samedi 17 juillet 2021

« LE DÉVELOPPEMENT DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE LA RUSSIE SOVIÉTIQUE » (1936) Partie 1

 


[I.C.C. vol. II, n° 3 et 4, mars 1936]Les récents développements de la politique d’un certain nombre de partis communistes ont été appelés « le 4 août » de la IIIème Internationale [Date du vote des crédits de guerre par le S.P.D. en 1914.].

Bien que cette référence historique puisse se justifier, elle ne reflète aucunement les différentes phases qui ont mené à ces développements. Or, si l’on fait abstraction de la phraséologie employée par le Komintern, et si l’on examine uniquement l’essence de ses activités, il apparaît nettement que les agissements du Komintern ne sont que l’évolution logique d’un processus qui a été inauguré par Lénine lui-même dans les premiers temps de la Révolution russe.

Personne n’ignore que le Komintern dépend entièrement de la politique étrangère russe qui est à son tour déterminée par l’évolution interne de la Russie et par la position qu’elle occupe parmi les puissances capitalistes. Un exposé des grandes lignes du développement de la politique étrangère soviétique mettra ces relations en relief.

La période revolutionnaire

Les bolcheviks ont accueilli la guerre mondiale par un programme de révolution en Russie qui comprenait toutes les lois fondamentales de l’insurrection et qui, en raison de la nécessité où se trouvait la Russie de lutter contre la guerre impérialiste, fut conçu à l’échelle internationale. Ce programme ne se fondait pas sur l’internationalisme prolétarien – comme devait le faire la « gauche » allemande autour de Rosa Luxembourg – mais s’appuyait au contraire sur les conditions politiques et sociales de la Russie et sur la position que la révolution russe serait amenée à prendre à l’égard de la politique impérialiste des puissances européennes et de leur colonisation des nations agricoles asiatiques. C’est sur cette base que Lénine allait élaborer la théorie qui devait guider les bolcheviks et le prolétariat international dans leur lutte contre la guerre et pour la révolution. La guerre mondiale, a-t-il écrit, est une guerre impérialiste à laquelle il faut mettre fin par la révolution anti-impérialiste de la classe ouvrière. Cette œuvre internationale ne peut être menée à bien que par les socialistes-révolutionnaires dans leurs pays d’origine. Pour nous, Russes, la situation est différente ; nous devrons nous contenter d’accepter le moindre mal, le renversement du régime tsariste par les forces unies des travailleurs et des paysans. Une telle révolution ne sera certes qu’une révolution bourgeoise éclairée a dit encore Lénine, mais elle pourra constituer le premier pas vers la révolution mondiale si les autres pays se décident à suivre notre exemple. Il n’est pas impossible que les masses prolétariennes se soulèvent contre leurs exploiteurs et entreprennent une révolution de type socialiste ; ou encore, que les nations paysannes et coloniales d’Asie et d’Afrique s’insurgent contre leurs oppresseurs impérialistes au nom d’une révolution nationale bourgeoise. Dans un cas comme dans l’autre, on assisterait alors à une réorganisation du rapport des forces entre les grandes puissances.

Dans les pays développés d’Europe, le prolétariat en tant que classe a fait figure d’avant-garde de la révolution mondiale, tandis que dans les pays agricoles et colonisés, la lutte devait être menée par les « Nations opprimées ». Lénine a toujours cru qu’un amalgame de ces forces – en dépit de leurs antagonismes – servirait la cause du prolétariat et de la révolution communiste mondiale. En conséquence de quoi, les bolcheviks jugèrent bon d’attaquer, en 1917, le régime de Kérensky avec des slogans comme : « pas de paix séparée avec l’Allemagne », « fraternisation des soldats sur tous les fronts », « mettre fin à la guerre par une action révolutionnaire internationale de la classe ouvrière », « refus de reconnaître les annexions antérieures et présentes », « auto-détermination de toutes les minorités nationales jusques et y compris l’indépendance nationale ».

Une fois au pouvoir, les bolcheviks devaient immédiatement mettre ce programme à exécution. Dans un communiqué publié en novembre 1917, ils proposèrent à toutes les nations en guerre « une paix juste et démocratique ». Au même moment, ils firent appel aux travailleurs révolutionnaires des trois pays les plus développés, l’Angleterre, la France et l’Allemagne, pour qu’ils apportent leur soutien immédiat à la lutte menée par les bolcheviks. Ils espéraient ainsi atteindre un double objectif : d’une part arriver à un compromis avec les puissances capitalistes dans l’espoir de mettre fin aux hostilités ; d’autre part, mettre à profit la période de calme qui en résulterait pour soulever le prolétariat contre la classe dirigeante, convaincu qu’ils étaient que la révolution mondiale suivrait automatiquement. Les faits devaient vite démontrer le caractère inopérant de tels plans.

Premier échec de la politique étrangère bolchévique

Les espoirs bolcheviques d’une grève générale des soldats dans les armées ennemies ne se réalisèrent pas. Les bolcheviks eux-mêmes ne purent poursuivre la guerre. La vieille armée tsariste fut écrasée et démoralisée, et les bolcheviks furent incapables d’en mettre une nouvelle sur pieds. En outre, leurs appels au soulèvement du prolétariat européen ne trouvèrent pas d’écho. Ils commencèrent donc à douter de la possibilité d’une révolution mondiale rapide. Un seul point de leur programme devait être réalisé : le droit d’auto détermination des minorités qui conduisit à la séparation des Etats frontaliers russes, décision qui s’avéra désastreuse pour la jeune République soviétique. La première action de ces nouveaux Etats fut en effet de réprimer le mouvement révolutionnaire à l’intérieur de leurs frontières. Par la suite, ils devaient permettre aux pays signataires de l’Entente et aux gardes blancs d’utiliser leurs territoires comme bases militaires contre l’Union soviétique. Les bolcheviks furent ainsi contraints d’entamer des négociations de paix séparées avec l’Allemagne. Lors de la conférence de Brest-Litovsk (1917), les généraux allemands réclamèrent plus que les bolcheviks n’étaient prêts à leur accorder, et Trotsky tenta de sauver la face avec la formule « ni guerre, ni paix ». Pourtant, lorsque les allemandes repartirent en campagne, les Russes ne purent qu’accepter les conditions de paix que leur dictèrent les Allemands, conditions bien moins favorables que les premières.

Peu avant la conférence de Brest-Litovsk, le comité exécutif des soviets avait bien invité l’Entente à participer à des négociations collectives de paix, mais il devait ajouter dans sa note d’invitation : « Dans le cas où les gouvernements alliés refuseraient une fois encore de participer à la conférence de paix, la classe ouvrière révolutionnaire se mettra en action afin de prendre le pouvoir des mains de ceux qui, par entêtement aveugle, refusent de donner au peuple la paix à laquelle il aspire. »

Un tel langage apparut à l’Entente comme un défi et une déclaration de guerre détournée. Elle mit fin à toute relation et entreprit immédiatement l’intervention armée qui devait avoir des répercussions désastreuses sur la politique intérieur russe.

Les bolcheviks, cependant, n’abandonnèrent pas tout espoir d’une révolution mondiale. Ils voulaient encore croire que les travailleurs allemands leur viendraient en aide dès que la défaite anticipée de l’armée allemande deviendrait effective. Dans le même temps, ils estimaient qu’il était nécessaire d’accepter des compromis avec tout Etat désireux de négocier avec eux, tout en intensifiant leur propagande parmi les travailleurs européens. Mais la tournure que prirent les événements après l’effondrement de la machine de guerre allemande devait finalement convaincre les bolcheviks que le prolétariat européen n’était pas mûr pour larévolution et qu’il valait mieux pour l’instant abandonner tout espoir d’une révolution mondiale immédiate.

La période de la guerre civile

Le 28 novembre 1917, le comité exécutif des soviets déclarait : « Les dirigeants de la révolution victorieuse n’ont que faire de l’approbation de quelque représentant de la diplomatie capitaliste que ce soit. » Les Russes devaient aller plus loin encore et abolir tous les traités tsaristes qui concernaient la division des territoires perses et turcs ; ils s’adressèrent ensuite aux travailleurs musulmans pour qu’ils se libèrent de leurs exploiteurs impérialistes. Ils comptaient ainsi combattre l’impérialisme des deux côtés à la fois. Les puissances de l’Entente soutinrent la contre-révolution en fournissant des armes, de l’argent et des troupes aux généraux blancs russes. Mais elles durent renoncer à engager directement les hostilités contre l’Union soviétique, en raison de la situation très critique à laquelle elles devaient faire face dans leurs propres pays. Elles parvinrent toutefois à occuper les territoires frontaliers et à contrôler la ligne de chemin de fer de la côte Mourmane. Elles devaient en outre se battre contre les soviets aux côtés de l’armée tchécoslovaque, couper la Russie du centre de ses approvisionnements de blé en provenance du sud, piller une grande partie du Trésor soviétique, détruire des soviets et faire fusiller de nombreux Russes.

Les bolcheviks firent du terrorisme leur arme principale pour lutter contre la contre-révolution et ils employèrent toutes leurs ressources dans ce combat opiniâtre. Le communisme de guerre fut instauré afin de prolonger les intérêts bolcheviques dans la guerre civile sur le terrain de l’économie. Pour la Russie soviétique, la situation révolutionnaire qui prévalait dans de nombreux pays européens devait nécessairement provoquer la révolution en Europe occidentale. Les bolcheviks annulèrent toutes les dettes de guerre des gouvernements tsariste et kérenskiste, mais furent toutefois contraints de faire une concession. En octobre 1918, dans une note à Wilson, ils déclaraient qu’ils « acceptaient pour l’instant de participer à des négociations avec des gouvernements qui ne représentaient par la volonté de leurs citoyens ». Ils demandèrent également à Wilson si les Etats-Unis et leurs alliés feraient cesser les hostilités dans le cas où « le peuple russe accepterait de payer, à la manière dont une personne kidnappée offre une rançon pour être libérée ». Les bolcheviks devaient entamer de nouveaux pourparlers avec les Etats-Unis en janvier 1919 : « Nous partageons votre désir de rétablir des relations normales entre l’Amérique et la Russie et d’abolir tout ce qui peut entraver l’existence de ces relations. » Au début de février 1919 les alliés proposèrent qu’une conférence se tienne aux îles des Princes afin d’engager des pourparlers directs avec la Russie et de mettre fin aux hostilités. Le gouvernement soviétique devait alors déclarer à propos des dettes de guerre qu’il était « prêt sur ce sujet à se conformer aux exigences des puissances de l’Entente », et il offrit de fournir certaines matières premières comme garantie. C’était la première fois qu’il faisait des concessions d’ordre économique ; il alla même jusqu’à déclarer qu’il ne s’opposerait pas à des négociations concernant l’annexion éventuelle de territoires russes par les puissances de l’Entente.

Ces tentatives de conciliation ne purent empêcher la poursuite de la guerre civile, car les Alliés étaient bien décidés à exterminer les bolcheviks. La situation était au pire lorsque le premier Congrès de la IIIème Internationale fut annoncé pour le mois de mars 1919 à Moscou. Les partis membres étrangers qui y furent représentés étaient très faibles ; ils essuyèrent quelques défaites décisives. Il y avait peu de chance que la nouvelle organisation puisse déclencher une action révolutionnaire directe. La situation était toutefois favorable, et le I er Congrès se déroula sous les slogans révolutionnaires de Lénine : « révolution desouvriers et des paysans », « transformer la guerre en guerre civile », « conseils ouvrier », « dictature du prolétariat », « le vieil ordre capitaliste a cessé d’exister ; il ne pourra revivre ».

Au cours de ce même congrès, il fut également question d’un programme de socialisation bolchevique, ainsi que des relations entre la Russie socialiste et les puissances impérialistes victorieuses et leurs Etats vassaux. Il fut décidé que la Société des Nations, qui venait d’être fondée, n’était qu’un instrument de la sainte alliance du capitalisme destinée à écraser la révolution des travailleurs. L’Ere de la révolution mondiale fut annoncée. Les jours qui précédèrent le I er Congrès du Komintern furent des jours sombres pour l’Europe. La révolte de mars à Berlin, la République des Conseils de Munich, la Révolution hongroise furent autant de défaites qui furent infligées par la contre-révolution d’Europe centrale à la gauche révolutionnaire isolée des masses prolétaires. Une fois encore, les Russes se trouvèrent dans une situation d’urgence. Isolés, ils décidèrent que le temps n’était pas encore venu pour un soulèvement révolutionnaire en Europe occidentale. Ils allaient donc employer depuis Moscou les tactiques bolcheviques qui avaient fait leurs preuves en terre russe. L’ « appel aux masses » fut le slogan par lequel ils allaient suivre, de manière inattendue, les traces d’une politique ouvertement opportuniste. Lorsque, sous l’influence des méthodes bureaucratiques de Radek et Levi, le parti communiste allemand entra dans l’action parlementaire et participa à l’œuvre des syndicats contre-révolutionnaires, et lorsque la majorité d’ultra-gauche fut évincée (conférence du Parti, Heidelberg, automne 1919), les bolcheviks n’avaient pas encore renoncé à leurs illusions d’une avance révolutionnaire opportune. L’expérience devait cependant montrer que si les méthodes de Lénine étaient infaillibles en Russie, elles ne pouvaient réussir dans les pays développés d’Europe occidentale. La Russie fut donc contrainte de s’affirmer comme un Etat au même titre que les pays capitalistes qui l’entouraient. Sans altérer sa ligne politique bolchevique, elle remit à plus tard la révolution de l’Europe occidentale. Elle ne renia jamais sa politique révolutionnaire, mais de l’entreprise hasardeuse qu’elle représentait au début, elle fit une entreprise dont le succès total devait être garanti à l’avance. Ce qui signifia, sinon en théorie, du moins en pratique, la mort de toute lutte révolutionnaire.

Vers une affirmation de la suprématie nationale

A la fin de 1919, le gouvernement soviétique était parvenu à mater la contre-révolution russe, c’est-à-dire, à repousser l’invasion masquée des Alliés sur son territoire. Cette victoire dans la guerre civile devait toutefois s’accompagner d’un échec du communisme de guerre. En premier lieu, les ressources économiques du pays diminuèrent de 80%. En second lieu, le prolétariat commença à se révolter contre la dictature terroriste du bolchevisme et à demander une démocratie de type conseilliste. Enfin, les paysans firent connaître leurs revendications économiques et recoururent à la violence et à des actes de sabotage. (La révolte de Kronstadt caractérisa cette combinaison de revendications politiques de la part des ouvriers, et économiques de la part des paysans. Trotsky, avec l’aide de Staline, se fit l’égorgeur du prolétariat de Kronstadt, surpassant Noske pour son sang froid et sa brutalité et ouvrant la voie qui permit de satisfaire les revendications paysannes.) La nouvelle politique économique, la Nep, donna le coup d’envoi à l’essor de la petite propriété privée, dont le caractère fut, dans sa première phase, essentiellement marchand et paysan. Une économie privée fondée sur de petits capitaux et contrôlée par l’Etat devait assurer le développement économique de la nation.

En matière de politique étrangère, les Russes adoptèrent une politique de repli, après avoir essuyé des pertes considérables dans leur guerre contre la Pologne. Dans une proclamation du28 janvier 1920 aux travailleurs des pays alliés, Tchitcherine affirmait que la Russie n’avait pas l’intention d’étendre son pouvoir à d’autres pays étrangers ni d’imposer le système soviétique à aucun peuple contre son gré. L’appel à la révolution prit un caractère platonique. La politique étrangère soviétique ne fut pas déterminée par un désir de révolution mondiale, mais par la nécessité où se trouvait la Russie de prendre sa place parmi les autres nations.

De même qu’il y avait, avant et pendant la révolution russe, développé une vaste stratégie pour utiliser les diverses forces sociales, Lénine allait élaborer une stratégie qui consistait à utiliser certaines nations pour renforcer la politique étrangère soviétique. Ayant renoncé à une révolution mondiale immédiate, l’Etat soviétique devait s’assurer une certaine sécurité diplomatique. Au cours de l’année 1920, il fut reconnu par l’Estonie, la Lituanie, la Lettonie et la Finlande – Etats frontaliers qui furent les premiers à se ressentir de l’influence soviétique, mais qui avaient également besoin d’échapper, dans une certaine mesure à la domination des puissances occidentales.

Cette politique des petites nations qui, deux ans plus tôt et avec l’aide des Alliés, avait mis fin à la révolution communiste, contraignit Lénine à proclamer, en 1920, une alliance directe avec « la bourgeoisie des petites Etats ». Il déclara que les bolcheviks avaient réussi à se rallier non seulement les ouvrires de tous les pays, mais encore la bourgeoisie des petits Etats parce que, dit-il, l’impérialisme n’opprimait pas uniquement les travailleurs mais aussi la bourgeoisie de ces petites nations. C’est pourquoi les bolcheviks « gagnèrent l’appui de la bourgeoisie vacillante des pays progressifs ».

Ce fut durant cette période de consolidation des alliances entre l’Union soviétique et la bourgeoisie de certains Etats capitalistes que se tint le Second Congrès du Komintern. Il posa les bases d’une phraséologie révolutionnaire qui libéra la direction du Komintern de toute obligation. Le manifeste du Congrès annonça le déclin de l’Europe et du monde, et le soulèvement du prolétariat : « la guerre civile à travers le monde est à l’ordre du jour. » Pour le reste, le Congrès se préoccupa essentiellement des pays colonisés d’Orient et déclara qu’il fallait entamer « une politique visant à resserrer les liens entre la Russie soviétique et tous les mouvements de libération coloniale et nationale ». Le Congrès recommanda tout particulièrement l’organisation d’un mouvement paysan dans les colonies, avec pour objectif la création de soviets paysans.

Cette prise de position impliquait que le Komintern était partisan d’une attaque révolutionnaire menée par les paysans contre les forces impérialistes. Les décisions concernant les pays d’Europe occidentale eurent un tout autre caractère. Car les Russes envisageaient de créer un vaste mouvement de masse qui serait canalisé à travers les parlements et les syndicats. Pour « pénétrer les masses », les bolcheviks indiquèrent comment remplacer les anciens dirigeants et créer des noyaux bolcheviques dans les diverses organisations réformistes de travailleurs. Les « vingt et une conditions » qui réglementaient l’adhésion des partis socialistes au Komintern ne déclenchèrent aucun débat fondamental sur les tactiques à employer. Centristes et bolcheviks s’unirent autour du parlementarisme, du syndicalisme et de la nécessité d’une dictature du prolétariat. Ces « vingt et une conditions » devaient cependant être utiles aux dirigeants russes lorsqu’il fut question de l’adhésion au Komintern des partis de masse de tendance centriste. Car il fallait se débarrasser des anciens dirigeants et détruire les traditions de démocratie centriste à l’intérieur des organisations. L’incohérence qui régnait parmi les partisans de ces partis profita, dans une certaine mesure, aux dirigeants de Moscou qui avaient l’intention de prendre la t^te de ces organisations dont ils escomptaient l’utilité dans les processus compliqués de leur politique étrangère et dont, parailleurs, ils espéraient faire les réserves de la future révolution. Ces deux objectifs ne pouvaient qu’être contradictoires ; ils expliquent la mauvaise foi qui caractérisa la politique du Komintern et l’indifférence qu’il manifesta pour les intérêts du prolétariat d’Europe occidentale. L’essentiel des décisions du Second Congrès peut être résumé par cette déclaration du manifeste de l’Internationale communiste : « L’Internationale communiste a fait sienne la cause de la Russie soviétique. »

La Russie entre dans la diplomatie internationale

La décision de prendre part à la diplomatie internationale, ébauchée par Moscou en 1920, fut mise en pratique l’année suivante. La consolidation progressive de la Nep devait apporter une première détente. Parce que le problème asiatique revêtait pour les Russes une importance primordiale, le gouvernement soviétique entreprit une contre attaque diplomatique contre la politique britannique en Asie. En février et mars 1921, l’U.R.S.S. signa des traités de neutralité et de non-agression avec la Perse, l’Afghanistan et la Turquie. En annulant les revendications et les accords de l’ancien gouvernement tsariste, la Russie s’assura une assistance militaire mutuelle. La Perse se déclara prête à permettre l’entrée de troupes russes sur son territoire dans le cas d’une invasion étrangère (britannique). L’Afghanistan accepta volontiers les promesses d’offre d’argent et de matériaux que lui fit le gouvernement soviétique, et la Turquie reçut l’assurance que « les nations du Proche-Orient respecteraient sa liberté, son indépendance et son droit d’auto-détermination sur les questions concernant l’administration de son pays ». A la même époque, l’Union soviétique reconnut la Pologne qui cherchait alors à se libérer de la domination française et, en novembre 1921, elle devait enfin mettre la Mongolie-Extérieur sous sa protection. En dehors de ces entreprises, au nombre desquelles il convient de citer l’annexion et la bolchevisation de la Géorgie, l’Union soviétique réalisa de nombreuses victoires politiques le long de la frontière asiatique, victoires qui devaient en retour améliorer sa position en occident.

La Nep marqua l’ouverture des relations commerciales avec les Etats capitalistes ; elle fut également une invitation aux capitaux étrangers d’investir dans des entreprises privées soviétiques. Quant à l’Europe, affaiblie par la Première Guerre mondiale, elle ne put faire autrement qu’accepter l’existence de l’Union soviétique et l’assurance de cette dernière que des relations économiques ne pourraient qu’être avantageuses pour les deux parties.

En 1921, la Russie concluait des traités économiques avec la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Norvège, l’Autriche et l’Italie et, en juin 1922, avec la Tchécoslovaquie. Ces traités étaient eux-mêmes une reconnaissance de facto de l’Union soviétique ; le traité germano-russe alla même jusqu’à inclure des droits extra-territoriaux pour les représentants commerciaux russes.

En échange, la Russie s’efforça de respecter à la lettre l’exécution de ce que l’on appela la « clase de propagande », selon laquelle elle s’engageait à « ne pas intervenir dans les affaires domestiques de l’Entente », clause qu’elle avait proposé dès 1919. Après la signature du traité germano-russe, le 5 mai 1921, les représentants russes en Allemagne durent s’abstenir de toute propagande hostile à l’Etat allemand ou à ses institutions. Le pacte avec la Tchécoslovaquie fut un pas de plus dans cette direction : les deux gouvernements s’engagèrent « à s’abstenir chacun de toute propagande contre le gouvernement du co[1]signataire ou contre aucune de ses institutions, et de ne s’immiscer dans aucune crise économique qui pourrait surgir dans l’un ou l’autre pays ».

Enfin, la Grande-Bretagne devait recevoir en 1923 la déclaration soviétique suivante : la Russie ne soutiendra ni ne financera aucun agent, aucune organisation et aucune institution dont le but serait de fomenter, directement ou indirectement, une agitation en Grande[1]Bretagne, ou dans tout autre pays de l’Empire. (Mémorendum du gouvernement soviétique, 4 juin 1923.) L’on sait que cette clase devait conduire à la rupture des relations russo[1]britanniques en 1924, lorsque l’Angleterre, se basant sur une lettre forgée de Zinoviev, tenta de mettre au point un nouveau pacte. Dirigé contre le Komintern, ce nouveau pacte, qui ne fut pas accepté avant 1929, incluait des personnes et des organisations qui se trouvaient sous le contrôle direct de l’Union soviétique, ainsi que des organisations qui en acceptaient de l’argent. L’Union soviétique devait refuser d’exercer la moindre influence sur le Komintern, décision qui fut approuvée par tous les experts en droit international.

Le III ème Congrès mondial du Komintern se tint sous ces mauvais auspices. Bien qu’à l’époque, la Russie ait à peine commencé à organiser sa diplomatie internationale, elle ne devait pas moins supplanter très rapidement le bureau des affaires étrangères du Komintern. Tandis que le monde capitaliste reconnaissait l’Union soviétique, la Russie abandonna ses espoirs de révolution mondiale et assista au rétablissement du capitalisme mondial. Les perspectives de la IIIème Internationale se trouvèrent considérablement diminuées lorsque Zinoviev annonça que « la IIIème Internationale devait ajuster ses principes tactiques à une lente évolution ».

Devant la consolidation progressive de la bourgeoisie, la IIIème Internationale dut peu à peu renoncer à ses activités révolutionnaires. Le Komintern, en condamnant formellement Levy (Allemagne), refusa de soutenir les activités révolutionnaires de mars [Soulèvement ouvrier en Allemagne centrale, déclenchée par certains dirigeants de l’I.C. (mission de Bela Kun). Après l’échec du soulèvement, ce dernier fut unanimement condamné par les dirigeants de Moscou (Lénine, Trotski, Zinoviev).] en Allemagne et déclara que désormais la lutte des ouvriers ne pouvait être que défensive. A la même époque, le Congrès décida de s’opposer théoriquement à une centralisation de la direction en Italie. Ces deux événements exceptés, il y eut peu de changements. En Allemagne, le parti communiste refusa de demeurer avec le K.A.P. (parti ouvrier communiste d’ »ultra-gauche ») et fit alliance avec l’U.S.P. (parti socialiste indépendant). Ces manœuvres eurent pour effet de rapprocher les partis communistes d’Europe des partis socialistes. On parla de la possibilité d’un « front uni par en haut » et de « gouvernements travaillistes parlementaires ». C’est dans cette optique que Brandler put annoncer devant une cour allemande : « Le but de notre parti est d’établir la dictature du prolétariat sous la Constitution de Weimar. »

La Russie et la politique internationale

« Sans la Russie, déclarait Radek en 1920, l’économie mondiale ne peut espérer se rétablir. » Cette déclaration ne servit pas seulement les intérêts de l’économie russe, mais encore ceux du capitalisme mondial, et elle permit à la Russie d’entrer en pourparlers avec les puissances occidentales. Après avoir réussi à signer des traités commerciaux satisfaisants avec plusieurs petits Etats, la Russie entreprit d’obtenir une participation aux grandes conférences internationales. En 1921, elle s’indigna vivement de n’avoir pas reçu d’invitation pour la conférence de Washington qui s’était réunie pour traiter de la politique coloniale (sphères d’influence) dans l’Océan pacifique, en Chine, etc. Ses protestations furent vaines. Elle devait toutefois participer à la conférence de Genève en mars 1922 sur le rétablissement économique de l’Europe. Au nom de la délégation russe, le secrétaire russe aux affaires étrangères, Tchitcherine, devait déclarer : « L’Union soviétique estime que, à une époque où l’ancienrégime capitaliste peut exister parallèlement au nouvel ordre social en évolution, il est nécessaire, dans l’intérêt d’un rétablissement économique général, de développer une étroite association entre les deux systèmes sociaux. » Il devait poursuivre en indiquant les raisons pour lesquelles la Russie désirait nouer des relations amicales et conclure des traités commerciaux avec les autres puissances. Et parce que le « rétablissement économique de la Russie – le plus vaste pays d’Europe et le plus riche en ressources naturelles – est la condition préalable au rétablissement des autres pays », la Russie se déclara prête à ouvrir ses frontières à un transit international, à affermer des millions d’hectares de terres cultivables et à accorder de vastes concessions pour l’exploitation du charbon, des minerais et du bois. Le mémorandum russe offrait en outre aux entrepreneurs étrangers des garanties plus que suffisantes, ainsi que la promesse de dédommager les Etats étrangers des pertes subies pendant la guerre mondiale. La Russie espérait, par de telles concessions, obtenir une aide des pays capitalistes pour son propre rétablissement économique. « L’appui financier des autres pays est de toute première importance pour le rétablissement économique de la Russie », déclarait Tchitcherine au chef de la délégation britannique, Lloyd George, le 20 avril 1922. Cependant, les huit délégations capitalistes qui assistaient à la conférence devaient demander non seulement un certain nombre de garanties politiques, mais encore le remboursement des dettes tsaristes, ce que le gouvernement soviétique ne pouvait accorder. Les différentes puissances ne purent donc aboutir à un accord. Pourtant la délégation russe devait déclarer à nouveau dans son dernier mémorandum : « Pour aboutir à une entente mutuelle, la Russie demeure prête à accorder d’importantes concessions, à condition que les uatres puissances fassent de même. »

La Conférence de Genève n’apporta pas à la Russie l’aide financière qu’elle attendait, mais ouvrit la voie à une association plus étroite avec l’Allemagne. Peu de temps après, les deux gouvernements signaient le traité de Rapallo [signé le 16 avril 1922.]. En reconnaissant officiellement l’Union soviétique, l’Allemagne se gagna un allié dans son opposition au Traité de Versailles. Les deux gouvernements s’accordèrent à annuler toutes leurs dettes de guerre. « Le Traité de Rapallo ouvre la Russie aux capitaux allemands », devait écrire Preobrasjenski dans un pamphlet. Les capitaux allemands ne furent cependant pas utilisés pour le rétablissement de la Russie, mais pour la construction d’avions allemands et d’usines de gaz toxiques. On a même parlé d’une clause secrète du Traité par laquelle les deux gouvernements se seraient engagés à une étroite coopération militaire dans l’hypothèse d’une guerre germano-polonaise, clause similaire à celle qui réclamait une offensive militaire combinée des deux pays contre la France dans le cas où l’Allemagne déciderait de se libérer du Traité de Versailles.

Après avoir éliminé l’Allemagne de la liste de ses agresseurs possibles, la Russie chercha à conclure des traités semblables avec ses voisins directs. Elle proposa de réduire son armée à 200 000 hommes, mais après que les Etats frontaliers eussent refusé de discuter d’un désarmement éventuel, elle refusa à son tour de participer à une conférence qui avait trait aux pactes de non-agression. Par cette manœuvre, la Russie était assurée de participer indirectement à la future guerre germano-polonaise – ce qui semble confirmer l’existence de la clause secrète mentionnée plus haut. La Russie devint ainsi le partenaire de l’Allemagne, cet Etat qui luttait farouchement pour retrouver son ancienne position impérialiste.

Renforcée par le Traité de Rapello, la Russie chercha à exploiter les antagonismes capitalistes qui existaient entre les grandes puissances, dans l’espoir d’obtenir de nouvelles concessions et d’affermir encore davantage sa position. C’est au IVème Congrès mondial de l’Internationale communiste que revint la tâche de réviser la « ligne » des partis du Komintern d’après ces nouveaux développements, tâche qui, cela va sans dire, fut menée à bien de manière extraordinnaire. Plus clairement que jamais la Russie était le centre, l’alpha et l’oméga de la politique bolchevique internationale.

Dans les thèses sur la tactique du Komintern on peut lire : « Plus la Russie sera forte et puissante, et plus son influence révolutionnaire s’étendra à l’échelle internationale. » Les questions relatives à la situation allemande furent tout particulièrement examinée, et la résolution sur le Traité de Versailles parla d’un peuple qui, « désarmé et privé de tout moyen de défense, est à la merci des puissances impérialistes ». C’est ainsi qu’était qualifiée une Allemagne dont les dirigeants venaient d’achever une campagne sanglante contre la classe ouvrière révolutionnaire. Le Congrès conseilla aux partis communistes allemands et français de lutter de concert contre le honteux Traité de Versailles. Pour ce qui était de l’action d’un front uni, il fut décidé qu’il était important d’intensifier les relations amicales avec les organisations sociales-démocrates. Le même document déclarait en conclusion : « Etant donné que l’Internationale communiste a décidé de mettre l’accent sur le slogan d’un front uni de tous les travailleurs, et étant donné que l’Internationale communiste a donné permission à ses différentes sections de coopérer avec les groupes et les partis de la IIème Internationale et de la IIème Internationale et demi, l’Internationale communiste se doit de prolonger ces décisions sur une échelle internationale. » Le Komintern se rapprocha ainsi de la II ème Internationale dont il espérait que l’énorme influence morale et parlementaire permettrait aux bolcheviks d’obtenir plus aisément des concessions capitalistes. De ce changement de politique devait découler la théorie d’un « gouvernement ouvrier de coalition ». Et le Komintern souligna qu’une telle coalition était non seulement possible mais encore souhaitable, car elle représentait un pas logique vers l’abolition totale du système capitaliste.

Toutes ces résolutions furent décidées de manière à correspondre à la situation allemande et à plaire à la clique militaire allemande pour laquelle la clause militaire secrète demeurait encore une incertitude. Ce fut pourtant avec une légèreté presque choquante que le parti communiste allemand prépara le terrain à un front populaire national. Par la suite, lors du congrès du Parti qui se déroula à Essen en 1925, il devait déclarer que, jusqu’en 1923, l’Allemagne n’avait pas été un pays impérialiste, mais une nation opprimée, et qu’à l’époque une guerre avec la France n’aurait pas été une guerre impérialiste, mais une guerre de libération nationale. Il aurait, par conséquent, été du devoir du parti communiste allemand de soutenir une telle guerre. Il paraît à peine croyable que le Comité exécutif de l’Internationale Communiste ait pu envisager en 1923 d’introduire son « socialisme » en Allemagne sur les baïonnettes de l’Armée rouge et, qu’après l’avoir aidée à détruire le Traité de Versailles, elle ait pu concevoir d’entreprendre la tâche difficile d’abattre le front uni de la bourgeoisie allemande. Il vaut la peine de remarquer que cette idéologie ressemble comme deux gouttes d’eau à celle qui fut exposée par les « national-bolcheviks » Wolffheim et Laufenberg, en 1919. Lénine lui-même allait renoncer à toute conception révolutionnaire qui pouvait encore exister au sein du Komintern en déclarant que, dans les pays développés d’Europe, le socialisme ne naîtrait pas des contradictions économiques du système capitaliste, mais de l’exploitation de type impérialiste d’un Etat par un autre (Œuvres complètes, vol. XVIII, p. 136, éd. Russe)

Ayant ainsi redéfini ses positions, le Komintern entreprit d'identifier la guerre de libération nationale allemande à une révolution des travailleurs. Il insista plus que jamais sur la nécessité d'un front uni et d'une participation parlementaire dans les gouvernements de coalition. Cette nouvelle politique fut couronnée de succès en Thuringe et en Saxe (1923) où les membres des partis communistes et socialistes formèrent des gouvernements de coalition. Les dirigeants communistes expliquèrent que cette entorse à leurs principes révolutionnaires était nécessairesi l'on voulait s'assurer le succès de la véritable révolution allemande que l'on attendait pour l'automne 1923. Mais à la dernière minute, alors que tout était prêt, le signal du soulèvement fut annulé en raison de « la trahison du parti socialiste allemand et de l'incompétence de certains chefs communistes ». En réalité, le Komintern avait soudain découvert qu'une insurrection armée du prolétariat allemand ne servirait pas les intérêts de la politique étrangère russe. La classe ouvrière allemande fut ainsi sacrifiée. En prenant cette décision, le Komintern, qui depuis des années modelait la révolution mondiale selon les intérêts de la politique soviétique, abandonna toute prétention à une conscience de classe révolutionnaire. La Russie décida qu'elle ne tirerait aucun avantage d'une guerre contre la France ni d'une révolution en Allemagne. Elle accepta le « statu quo » comme un moindre mal, et établit les bases du slogan désormais célèbre : « Socialisme dans un seul pays. »

Pacification de la politique occidentale de la Russie

En dépit d'un rapide rétablissement de l'économie soviétique sous la Nep, les résultats finaux demeurèrent très en deçà des espérances des bolcheviks. Les difficultés s'accrurent ; les premières expériences planifiées se situaient à l'extérieur du système économique, et les concessions étrangères n'eurent qu'une importance limitée. Les énergies des bolcheviks furent ainsi essentiellement dirigées vers la situation intérieure, dont la complexité exigeait toute leur attention. Leur politique étrangère à l'égard du capitalisme occidentale visa uniquement à protéger leurs relations diplomatiques : développement de relations économiques, protection contre toute ingérence ou tout trouble, qu'elle qu'en soit la cause (guerre ou révolution).

Les relations germano-soviétiques se firent plus distantes, bien qu'une certaine coopération soit assurée à l'instigation de la Reichswehr. Le traité commercial qui fut conclu en 1925 par les deux gouvernements occupa pendant longtemps la première place des affaires soviétiques. Il en résultat même, en 1926, un pacte de non-agression qui de toute évidence continuait la coopération germano-soviétique au sujet de la question polonaise.

Par ailleurs, l'Union soviétique développa des relations avec d'autres puissances capitalistes. Dès 1923, elle se déclara prête à participer à une conférence sur la restriction de la marine de guerre. Elle devait être officiellement reconnue par un certain nombre de pays au cours de l’année 1924. La Grande-Bretagne, l'Italie, la Norvège, l’Autriche, la Grèce, la Suède, le Danemark, le Mexique, la Hongrie, la France, etc., établirent des relations diplomatiques normales avec la Russie. Le Japon suivit en 1925. Seuls, les Etats-Unis, en butte à des problèmes domestiques, firent exception.

Le Vème Congrès mondial du Komintern, qui se réunit pendant l'été 1924, répondit de manière appropriée à la « nouvelle situation », c’est-à-dire au nouveau caractère de la politique étrangère. Il prit ainsi note de « l’ouverture d’une certaine phase pacifique et démocratique » dans la politique internationale, et acclama l’Union soviétique comme étant le seul pays qui ait une « réelle politique de paix ». Comme toujours, la direction du Komintern se déchargea de toute responsabilité dans la défaite allemande. Un rapport du Comité exécutif de l'Internationale communiste rejeta cette responsabilité sur la « duplicité des dirigeants du parti socialiste allemand et sur l'incompétence des dirigeants du parti communiste allemand ». Les tactiques de front furent désormais considérées comme n’étant « qu’une méthode révolutionnaire d'agitation et de mobilisation des masses » ; on enregistra la « juste déviation » Brandler-Thalheimer et Brandler fut élu président honoraire du Congrès ; enfin, le bref règne de Ruth Fisher-Maslow reçut l'approbation du Congrès afin de masquer l'échec du Komintern. En pratique, une phraséologie plus « ultra-gauche » que jamais vint masquer desperspectives purement parlementaires. Bien que les partis socialistes fussent désignés comme les partis tiers de la bourgeoisie, on envisagea de former des « gouvernements de travailleurs » dans un « certain nombre de pays ». De tels gouvernements devaient « objectivement » représenter un progrès, puisqu'ils signifieraient le déclin de la bourgeoisie.

La tâche des « vrais partisans de la révolution prolétarienne » était donc de transformer ce qu'on appelait les gouvernements de travailleurs en une « dictature du prolétariat ». Mais le crétinisme parlementaire du Konintern devait atteindre son comble lorsqu'il fut question de la défaite allemande. il fut en effet déclaré : « Après avoir subi la défaite la plus rude du mouvement révolutionnaire, après la crise interne qui s'en suivit, et après les persécutions les plus brutales, le parti communiste allemand parvint à regrouper ses forces, à mettre en place des dirigeants énergiques et capables, et à démontrer, par une victoire électorale éclatante de trois millions trois quarts de voix, qu'il était plus fort et plus puissant que jamais. » C'est ainsi que le mouvement révolutionnaire allemand, vaincu avec l'aide du Komintern, permit à celui[1]ci de célébrer la « force révolutionnaire » d’une « victoire électorale » qui, entre parenthèses, ne devait durer que jusqu'au mois de décembre 1923.

Ayant ainsi changé de fusil d'épaule, les partis du Komintern, qui n'étaient plus guère qu'une épine dans la chair des pays capitaliste, opérèrent d'une manière mi-putschiste, mi[1]parlementaire et ne constituèrent plus qu'une réserve dans laquelle les Soviétiques pourraient puiser un jour. Les dirigeants du Komintern, prirent bien soin du reste de contrôler le feu. Dès 1925, ils se débarrassèrent de la tendance « ultra-gauche » représentée par Fisher-Maslow, ce qui entraîna la scission du « groupe Lénine », d'inspiration trotskiste, et la montée du servile Thälmann. En bref, la Russie essaya d'étouffer entièrement le mouvement révolutionnaire. Tandis que l’Allemagne, après la défaite honteuse de 1923, ne pouvait plus être considérées comme un terrain d'action révolutionnaire, l'Angleterre connut une situation de tension croissante. Les bolcheviks, incapables de construire un parti communiste puissant en Angleterre, déployèrent tous leurs efforts à découvrir une force oppositionnelle qui ferait face à l’attitude ouvertement antisoviétique de la bourgeoisie anglaise. Ils ne trouvèrent rien d'autre que les syndicats ultra-réformistes et ils misèrent sur leur influence à la Chambre. Le glorieux Comité anglo-russe s'illustra de 1925 à 1927, front uni du gouvernement soviétique et du réformisme anglais qui se manifesta aussi bien contre la politique britannique antisoviétique que contre le prolétariat anglais. C'est en 1926 que se déroula la lutte ouvrière la plus puissante de l’histoire de la Grande-Bretagne : la gigantesque grève des mineurs. Soutenus par les Russes, les syndicats britanniques réprimèrent la grève générale et empêchèrent que la lutte ne s'étende à l'ensemble de la classe ouvrière. Pendant les neufs mois de combats acharnés, ni les syndicats, ni les bolcheviks ne vinrent en aide aux mineurs affamés qui donnaient leur sang pour la cause du prolétariat. En prenant soin d'éviter toute action offensive, les bolcheviks poursuivirent les activités du Comité anglo-russe, puisque leurs intérêts diplomatiques étaient bien plus importants que ceux du prolétariat britannique et international. Ils essayèrent de préserver leur pays de toute menace de guerre, tout en empêchant une révolution européenne qui aurait été aussi dangereuse pour leur système social chancelant qu'une déclaration de guerre.

La Russie se tourne vers l’Orient

Abandonnant tout espoir d’une rapide révolution en Europe, les bolcheviks entreprirent de diriger leurs « activités révolutionnaires » du côté de l’Orient. A l’époque où le Komintern annulait la révolution allemande d’octobre 1923, ils préparaient fébrilement le I er Congrès international des paysans. Ils espéraient à travers cette Internationale des Paysans pouvoirregrouper tous les pays coloniaux et semi-coloniaux sous l’égide de Moscou, comme ils l’avaient fait autrefois pour les partis communistes. Bien que cette entreprise ne doive guère connaître de succès, les bolcheviks n’abandonnèrent jamais cet objectif. Aussi tard que 1928, le VIème Congrès mondial du Komintern demandait à l’Internationale communiste de renouveler ses efforts pour créer un soviet international des paysans. Nous rappellerons ici que le Vème Congrès (été 1924) avait déjà ratifié l’organisation d’une internationale paysanne et avait demandé à ses différentes sections de travailler en étroite collaboration avec les organisations paysannes afin de consolider partout les « blocs ouvriers et paysans ». Ces décisions furent prises dans une perspective chinoise, puisqu’il s’agissait d’inaugurer une politique de coopération entre le parti communiste et le parti nationaliste chinois (le Kuomintang).

Les thèses qui justifiaient ces nouvelles tactiques déclaraient ouvertement que « le Komintern s’était trop préoccupé du développement européen » et qu’il était de la plus grande importance d’accélérer l’évolution de ces mouvements de masse asiatiques qui luttaient pour se libérer du joug impérialiste et d’où jaillirait – comme le déclara Staline – le signal décisif de la révolution mondiale. Mais la encore, les bolcheviks jouèrent double jeu. Tout en s’efforçant de mobiliser les masses paysannes, ils signèrent des pactes de convention mutuelle avec leurs gouvernements. Avec leur pacte avec la Turquie, ils renoncèrent à toute activité révolutionnaire, parce que Kemal Pacha occupait une position centrale en Asie mineure et que cette région était l’objet d’une lutte silencieuse, mais farouche, entre la Russie et l’Angleterre. Peu leur importait que sous le règne de Kemal Pacha tout communiste était emprisonné ou même pendu. Le traité de 1926 avec la Turquie fut signé après les accord avec l’Afghanistan, selon lesquels les deux parties s’engageaient à une aide militaire mutuelle dans le cas où l’un des signataires serait menacé d’une invasion de son territoire. La Russie espérait ainsi empêcher l’Angleterre de faire de l’Afghanistan une base militaire pour ses opérations antisoviétiques. Un pacte semblable fut conclut en 1927 avec la Perse. Ces traités étaient importants pour la Russie en ce qu’ils devaient protéger sa frontière sud-asiatique de toute invasion britannique.

Les traités qui furent conclu avec la Chine en 1924, revêtirent une importance encore plus considérable. Les gouvernements de Pékin et du Mandchoukouo reconnurent officiellement l’Union soviétique. Celle-ci annula tous les traités tsaristes, renonça à toutes les indemnités qui lui étaient dues pour la révolte des Boxers et reconnut les droits de la Chine à la ligne de chemin de fer de l’Orient. Ce traité resserra les liens avec le Kuomintang que les bolcheviks soutenaient ouvertement. Une coopération harmonieuse entre la Chine et la Russie parut désormais assurée.

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