[Article de Paul Mattick paru dans International Council Correspondence (I.C.C.), n° 3, décembre 1934]
Le New Deal n’annonce pas un «
nouvel ordre social », et son apôtre, Franklin Delano Roosevelt, n’est pas cet
individu altruiste dont on fait le portrait. L’élection de Roosevelt a été
arrangée, comme toutes les autres élections précédentes, par un groupe
d’individus dont les intérêts économiques exigeaient une aide gouvernementale
urgente.
L’automne 1932 a vu
l’effondrement complet de l’industrie américaine et une marée montante de
mécontentement paysan. L’occupant d’alors de la Maison Blanche, Herbert Hoover,
qui avait été placé là par les intérêts financiers de Morgan et Mellon, est
apparu comme étant complètement inconscient de l’impasse désespérée de ces deux
groupes. Il n’était que naturel que ces groupes se préoccupassent aux élections
d’un pouvoir politique qui leur permettrait de faire passer une législation qui
leur soit favorable.
Pourquoi Roosevelt a-t-il été
choisi pour « mener » le pays hors du chaos économique ? Non seulement parce
qu’il avait attiré l’attention de la nation comme beaucoup de politicien
affichés « libéraux », mais surtout parce que ses propres intérêts économiques
étaient identiques à ceux du groupe poussant sa candidature.
James Roosevelt, le père de
Franklin D., ancien vice-président de Delaware & Hudson R.R., a accumulé
une fortune si immense dans l’organisation des chemins de fer, tant au Sud
suite à la Guerre civile, qu’à l’Est, qu’il a été considéré comme l’un des cinq
hommes les plus riches à New York. Le jeune Franklin D. ayant exprimé le désir d’entrer
dans la Marine, le vieux Roosevelt le persuada d’étudier plutôt le droit et de
mieux se préparer ainsi à diriger l’empire familial. Une fois diplômé en droit
de Columbia et d’Harvard, Roosevelt est entré dans un des meilleurs cabinets
d’avocats de New York. Il y a mené des affaires avec Astor, devenant un ami
proche de Guillaume Vincent Astor, un des industriels et banquiers les plus
influents du pays. Roosevelt est alors entré en politique par amusement [in a
spirit of fun]. Candidat démocrate au Sénat, il a surpris tout le monde en
emportant le siège. Sitôt fait, Roosevelt, relativement inconnu, a attiré
l’attention en s’opposant aux nominations de Tammany au Sénat (…). Il a ainsi
gagné une réputation sans fondement d’altruisme qui a perduré jusqu’aujourd’hui.
Roosevelt a ensuite soutenu Woodrow Wilson comme candidat démocrate aux
présidentielles. En récompense, Wilson l’a nommé secrétaire d’Etat à la Marine.
Roosevelt a passé sept ans à ce poste.Il y a quelques mois, les agences de
communication de l’Administration ont fait grand cas du départ de marines
américains qui avaient été postés à San Domingo (Haïti). Elles ont juste
négligé de dire en passant que c’était ce même Franklin D. Roosevelt qui les y
avait envoyés en 1913, c’était même son premier acte officiel en tant que
secrétaire d’État, officiellement pour protéger des vies américaines, mais en
fait pour protéger des investissements américains, ceux d’Astor entre d’autres!
A l’été et à l’automne 1915, notre pacifique secrétaire a commencé de préparer
la Marine à une participation éventuelle à la Guerre mondiale, deux ans avant
son entrée effective dans le conflit. De plus, il a développé un don pour
l’éloquence et a commencé à préconiser publiquement une Marine bien plus
grande. Son travail a largement contribué à faire du mandat du Président Wilson
celui des plus grosses dépenses militaires de tous les temps, dépassant les 320
000 000$ en 1916.
Après que l’Amérique fût
engagée dans la guerre, la propagande alliée étant financée avec l’aide offerte
par les intérêts financiers américains, (J. P. Morgan & Co,) et soutenue
par la prose des jeune jingoistes à la Roosevelt, notre héros a montré ses
capacités. Roosevelt a inventé le « Macy Board » le premier plan gouvernemental
de la main-d’œuvre de guerre, qui a coordonné les salaires dans chaque partie
du pays. L’office national de la main-d’œuvre de guerre s’est développé à
partir de ce plan, lequel a montré son égard pour le Travail en interdisant
toutes grèves jusqu’à la fin de la guerre. Roosevelt a aussi exercé les
fonctions de représentant de la Marine au Conseil Politique de la main-d’œuvre
de guerre, en charge d’établir des politiques de la main-d’œuvre. En sa qualité
d’expert de la Marine pour la main[1]d’œuvre,
Roosevelt a aidé à « arbitrer » des conflits du travail dans la construction
navale. Ce travail l’a mis en contact avec les bureaucrates de la Fédération
américaine du travail, qui ont affiché le plus grand patriotisme et l’attitude
la plus raisonnable qui soit dans leurs relations. Le plus grand de ces
patriotes aux demandes les plus raisonnables était le vice-président de
l’Association internationale des Machinistes. Roosevelt n’a jamais oublié les
faveurs qu’il a reçues de ce bureaucrate et lorsque le C.C.C. a été institué
l’année dernière, il y a placé à sa tête ce même patriote, Robert Fechner.
Après avoir aidé à gagner la
guerre pour « faire le Coffre-fort Mondial pour la Démocratie », Roosevelt est
revenu à la société civile, reprenant son métier d’avocat. A la demande
d’Alfred E. Smith, il est revenu en politique, remportant le poste de
gouverneur de New York en 1928 et de nouveau dans les années 30. Pendant cette
période, le Gouverneur a découvert qu’il avait une voix radiophonique. C’est de
là que devait venir cette grande institution américaine des Conversations au
coin du feu avec le Président (par les bonnes grâces des deux chaînes
audiovisuelles).
Son mandat comme gouverneur,
quoiqu’ait pu en dire la presse, n’a pas montré le moindre avantage pour les
travailleurs. La législation que cite Roosevelt avec fierté comme une
bénédiction pour les travailleurs, la retraite de l’Etat de New York, ne leur
profite pas du tout. Non seulement les éligibles à cette retraite doivent avoir
70 ans (excluant la plupart des ouvriers qui n’atteignent jamais les 60 ans,
sans parler des 70 ans, à cause des conditions de travail modernes) mais la
procédure est si lourde en paperasserie que les personnes vraiment
nécessiteuses, sans argent pour l’assistance judiciaire, peuvent à peine
espérer faire valoir leurs maigres droits.
Roosevelt n’est pas le seul
membre de sa famille à avoir d’importants capitaux dans les chemins de fer. Son
cousin germain du côté de sa mère, Lyman Delano, est aujourd’hui Président du
conseil d’administration de l’Atlantic Coast Line R.R. Co., de la Louisville
& Nashville, et a des prises d’intérêt dans beaucoup d’autres. Ses autres
parents sont J.J. Pelley, le président récemment démissionné de la New York,
New Haven & Hartford R.R., et actionnaire d’autres sociétés ; et M. Curry
de l’Union Pacifique. Les trois amis les plus intimes de Roosevelt sont aussi
des industriels avec d’énormes propriétés dans les chemins de fer. Vincent
Astor, déjà cité, en plus d’importants intérêts dans l’industrie et le
transport maritime, est un directeur de la Great Northern Ry. Co. et de
l’Illinois Central. Wm. A. Harriman, l’héritier du vieux roi des chemins de
fer, est un directeur tant de l’Illinois Central que de l’Union Pacific. Wm. K.
Vanderbilt est aux conseils d’administration du New York Central, du Michigan
Central et autres chemins de fer. En plus de ces parents et amis intimes, tous
ayant soutenu la campagne présidentielle de Roosevelt avec des contributions
financières substantielles, presque tous les autres magnats des chemins de fer du
pays l’ont soutenu aussi : Robert Goelet, Arthur C. James, Edward S. Harkness,
C.S. McCain, David Bruce, Howard Bruce, Wm. T. Kemper, et F.H. Rawson. Le
groupe des chemins de fer derrière Roosevelt les a presque tous compté mais
surtout, de manière assez significative, les représentants des transports
contrôlés par les intérêts financiers de J.P. Morgan. Les chemins de fer
avaient subi en effet le pire repli parmi tous les secteurs capitalistes
pendant la période de la crise et avaient eu besoin d’aide. Par exemple, en
1932, 150 chemins de fer sélectionnés ont affiché un déficit de 150.634.00$, à
comparer à des profits de 896.807.000$ en 1929. L’industrie de l’équipement des
chemins de fer dirigée par Wn. Woodin s’était aussi rassemblée derrière Roosevelt.
Un autre secteur de l’industrie qui s’est rallié à Franklin. D. était
l’exploitation minière, particulièrement celui des métaux précieux – l’or et
l’argent. Le plus important d’entre eux était celui des intérêts de Guggenheim
et Bernard M. Baruch, qui exerçaient un monopole virtuel sur l’argent via le
contrôle de l’American Smelting & Refining Co., qui extrait ou raffine pour
d’autres presque la moitié de l’argent produit chaque année au niveau mondial.
On ajoutera aussi Wm. R. Hearst, magnat de la presse, propriétaire des mines
d’or et d’argent de la Homestake Gold Mining Co. En préconisant la dévaluation
de l’or et une plus grande utilisation de l’argent à des fins monétaires, ce
groupe a capté le vote des grands fermiers qui demandaient que les prix des
produits agricoles soient relevés par une législation monétaire. Un parti
politique qui a promis d’augmenter le pouvoir d’achat des fermiers (tombé en
1932 à presque la moitié de ce qu’il était en 1929) devait à coup sûr gagner le
soutien des intérêts industriels dépendant de ces fermiers; et nous trouvons
donc McCormicks, propriétaire de la International Harvester Co. (moissonneuses)
et autres fabricants de matériels agricoles et d’engrais rejoignant le défilé
musical derrière Roosevelt. Dans les intérêts industriels secondaires on citera
ceux préoccupés par l’alcool et leur demande d’abrogation de l’Amendement de
Prohibition, et les nababs de l’industrie de la construction tels que C. R.
Crane de Crane Co.; Jesse H. Jones (tête de la R.F.C.) et J.T. Jones de Jones
Lumber Co., etc. Derrière les deux partis politiques se menait aussi une lutte
entre deux factions minoritaires pour le contrôle de la géante Chase National
Bank. Les soutiens du républicain Hoover étaient en 1928 ses mentors, la Maison
de Morgan. Opposé à J. P. Morgan, un autre groupe d’actionnaires était mené par
John Rockefeller, comprenant Vincent Astor, les Vanderbilt et Guggenheim. Le
conflit c’est centré sur la politique de J. P. Morgan, qui contrôlait la
banque, et qui forçait la la Chase National [Bank] à se livrer à ses pratiques
en dehors de son propre champ, des pratiques telles que le prêt d’argent à des
fins spéculatives, la remise à flot de nouveaux stocks et les émissions
d’obligations vendues à la Bourse. Rockefeller Jr. et ses alliés, qui sont
avant tout des industriels, ont violemment désapprouvé cette politique,
l’accusant d’être en bonne partie à l’origine du krach boursier de 29. Ils
n’ont pas seulement voulu prendre le contrôle de la banque pour redonner à
celle-ci sa pratique commerciale normale, qui doit fournir des fonds à
l’industrie et aux affaires (…), mais ont aussi voulu un contrôle du
gouvernement fédéral pour légiférer contre la politique de Morgan qui se
répandait sous l’influence et à l’exemple de la Chase National. Les frères
Lehman (dont le gouverneur H. H. Lehman de N.Y.) la deuxième société en valeur
chez les banquiers d’investissement, et d’autres maisons d’investissement
telles que Halsey Stuart, ont soutenu cette tentative de légiférer contre leurs
concurrents. Sitôt Roosevelt investi, il a commencé à se souvenir des « hommes
oubliés ». Les Rockefeller étaient évidemment les premiers sur la liste. Si
bien que le 15 mars 1933, J.P. Morgan était convoqué devant l’enquête sur les
opérations bancaires du Sénat. Ses révélations et celles d’Albert H. Wiggin,
potiche nommée par Morgan à la tête de la Chase National, furent telles qu’on
forçât Wiggin à démissionner et que la balance des votes pencha du côté des
Rockfeller, leur permettant de faire élire leur homme, Withrop W. Aldrich, à la
présidence de la Chase National Bank. Quand Aldrich s’est présenté devant la
commission d’enquête bancaire, il a annoncé que la Chase National se séparerait
de sa Chase Securities Corp. (société de placements) et plaidé en faveur d’une
séparation complète des titres de placement d’avec la banque de dépôt. Cette
proposition s’est concrétisée dans le Glass-Steagell Banking Act (16 juin 1933)
où toutes les banques commerciales reçurent l’injonction de se séparer de leurs
activités de placement dans les douze mois. Des restrictions furent par
ailleurs apportées sur les prêts à finalités spéculatives. La dévaluation du
dollar or, suivie ensuite par la nationalisation de l’argent, a enrichi
immédiatement les producteurs d’or et d’argent. Cette politique monétaire
ajoutée à la réduction de la production comme pratiquée par l’A.A.A. a relevé
les prix fermiers à un certain niveau. L’administration s’est cependant heurtée
à cette évidence que des prix plus élevés sur la nourriture aggravaient le coût
de la vie pour l’ouvrier, ce qui est directement contre les intérêts
industriels qui souhaitent des prix de production bas. Le N.R.A. dont la
première forme a été suggérée par Bernard M. Baruch comme fruit de son
expérience pendant la guerre comme Président du conseil des industries de
guerre, a été administré par Hugh Johnson (un ancien employé et disciple de
Baruch) de manière à permettre la tendance naturelle vers le monopole inhérente
au capitalisme de se développer sans limite. Les codes ont été établis par les
plus grands industriels de chaque industrie et naturellement ils ont été
établis dans leurs propres intérêts. Les salaires minimaux et les horaires de
travail ont servi à éliminer les petits concurrents qui n’étaient capables de
rester dans la course qu’en payant des salaires incroyablement bas et en
travaillant de longues heures. La restriction gouvernementale, donc, a aidé à
liquider le menu fretin et a encourager le monopole. Le N.R.A. ayant été écarté
des restrictions anti-trusts, il est évident que cela va continuer. En
s’efforçant d’aider ces autres « hommes oubliés », cette colonne vertébrale de
son soutien politique que constituent les chemins de fer et leurs intérêts
annexes, le président a dû adopter une politique prudente et lente. Les chemins
de fer présentent le problème délicat d’être soumis aux règlements fédéraux.
Les tarifs ne peuvent pas être arbitrairement relevés sans consentement de
l’Interstate Commerce Commission (I.C.C., Commission du Commerce entre Etats).
La concurrence des bus, voies d’eau et avions a provoqué une forte baisse de la
circulation ferroviaire. Par exemple : le volume de circulation de marchandises
n’est aujourd’hui que de 60 % de celui de 1929 ; celle des passagers n’est
aujourd’hui que 50 % de celle de 1929 et 33 % de celle de 1920. Un
coordonnateur des chemins de fer a été mis en place après que Roosevelt soit
arrivé aux commandes. Son travail était de développer un plan de rétablissement
des lignes. Ses plans prévoient une meilleure consolidation des lignes
concurrentielles en éliminant la concurrence entre elles, ce qui est une des
exigences de l’I.C.C. De plus, il a été suggéré que l’I.C.C. soit réorganisée
avec des divisions distinctes pour les chemins de fer, les routes, les lignes
aériennes et autres transports dans un système coordonné de règlementation
gouvernementale. Si ces plans viennent à exécution, ce qu’ils devraient en
étant présentés aujourd’hui devant le Congrès avec le soutien de Roosevelt, les
chemins de fer deviendraient un monopole comme ses forces rivales n’en ont
jamais connu. Le gouvernement sera également forcé de subventionner les chemins
de fer pour les moderniser Le capital privé pourrait à peine financer à peine
les dépenses impliquées aujourd’hui. Ayant défendu la plupart de ses véritables
objets, ou étant sur le point de le faire, le « New Deal » peut désormais se
permettre de laisser tomber son masque de « radicalisme ». Des ouvertures ont
été faites à la grande entreprise (Big business) l’assurant que
l’administration se consacre par nature à la préservation du système de profit.
En raison du militantisme croissant des travailleurs (Labor) et de leur refus
d’obéir et d’accepter docilement le leadership syndical traditionnel de
l’A.F.L., face à la misère toujours croissante, un changement dans la politique
gouvernementale de la main-d’œuvre peut être attendu sous peu. En échange de
quelque concession comme l’assurance de chômage d’une sorte, on s’efforcera que
les travailleurs renoncent à leur droit d’agir. Dès lors que la grève sera
proscrite, sera rendue illégale, les réductions de salaire deviendront la
règle. Evidemment, on demandera que ces réductions soient acceptés «
temporairement jusqu’à ce que les affaires reprennent ». Notre seule conclusion
c’est que les travailleurs ne se doteront véritablement d’un New Deal qu’en
changeant complètement le système social et économique.
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