matérialisme et de l’idéalisme. Au fond, c’est
plutôt chez Dietzgen une expression inexacte. — il s’exprime en effet ailleurs
en termes plus précis : « L’esprit et la matière ont au moins ceci de commun
qu’ils existent » (p. 80). » (id., p 253)
Ici, Lénine répudie sa propre
définition de la matière comme l’expression philosophique de la réalité
objective. Ou peut-être la réalité objective est-elle quelque chose de
différent de ce qui existe réellement ? Ce que Lénine veut exprimer – mais
qu’il n’arrive pas à formuler sans « expressions inexactes » – c’est que les
pensées existent réellement certes, mais la réalité objective pure et véritable
ne se trouve que dans la matière physique.
Le matérialisme bourgeois, en
identifiant la réalité objective avec la matière physique, devait faire de
toute autre réalité, comme les choses spirituelles, un attribut ou une
propriété de cette matière. Par conséquent, il n’y a rien d’étonnant à ce que
nous trouvions des idées analogues chez Lénine. A l’affirmation de Pearson : «
il n’est pas logique de dire que toute matière possède une conscience », Lénine
réplique : « II est illogique d’affirmer que toute la matière est consciente
(il est par contre logique de supposer que toute matière a la propriété de
refléter les choses extérieures, propriété qui, au fond, s’apparente à la
sensation). » (id., p. 93)
Et il est encore plus clair
lorsqu’il se retourne contre Mach : « Quant au matérialisme, auquel Mach oppose
ici encore ses conceptions, sans nommer tout franc et tout net l’« ennemi »,
l’exemple de Diderot (Diderot, un des Encyclopédistes du XVIIIe siècle, avait
écrit que la sensibilité est une propriété générale de la matière, ou produit
de son organisation – Cf. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme. Le dernier
membre de la phrase qui élargit singulièrement la portée de cette affirmation
est entièrement négligé par Lénine dans cette discussion) nous a montré quelle
était la véritable façon de voir des matérialistes. Elle ne consiste pas à dégager
la sensation du mouvement de la matière ou à l’y ramener, mais à considérer la
sensation comme une des propriétés de la matière en mouvement. Sur ce point
Engels partageait le point de vue de Diderot. » (V.I. Lénine, Matérialisme et
empiriocriticisme, op. cit., p. 46)
Mais il n’indique pas où
Engels aurait fait cette profession de foi. Nous sommes en droit de nous
demander si la conviction, qu’Engels partageait les vues de Lénine et de
Diderot, repose sur des preuves précises. Dans l’Anti-Dühring, Engels s’exprime
tout différemment : « la vie est la forme d’existence des matières albuminoïdes
», c’est-à-dire la vie n’est pas la propriété de toute matière, mais apparaît
seulement dans des structures moléculaires très compliquées, comme l’albumine.
Il n’est donc guère probable qu’il ait pu considérer la sensibilité, qui, nous
le savons, n’est propre qu’à la matière vivante, comme une propriété de toute
matière. Cette manière de généraliser à la matière en général des propriétés
qui n'ont été observées que dans certains cas particuliers, relève d’une
tournure d’esprit bourgeoise non dialectique.
On peut ici remarquer que
Plekhanov affiche des idées semblables à celles de Lénine. Dans son livre
Questions fondamentales du marxisme, il critique le botaniste Francé au sujet
de la « spiritualité de la matière », de « la doctrine selon laquelle la
matière en général et surtout la matière organique a toujours une certaine
sensibilité ». Ensuite Plekhanov exprime ainsi son propre point de vue : «
Francé y voit le contraire du matérialisme. En réalité c’est la traduction de
la doctrine matérialiste de Feuerbach (...) On peut affirmer avec certitude que
Marx et Engels (...) auraient suivi ce courant de pensée avec le plus grand
intérêt ». (G. Plekhanov, Questions fondamentales du marxisme, p. 42 et suiv.
de l’éd. allemande) La prudence de cette affirmation montre bien que Marx et
Engels n’ont jamais manifesté dans leurs écrits un intérêt quelconque pour
cette tendance. De plus Francé, en naturaliste borné, ne connaît que les
oppositions existant au sein de la pensée bourgeoise; il prétend que les
matérialistes ne croient qu’en la matière, donc, d’après lui, la doctrine selon
laquelle il y a quelque chose de spirituel dans toute matière n’a plus rien à
voir avec le matérialisme. Plekhanov, au contraire, pense que cette doctrine
constitue une petite modification du matérialisme, qui s’en trouve renforcé.
Lénine était parfaitement
conscient de l’accord qui existait entre ses conceptions et le matérialisme
bourgeois du XIXe siècle. Pour lui le « matérialisme est la base commune du
marxisme et du matérialisme bourgeois ». Il précise qu’Engels, dans son livre
sur Feuerbach faisait trois reproches à ces matérialistes, à savoir qu’ils
conservaient les doctrines matérialistes du XVIIIe siècle, que leur
matérialisme était mécanique, et que dans le domaine des sciences sociales, ils
restaient accrochés à l’idéalisme et ne comprenaient rien au matérialisme
historique, et il poursuit : « C’est exclusivement pour ces trois raisons, exclusivement
dans ces limites, qu’Engels rejette le matérialisme du XVIIIe siècle et la
doctrine de Büchner et Cie. Pour toutes les autres questions, plus
élémentaires, du matérialisme (déformées par les disciples de Mach) il n’y a,
il ne peut y avoir aucune différence entre Marx et Engels d’une part et tous
ces vieux matérialistes, d’autre part. » (V.I. Lénine, Matérialisme et
empiriocriticisme, op. cit., p. 250)
Nous avons démontré dans les
pages précédentes que c’était là une illusion de la part de Lénine ; ces trois
reproches entraînent dans leurs conséquences, une opposition fondamentale dans
les conceptions épistémologiques. Lénine fait un amalgame analogue quand il
écrit qu’Engels était d’accord avec Dühring sur la question du matérialisme : «
Pour Engels, bien au contraire, Dühring, en tant que matérialiste, n’était ni
assez terme, ni assez clair et conséquent. » (id., pp. 251-252) [Témoin la
manière dont Engels achève Dühring en des termes remarquablement méprisants.]
L’accord de Lénine avec le
matérialisme bourgeois, et son désaccord avec le matérialisme historique se
manifestent en de nombreuses circonstances. Le matérialisme bourgeois avait
lutté et luttait principalement contre la religion, et ce que Lénine reproche
au premier chef à Mach et à ses adeptes, c’est de soutenir le fidéisme. Nous
avons pu le constater dans plusieurs des citations que nous avons faites et on
trouve des centaines d’exemples dans son livre où le fidéisme est considéré
comme le contraire du matérialisme. Marx et Engels ne parlent pas de fidéisme;
pour eux la ligne de démarcation se trouve entre matérialisme et idéalisme.
Dans le terme « fidéisme » l’accent est mis sur la religion. Lénine explique où
il a pris ce mot : « on appelle en France fidéistes (du latin fides, foi) ceux
qui placent la foi au-dessus de la raison » (id., p. 287).
Opposer la religion à la
raison est une réminiscence de l’époque pré-marxiste, de l’émancipation de la
bourgeoisie où l’on faisait appel à la « raison » pour attaquer la foi
religieuse, considérée comme ennemi principal dans la lutte sociale ; la «
libre pensée » s’opposait à l’« obscurantisme ». En brandissant constamment le
spectre du fidéisme comme la conséquence la plus dangereuse des doctrines qu’il
combat Lénine montre que pour lui aussi, dans le monde des idées, la religion
reste l’ennemi principal.
Ainsi attaque-t-il Mach quand
celui-ci écrit que le problème du déterminisme ne peut pas être résolu d’une
façon empirique : dans la recherche scientifique, dit Mach, tous les savants
doivent être déterministes, mais dans la vie pratique, ils restent
indéterministes.
« N’est-ce pas faire preuve
d’obscurantisme lorsqu’on sépare soigneusement la théorie pure de la pratique ?
Lorsqu’on réduit le déterminisme au domaine de la « recherche », et qu’en morale,
dans la vie sociale, dans tous les autres domaines, sauf la « recherche », on
laisse la question à l’appréciation « subjective » (...) Voilà bien un partage
à l’amiable (« Mach écrit dans la Mécanique que les opinions religieuses de
l’homme demeurent strictement privées tant qu’on ne s’efforce pas de les
imposer à autrui ou de les appliquer à un autre domaine. » Note de Lénine) : la
théorie aux professeurs, la pratique aux théologiens ! » (ibid., p. 198)
Ainsi tous les problèmes sont
abordés du point de vue de la religion. De toute évidence Lénine ignorait que
la doctrine calviniste, pourtant profondément religieuse, était d’un
déterminisme très strict, tandis que les matérialistes bourgeois du XIXe siècle
croyaient au libre arbitre et professaient par là même l’indéterminisme.
D’ailleurs un penseur vraiment marxiste n’aurait pas manqué l’occasion
d’expliquer aux « machistes » russes que c’est le matérialisme historique qui a
ouvert la voie au déterminisme dans le domaine social; nous avons montré plus haut
que la conviction théorique, que les règles et les lois sont valables dans
certains domaines, ce qui revient au déterminisme, ne peut être fondée sur des
bases solides que lorsque nous réussissons à établir pratiquement de telles
lois et de telles relations. On a vu, plus loin, que Mach, parce qu’il
appartenait à la bourgeoisie et donc qu’il conservait une ligne de pensée
fondamentalement bourgeoise, était nécessairement indéterministe dans ses
conceptions sociales, et que par conséquent ses idées étaient en retard sur
celles de Marx et incompatibles avec le marxisme. Mais on ne trouve rien de ce
genre chez Lénine; nulle part n’est mentionné le fait que les idées sont
déterminées par la classe sociale; les divergences théoriques planent dans
l’air sans lien avec la réalité sociale. Bien sûr les idées théoriques doivent
être critiquées à l’aide d’arguments théoriques. Toutefois, lorsque l’accent
est mis avec une telle violence sur les conséquences sociales, il faudrait
quand même prendre en considération les origines sociales des idées critiquées.
Mais cet aspect essentiel du marxisme ne semble pas exister chez Lénine.
Aussi il n’y a rien d’étonnant
à voir que parmi les auteurs précédents c’est surtout Ernest Haeckel que Lénine
estime et comble d’éloges. Dans un dernier chapitre intitulé « Ernst Haeckel et
Ernst Mach », il les compare et les oppose : « Se ralliant, au fond, à
l’idéalisme philosophique, Mach livre les sciences au fidéisme (...) Et c’est
cette doctrine « sacro-sainte » de toute la philosophie et de la théologie
professorales qui est souffletée à chaque page du livre de Haeckel. Le savant
qui exprime assurément les opinions, les dispositions d’esprit et les tendances
les plus durables, quoique insuffisamment cristallisées, de la plupart des savants
de la fin du XIXe et du commencement du XXe siècle, montre d’emblée, avec
aisance et simplicité, ce que la phiIosophie professorale tentait de cacher au
public et de se cacher à elle-même, à savoir : qu’il existe une base de plus en
plus large et puissante, contre laquelle viennent se briser les vains efforts
des mille et une écoles de l’idéalisme philosophique, du positivisme, du
réalisme, de l’empiriocriticisme et de tout autre confusionnisme. Cette base,
c’est le matérialisme des sciences de la nature. » (ibid., p. 383 et 365)
Cela ne dérange pas Lénine
dans ses louanges que Haeckel combine comme tout le monde sait, la science
populaire avec une philosophie des plus sommaires ; Lénine lui-même parle de «
naïveté philosophique » et dit que Haeckel « n’entre pas dans le détail des
questions philosophiques et ne sait pas opposer l’une à l’autre les théories
matérialistes et idéalistes de la connaissance » (ibid., p. 366). L’essentiel
pour lui c’est que Haeckel soit un adversaire acharné des principales doctrines
religieuses.
La tempête soulevée dans les
pays civilisés par les Enigmes de l’Univers de E. Haeckel a fait ressortir avec
un singulier relief l’esprit de parti en philosophie, dans la société
contemporaine d’une part et, de l’autre, la véritable portée sociale de la
lutte du matérialisme contre l’idéalisme et l’agnosticisme. La diffusion de ce
livre par centaines de milliers d’exemplaires, immédiatement, traduit dans
toutes les langues et répandu en éditions à bon marché, atteste avec évidence
que cet ouvrage « est allé au peuple », et que E. Haeckel a du coup conquis des
masses de lecteurs. Ce petit livre populaire est devenu une arme de la lutte de
classe. Dans tous les pays du monde, les professeurs de philosophie et de
théologie se sont mis de mille manières à réfuter et à pourfendre Haeckel.
(ibid., p. 363)
De quelle lutte de classe
est-il question ? Quelle classe est ici représentée par Haeckel et contre
quelle autre classe lutte-t-elle ? Lénine ne le dit pas. Doit-on comprendre
qu’il pense implicitement que Haeckel, sans le vouloir, agissait comme
porte-parole de la classe ouvrière contre la bourgeoisie ? Mais en ce cas, il
faut préciser que Haeckel s’opposait violemment au socialisme, et que dans sa
défense du darwinisme il essayait de faire admettre cette doctrine à la classe
dirigeante en soulignant que le principe de la sélection naturelle du plus
apte, était une théorie d’essence aristocratique qui pouvait très bien servir à
réfuter « cette absurdité totale du socialisme égalitaire ». Ce que Lénine
appelle une tempête soulevée par les Enigmes de l’Univers (Welträtsel) n’était
en réalité qu’un léger orage au sein de la bourgeoisie, qui représentait le
dernier stade de son abandon du matérialisme pour une conception idéaliste du
monde. Ce livre de Haeckel fut le dernier sursaut, bien affaibli, du
matérialisme bourgeois; les tendances idéalistes, mystiques et religieuses
étaient cependant déjà si fortes dans la bourgeoisie et chez les intellectuels
que de toutes parts les attaques fusèrent contre le livre de Haeckel et en
dévoilèrent les faiblesses. Nous avons indiqué ci[1]dessus ce qui faisait l’importance de ce
livre pour la masse de ses lecteurs de la classe ouvrière. Lorsque Lénine parle
ici de lutte de classes, cela prouve à quel point il ignorait la nature de la
lutte des classes dans les pays de capitalisme développé, et qu’il la voyait
surtout sous forme d’une lutte pour et contre la religion.
Plekhanov
La parenté entre la pensée de
Lénine et le matérialisme bourgeois qui est manifeste dans son livre, n’est pas
une déformation du marxisme propre à Lénine. On trouve des idées analogues chez
Plekhanov, qui, à l’époque, était considéré comme le premier et le plus
important théoricien du socialisme russe. Dans son livre Questions
fondamentales du marxisme, d’abord écrit en russe, puis traduit en allemand en
1910, il commence par envisager d’une façon générale la concordance de vues
entre Marx et Feuerbach. Ce qu’on désigne communément par « humanisme » dans
l’œuvre de Feuerbach, explique-t-il, n’est en fait qu’une démarche qui part de
l’homme pour arriver à la matière. La citation de Feuerbach sur la « tête de
l’homme » reproduite ci-dessus, montre que la question de la « matière
cérébrale » a été résolue à cette époque dans un sens purement matérialiste.
Cette manière de voir fut aussi celle de Marx et d’Engels et devint la base
même de leur philosophie. Bien sûr Marx et Engels pensaient que les idées
humaines sont produites dans le cerveau, comme ils pensaient que la terre
tourne autour du soleil. Mais Plekhanov ajoute que : « Lorsqu’on examine cette
thèse de Feuerbach on se familiarise du même coup avec l’aspect philosophique
du marxisme. » Puis il cite cette phrase de Feuerchach : « L’être engendre la
pensée et non la pensée l’être. L’être existe en lui-même et par lui-même,
l’existence possède en elle-même sa base » ; et il conclut : « Cette façon
d’envisager le rapport entre être et pensée est devenue, chez Marx et Engels,
la base de la conception matérialiste de l’histoire » (G. Plekhanov, Questions
fondamentales du marxisme, op. cit., p. 48). Certes, mais le problème est de
savoir ce qu’ils entendent pas « être ». Ce mot en apparence incolore mêle sans
distinction de nombreux concepts opposés qui se dégagèrent ultérieurement. Nous
appelons être tout ce qui nous est perceptible ; du point de vue des sciences
de la nature, « être » peut signifier matière, du point de vue des sciences
sociales le même mot peut désigner la société toute entière. Pour Feuerbach, il
s’agissait de la substance corporelle de l’homme : « Der Mensch ist was er isst
» (Jeux de mots sur ist et isst – l’homme est ce qu’il mange). Pour Marx, c’est
la réalité sociale, c’est-à-dire la société des hommes, des rapports de
production, et des outils qui détermine la conscience.
Plekhanov parle de la première
des thèses sur Feuerbach [« Le défaut principal de tout le matérialisme connu
jusqu’ici – y compris celui de Feuerbach – est que la réalité concrète et
sensible n’y est conçue que sous la forme de l’objet ou de la représentation, mais
non comme activité sensorielle de l’homme comme pratique humaine, non
subjectivement. C’est pourquoi l’aspect actif se trouve développe
abstraitement, en opposition avec le matérialisme, par l’idéalisme qui,
naturellement, ignore l’activité réelle, sensorielle, comme telle. Feuerbach
veut des objets concrets, réellement distincts des objets de pensée. Il ne
conçoit pas cependant, l’activité humaine elle-même comme activité objective.
Il ne considère donc dans l’Essence du Christianisme, comme vraiment humain,
que le comportement théorique tandis que la pratique n’y est conçue que dans sa
manifestation judaïque sordide. En conséquence, il ne saisit pas la
signification de l’activité « révolutionnaire » practico-critique »] ; il dit
que Marx y « complète et approfondit les idées de Feuerbach » ; il explique que
Feuerbach considérait l’homme dans ses relations passives, et Marx dans ses
relations actives envers la nature. Il cite cette phrase du Capital : « En
agissant sur la nature extérieure et en la transformant, l’homme transforme en
même temps sa propre nature », et il ajoute : « la profondeur de cette pensée
apparaît clairement à la lumière de la théorie de la connaissance de Marx (..)
Toutefois, on doit admettre que la théorie de la connaissance de Marx découle
directement de celle de Feuerbach ou, plus exactement, qu’elle est un
approfondissement général de la théorie de la connaissance de Feuerbach » (G.
Plekhanov, Questions fondamentales du marxisme). Et dans la page suivante, il
parle à nouveau du « matérialisme moderne, le matérialisme de Feuerbach, Marx
et Engels ». En fait, ils ont tout simplement utilisé tous les trois, cette
phrase ambiguë : « l’être détermine la pensée », et la doctrine matérialiste
selon laquelle le cerveau produit la pensée n’est qu’un aspect très accessoire
du marxisme et ne contient en fait aucune ébauche d’une véritable théorie de la
connaissance.
L’aspect essentiel du
marxisme, c’est ce qui le distingue des autres théories matérialistes, qui sont
l’expression de luttes de classes différentes. La théorie de la connaissance de
Feuerbach fait partie du combat pour l’émancipation de la classe bourgeoise et
repose sur la carence des sciences de la société en tant que réalité toute
puissante qui conditionne la pensée humaine. La théorie marxiste de la
connaissance part de l’influence de la société – ce monde matériel que l’homme
fait lui-même – sur l’esprit et par là appartient à la lutte de classe du
prolétariat. Bien sûr historiquement la théorie de la connaissance de Marx procédait
des idées de Hegel et de Feuerbach mais tout aussi certainement elle est
devenue quelque chose de totalement différent de ce qu’ont pu écrire Hegel ou
Feuerbach. Il est significatif pour comprendre les conceptions de Plekhanov de
remarquer qu’il ne voit pas cet antagonisme et qu’il donne une importance
capitale à un lien commun – qui n’a aucune importance réelle dans le problème
véritable – les pensées sont produites par le cerveau.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire