« C’est la peste
émotionnelle. Qu’on s’imagine un Copernic déclarant au XVIe siècle que la terre
tourne autour du soleil; son élève au XVIIe siècle est d’avis que la terre ne
tourne pas autour du soleil; l’élève de celui-ci au XVIIIe siècle revient à la
théorie de Copernic. Au XXe siècle les astronomes déclarent que Copernic avait
raison de même que ses disciples, puisque la terre tourne autour du soleil tout
en ne bougeant pas. Quand il s’agit d’un Copernic, on allume aussitôt un
bûcher. Mais quand un politicard raconte aux populations de la terre les
sottises les plus extravagantes, qu’il présente comme vrai en 1940 ce qui était
pour lui mensonge en 1939, des millions sont pris d’enthousiasme et crient au
miracle. C’est un vieux principe de la science de ne jamais élaborer des
théories nouvelles tant que les anciennes théories permettent parfaitement
d’expliquer les faits. Quand une ancienne théorie se révèle insuffisante ou
défectueuse, on tente d’en déceler les erreurs, on critique l’ancienne théorie,
on en met au point de nouvelles. Cette manière de procéder, naturelle, est
étrangère à nos politiciens. Quel que soit le nombre des faits nouveaux, quel
que soit le nombre des erreurs découvertes, l’ancienne théorie continue à
prospérer sous forme de slogans et les faits nouveaux sont sciemment dissimulés
et dénoncés comme illusions. Les formalités démocratiques ont déçu des millions
d’Européens et rendu ainsi possible la dictature fasciste. Les politiciens
démocratiques évitent de revenir aux points de départ de la démocratie, de les
corriger en fonction des changements radicaux survenus dans la vie sociale et
de leur imprimer une direction utile. On organise comme auparavant des votes
portant sur des formalités qui ont été conspuées et détrônées en Europe. »
« Le terme «fascisme»
n’est pas plus une injure que le terme «capitalisme». Il sert tout simplement à
désigner une certaine manière de conduire et d’influencer les masses; il est
autoritaire, se fonde sur le système du parti unique, ce qui le mène au
totalitarisme, il place la puissance avant les intérêts objectifs, il déforme
les faits selon ses vues politiques, etc. Il existe donc des «Juifs fascistes»
comme il y a des «démocrates fascistes». Si l’on avait publié à l’époque ces
vérités, le gouvernement soviétique aurait qualifié un tel écrit de
«contre-révolutionnaire», de «trotskyste et fasciste». »
« À propos du plébiscite
de la Sarre en 1935, le sociologue viennois Willi Schlamm écrivait: « En réalité,
l’époque est révolue où l’on pouvait croire que les masses de la société
étaient capables d’aller de l’avant par leur propre force en obéissant à leur
intelligence et à la compréhension de leur propre position dans la vie. En
réalité, les masses ont perdu la fonction de former la société. Elles se
révèlent totalement malléables, adaptables, inconscientes, capables de
s’adapter à tous les régimes, à toutes les abjections. Elles ne sont pas
investies d’une mission historique. Au XXe siècle, au siècle du char d’assaut
et de la radio, cette mission n’existe plus, la masse a été éliminée du
processus de formation social.»
«En réalité, les événements de
la politique internationale depuis la révolution russe de 1917 prouvaient que
les masses étaient incapables de liberté. Si l’on ne se rend pas à cette
évidence, on ne comprendra jamais la marée fasciste. »
« La réorganisation
sociale authentique ne se borne pas à la suppression des institutions sociales
dictatoriales et autoritaires. Elle ne se borne pas non plus à la mise en place
d’institutions nouvelles, car ces institutions dégénéreront infailliblement en
d’autres institutions dictatoriales et autoritaires si l’on ne supprime pas en
même temps l’ancrage caractériel de l’absolutisme autoritaire dans les masses humaines,
par une action pédagogique et des mesures d’hygiène sociale. Le monde ne se
compose pas d’anges révolutionnaires, de travailleurs généreux d’une part, de
diables réactionnaires et de capitalistes cupides de l’autre. Si la sociologie
et la psychologie de masse veulent faire figure de sciences sérieuses, elles
doivent se débarrasser une fois pour toutes de la mentalité politique du «tout
ou rien». Elles doivent approfondir la nature fondamentalement contradictoire
de l’homme élevé en milieu autoritaire, elles doivent déceler la réaction
politique dans le comportement et la structure des masses laborieuses, la
dénoncer et aider à la supprimer. Il va de soi que les sociologues et
psychologues de masse dignes de ce nom ne doivent pas s’oublier eux-mêmes dans
leurs recherches. Le lecteur aura compris que la nationalisation ou la
socialisation des moyens de production seule n’apportera pas le moindre
changement à l’esclavage où se trouve l’homme. Le terrain que l’on acquiert
pour y construire une maison dans laquelle on compte vivre et travailler n’est
que la condition préalable à notre vie et à notre travail, mais il ne saurait
en aucun cas s’identifier à cette vie et à ce travail. Celui qui voit dans le
processus économique l’essentiel du processus bio-social de la société des
animaux humains confond le terrain et la maison avec l’éducation des enfants,
l’hygiène, le rendement du travail, la danse et la musique. C’est précisément
cette vue économiste de la vie (que Lénine avait déjà âprement combattue) qui a
conduit l’Union Soviétique à la rechute dans l’autoritarisme. »
« 3. La «nostalgie
socialiste » Il y a eu des mouvements
socialistes et une nostalgie socialiste longtemps avant la découverte
scientifique des préalables sociaux du socialisme. Depuis des millénaires, les
dépossédés ont lutté contre leurs oppresseurs. Ce sont ces luttes qui ont donné
naissance à la science des aspirations à la liberté des opprimés, et non le
contraire, comme prétendent les caractères fascistes. Or, les socialistes
enregistrèrent précisément entre 1918 et 1938, années marquées par des
événements sociaux gigantesques, leurs plus graves défaites. Dans une période
qui aurait dû prouver la maturité et la rationalité des mouvements de
libération socialistes, le mouvement ouvrier éclata et sombra dans la
bureaucratie, en perdant de plus en plus cette soif de liberté et de vérité qui
lui avait naguère donné naissance. La nostalgie socialiste des foules était une
nostalgie de libération d’oppressions de tous genres. Mais cette nostalgie de
la liberté prit l’allure d’un compromis avec la peur des responsabilités. Ce
fut la peur de la responsabilité sociale qui entraîna les masses humaines du
mouvement socialiste dans le sillage de l’État. Or, la sociologie scientifique
de Karl Marx, qui a dégagé les conditions économiques de la liberté sociale,
ignore l’«État» en tant que but de la liberté socialiste. L’«État» socialiste
est une invention de bureaucrates de parti. On s’en remit donc à lui, à
l’«État», pour instaurer la liberté; notons bien ceci: on s’en remit à l’État
et non aux masses humaines. »
«Les anarchistes (les
anarcho-syndicalistes) visaient à l’instauration de l’auto-administration
sociale; mais ils reculaient devant la prise de conscience des graves problèmes
liés à l’inaptitude humaine à la liberté, et ils refusaient de guider
l’évolution sociale. C’étaient des utopistes qui périrent en Espagne. Ils
voyaient la soif de liberté, mais ils prenaient cette soif pour l’aptitude à la
vie dans la liberté, pour la capacité de travailler et de vivre sans recevoir
d’ordres d’une direction autoritaire. Ils ne savaient pas comment enseigner aux
masses humaines asservies la prise en charge de leur propre vie. »
« Les chrétiens
internationaux prêchaient la paix, la fraternité, la compassion, l’entraide.
Anticapitalistes au plan idéologique, ils envisageaient l’existence humaine
dans une perspective internationale. Ils partaient également d’idées
socialistes et internationalistes et s’appelaient, par exemple en Autriche,
«Chrétiens-Sociaux». Mais dans la pratique, ils ont toujours refusé et
continuent de refuser toute évolution sociale devant aboutir à l’idéal qu’ils
ont eux-mêmes choisi comme objectif. Le christianisme catholique en particulier
a depuis longtemps jeté aux orties le caractère révolutionnaire, c’est-à-dire
«bouleversant», du mouvement chrétien primitif. Il invite ses millions
d’adhérents à considérer la guerre comme une fatalité, comme une «punition pour
leurs péchés». Les guerres sont effectivement la conséquence de «péchés», mais dans
un sens bien différent de ce que pense le catholicisme. Les catholiques
transposent la vie paisible dans un monde supra-terrestre, ils prêchent en ce
bas monde l’acceptation de la misère et ils ruinent systématiquement dans
l’homme la capacité de s’emparer de l’objectif de la liberté, de le conquérir
par une lutte loyale. Ils ne protestent pas quand les Églises concurrentes, par
exemple les Églises grecques orthodoxes, sont bombardées. Mais ils invoquent
Dieu et la civilisation quand Rome est bombardée. Le catholicisme produit
l’impuissance structurelle des masses humaines, qui, dans leur détresse,
s’adressent plutôt à Dieu qu’à leurs propres énergies et au sentiment de leur
propre valeur. Il rend les structures humaines incapables de jouissance et tue en
elles le goût du plaisir. C’est ainsi qu’il éveille dans l’homme des
mouvements sadiques. Les catholiques allemands bénissent les armes allemandes,
les catholiques américains bénissent les armes américaines. Le même Dieu est
invité à assurer aux uns et aux autres, tout ennemis qu’ils sont, la victoire.
Ici, le non-sens irrationnel est par trop visible. »
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