samedi 17 juillet 2021

« LE DÉVELOPPEMENT DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE LA RUSSIE SOVIÉTIQUE » (1936) Partie 2

 

La trahison de la révolution prolétarienne chinoise

Les bolcheviks avaient triomphé en Russie parce qu’ils avaient su combiner les intérêts des paysans et des travailleurs. Pour eux, la révolution mondiale ne serait que la répétition de ce processus à une échelle internationale. Bien qu’ils durent reconnaître que cette politique avait causé la défaite du prolétariat européen, ils n’en pensèrent pas moins l’utiliser avec succès en Chine.

Depuis 1925, le mouvement révolutionnaire du prolétariat chinois connaissait un essor sans précédent, si bien que la Chine apparut comme le seul pays d’Asie dans lequel le Komintern pouvait espérer construire un parti puissant et actif. Conformément à la théorie stalino[1]léniniste de la libération nationale des nations opprimées par l’impérialisme, ce parti – quis’était héroïquement battu contre le capitalisme naissant – fut contraint de joindre le Kuomintang. Les bolcheviks firent savoir au parti communiste chinois qu’il faudrait faire bloc avec la bourgeoisie et les classes moyennes. En 1926, le Kuomintang lança depuis Canton son offensive militaire contre les provinces rebelles du Nord. En moins de deux ans, il allait devenir la maître absolu de la Chine. Ce succès rapide s’explique en grande partie par les nombreuses révoltes de paysans et d’ouvriers contre les généraux nordiques. Shanghai fut conquise en 1927 grâce aux travailleurs qui s’insurgèrent contre les troupes de Pékin. Une fois la ville prise, le général victorieux, Chiang-Kai-chek, ordonna le désarmement du prolétariat. Suivant les conseils de leurs camarades russes, les communistes chinois rendirent toutes les armes, après quoi, Chiang-Kai-chek fit persécuter et décapiter des milliers d’ouvriers qui avaient pris part au soulèvement. Moscou trahit le prolétariat de Shanghai parce qu’il estimait qu’il était plus important de conclure un accord mutuel avec les éléments bourgeois et leur boucher de général. Le parti communiste chinois dut rester à l’intérieur du Kuomintang ; peu après, il allait essuyer un nouveau coup rude. Au lieu de s’attaquer à Pékin, bastion septentrional, l’armée de Chiang-Kai-chek marcha contre Wuhan, où un gouvernement communiste avait été mis en place. Les dirigeants de ce gouvernement – qui avaient tous été des délégués influents au Komintern – ne purent sauver leur peau qu’en joignant les rangs des forces ennemies. On ne peut voir là que la conséquence logique de la politique chinoise du Komintern. Moscou tenta de garder les mains blanches en excluant un grand nombre de dirigeants « indignes ».

Le soulèvement des ouvriers de Canton contre le régime de Chiang-Kai-chek en décembre 1927, qui fut organisé par Heinz-Neumann, ne fut pas seulement une entreprise hasardeuse, elle fut véritablement un crime délibéré. Des milliers de travailleurs perdirent la vie dans une bataille qui était perdue d’avance, et des milliers d’autres furent massacrés une fois la lutte terminée. On peut comparer le soviet de Canton en 1927 à la Commune de Paris : dans les deux cas, la classe ouvrière révolutionnaire reçut un coup fatal. Les défaites de Shanghai et de Canton – provoquées par le Komintern – étouffèrent le mouvement révolutionnaire chinois.

C’est très lentement et avec beaucoup de peine que le parti communiste chinois entreprit de reconstruire son organisation. Il devait pour cela s’éloigner des ouvriers et recruter ses partisans parmi les paysans. A partir de 1930, il prit une part active dans de nombreux soulèvements paysans. Il devait également contribuer à la création de ce que l’on appela la Chine soviétique, vocable sous lequel furent réunies quelques provinces de l’intérieur. Moscou, pour sa part, est parvenu à conserver son rôle de guide et de conseiller, tout en maintenant une politique très agressive. Mais parce que les activités de la Russie dans l’Asie de l’Est peuvent avoir de graves conséquences pour les intérêts britanniques, la Grande[1]Bretagne s’efforce inlassablement d’entraver les entreprises russes en procédant en Europe à des manœuvres diplomatiques qui ont obligé la Russie à procéder avec d’infinies précautions et à faire davantage de compromis avec ses voisins européens.

Si la Chine venait à se consolider d’une manière ou d’une autre, il y a gros à parier que la Russie renoncerait à toute participation dans la révolution chinoise – certains événements récents semblent confirmer cette hypothèse – et se bornerait à « construire le socialisme » à l’intérieur de ses propres frontières. Elle suivrait alors, en ce qui concerne l’Asie, la même politique qu’elle a observé à l’égard de l’Europe depuis 1923.

Vers la « Société des Nations »

Lorsque, après quatre années d’interruption, le VIème Congrès mondial du Komintern se réunit (1928), il n’y avait plus qu’à entériner la liquidation de la révolution des travailleurs chinois. A cette époque, Moscou même ne pouvait plus ignorer que le Kuomintang était « carrément passé dans le camp de la contre-révolution » et qu’il infligeait de « sévères défaites » aux paysans et aux ouvriers chinois. Le Congrès fit état de l’ouverture vers le mouvement paysan : « Les pays coloniaux représentent à l’heure actuelle le secteur le plus dangereux pour l’impérialisme mondial. » On émit donc des directives très détaillées pour une politique bolchevique dans l’ensemble des zones coloniales et semi-coloniales, et l’on donna des ordres pour que les partis du Komintern y soient créés. On notera que les thèses ayant trait à la politique coloniale occupaient 45 pages du rapport officiel du Congrès, alors que les thèses qui se référaient aux tactiques du Komintern ne nécessitèrent que 31 pages. Ce qui signifie bien que Moscou avait décidé sans équivoque possible de se tourner vers l’Orient, et plus précisément vers l’Orient paysan.

Pourtant le Komintern se montra également catégorique sur les questions de politique européenne, ce qui s’explique d’une part par les changements de la situation politique en Russie, et d’autre part, par un désir de ne pas trop attirer l’attention sur le rapprochement progressif avec la bourgeoisie d’Europe occidentale.

La Nep prit fin en 1928. Sur la question de l’organisation et de la concentration de l’industrie et de l’agriculture, le gouvernement bolchevique passa carrément au capitalisme d’Etat. Il décréta le premier plan quinquennal, introduisit la collectivisation, entra en lutte contre les spéculateurs de la période de la Nep, contre les petits négociants et contre les koulaks. En harmonie avec ce programme intensif, le VIème Congrès prononça la célèbre théorie de la « troisième période » qui devait conduire à la guerre entre les puissances impérialistes et l’Union soviétique et qui allait accélérer la crise générale du capitalisme. L’année 1929 fut l’apogée des pays capitalistes ; c’est également au cours de cette même année que le parti communiste allemand, par exemple, vida de leur sens les mots d’ordre révolutionnaires en faisant appel sans discontinuer aux grèves et aux grèves générales, et en se couvrant de ridicule. Il incita les chômeurs à des actions absurdes où ils épuisèrent les énergies qu’ils auraient dû réserver pour la prochaine crise à venir. Il fut mis un terme au rapprochement avec le parti socialiste, accusé désormais d’être le représentant du « fascisme social » ; l’« opposition syndicale rouge » contribua à scinder les syndicats et les communistes abandonnèrent le travail dans les usines pour se consacrer à l’organisation des chômeurs.

En raison de la nouvelle tournure que prenait la politique étrangère allemande, le VIème Congrès déclara au même moment que le bloc anti-soviétique que constituaient les puissances impérialistes était établi de manière définitive. Cette affirmation inexacte s’explique par le fait que les Russes, une fois terminée leur aventure chinoise, renoncèrent à toute action révolutionnaire qui s’appuierait sur la classe ouvrière. Auréolés du succès du plan quinquennal, ils mirent à l’ordre du jour le slogan alléchant de « socialisme dans un seul pays ». Impérialisme mondial contre Union soviétique, telle fut la doctrine du Komintern, simplifiée par le régime staliniste, au moment même où la Russie, toujours dans le but de prolonger sa politique de plan quinquennal, s’avançait ouvertement dans la vois d’une entente pacifique, tant politique qu’économique, avec les puissances impérialistes.

Quelques années auparavant, les Russes avaient tenté de participer aux affaires diplomatiques et impérialistes des pays membres de la Société des Nations. Pour la forme, ils durent renoncer à prendre part à la première session de la commission préparatoire sur le désarmement (printemps 1926), car cette réunion devait se tenir en Suisse, pays dont legouvernement se refusait à donner des explications sur le meurtre de Vorovski (en 1923 à Genève). A la fin de 1927, alors même que Chiang Kai-shek réprimait l’insurrection de Neumann à Canton, les Russes se rendirent à la conférence préparatoire sur le désarmement. Ils bouleversèrent tout d’abord la diplomatie internationale en demandant l’ « abolition totale de tous les combats sur la terre, les eaux et l’air », mais ils devaient vite se soumettre aux règles « raisonnables » de la politique étrangère impérialiste. Dès mars 1928, au comité de sécurité de la Société des Nations, ils avaient déjà diminué leurs exigences et ne réclamaient plus qu’un désarmement partiel. « Etant donné que notre proposition d’un désarmement total et général n’a pas été favorablement accueillie par la grande majorité des délégations, expliqua Litvinov, la délégation soviétique a décidé de chercher un terrain d’entente avec les autres délégations, et de s’en tenir à la proposition aussi limitée soit-elle d’un désarmement partiel. » C’est à partir de ces discussions préliminaires que les groupes, les coalitions et les contre coalitions allaient préparer la future guerre impérialiste mondiale. Dans le brouillard qui recouvrit cette conférence, ainsi que celle qui suivit, les Russes firent preuve d’une grande habilité diplomatique, tandis que ces conférences cherchaient avant tout à masquer les armements intensifs et continus de tous les participants, l’Union soviétique y compris.

Pendant l’été 1928, les puissances armées signèrent le Pacte Kellog, accord bilatéral qui visait à empêcher que la guerre ne soit un instrument de politique étrangère. Accueilli avec enthousiasme à travers le monde, il fut signé par tous les Etats les plus importants. En fait, l’utilité du pacte fut de montrer comment les Etats se lançaient dans les guerres sans déclarations préalables (comme se fut le cas du Japon en Mandchourie, par exemple) et comment la Société des Nations s’avérait incapable d’être garante du Pacte Kellog en cas de conflit militaire. Tchitcherine pour sa part, déclara que le Pacte Kellog faisait partie de la préparation de guerre contre l’Union soviétique, et il faut croire qu’il cherchait par là à expliquer et à justifier l’adhésion de la Russie.

Pourparlers de paix pendant la crise mondiale du capitalisme

La crise mondiale eut des répercussions économiques et politiques sur la situation internationale. Les Russes multiplièrent donc leurs efforts pour s’assurer des accords de bon voisinage, tant politiques qu’économiques, avec les puissances capitalistes et pour éviter que tout incident extérieur ne vienne perturber l’œuvre de construction qu’ils entreprenaient dans leur pays. En 1929, l’Estonie, la Lettonie, la Pologne, la Roumanie et la Russie conclurent un Pacte Kellog oriental qui reconnaissait le Pacte Kellog indépendamment des 14 Etats qui en avaient été les signataires. Par la suite, la Turquie et la Perse adhérèrent à ce protocole oriental.

Les relations économiques avec les Etats capitalistes accusèrent un net progrès. En 1930, la Russie signa un accord commercial avec l’Angleterre et élargit considérablement celui qu’elle avait conclu avec l’Italie en 1924. En mars 1931, elle prit part à la conférence agricole internationale de Rome dans l’espoir d’augmenter les exportations de céréales soviétiques. Dans la même perspective, elle participa à la conférence de Stresa sur les exportations de produits agricoles (automne 1932). Les rapports entre le gouvernement soviétique et les capitalistes allemands se resserrèrent à tel point qu’au printemps 1931 un grand nombre d’industriels allemands séjournèrent à Moscou où ils entreprirent des pourparlers pour élargir le champ des « affaires russes » et d’où ils repartirent munis de commandes qui, à elles seules, dépassaient un demi-milliard de marks-or. Ces commandes soviétiques allaient procurer « un salaire et du pain » à trois ou quatre cent mille travailleurs allemands, comme devait l’annoncer fièrement la presse communiste allemande. Elles allaient aussi renflouer etre donner vie au capitalisme allemand en faillite, détails qui furent modestement omis par cette même presse.

Les Russes, toutefois, ne se lancèrent dans la diplomatie économique que pour servir les intérêts de leur diplomatie politique. Et c’est en ce domaine qu’ils furent sans conteste les plus actifs. Au printemps 1931, ils proposèrent au comité européen de la Société des Nations le projet d’un pacte général de non-agression et présenté à la Société elle-même à l’automne de la même année. Ces projets, et tous les accords et propositions qui furent soumis par la suite, contenaient une définition précise de l’« agresseur », définition qui reçut l’approbation générale. En échange, les bolcheviks rayèrent du vocabulaire soviétique tous les concepts qui avaient traits à l’essence de la guerre impérialiste et qui y avaient été introduits par Lénine. Ils divisèrent la politique impérialiste en deux catégories – l’une « agressive », l’autre « défensive » – ce qui était un retour à l’idéologie dont les partis de la IIème Internationale s’étaient servi pour justifier, en 1914, leur soutien d’une guerre que menait leur bourgeoisie nationaliste et impérialiste, et ce qui n’avait rien pour surprendre, puisque les Russes cherchaient une fois encore à nouer une alliance avec les bourgeoisies impérialistes. Il leur fallait donc trouver à l’avance une justification idéologique qui expliquât leur politique de coalition avec les groupes impérialistes, une politique dont la pratique avait été retardée par la social-démocratie jusqu’à l’ouverture de la guerre mondiale.

Les bolcheviks furent les précurseurs du système de pactes régionaux qui a caractérisé l’étrange politique étrangère menée par l’impérialisme durant la crise mondiale. En 1932, ils conclurent des pactes de non-agression avec les pays qui longeaient la frontière occidentale de la Russie : la Finlande, la Pologne, la Lettonie, l’Estonie et la Roumanie (à l’exception de la Bessarabie). Ayant ainsi assurés leur frontière occidentale, ils conclurent un pacte de non[1]agression avec la France, pacte qui fut ratifié en février 1933. Par ces mesures diplomatiques, la Russie se dégageait de ses obligations avec l’Allemagne et préparait le terrain de la nouvelle distribution des forces dans la politique européenne, redistribution qui devint effective avec l’arrivée de Hitler au pouvoir. La diplomatie soviétique avait habilement calculé que la politique étrangère russe aurait à changer de cheval impérialiste.

En outre, il existait encore, en 1932, des pactes de non-agression avec plusieurs autres pays : l’Allemagne, l’Italie, la Turquie, la Chine, etc. Les relations diplomatiques soviétiques avec le gouvernement de Chiang-Kai-chek, qui avaient été rompues en décembre 1927, furent renouées en décembre 1932. Les bouleversements provoqués par la crise mondiale entraînèrent plusieurs autres pays à reconnaître définitivement l’Union soviétique. Ce fut le cas de l’Espagne et des Etats-Unis en 1933, de la Hongrie, de la Roumanie et de la Tchécoslovaquie en 1934. Pour ces trois derniers pays, la décision de reconnaître la Russie découla directement de l’alliance franco-russe, tandis que les Etats-Unis prirent cette résolution parce qu’ils ne pouvaient plus désormais se passer de l’Union soviétique dans leur lutte d’influence en Asie orientale, une lutte qui se jouait contre le Japon.

Le brusque tournant de la politique étrangère allemande – en accord avec les vieux projets de Hitler de coloniser l’Orient – tout en intensifiant les préparatifs militaires allemands, provoqua un remaniement de toute la politique étrangère européenne. Et puisque l’Allemagne étendit les méthodes fascistes qu’elle employait en politique intérieur au domaine diplomatique, elle offensa ses adversaires du traité de Versailles, ce qui ne l’empêcha pas toutefois de poursuivre ses objectifs sans délai. Son principal succès fut de se gagner la Pologne qui était jusque là fidèle à la politique française. La Russie se vit donc à nouveau menacée sur sa frontière occidentale. Pour parer à ce danger elle prolongea pour une périodede 10 ans les pactes de non-agression avec les trois états baltiques (avril 1934). Cette mesure diplomatique fut prise rapidement après que l’Allemagne ait refusée de signer, à la demande des Russes, un protocole relatif à l’inviolabilité des états baltiques.

La Russie entre à la Société des Nations

Les bolcheviks ont été et sont toujours bien loin de mener une politique étrangère antifasciste. Depuis plusieurs années ils ont eu soin de souligner les bons rapports qu’ils entretiennent avec l’Italie : en septembre 1933, ils signaient avec ce pays un pacte de non-agression et de neutralité qui se basait sur certains intérêts anti-allemands communs aux deux parties. Si les Russes, après s’être déclarés les adversaires de la Société des Nations, en sont devenus membres, si, après avoir été les ennemis du Traité de Versailles, ils en sont devenus les garants, et si, après avoir été les alliés des Allemands, ils en ont fait la cible de leur politique européenne, cela est dû comme l’expliqua Staline au XVIIème Congrès du parti communiste soviétique (1934) « à certains changements de la politique allemande ». Il devait ajouter que les fascistes n’avaient en aucune façon déterminé cette nouvelle phase de la diplomatie soviétique : « Certes nous sommes loin d’être enchantés du régime fasciste allemand. Mais il ne s’agit pas ici de fascisme, comme le montre clairement le fait que le fascisme en Italie, par exemple, n’a pas empêché l’Union soviétique d’établir les meilleures relations possibles avec ce pays. » D’une façon générale, il s’agissait pour Staline de se rapprocher des « pays qui ne cherchaient pas à troubler la paix ». Si bien que le fascisme italien apparaissait pour Staline, comme pour certains pacifistes allemands, comme le défenseur de la « paix ».

Ainsi, la volte-face qui s’opéra dans la politique étrangère bolchevique fut la conséquence du revirement de la politique étrangère allemande. Les Russes oscillaient entre les grandes puissances impérialistes, bien décidés à mener à bien leur « politique de paix » – c’est-à-dire, à former et à soutenir toute coalition qui, à un moment donné, apparaîtrait comme étant la plus capable de parer à une attaque militaire contre l’Union soviétique et d’isoler l’agresseur, en l’occurrence l’Allemagne et le Japon. La France, pour sa part, qui se trouvait directement concernée par l’échec du système versaillais et qui était en outre voisine de l’Allemagne, et donc menacée par Hitler, devint l’un des principaux avocats d’une entente avec la Russie. Elle put prévoir ses grandes contre-attaques envers la politique étrangère allemande, tout en restant fidèle – non sans quelques échecs – au principe d’un encerclement militaire préventif de l’Allemagne hitlérienne (l’absence de la Pologne sur ce cercle se fit sérieusement sentir). A l’automne 1934, à l’instigation de la France, la Russie fut invitée par trente Etats à joindre la Société des Nations. Seuls, trois petits Etats européens, qui pouvaient encore se permettre de réclamer que l’on sauve le capitalisme des mains du bolchevisme, s’opposèrent à cette invitation : le Portugal fasciste, la Hollande semi-fasciste et la Suisse démocratique. Pour la Pravda du 18 septembre 1934, l’invitation s’expliquait par la peur qu’avaient les puissances capitalistes invitantes que « les plans antisoviétiques que nourrissaient certains éléments aventuristes parmi les impérialistes, ne préludent à une nouvelle guerre mondiale qui serait également dirigée contre plusieurs puissances impérialistes ». Le lendemain, toutefois, les Izvestia déclaraient que le monde capitaliste était divisé en deux groupes, l’un voulant la paix et l’autre recherchant la guerre. Si bien que les puissances qui adhérèrent à la Société des Nations, après que le Japon et l’Allemagne se soient retirés de cette organisation, furent considérées comme constituant le groupe pacifiste (Italie-Abyssinie !). Staline, pour sa part, expliqua que l’adhésion de la Russie à la Société des Nations permettrait à cet organisme de servir de frein pour « retarder ou empêcher l’irruption de situations belliqueuses ». Enfin Litvinov insista, à Genève, sur la coopération internationale de l’Union soviétique avec la grande majorité des puissances capitalistes dans les domaines économiques, artistiques,sociaux, scientifiques et politiques, coopération qui était désormais couronnée par un objectif commun : « L’organisation de la paix. »

Ce n’est qu’après que la Société des Nations ait démontré son impuissance, tout au long de son existence, à assurer la paix et à empêcher les interventions armées, et qu’elle ait convaincu les pacifistes les plus optimistes de son inutilité, que les bolcheviks découvrirent à leur tour l’inefficacité de cet organisme. Sans doute, leurs déclarations de paix cachaient-elles une meilleure connaissance des faits. Mais ils s’étaient engagés sur la voie d’une diplomatie capitaliste qui exige que toute alliance militaire, qu’elle soit offensive ou défensive, soit couverte d’une phraséologie pacifiste.

Si son adhésion à la Société des Nations a permis à la Russie de remporter un grand nombre de succès diplomatiques – au nombre desquels le rapprochement politico-commercial est apparu comme l’un des plus importants – elle a surtout consacré la coopération franco-russe. Entre autres considérations, la Russie désirait poursuivre sa politique de consolidation de sa frontière occidentale, si bien que, dès décembre 1934, elle entreprit des pourparlers en vue d’un pacte oriental dont la France devait être l’un des principaux garants. Bien que ces efforts n’aient pour l’instant pas porté de fruits, en raison de l’hostilité de la Pologne et de l’Allemagne, les Russes n’en ont pas pour autant abandonné la partie. Mais la véritable et principale raison de l’adhésion de la Russie à la Société des Nations a été l’alliance avec la France qui s’appuie sans aucun doute sur une entente militaire et qui offre une sécurité mutuelle en cas d’une agression allemande.

Fidèle aux méthodes de la diplomatie impérialiste, le bolchevisme a cependant toujours couru deux lièvres à la fois. Et pendant longtemps, le Komintern fut le deuxième lièvre. Les choses ont néanmoins changé et les Russes cherchent aujourd’hui à garder les mains libres afin de pouvoir opérer des réajustements dans leur politique étrangère, et notamment pour élargir et modifier leurs alliances avec les puissances impérialistes elles-mêmes. Cette politique s’est vue confirmée, en premier lieu, dans leurs relations avec l’Asie orientale, dans la mesure où leurs négociations étaient conduites avec le Japon. Dès le début de l’avance japonaise en Mandchourie, ils se sont efforcés de parvenir à une entente avec le Japon (vente de ligne de chemin de fer orientale pour une bouchée de pain) et de provoquer la signature d’un pacte de non-agression. Mais la politique européenne de l’Union soviétique consiste aussi en des tentatives de rapprochement avec les principaux adversaires du moment. Moscou n’a pas oublié la coopération qui a existé entre la Russie et l’Allemagne, de même qu’elle n’a pas cessé de spéculer sur les plans conçus par l’aile bourgeoise des généraux de la Reichwehr, plans qui continuent de refléter la manière dont Scheicher [Kurt von Schleicher, général allemand. Partisan du rapprochement avec la Russie soviétique pendant les années 20.] entendait une coopération avec la Russie (la bourgeoisie impérialiste allemande ne désire pas conquérir un « pays en voie de colonisation » en Orient, elle recherche des objectifs impérialistes). Les bolcheviks comptent sur la possibilité que ces forces fassent une percée en Allemagne. En janvier 1935, au VIIème Congrès des Soviets, Molotov devait déclarer : « Nous n’avons eu, et n’avons toujours, d’autre désir que de maintenir de bonnes relations avec l’Allemagne. Chacun sait que l’Union soviétique a grand besoin de développer des rapports avec tous les Etats, y compris ceux dont le gouvernement est fasciste. » Les « théories racistes et ultra-nationalistes » des nationaux-socialistes, souligna-t-il, ne constituent « naturellement » aucun obstacle au développement des relations germano-russes, et il ajouta : « Bien que nous n’ayons pas une très grande estime pour ces « théories », nous ne cachons pas le respect que nous portons au peuple allemand que nous considérons comme l’un des plus grands de notre époque. » Il s’agissait donc uniquement de savoir « ce qui étaitexactement à la base de la politique étrangère de l’Allemagne d’aujourd’hui », et notamment, de savoir si la façon dont Hitler envisageait la politique étrangère allemande était toujours valable.

L’évolution de la politique intérieure russe et son influence sur les récents développements de la politique étrangère

La ligne de la politique étrangère russe est donc, à tout moment, déterminée en grande partie par les alliances temporaires entre les grandes puissances. Néanmoins, la façon dont les bolcheviks mènent leur politique étrangère est étroitement liée à la situation intérieure. Or cette situation a récemment subi d’importantes modifications.

L’absolutisme bolchevique a connu une phase critique. En raison de ses origines et des conditions d’équilibre social qui prévalaient dans le premier temps de son développement, le régime soviétique s’est appuyé de manière décisive sur la classe ouvrière russe. Le prolétariat est apparu comme la classe privilégiée économiquement et politiquement (bien que ces privilèges aient été fort modestes. Le régime absolutiste bolchevique s’est appuyé sur les ouvriers afin de faire contrepoids à la paysannerie qui représentait, numériquement, une majorité sans précédent, et afin de construire aussi rapidement que possible un capitalisme d’Etat industriel. L’industrialisation de la Russie allait à son tour permettre d’abolir la propriété privée paysanne et de collectiviser les terres. Un capitalisme collectiviste agraire s’installa, qui était, d’une part, capable de défendre ses intérêts à la fois contre l’appareil étatique et contre la classe ouvrière, et qui pouvait d’autre part devenir l’assise de l’appareil étatique lui-même.

Devant le succès de la politique du second plan quinquennal, les bolcheviks annoncèrent que la Russie était passée du stade agricole au stade industriel. Le prolétariat qui représentait 17,3 % de la population russe en 1928, en constituait 28,1 % en 1934. Dans le même temps, le nombre de paysans collectivisés est passé de 2,9 % à 45,9 %, tandis que le nombre de paysans indépendants décroissait de 72,9 % à 22,5 %. Certes, la classe ouvrière ne représente encore qu’une minorité. Cependant, elle est puissamment organisée et fabrique en outre l’essentiel de la production soviétique. Devant cette prépondérance, le régime absolutiste bolchevique s’est vu contraint de s’appuyé sur la classe paysanne, de faire passer le centre de gravité de l’appareil étatique du côté le plus faible, afin de maintenir l’équilibre entre les deux classes et, par conséquent, de permettre au sommet absolutiste de la pyramide de gouverner.

La paysannerie collectivisée est devenue la classe privilégiée d’Union soviétique. Si l’essor industriel russe s’est effectué, jusqu’en 1928, au détriment de la paysannerie, la collectivisation elle-même s’est faite au dépend du prolétariat. Les milliards qui furent investis dans l’agriculture russe furent pris au secteur industriel de l’économie et expliquent amplement la situation sociale tendue dans laquelle se trouva le prolétariat, en dépit des succès des plans quinquennaux. La suppression des cartes de pain et la hausse du prix de cette denrée qui s’ensuivit furent un cadeau aux paysans collectivisés auxquels Staline avait promis, en 1932, un « bien-être » économique. Au cours des quatre dernières années, le gouvernement a dépensé près de cinq milliards de roubles pour l’installation de dépôts de tracteurs et de machines agricoles, une somme qui a été fournie par l’industrie russe. Les dettes qui avaient été contractées envers l’Etat par les exploitations agricoles collectives jusqu’à l’année 1933 et qui s’élevaient à 435 millions de roubles, furent abolies à la fin de 1934, par le gouvernement soviétique qui en fit don à la paysannerie.

En apparence, les entreprises collectives sont de type socialiste, ce qui a même été reconnu aujourd’hui par la menchevik Domanevskaya. Pourtant, dès le XVIIème Congrès du Parti, Staline a déclaré qu’il fallait liquider les principes égalitaires petits-bourgeois des communes agricoles, associations qui permettent, dans une grande mesure, la propriété collective des paysans. En février 1935, au congrès des paysans collectivisés, des projets de lois qui avaient été établis par Staline pour les entreprises collectives furent adoptés. Les terres furent ainsi léguées à perpétuité aux entreprises collectives, ce que devait confirmer le secrétaire de la section moscovite du Parti (cf. Rundschau, 1935, n° 28). Les terres nationalisées sont la propriété privée des collectivités agricoles. « Chaque paysan collectivisé, a expliqué le secrétaire du Parti, peut maintenant sentir que l’assemblée générale des membres d’une économie de type collectiviste contrôle entièrement cette économie, qu’aucun « plénipotentiaire » ne peut l’exclure de cette économie, et qu’il participe pleinement aux décisions concernant les affaires courantes de cette économie. » Il condamna sévèrement « les intrusions maladroites et totalement inadmissibles dans la vie des entreprises collectivisées » qui sont le fait de « certaines organisations du Parti » auxquelles il fut clairement déclaré que « les personnes qui transgressent les lois relatives à l’économie de type collectiviste ne peuvent être tolérées, ni dans l’appareil du Parti, ni dans celui des soviets ». De la sorte, les paysans collectivisés, maîtres absolus de leurs possessions, ont été libérés de la tutelle des organes du Parti, et le prolétariat a perdu à jamais son rôle de chef de file de la paysannerie.

Il en a été de même politiquement. Parallèlement à cette étonnante réforme sur les entreprises collectivisées on a pu assister à l’abolition de mesures qui désavantageaient les paysans dans le domaine politique. Le VIIème Congrès des Soviets a introduit le suffrage universel, direct et à bulletin secret, instaurant ainsi une sorte de « parlementarisme soviétique » grâce auquel le poids de la paysannerie peut être jeté dans la balance chaque fois qu’une question est mise aux voix. Désormais, les Congrès des Soviets seront dominés par des majorités paysannes, à l’image des congrès parlementaires. Le sommet de l’appareil étatique soviétique s’est ainsi libéré de la pression du prolétariat, une pression qui lui était nécessaire à un moment de son développement, mais qui se révèle aujourd’hui beaucoup trop dangereuse. Car en dépit de toute la sécurité que lui confère son régime dictatorial, le gouvernement soviétique n’existe qu’à condition d’utiliser la puissance des masses, auxquelles il lui faut rendre des comptes et entre lesquelles il lui faut manœuvrer.

En faisant de la paysannerie sa principale assise, le système bolchevique a cependant dû abolir les privilèges des éléments du Parti dont les origines étaient prolétariennes. En outre, ce revirement constitue une telle rupture avec la tradition du Parti qu’il ne peut s’imposer sans provoquer des convulsions internes dans l’appareil du Parti, bien que ce Parti ait déjà connu des dizaines de purges. Staline s’est vu contraint, une fois encore, de s’opposer à son parti afin d’en éliminer le conservatisme. Et il l’a fait avec une brutalité toute bolchevique en opérant, sinon le démantèlement progressif et complet de l’appareil du Parti, du moins sa dépolitisation. Si la prépondérance du prolétariat dans le régime absolutiste soviétique signifiait en fait la supériorité du Parti sur l’Etat – Staline restant le maître de ces deux appareils – la prépondérance de la paysannerie dans le système soviétique devrait consacrer la suprématie de l’Etat.

Ce bouleversement capital a provoqué, jusqu’à présent, deux mesures de la plus grande importance. La première a été la liquidation du syndicat des vieux bolcheviks, autrement dit, la destruction du centre de la tradition révolutionnaire « prolétarienne » du parti communiste russe. (D’après les communiqués de la presse bourgeoise, il semblerait que Kroupskaya ait été également emprisonnée.) La seconde mesure a consisté à réorganiser (puisque telle estl’expression que les autorités ont pudiquement employée) la Ligue des jeunes communistes selon les lignes du « principe de la production » qui régit le Parti lui-même, et à l’implanter dans les usines. La Ligue était devenue la meilleure arme du Parti dans les usines, où elle jouait un rôle important en tant qu’organisatrice de brigades de choc, collectrice de prêts gouvernementaux, etc. C’était un instrument politique actif du parti bolchevique ; le plus actif sans doute, car elle était toujours à la fois le centre des oppositions les plus diverses et l’interprète de l’ « auto-critique bolchevique », qui ne se manifeste plus depuis quelque temps. La Ligue des jeunes communistes a été frappée la première parce qu’elle représentait le plus faible maillon du Parti. Dès le 22 février 1935, soit immédiatement après le VIIème Congrès des Soviets qui devait élever la classe paysanne au trône, il fut décidé de la « réorganiser ». Au mois de juin, l’assemblée plénière du comité central de la Ligue s’inclina devant cette décision. Le point de vue social-démocrate selon lequel une organisation de jeunes ne doit pas avoir de fonction politique mais doit se borner à un rôle éducatif, a été mis en application. Dans les usines, les organisations de jeunes ont été dissoutes. La Ligue a été répartie en sept sections : les jeunesses ouvrières, les jeunesses paysannes, les jeunes pionniers, les étudiants, les écoliers, les organes dirigeants de la Ligue et les jeunes travailleurs des organisations étatiques et commerciales. Sur le plan politique, la Ligue des jeunes communistes a donc été liquidée et ses attributions se résument désormais à exalter les mythes de la jeunesse : « Tel un jardinier prévoyant, écrivait la Pravda dans un éditorial de la mi-juin, elle est appelée à élever des millions d’êtres humains, à former leur conception du monde, à les instruire, à les nourrir et à les aimer. »

La liquidation du Komintern

En même temps que s’accomplissait ce virage dans la politique intérieure soviétique – la Nep politique de Staline – allaient aussi tomber les dernières barrières traditionnelles qui contenaient la politique étrangère bolchevique en raison de l’existence des partis communistes en Europe. La coopération entre le capitalisme d’Etat russe et l’impérialisme monopoliste et parfois même ouvertement fasciste n’est donc plus entravée par quelque considération extérieure que se soit. Et l’encombrante phraséologie révolutionnaire peut enfin être mise au rebut.

Jusqu’à présent, la « révolution mondiale » était, du moins sur le papier, le premier et le plus important garant contre une intervention des puissances impérialistes. Mais en pratique, les bolcheviks ont surtout compté sur leur diplomatie et sur cette institution qu’ils contribuèrent à forger : la puissante armée rouge. Kouybichev, l’ancien président des commissaires du peuple, expliqua sans équivoque au IIIème Congrès des Soviets de Moscou (janvier 1935) : « Tout en luttant pour la paix dans l’arène internationale, nous ne devons pas oublier que notre meilleure assurance contre une guerre, contre une intervention, demeure, comme par le passé, la puissance sans cesse croissante du défenseur armé de notre patrie, l’Armée Rouge des ouvriers et des paysans. »

Mais dès avant cette époque, les bolcheviks ne comptaient plus dans leurs rangs ces prolétaires qui avaient adhéré aux partis communistes, mus par une authentique foi révolutionnaire, et qui avaient assumé le martyre de la terreur fasciste. Leur souvenir était généralement évoqué par des déclarations de sympathie ou de protestation qui ne devaient en rien affecter la conclusion des traités de paix ou d’amitié entre la « patrie des travailleurs » et leurs oppresseurs fascistes. Il arriva toutefois qu’un écrivain dont les bolcheviks s’étaient acheté les services s’exprima plus ouvertement. Ainsi, à l’occasion de la signature du nouveau pacte de non-agression avec l’Italie, Péri [Leader stalinien français] écrivit dans le Rundschau(1933, n° 33) avec un cynisme sans égal : « Pour ce qui est de nos frères italiens insurgés, qui souffrent dans les prisons et les pénitenciers insulaires, le fait que leurs tortionnaires soient contraints de négocier avec les représentants de cet ordre révolutionnaire pour lequel les plus valeureux de nos camarades ont sacrifié leur liberté, devrait être interprété comme un encouragement à la résistance et à la lutte. » Le travailleur communiste avait donc été abandonné depuis longtemps lorsque le Komintern poursuivait sa soi-disant lutte antifasciste contre ces puissances qui étaient déjà liées le plus étroitement possible à l’Union soviétique.

Toutefois, avec le dernier pacte franco-russe, dans lequel il n’est plus question d’entente diplomatique mais de coopération militaire directe, les dirigeants bolcheviques ont dû renoncer jusqu’à l’apparence d’une équivoque « révolutionnaire ». De toute évidence, les Français ont insisté sur des garanties contre toute politique d’agitation que pourrait entreprendre le parti communiste français. Ces garanties, Staline les a données. Il a fait savoir à Laval, à l’occasion de la visite de celui-ci à Moscou, que la France était naturellement obligée d’adopter certaines mesures dans l’intérêt de sa défense militaire. Le 16 mai, les Izvestia écrivaient : « L’opinion publique des deux pays se doit de soutenir la politique de leurs gouvernements, qui est une politique de paix et de défense. »

Le pacte avec la France fut suivi par un traité avec la Tchécoslovaquie, qui adhéra sur le champ au pacte franco-russe en raison de la position dangereuse qu’elle occupait entre l’Allemagne hitlérienne et l’Autriche controversée. Les Izvestia justifièrent cette nouvelle alliance dans les termes suivants (aucune relation diplomatique n’avait existé entre les deux pays avant 1934) : « Pour masquer sa politique de conquête, le fascisme allemand peut bien élaborer une théorie selon laquelle les peuples slaves fournissent le fumier sur lequel se fait l’histoire. Mais l’Union soviétique, qui par ailleurs ne prend aucune part aux mascarades pan[1]slaves, affirme sans équivoque qu’elle estime que la défense des peuples slaves, qui sont menacés d’une attaque, n’est pas moins fondée et digne de soutien que ne l’est la défense de la France. »

Puisque ce qui restait de l’appareil des Partis du Komintern était désormais exangue, le réajustement de la ligne politique à la nouvelle situation s’est accompli sans la moindre difficulté. La politique d’alliances militaires avec les Etats capitalistes exige que les partis du Komintern mettent fin à leur politique d’agitation dans les pays concernés. L’opération a été dirigée depuis Moscou, et elle laisse présager la fin prochaine des partis communistes européens en général. Les choses se sont passées comme suit. Tout d’abord, il était nécessaire que les partis français et tchèque se convertissent à une politique de défense nationale, ce qui a été rapidement fait. Certes, le parti communiste français s’est trouvé devant la tâche difficile de combiner cette ligne avec l’anti-militarisme traditionnel des travailleurs français. Il lui fallut donc faire montre de prudence et de diplomatie. « L’assistance mutuelle comprend les mesures correspondantes pour la défense de la paix », écrivait Magnien dans l’Humanité du 16 mai. Et, deux jours plus tard, Vaillant-Couturier déclarait, dans le même journal : « Un bolchevik doit tout mettre en œuvre pour préserver la paix. » Après avoir comparé le pacte à la Nep, il ajoutait qu’il s’agissait de gagner du temps afin de différer la guerre et de protéger « notre patrie socialiste ». Il ne fallait pas, disait-il, chercher à découvrir autre chose sous les mots de Staline. En outre la parti communiste français a formellement attesté qu’il demeurait le défenseur des soldats français et qu’il voulait se gagner l’armée. En pratique, il ne lui reste plus cependant qu’à exiger que les officiers fascistes et réactionnaires soient expulsés de l’armée, puisque l’on ne peut pas, après tout, leur confier la tâche sérieuse de défendre l’U.R.S.S.

Les choses ont été plus aisées en Tchécoslovaquie, où le nationalisme, d’une part, et la docilité social-démocrate du Parti, d’autre part, étaient considérablement plus importants. Sverma, un député communiste tchèque fraîchement élu, déclarait, le 24 mai, à une réunion du parti communiste à Prague, que dans le cas où l’armée tchèque lutterait avec conséquence contre l’impérialisme allemand, les communistes tchèques soutiendraient cette lutte et appuieraient l’armée. Il se déclara lui-même en faveur de l’indépendance de la nation tchèque, une indépendance qui serait assurée une fois que les fascistes auraient été épurés de l’armée.

Pour que la « défense de la patrie » soit reprise efficacement par la politique des nations capitalistes alliées, conformément aux souhaits de la diplomatie soviétique, le Komintern devait, une fois encore chercher un terrain d’entente parlementaire. Ce qui signifiait en fait que les partis du Komintern devaient être rattachés à la social-démocratie des pays en question. Le front uni avec les chefs du « fascisme social » devint, d’un jour à l’autre, le seul mot d’ordre conforme à la ligne des divers partis communistes. En France, on assista à la naissance d’un « front commun » qui donna lieu à une vague d’enthousiasme et d’activités superficielles. Si, dans l’ensemble, les négociations ne se déroulèrent pas aussi aisément que prévu, cela fut du à certaines divergences d’opinion quant à l’extension de ce front. Car tandis que le parti communiste souhaitait englober jusqu’aux partis bourgeois de gauche (s’il faut faire une coalition, qu’on la fasse avec la bourgeoisie démocratique !), les sociaux[1]démocrates, en opposant à cela leur non traditionnel, se sont gagné parmi les travailleurs français la réputation d’être les plus extrémistes, les « plus à gauche » de tous les partis. Blum, toutefois, au congrès de son parti à Mulhouse (juin 1935) n’a pu nier que « les déclarations de Staline concordent avec les décisions qui ont été adoptées sur la défense nationale par le parti socialiste français à Tours, il y a trois ans et qu’elles ont servi à organiser l’union des socialistes et des communistes. Dans le cas d’une invasion allemande, tous les prolétaires devront se dresser contre l’ennemi, car la défaite de la France signifierait aussi celle de la Russie » (N.Z.Z., 13 juin). Il est même possible que Moscou décrète la liquidation de ses ramifications européennes si les choses vont encore plus loin. Dans la conjoncture mondiale actuelle, la situation la plus favorable aux plans tracés par Moscou serait encore que les bolcheviks parviennent à influencer indirectement les partis social-démocrates, sans en être responsables. (Cette tendance à passer du côté de la social-démocratie n’est pas propre aux moscovites. On la retrouve dans tous les différents courants bolcheviks : en France, en Suisse, etc., les trotskystes sont déjà dans la social-démocratie ; dans d’autres pays, ils s’efforcent de prendre la même voie. Le parti communiste (C.P.O.) de Schaffhausen (Suisse) s’est uni au parti socialiste suisse en juillet 1935.

Le parti communiste suisse a suivi sans réserve le mouvement vers la social-démocratie. Après avoir fait campagne contre l’« initiative de crise » menée par la social-démocratie et les syndicats, il devait, peu de temps avant le vote, faire un appel en faveur de cette initiative. Bien entendu, la situation avait « fondamentalement changé ». Le parti socialiste suisse avait naturellement proposé que le parlement soit écarté au maximum pour que l’initiative soit menée à bien, mais le Conseil fédéral (le Bundesrat) avait en vue des pouvoirs encore plus considérables pour lui-même. Si bien que le parti communiste suisse, fidèle à la recette social[1]démocrate du moindre mal, a préféré une semi-dictature à une dictature au trois quarts. Cette dégringolade a été suivie par l’offre au parti socialiste suisse d’un front uni, offre qui a été à son tour suivie par une proposition de dissolution de l’Opposition Syndicale Rouge (R.G.O.) de Bâle. Le parti socialiste suisse a émis cinq conditions, au nombre desquels on citera la liquidation de la R.G.O. et de toute autre organisation communiste séparée, la suspension de toute attaque visant la politique social-démocrate, notamment les fonctionnaires de l’appareil administratif, et l’acceptation inconditionnelle du « plan de travail » suisse. Le parti communiste suisse a du naturellement souscrire à ces conditions. Il lui a même fallu avaler la remarque ironique du comité du parti socialiste comme quoi il ne serait pas question, en tout cas, d’une coopération avec les partis bourgeois, telle que l’avaient exigée les communistes français.

Toute la politique du parti communiste se trouve aujourd’hui axée sur l’idée d’un « front uni », de la même manière qu’elle s’appuya, jusqu’en 1932, sur le slogan de « social[1]fascisme ». Dans un long article du numéro 11 de « l’Internationale Communiste », Bela Kun a analysé la tactique et les résultats obtenus par les différents partis communistes à l’occasion des manifestations du front uni du 1er mai. Pour ce qui est de la question allemande, il s’est expliqué comme suit : si la majorité du comité exécutif du parti socialiste allemand à Prague s’efforce véritablement de soutenir la politique de guerre impérialiste de l’Allemagne hitlérienne afin de prendre à nouveau sa place dans le jeu, il devient alors nécessaire de resserrer les liens entre les communistes et les divers groupes de l’aile gauche du parti socialiste allemand, de manière à créer des « exemples actifs de front uni » et à renforcer la forte pression des masses sur le comité exécutif du parti socialiste allemand à Prague. Cette intéressante dissertation démontre, tout d’abord, que le parti communiste doit être tenu en bien faible estime par les travailleurs allemands, car autrement il ne serait pas tourné vers le comité exécutif du parti socialiste allemand après avoir déclaré, au lendemain de la victoire remportée par Hitler : le parti socialiste allemand demeure l’ennemi principal. Elle prouve en outre que le Komintern ne se « bat » ici que pour une petite part d’influence sur les vestiges d’un appareil social-démocrate historiquement dépassé – un appareil qui, à l’époque où Kun écrivait son article, mettait fin à la lutte menée par les « gauchiste » (lesquels cherchaient à obtenir leur part du million de marks alors en la possession du comité exécutif du Parti) en les expulsant de ses rangs, pour compenser les services qu’il avait lui-même rendus aux travailleurs allemands. En outre, la police secrète allemande (la Gestapo) a largement balayé l’appareil illégal du parti socialiste allemand, et poursuivi ses nombreuses arrestations, profitant des services rendus par deux de ses espions opérant au sein du comité central du parti. De source sûre, nous savons aujourd’hui que le comité central du parti socialiste allemand n’a plus le moindre contact avec l’Allemagne et qu’il a décidé de ne pas chercher à en établir avant quelques mois.

Conclusion

Nous avons donc vu comment la politique étrangère de l’Union soviétique, qui a son point de départ dans la révolution russe, s’est transformée logiquement pour n’être plus qu’un maillon du système de politique d’alliances entre puissances impérialistes. En accord avec les exigences temporaires qui ont accompagné les différentes phases de son évolution, elle a dirigé les partis communistes, sur le dos du prolétariat européen jusqu’au point où leur liquidation politique en faveur de la politique nationale et réformiste de la social-démocratie n’est plus qu’une question de forme. Il a fallu, pour achever cette œuvre, que le prolétariat européen soit soulevé par une vague d’enthousiasme illusoire à propos du « front uni » et qu’il s’engage, en cette époque de contre-révolution et de réaction, dans l’impasse du nationalisme. Désormais, toute mesure nouvelle sera un pas de plus vers l’effondrement total. Pour l’instant, dans les pays européens, on ne décèle pas la moindre réaction de classe contre ce déclin qui se poursuit tant au point de vue idéologique que pratique. Il semble qu’il faille attendre que la social-démocratie et le bolchevisme aient achevé de détruire toute la puissance d’action du prolétariat avant que celui-ci puisse enfin voir l’heure de la revanche. Mais la situation mondiale est à ce point chargée de difficultés économiques et politiques, de tendances opposées et de contradictions, qu’à long terme le tour du prolétariat viendra inéluctablement. L’œuvre de destruction opérée par tout « le vieux mouvement » ouvrier rendra certes cet avènement incomparablement douloureux, mais en même temps ouvrira la voie de son triomphe final.

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