*n. m. Doctrine biologique, économique
et sociale, dont le nom vient de Malthus (Thomas-Robert), économiste anglais
(1766 - 1834), qui en formula les premiers principes. Ce sont les vues sociales
et morales des révolutionnaires français du XVIIIe siècle, notamment celles de
Condorcet, ainsi que les théories de William Godwin, protagoniste d'idées
communistes, qui amenèrent Malthus à publier les objections qu'il avait
formulées déjà dans les cercles savants, contre les plus ardents partisans des
systèmes socialistes et des réformes conduisant à l'application de ces
systèmes. Sans nier la valeur des critiques adressées à l'organisation sociale,
sans méconnaître la noblesse du but poursuivi par les apôtres d'un changement
dans cette organisation, Malthus expliquait que les vices reprochés aux
gouvernements ne leur étaient pas entièrement imputables. Des obstacles
naturels, indépendants des régimes sociaux, s'opposent à toute réalisation de
vues généreuses, à tout perfectionnement des sociétés et des individus et
maintiennent parmi les hommes la misère, le vice, la souffrance. La cause
principale qui agit constamment et puissarnment pour en nature que les hommes
éclairés et bienveillants ont de tout temps désiré de corriger », c'est la
tendance constante qui se manifeste, non seulement dans l'espèce humaine mais
chez tous les êtres vivants, à accroître les individus plus que ne le comporte
la quantité de nourriture qui est à leur portée. (Darwin allait plus tard
utiliser cette vérité pour développer la doctrine de la sélection naturelle). Pour
rendre en ce qui concerne l'homme sa démonstration plus tangible, pour
illustrer sa thèse, Malthus confrontait dans une opposition très nette deux
principes, ou lois, auxquels il donnait un tour mathématique frappant, qu'on
peut ainsi formuler : 1° Toute population humaine, si aucun obstacle ne l'en
empêche, s'accroit, de période en période, en progression géométrique ; 2° Les
moyens de subsistance, notamment la nourriture, ne peuvent, dans les
circonstances les plus favorables, augmenter plus rapidement que selon une
progression arithmétique. Pour établir le premier point Malthus s'appuyait sur
la fécondité féminine et sur des accroissements constatés dans les pays où la
population n'avait été que peu gênée dans sein expansion. Il admettait que le
doublement de la population pouvait avoir lieu, comme aux Etats-Unis, déduction
faite de l'émigration et de la reproduction de l'émigration, durant les
périodes envisagées, en l'espace de 25 années. C'était rester bien au-dessous
de la réalité. Au vrai si les femmes donnaient tous les enfants qu'elles
peuvent avoir de l'âge de la puberté à celui de la ménopause, si tous les êtres
nés pouvaient recevoir les soins qui leur sont nécessaires, tous - presque
tous, en admettant une mortalité prématurée inévitable - si, en somme, les
obstacles agissaient au minimum, la population doublerait dans une période
beaucoup plus courte. Mais, quelle que soit cette période, qu'elle soit de 13
années comme le voulait Euler, de 10 années, comme le pensait William Petty, de
25 années, comme l'admettait Malthus, qu'elle soit de 50 ans ou même de 100
ans, le fait même, le fait seul de l'accroissement possible en progression
géométrique est indéniable. Il conduit à une augmentation énorme et rapide de
la population . Quant à la loi d'accroissement de la nourriture, si l'on peut
admettre que, par un développement extraordinaire de l'industrie agricole, les
produits récoltés puissent doubler une première fois dans une période de 25
années, il est certain que nous serons en dehors de toute vraisemblance en
admettant qu'elle puisse quadrupler dans les 25. années suivantes. Personne ne
peut un instant admettre l'augmentation en progression géométrique indéfinie de
la production alimentaire. Même il est impossible de l'admettre indéfiniment en
progression arithmétique. Un principe agronomique, hors de conteste, celui de
la productivité diminuante du sol, celui de la productivité de la terre non
proportionnelle aux capitaux et au travail qu'on lui applique, s'oppose à la
progression indéfinie des récoltes. Mais Malthus feignit, par une concession
exagérée à ses critiques, que ce dernier accroissement pouvait avoir lieu.
Confrontant ensuite les deux progressions, il montrait sans peine que la
première l'emportait énormément sur la seconde, qu'il y avait disproportion
colossale entre deux lois naturelles, qu'une antinomie formidable existait
entre la faculté reproductive des hommes et la productivité de la terre, entre
l'amour et la faim. D'où il suit évidemment que la lente progression de la
quantité de nourriture entrave l'exubérance reproductive naturelle de la
population, forme l'obstacle initial et général à son augmentation rapide, d'où
il suit que le nombre des hommes est de toute nécessité contenu dans la limite
des produits alimentaires. La population ne s'accroît donc pas généralement en
progression géométrique, elle tend seulement à le faire : la population a une
tendance constante à s'accroitre au-delà de la limite alimentaire. C'est la loi
de Malthus. Elle exprime ou la tendance réelle à un accroissement supérieur,
comme celle qui s'est toujours manifestée au cours des temps, comme celle qui
se manifeste de nos jours, dans toutes les nations, et dont la conséquence est
une pression, variable selon les pays, de la population sur les aliments, ou
une tendance virtuelle, qui serait celle d'une société dont les membres
agiraient pour refréner, régler leur reproduction et supprimer l'avance que
leur nombre pourrait prendre facilement sur les subsistances. L'obstacle
initial, fondamental, au développement de la population est donc le manque de
nourriture. Mais il n'agit d'une manière directe et violente que dans le cas de
famine. La recherche des subsistances, la crainte du manque et de l'insuffisance,
produisent un grand nombre d'obstacles dérivés, habitudes, mœurs, coutumes
individuelles, familiales, sociales. Ces obstacles à l'accroissement de la
population ne peuvent être évidemment que de deux sortes : 1° Ils détruisent
prématurément les existences ; 2° Ils empêchent les naissances. A la première
catégorie appartiennent les famines, les guerres, les meurtres de toute sorte,
les épidémies, les occupations malsaines, le surmenage, la mauvaise hygiène,
etc., tout ce qui se rapporte à la pauvreté, à la misère. Ce sont les obstacles
répressifs. On peut les assembler sous ces deux chefs : homicide, infanticide.
A la seconde catégorie appartiennent la stérilité, la chasteté, l'avortement,
les moyens d'empêcher la conception. Ce sont les obstacles préventifs. On peut
les réunir sous ces trois rubriques : avortement, anticonception, chasteté.
L'action de l'un ou de plusieurs des obstacles de la catégorie préventive a-t[1]elle
été quelque part assez puissante pour supprimer définitivement l'action des
obstacles répressifs? On peut à cette question, disent les malthusiens,
répondre par la négative. L'examen des obstacles à la population dans les
différents pays sauvages, barbares, pasteurs, civilisés, anciens et modernes,
de même que la statistique, l'histoire, l'ethnologie, les relations des
voyageurs montrent que jamais, nulle part, quelle qu'ait été leur puissance,
les obsta suffisamment manifestés, qu'ils ont toujours laissé place à une
action prépondérante des obstacles répressifs douloureux. Aujour derniers
détruisent un nombre effroyable de vies humaines. Le nier, selon les
malthusiens, c'est nier les bas salaires, le chômage, la faim, les haillons,
les taudis, la misère, c'est nier le prolétariat et ses revendications, c'est
nier la guerre. Le hasard préside aux mouvements de la population. Par
l'ignorance et l'insouciance parentale, les hommes arrivent au jour dans une
société pauvre, incapable de leur assurer les produits de première nécessité.
Non que les humains multiplient tout à fait comme des animaux. A des degrés
divers ils sont capables de prudence génésique, mais si, en cette affaire, une
minorité fait intervenir la raison, des brutes en nombre immense s'abandonnent
aux impulsions de leur appétit sexuel. La plupart des couples engendrent plus
d'enfants qu'ils ne sont capables d'en nourrir et élever convenablement.
L'immense prolétariat est fécond. C'est à sa pullulation qu'il doit sa misère
et son nom. La faculté reproductrice de l'espèce humaine donc, insuffisamment
refrénée, suit sans difficulté toute augmentation de production, comble sans
effort les vides produits par la mort. A un accroissement de subsistances
correspond un accroissement supérieur de population. Par l'ampleur donnée à la
culture, la foule humaine devient plus nombreuse, mais non pas moins pressée,
mais non pas plus heureuse. Semblable à une barrière extensible, à un anneau élastique
étreignant un faisceau, la production enserre à tout moment la population, la
maintient dans sa limite avec une vigueur d'autant plus grande que
l'accroissement humain tente avec plus d'énergie de la franchir. Serrés les uns
contre les autres dans l'espace étroit où les enferme une force supérieure les
hommes luttent, s'entre-déchirent, tandis que de nouveaux combattants naissent,
occupent les places laissées par la mort, et maintiennent, avec la pression
permanente sur la limite variable des subsistances, la misère, la douleur et le
malheur, la cruauté et la haine. La cause initiale des souffrances humaines,
que toutes les écoles socialistes et anarchistes attribuent uniquement à une
organisation défectueuse des sociétés, réside ainsi avant tout, selon le
malthusianisme, dans la puissance de l'instinct générateur. Les malthusiens
soutiennent en conséquence qu'on ne peut pas plus faire de sociologie sans
tenir compte de la loi de population, qu'on ne peut faire d'astronomie sans la
loi de gravitation. Cette loi est, suivant eux, la cause originelle, occulte,
puissante, de causes secondes plus apparentes, comme la propriété individuelle,
la distribution inégale des richesses, l'autorité, etc., qui retiennent
davantage l'attention et provoquent l'action généreuse des militants sociaux.
Il n'est guère possible ici de répondre à toutes les objections qui ont été
faites à la loi malthusienne. En général elles appartiennent, dit le malthusien
J.-S. Mill, à la catégorie des sophismes par ignorance du sujet. Ceux qui
découvrent que l'expérience n'a pas confirmé la double progression géométrique
de la population, arithmétique des subsistances, ou ceux qui formulent des lois
particulières en remarquant par exemple que la population peut être plus
nombreuse dans un pays où la terre est fertile et qui possède des avantages
naturels que sur un sol ingrat, ne s'opposent pas au principe de population.
Les malthusiens n'ont jamais prétendu que la terre soit arrivée à sa plus haute
puissance de production et ne puisse nourrir beaucoup plus d'habitants qu'il
n'en existe aujourd'hui, ils ne soutiennent pas que la population ne puisse
s'accroître par la culture de nouveaux terrains, par l'amélioration du sol, par
une dépense plus considérable de capital et de travail, par l'intelligence et
le labeur des habitants, par une sage économie de toutes les forces productives
et de tous les produits, etc. Ce qu'ils disent, c'est que toute augmentation,
par un moyen quelconque, des produits à consommer, a eu et aura pour
conséquence, aussi longtemps que la reproduction ne sera pas fortement et
généralement contenue, une augmentation correspondante de la population, et
qu'ainsi le rapport entre les deux termes reste le même. Chaque vieille nation
et la terre entière, demeurent à tout moment trop peuplées, non pas par rapport
à la surface, mais par rapport aux produits disponibles. Il en fut ainsi à
chaque époque en général, à un degré plus ou moins grand, depuis les débuts de
l'humanité. Parmi les adversaires de la thèse malthusienne il faut retenir le
philosophe anarchiste Kropotkine qui s'est efforcé de prouver que la
surpopulation, c'est-à le trop-plein de population par rapport à une production
agricole donnée, est une absurdité aussi bien en ce qui regarde le présent
qu'en ce qui concerne l'avenir. Il s'est attaché à démontrer qu'on peut faire
de merveilleuses récoltes sur des espaces restreints, qu'on peut obtenir par
exemple toute la nourriture nécessaire annuellement à un homme sur une surface
bien cultivée et fertilisée de 200 m2. Une simple multiplication lui permet
d'affirmer que le territoire cultivable d'un pays comme l'Angleterre ou la
France pourrait nourrir sans importation des centaines de milllons d'habitants.
Il n'y a pas, selon les malthusiens, d'argument plus fallacieux et au demeurant
plus ridicule que celui-là : « On éprouve, dit l'un d'eux, quelque humiliation
à la pensée qu'il a pu faire les délices d'une multitude de publicistes et de
journalistes bourgeois ou libertaires. Mais ce n'est qu'une illustration de
plus de cette vérité qu'un esprit généreux peut être en même temps un esprit
faux ». La quantité de matière fertilisante répandue sur un are ou deux ares
peut être facilement trouvée chaque année, mais celle qui est nécessaire pour
fertiliser les millions d'ares cultivables de pays comme la France,
l'Angleterre, l'Allemagne, ou la Russie, etc. n'est pas disponible, elle est
déficitaire. Il n'y a pas assez de produits fertilisants pour généraliser les
méthodes de culture intensive. William Crookes a démontré il y a quarante ans
que ce problème de l'insuffisance des matières fertilisantes, des nitrates
entre autres, devenait de plus en plus urgent, qu'il agirait sur la situation
des masses humaines, que la réduction des exportations de l'Amérique du Nord,
où les terrains neufs abondent cependant, et la hausse du coût de la vie se
feraient sentir de plus en plus. Kropotkine n'a même pas fait allusion au
travail de l'éminent physicien anglais. A la vérité, sir William Crookes pense
qu'on pourrait conjurer le péril, au moins un certain temps, par la synthèse
chimique des nitrates. « Il n'est pas loin d'être insensé, de la part du prince
Kropotkine, dit le Dr Ch.-V. Drysdale, de se lancer dans la démonstration des
possibilités infinies de production des subsistances sans tenir compte de
l'opinion de Crookes. Il lui faut se souvenir que chaque fois qu'il accroît la
récolte du blé d'une tonne il doit trouver, pour qu'il en soit ainsi, 20
kilogrammes au moins de nitrogène utilisable et indiquer comment il peut
obtenir le total de matière fertilisante nécessaire. Nous n'ignorons pas que
certains agriculteurs estiment qu'il y a environ 500 kilogrammes de nitrogène
et 400 kilogrammes d'acide phosphorique présents, par are, dans les vingt
premiers centimètres de profondeur d'un sol moyen. Mais il appert que tout cela
n'est pas disponible pour l'assimilation immédiate par les plantes et ne doit
le devenir que graduellement, suivant une lente progression, justifiant, en
fait, l'accroissement arithmétique des subsistances que Malthus suggérait ». SI
Kropotkine avait lu W. Crookes, ajoute le Dr Drysdale, nul doute qu'il se
serait rallié à ce physicien quand il déclare que si la puissance électrique du
Niagara, était appliquée à la synthèse des nitrates, elle pourrait pourvoir à
l'accroissement de la population mondiale pour des années à venir. Mais il faut
dire que William Crookes a pris une estimation trop faible des possibilités
d'accroissement de l'espèce humaine. Il ne s'agit, dans sa pensée que d'un
accroissement lent, au taux actuel, accroissement maintenu par le célibat, la
restriction volontaire, l'avortement et la perpétuelle sous-nutrition. Au fait,
en application de l'idée de Crookes, les mines gui produisaient de l'acide nitrique
ou du nitrate de calcium, donnaient, en 1912, selon le Dr Ch.-V. Drysdale, pour
une force de 200.000 H. P. une production annuelle de 60.000 tonnes d'acide
nitrique et de cynamide de calcium, c'est-à-dire pas mème le centième de ce qui
est nécessaire pour maintenir la récolte anglaise à son taux actuel. « Quoique
des merveilles puissent être encore accomplies dans l'avenir, dit en raison
peut-elle admettre que ces merveilles arrivent à pourvoir à un doublement de la
population mondiale seulement tous les trente ans? » Pour tenir tête à un
accroissement comme celui que ne craint pas d'envisager Kropotkine, il faudrait
qu'immédiatement les récoltes soient portées à plusieurs fois (peut-être trois
ou quatre fois) ce qu'elles sont aujourd'hui et périodiquement accrues au même
taux. Il est étonnant que les théoriciens qui combattent Malthus ne soient pas
frappés du peu de progrès réalisés depuis qu'il s'agit de culture intensive. Il
est étonnant aussi que des anarchistes imbus des idées de Kropotkine ne se soient
pas mis à la besogne pour démontrer l'excellence de ses vues, même sur de
petits territoires. Le peu de renseignements qu'on peut avoir sur les colonies
agricoles socialistes ou anarchistes, en France ou en pays lointains, tendent à
démontrer qu'il n'est pas aussi facile d'accumuler les récoltes en grange que
de les amonceler sur le papier. La pratique journalière agricole, même celle
qui s'inspire des essais de laboratoire, atténue considérablement les
exagérations des cultivateurs en chambre. Il est en outre tout à fait puéril de
s'imaginer que les agronomes, que les propriétaires et les fermiers soient, de
parti pris, hostiles à toute agriculture scientifique. L'intérêt est un motif
puissant d'action. Si les procédés dont fait état Kropotkine étaient facilement
applicables, s'ils donnaient à coup sûr les résultats annoncés, ils seraient
vulgarisés depuis longtemps. Il y a aussi, parmi les adversaires des
malthusiens ceux qui les invitent à envisager les progrès futurs, à compter par
exemple sur la fabrication industrielle des aliments. Leur objection appartient
aussi, selon les théoriciens malthusiens, à la catégorie des sophismes par
ignorance du sujet. Les pastilles azotées de Berthelot ne pourraient vaincre qu'un moment la difficulté.
Leur fabrication, l'intervention aussi de la radio-activité, ou même simplement
la fabrication industrielle d'engrais azotés puisés dans l'air, reculeraient
simplement fort loin la limite de l'enclos qui nourrit les hommes, mais ne
produiraient qu'une amélioration temporaire dans leur situation, à moins que
n'interviennent les obstacles préventifs. Or, les pastilles que Berthelot
promettait, il y a près de quarante ans, n'existent pas encore et si la
synthèse ammonicale et la radio-activité promettent, elles ne nous font pas
encore tenir. Rien de tout cela ne nourrit présentement les milliers et les
milliers d'hommes auxquels l'agriculture, et même l'industrie, manquent à
pourvoir. La loi malthusienne est universelle et perpétuelle. Les facultés de
reproduction de l'homme, et les facultés de productivité du sol sont facultés
naturelles, générales, permanentes. A supposer que la pression de la population
sur les subsistances cesse par l'effet d'une action concertée, judicieuse,
réglant la marche de l'accroissement humain sur celle des subsistances
disponibles, la loi de population n'en régirait pas moins virtuellement l'humanité
comme la loi de la chute des corps régit l'avion qui vole. Tel est le principe.
Et les malthusiens combattent la croyance générale que la terre donne
aujourd'hui assez de moissons pour nourrir abondamment et les vivants et tous
ceux qui peuvent être appelés au monde. L'affirmation suivant laquelle il y a
constance d'excédents de produits, l'affirmation que la quantité d'aliments
récoltés dépasse de beaucoup les nécessités de la consommation est fausse pour
eux. Dès qu'on calcule, tout montre, suivant eux, au regard de la population,
pénurie pennanente de subsistances et de capitaux. Deux faits s'élèvent,
disent-ils, contre l'idée vulgaire de la surabondance d'aliments : le coût
élevé de la vie, la spéculation. Un surcroît de denrées devrait, par l'action
de l'offre et de la demande, entraîner leur bon marché. Or, le coût de la vie
fut toujours très élevé. Il y a donc insuffisance d'aliments. Quant à la
spéculation, elle ne peut se manifester que sur les produits peu abondants.
Puisqu'elle existe sur ceux du sol, sur les céréales, la viande, les œufs, le
beurre, les légumes, sur la nourriture enfin, et sur des produits primordiaux
comme le charbon, l'essence, la laine, le coton, le cuir, etc., puisque cette
spéculation s'intensifie dans les années de récolte ou d'extraction médiocre ou
mauvaise, la surabondance d'aliments et de produits du sol est un mythe. Les
falsifications, les succédanés, les aliments de remplacement, peuvent être
aussi considérés comme des preuves de pénurie. Il est certain que ces
déductions ne peuvent suffire à convaincre une opposition qui, tout en refusant
d'aligner ses chiffres, en réclame de ses adversaires. On ne peut considérer
comme ayant une valeur la brochure Les Produits de la terre, attribué à Elisée
Reclus et qui gavait les hommes de toutes leurs récoltes et de toute la viande
de leur cheptel, sans réserver pour l'ensemencement, la nourriture des animaux,
l'industrie, etc., les quantités nécessaires. Aussi les malthusiens ont-ils été
conduits à fournir une évaluation statistique des produits du sol opposée à
celle de la population. Dans Population et Subsistances, l'un d'eux, Gabriel
Giroud, utilisant les chiffres fournis par les statistiques officielles de
chaque nation a fait, pour une bonne année de production (1887) le relevé des
subsistances végétales et animales dont pouvait disposer l'humanité civilisée,
déduction faite, parmi les produits végétaux, de ce qui est nécessaire aux
ensemencements, à la nourriture des animaux, aux productions industrielles,
etc. Puis, ayant établi la ration moyenne qui reviendrait à chaque humain dans
l'hypothèse d'un partage égal - en tenant compte des différences d'âge et de
sexe - et après l'avoir confrontée avec celle qui est reconnue nécessaire dans
une alimentation rationnelle, Giroud arrivait à cette conclusion que les
hommes, dans le partage des produits, auraient une ration très insuffisante.
Vingt années après, il recommençait le même travail pour une année de bonne
production moyenne (1907) et le résultat fut identique. Il apparaît donc, selon
les Malthusiens, quand on se réfère aux chiffres, qu'il y a, non pas
surproduction alimentaire, mais infra-production, production déficitaire,
insuffisance permanente de la ration moyenne générale par rapport à la
population. Au surplus, sans aller tant au fond de la question, et si étonnant
que cela puisse paraître, les malthusiens montrent que la récolte française des
céréales est à peu près la même en 1928 qu'en 1852, qu'elle est de beaucoup
inférieure à la moyenne des années qui précèdent la guerre, que nous sommes
loin des récoltes rêvées par Kropotkine et ses adeptes. Et l'indigence alimentaire
n'est pas la seule. Relativement aux capitaux, soutiennent les malthusiens, il
y a surabondance d'individus, surpopulation ouvrière permanente, mais pression
de la population totale sur la richesse sociale. On peut à ce point de vue
soulever une série de problèmes concernant les satisfactions à donner aux
foules. Quel peut être, par exemple, et c'est une question de première
importance pour les malthusiens, quel peut être le coût moven de l'élevage de
tous les enfants de la naissance à l'âge où ils deviennent producteurs
capables, dix-huit ans si l'on veut? Elevage sans luxe mais confortable, dans
un logis clair, aéré, sain? Aucune différence entre les enfants, bien entendu.
Pas d' « assistés ». Egalité au point de départ. Tous les jeunes mis à même de
réaliser, dès la naissance, les promesses de leur personnalité. Instruction
aussi complète que possible, quelle que soit la voie où leurs capacités les
engage, dans des locaux vastes et bien pourvus. Quel raisonnable que l'on
prenne et pour quelque époque que soit fait le calcul, on constate, affirment
les néo-malthusiens, que la pauvreté des nations ne permet, nulle part,
l'élevage général convenable et l'éducation de tous les enfants. On peut de
même examiner, sous le rapport financier, et c'est ce que font les malthusiens,
les réformes sociales envisagées chez nous ou à l'étranger par les partis
politiques dits « avancés » ou par les bourgeois à tendances généreuses, celles
qui concernent l'enseignement, par exemple, ou l'assistance, ou les retraites,
ou l'aide aux familles nombreuses aux vieillards, et l'on sera étonné, à ne pas
lésiner, de l'extrême pauvreté générale (que la suppression des budgets de la
guerre et de la marine atténuerait à peine). Voilà donc les malthusiens obligés
de nier les droits constamment invoqués par les philanthropes, les politiciens
et les militants sociaux les plus autorisés. Le droit au travail, à la
protection, au repos, à l'instruction, à l'art, à l'amour, au pain, au logis,
le droit de vivre sont, disent-ils, des droits virtuels. Matériellement,
effectivement, l'exercice de ces droits dépend des conditions d'équilibre entre
la population et les ressources sociales. C'est là une déduction rigoureuse
d'un principe incontestable et de faits multipliés qui viennent l'appuyer.
Lorsque la quantité des hommes excède celle que les produits, le capital et le
travail permettent de nourrir, vêtir, loger, instruire, tous les droits
imaginables restent des droits imaginaires. Il ne peut y avoir, en pareil cas,
pour chaque individu, que le droit de lutter, de tenter, par tous les moyens,
d'accroître au détriment d'autrui sa part insuffisante. Le seul droit réel est
alors celui du plus apte, du plus fort, du vainqueur. Jusqu'alors le « droit à
la vie » fut un phantasme, une fantasmagorie. Il pourra cesser d'être
chimérique lorsque l'étendue des besoins humains primordiaux n'excèdera plus le
montant des ressources sociales. La grande difficulté qui attend les
révolutionnaires, la difficulté insurmontable que rencontrent actuellement les
communistes de Russie, c'est de pourvoir de biens matériels une population
beaucoup trop élevée par rapport aux produits distribuables. Que les
anarchistes soient suivis, que l'autorité disparaisse, l'obstacle qui ramènera
l'autorité c'est l'insuffisance de la part individuelle et la pauvreté générale
insupportable et génératrice de désordres. Le problème social tout entier se
ramène donc, selon les malthusiens, à la question de savoir par lequel des
obstacles préventifs doit être effectuée l'inévitable limitation de
l'accroissement humain. Pour Malthus, prêtre anglais, et pour ses disciples
chrétiens, le seul moyen acceptable est le moral restraint, la restriction
morale (!), qui serait bien plutôt une restriction physique, l'union tardive,
une espèce de chasteté prolongée de telle façon qu'entre l'époque du mariage
pour la femme et l'âge de la ménopause, chaque famille ne puisse avoir que peu
d'enfants. Mais cette solution, pour avoir son plein effet économique, réclame
l'absolue continence sexuelle de tous les humains jusqu'à l'âge de quarante ans
au moins... Et Malthus lui-même restait sceptique quant à son efficacité : «
J'ai dit, écrit-il, et je crois rigoureusement vrai, que notre devoir est de
différer de nous marier jusqu'à l'époque où il nous sera possible de nourrir
nos enfants, et qu'il est également de notre devoir de ne point nous livrer à des
passions vicieuses (sic). Mais je n'ai dit nulle part que je m'attendais à voir
l'un ou l'autre de ces devoirs exactement remplis ; bien moins encore l'un et
l'autre à la fois ». L'orthodoxie malthusienne comporte donc un pessimisme
profond. L'humanité ne peut sortir de son ornière de pauvreté, de misères, de
luttes. Il n'y a rien à faire au fond. Vous aurez toujours des pauvres autour
de vous, les guerres perdureront, les prolétaires s'offriront toujours à
l'exploitation, les inégalités, les injustices sociales, sont inévitables... Il
n'y a plus qu'à recourir à la charité chré tienne. Mais viennent alors ceux
qui, délaissant la résignation religieuse, veulent triompher des maux humains,
ceux qui, repoussant la chasteté, veulent, avec le partage des biens matériels,
celui des joies de l'amour. Ce sont les néo-malthusiens. Pour eux, l'amour est
un besoin, chez l'homme et chez la femme. L'appétit sexuel doit être satisfait
sous peine de souffrances, d'accidents pathologiques, de perversions. Les
sécrétions internes des glandes sexuelles ont une profonde influence psychique
et tout obstacle à l'instinct générateur, ainsi qu'à la dépression et à
l'excitation mentale qui l'accompagnent est une cause irritante et puissante de
désordres mentaux et nerveux. L'exercice régulier, la satisfaction normale,
modérée, de l'appétit sexuel peuvent être même des remèdes aux affections des
organes sexuels. Ce n'est pas que la continence absolue ne puisse, en aucun
cas, être supportée, ni qu'il ne faille le régler dans une certaine mesure, et
le contenir jusqu'à un certain âge et jusqu'à un certain point, mais il reste
qu'elle ne peut être observée d'une façon complète sans dommage pour la santé
physique intellectuelle et morale, et que tenter de l'imposer à tous pendant de
longues années, revient à demander de violer une loi inflexible et de subir les
inconvénients parfois graves que la méconnaissance ou l'ignorance des
phénomènes naturels peut infliger à l'homme. Les néo-malthusiens choisissent
donc parmi les obstacles préventifs, sans rejeter la chasteté qui peut être de
convenance individuelle, les procédés « vicieux » qui permettent d'éviter la
conception et même, faute de mieux, comme pis aller, en attendant les moyens
anti-conceptionnels parfaits, dans des conditions bien entendu de sécurité
aussi complète que possible, ceux qui permettent l'interruption de la
grossesse. Ils s'adressent aux prolétaires, font appel à leur responsabilité
personnelle, les prient de songer aux charges qui peuvent leur incomber dès
qu'ils sont en situation d'engendrer. « Ayez peu d'enfants, leur disent-ils.
Les nourrir en bas âge, les élever, leur procurer les moyens d'entrer dans la
carrière avec des chances raisonnables de se créer, par leur effort, une vie
libre, digne, indépendante, est une œuvre difficile. Ne vous laissez pas abuser
par la cohue des politiciens et des philanthropes. Ils promettent beaucoup, ne
tiennent pas, ne peuvent pas tenir. Attendez avant de vous charger d'enfants,
que les logements soient habitables, que les cités soient assainies, que vos
salaires soient plus élevés, que vos loisirs soient plus nombreux. Attendez
avant de procréer que les réformes dont on vous proclame l'urgence soient
accomplies. » Il ne s'agit point de supprimer totalement les naissances, ce
serait faire disparaître l'humanité. Il s'agit de mettre les humains en état de
limiter, distribuer, répartir les charges de la maternité, en tenant compte des
principes eugéniques, en ayant égard à la santé et à la liberté des couples, de
la femme, sans accroître les charges des unions, des familles, de la société,
sans dépeuplement vrai peut être aussi nuisible que le surpeuplement. Les
moyens d'éviter les naissances superflues et indésirables sont-ils nuisibles à
la santé? Il faut croire qu'il n'en est rien puisque d'une statistique publiée
par le Dr Lutaud, il résulte que sur 1.800 ménages de médecins parisiens, on
compte en moyenne moins de deux enfants par ménage. Les médecins ne sont-ils
pas des gens instruits et parfaitement à même de juger ce qui est nuisible à la
santé? Peut-on admettre qu'ils mettraient en pratique des mesures de nature à
donner lieu à une foule de maladies et à abréger l'existence? L'avortement ne
peut être qu'un pis-aller et il sera d'autant moins employé que les moyens
anticonceptionnels le seront davantage. Les fauteurs d'avortement, les fauteurs
d'infanticide, comme les fauteurs de misère et de guerre, ce sont les
adversaires de la diffusion de l'hygiène sexuelle et anticonceptionnelle, ce
sont les contempteurs de la propagande néo-malthusienne, que ces contempteurs
soient de gauche ou de droite, qu'ils soient socialistes ou anarchistes, qu'ils
adoptent ou qu'ils repoussent la doctrine malthusienne. Les néo-malthusiens
soutiennent d'ailleurs qu'il n'y a pas un Seul des problèmes sociaux agités de
tout temps et de nos jours qui ne trouve dans la « prudence parentale », dans
la « prudence procréatrice », comme disait Paul Robin, une aide efficace et le
fondement même de leur solution. L'union libre, par exemple, la liberté de
l'amour (voir ces mots), ne sont possibles pour la femme que dans la liberté
corporelle, dans la liberté de la fonction génératrice. Toute femme doit
pouvoir aimer sans engendrer. La liberté de l'amour a pour condition primordiale
celle de la maternité. Le néo-malthusianisme pratique favorise l'indépendance
féminine matérielle et spirituelle, individuelle et sociale. Il agrandit le
cercle de l'activité des femmes, relève leur dignité, leur autorité, en fait
les égales et les camarades de l'homme et par là, physiquement et
psychiquement, améliore les individus et le milieu social. En écartant la
crainte des parturitions non désirées, il permet à toutes, et à tous, les
expériences, la « papillonne », la recherche des plus hautes sensations, la
satisfaction entière, de besoins dont l'accomplissement participe à la santé et
à l'harmonie corporelle. Il permet le choix de l'époux ou de l'amant, celui de
l'épouse et de l'amante. Il modifie complètement les mœurs et la morale sexuelle.
Cela bien entendu ne va pas sans la mesure, la modération, sans une morale
basée sur les besoins du corps, et la nécessité de préserver la santé
individuelle, de sauvegarder l'intérêt social. Il peut y avoir une éducation
franche, scientifique, capable de maintenir chez les humains informés l'équilibre
sexuel comme l'équilibre physique et mental. Nous n'insisterons pas ici sur
cette éducation sexuelle que préconisent aussi bien des militants qui ne sont
pas spécifiquement néo-malthusiens, ni sur l'initiation sexuelle qui pourrait
être scientifiquement dispensée aux jeunes pour assurer leur bonheur. Le
néo-malthusianisme renferme aussi, disent ses partisans, le moyen de réduire la
prostitution, dont la source principale se trouve dans la pauvreté et dans la
nécessité des plaisirs sexuels. Ces derniers étant possibles par la liberté de
la maternité, et la pauvreté étant vaincue puisque les naissances n'ont lieu
que dans l'aisance, la prostitution diminue et même, peut-être, disparaît.
L'eugénisme est également favorisé par la limitation contrôlée des naissances.
Les néo-malthusiens prétendent même qu'il ne peut y avoir d'eugénisme sans néo[1]malthusianisme.
C'est un point sur lequel ils sont d'accord, indépendamment de toute théorie
économique, avec les birth-controllers. Sans l'intervention des moyens
anticonceptionnels ou abortifs, pas de sélection négative, puisqu'il s'agit
d'entraver la reproduction des tarés, des malades, des chétifs, des déficients
physiques et mentaux. Pas non plus de sélection positive, car la reproduction
au hasard, la multiplication sans modération des couples sains manque son but si
les progénitures ne trouvent point les ressources d'alimentation, d'aération,
d'exercice physique, d'élevage, etc. qui les maintiendront en bon état. La
grande cause des déchéances, la grande pourvoyeuse, la grande entreteneuse des
tares, c'est la pauvreté, c'est la misère. Les enfants sains qui manquent de
soins dégénèrent. Les eugénistes qui, comme le Dr Pinard, prétendent mettre en
opposition l'eugénisme et le néo[1]malthusianisme
vont contre le but qu'ils prétendent atteindre. Le conseil donné aux couples
malades de renoncer à la procréation doit être complété par le conseil donné
aux couples sains d'éviter de se charger d'enfants qu'ils exposeront à une
diminution physique et mentale par l'impossibilité de les pourvoir
convenablement. De même, pas de puériculture sérieuse sans une prudence
constante quant au nombre des naissances. Pas d'éducation ni d'instruction
prolongées pour tous sans limitation familiale et sociale de la progéniture. II
est à peine croyable, remarquent les néo-malthusiens que les plus éminents
leaders des partis politiques et sociaux aient été hostiles non seulement au
malthusianisme comme doctrine économique, mais encore au néo-malthusianisme en
tant qu'instrument de lutte révolutionnaire. Ni Proudhon, ni Marx, ni
Bakounine, par exemple, n'ont admis, comme moyen de combat social, la
limitation des naissances prolétariennes. Et leurs disciples, ou bien se sont
tus sur ce sujet, ou bien ont condamné l'action des militants qui ont vu là, au
contraire, une des voies principales qui conduisent à la solution des problèmes
sociaux, une aide formidable à l'émancipation humaine. Cependant les
néo-malthusiens insistent : « Est-il vrai, oui ou non, que les travailleurs
s'ils étaient moins nombreux, obtiendraient des salaires plus élevés? La loi de
l'offre et de la demande ne règle-t-elle pas la valeur de la marchandise
travail comme celle de toutes les autres? » Les bas salaires, c'est-à-dire la
misère, sont dus fondamentalement à la multiplication prolétarienne. Les
maîtres de l'industrie, du commerce, de la finance n'ont qu'à profiter et
profitent de l'hostilité fatale, des compétitions inévitables qui naissent
spontanément entre travailleurs trop nombreux. Les grèves ne changent rien, du
point de vue général, à cette situation. Elles sont à peu près inefficaces,
inutiles et causent d'indicibles et vaines douleurs. Tous les remèdes préconisés
par les socialistes, comme la limitation de la journée de travail, comme
l'établissement d'un minimum de salaire, par exemple, ne sont valables que
s'ils sont accompagnés par une réduction considérable du nombre des concurrents
au travail. Nul ne saurait prétendre que les travailleurs se reproduisant plus
rapidement que les places à occuper, il soit possible, après avoir limité, par
exemple, à six heures la journée de labeur, on puisse par suite de
l'accroissement du nombre des travailleurs la fixer ensuite à quatre, puis à
deux, et ainsi de suite, jusqu'à cet aboutissement absurde de la réduire à
rien, sous prétexte de partager le travail et d'en assurer à tous ceux qui
naissent. Là où il y a du travail pour deux, on ne peut faire qu'il y en ait
pour trois, de façon que chacun des trois ait le même salaire que chacun des
deux, sans que tous soient lésés. Un marché surchargé d'ouvriers et de forts
salaires à chacun d'eux sont choses tout à fait incompatibles. Ce qui protègera
le mieux la liberté de tous les travailleurs et les acheminera le mieux vers le
socialisme, ou le communisme, ou l'anarchisme, c'est que les patrons aient
besoin d'eux et soient contraints ainsi de partager avec eux les biens sociaux.
Quant au minimum de salaire, une fois fixé l'impossibilité de le maintenir
serait bientôt reconnue, si aucun contrôle n'a lieu sur l'accroissement de la
main d'œuvre. Il faudrait bientôt, ou laisser en dehors de toute rétribution
une partie de la population ou se résoudre à diminuer le salaire minimum... Le
syndicalisme est lui-même incapable, à moins de limiter le nombre des ouvriers
à admettre dans chaque corps de métier, de relever, de maintenir même les
salaires. Mais limiter le nombre des travailleurs dans chaque corporation,
c'est laisser en dehors de toutes, les hommes en surnombre, c'est provoquer le
chômage, c'est refuser d'admettre au festin ceux qui pourraient en détruire
l'harmonie. Le syndicalisme n'a supprimé le chômage nulle part et si, en
France, il y a moins de chômeurs que partout ailleurs cela est dû
principalement, on pourrait dire uniquement, à la diminution des naissances.
Cependant l'action syndicaliste peut avoir pour conséquence d'amener les
travailleurs à remarquer qu'en définitive l'amélioration de leur condition est
liée à la réduction de leur nombre, à leur ouvrir les yeux sur la valeur de la
question malthusienne et néo-malthusienne. Bien entendu les néo-malthusiens
reconnaissent que la question de population, celle de la restriction des
naissances sont urgentes pour toutes les contrées. Il est évident que si, dans
un pays qui limite sa population l'importation de la main-d'œuvre des pays
prolifiques est favorisée ou tolérée les travailleurs perdent les avantages
qu'ils devraient tirer de leur prudence. Pour avoir son plein effet le néo-malthusianisme
doit être international, universel. Bien des socialistes et des anarchistes
font cette objection que l'aisance, la vie moins étroite, procurée par la
diminution de la main-d'œuvre, inocule aux individus le « virus bourgeois »,
rend les salariés égoïstes, en fait des conservateurs incapables de secouer le
joug et de conquérir les moyens de production. Pour gagner le paradis social il
faut des révolutionnaires croupissants dans la misère, recuits dans l'ordure,
la crasse et l'ignorance. Faudrait-il donc, en conséquence, pour avancer le
bouleversement régénérateur, s'unir aux capitalistes, adapter plus fortement
les ouvriers à la détresse, accroître leur malheur, exacerber leur désespoir?
Et ne serait-ce pas se leurrer sur la portée des sacrifices ainsi imposés aux
travailleurs? Car les esprits émancipés, les hommes conscients et énergiques, les
révolutionnaires au sens vrai du mot - au sens d'hommes agissant pour provoquer
un chargement progressif et rapide, sans indication nécessaire de la violence -
ne se rencontrent que rarement dans les milieux misérables. Abruties, broyées,
émasculées, les foules peuvent faire des jacqueries, provoquer des commotions
temporaires, mais sont incapables d'apporter une modification générale,
profonde, durable, décisive à leur situation. Il n'y a rien à tirer des
résignés et des brutaux. La valeur d'une révolution est subordonnée au degré
d'évolution des individus. Le plus souvent les minorités qui la régissent se
trouvent, au lendemain de leur triomphe, en face de difficultés telles que la
dictature et la tyrannie deviennent fatales pour maintenir les appétits et
mâter la populace. L'ignorance et la misère ne sont pas révolutionnaires. Un
monde nouveau ne peut sortir que de l'aisance répandue, de l'instruction
généralisée. Et le néo-malthusianisme pratique favorise par la hausse du
salaire et l'accroissement des loisirs, le perfectionnement des qualités
individuelles, l'adoucissement des mœurs. Des salariés bien payés, ayant peu
d'enfants, en mesure de les soigner, nourrir, vêtir, loger convenablement, de
prolonger leur instruction, de parfaire leur éducation, prépareront des
générations qui sauront réduire à sa juste valeur la théorie de la dépendance
et de la protection. La procréation raisonnée civilise, augmente les chances
d'installation d'une société nouvelle où seront satisfaits les besoins
primordiaux et les aspirations de chacun. Quant à l'effort pacifiste des
socialistes ou des anarchistes, les néo[1]malthusiens
vont jusqu'à soutenir cette espèce de paradoxe que l'union des peuples
réalisée, les Etats-Unis du monde instaurés, le problème de la paix n'est pas à
tout jamais résolu. Il reste en effet « l'énigme du sphinx, comme disait
Huxley, la question au difficulté biologique et sociologique de l'accroissement
de la population. Menace permanente et indépendante de l'union des Etats!
Abolissez le militarisme, désarmez tous les peuples, vous n'aurez fait, en
négligeant et en méprisant le principe de population qu'une avancée temporaire
dans la voie de la paix. Si, supprimant le frein guerre, vous négligez le frein
limitation des naissances, c'est le frein misère qui sévira avec une force
accrue. Et la misère ramène à la guerre. De la multiplication irraisonnée
renaîtront insensiblement l'existence difficile, le travail excessif, la
nourriture insuffisante, l'hostilité, la lutte entre individus, les rivalités,
les conflits, la répression, la police, la brutalité, l'armée, la guerre. Les
tueries guerrières ne sont au fond que des crises de la concurrence exacerbée.
Quand l'on vise à donner aux bommes la plus grande somme de liberté et tout le
bonheur possible, il ne faut pas trop les serrer. La réglementation, la
sujétion, la contrainte, sont dans une grande mesure fonction du nombre. Les
coutumes, les législations, les conditions de la vie sont d'autant plus
mesquines, d'autant plus étroites d'autant plus strictes et limitatives que les
populations sont plus pressées. Toutes aisances égales d'ailleurs, le nombre force
à la discipline, tend à opprimer les aspirations, à entraver et déprimer les
initiatives et les volontés individuelles. Certains anarchistes et socialistes
allèguent contre le néo-malthusianisme des raisons pessimistes, le triomphe de
la paresse, de la médiocrité, la disparition de la civilisation même et le
règne de la platitude universelle. Ces sombres prévisions sont opposables,
aussi bien, répondent les néo-malthusiens, à toute vue de perfectionnement
social, elles sont d'ailleurs formulées aussi par ceux-là même qui, profitant
du progrès et jouissant en égoïstes de biens qui devraient être communs,
n'apprécient leur bonheur que par contraste avec la détresse d'autrui. Mais ces
prévisions ne tiennent pas selon les néo-malthusiens. La destination de
l'humanité est de lutter contre les forces naturelles, de les dompter et
asservir. Cette lutte il faut qu'elle soit menée sans faiblesse, sinon l'homme
deviendrait la proie de l'univers hostile. Il doit combattre s'il ne veut pas
mourir. Mais les motifs qui le portent aujourd'hui à écraser ses semblables, il
les trouvera, sous la protection néo-malthusienne, dans la nécessité commune
d'amender ou de vaincre la nature, dans la joie aussi de sentir toutes ses
forces et d'utiliser toutes ses facultés. La nécessité de l'activité, le
bonheur qu'elle procure ramènent à l'optimisme. Il n'est nul besoin de
contrainte pour agir, ni de concurrence forcenée. L'humanité saura découvrir
entre le nombre de ses membres et les produits de la terre et du travail, un
harmonieux équilibre assurant à chacun, par un court labeur joyeusement
accepté, l'abondance et, par les loisirs et la liberté complète des relations
affectives, le bonheur. Il n'y a pas de problème plus vaste que celui de la
population, du néo[1]malthusianisme.
Il tient à tout, et le traiter c'est traiter toutes les questions qui se
rapportent à la vie humaine. Je n'ai envisagé rapidement que quelques-unes de
celles qui sont mises au premier rang dans la lutte coutre l'organisation
sociale actuelle. Mais ce problème n'a pas été sans préoccuper les
conservateurs. L'abondance de population, la surpopulation, est nécessaire pour
assurer le recrutement de la main-d'œuvre, pour maintenir l'état de sujétion du
prolétariat, pour perpétuer les classes, les privilèges. La patrie a besoin de
soldats, l'usine a besoin de travailleurs, l'église a besoin de fidèles. Ici
jouent les grands mots. L'industrie, le commerce, l'agriculture ne peuvent
fonctionner qu'avec une population nombreuse. Et les surpeupleurs opposent des
chiffres aux néo-malthusiens. Ils clament, avec habileté, que la France se
dépeuple, que les nations voisines nous menacent par leur natalité supérieure,
que notre pays offre l'aspect lamentable d'une « dying-nation », d'une nation
qui va mourir. Il serait trop long de donner ici tous les arguments que les
néo-malthusiens opposent aux conservateurs. Il sera suffisant d'insister
seulement sur quelques erreurs communes propagées par la presse sur la question
de la natalité et de la mortalité. D'abord il n'y a nulle part, en aucun pays,
dépopulation. Les chiffres montrent que, même en France, où l'on déplore depuis
plus de cent ans cette « dépopulation », ce phénomène n'a jamais, au vrai, été
observé que tout à fait rarement. Il y a, il est vrai, chez nous, un
abaissement de la natalité, correspondant à un abaissement de la mortalité. L'abaissement
du taux de la natalité, la dénatalité comme disent aujourd'hui les
surpeupleurs, n'est pas particulier à la France. Il se produit dans tous les
pays. Et dans tous les pays le taux de la mortalité diminue beaucoup plus qu'en
France, surtout depuis la guerre. Voici quelques chiffres, pour 1.000 hab. :
Natalité On remarquera que la France, en dépit de sa faible natalité a une
mortalité plus élevée que dans plusieurs pays dont la natalité est très
inférieure. Elle présente ainsi le phénomène, non d'une dépopulation, mais d'un
accroissement très lent de la population. Elle fait exception à la loi générale
que les pays à forte natalité ont la mortalité la plus élevée, mais il faut
remarquer en même temps qu'elle ne fait pas exception à la loi générale que la
mortalité augmente ou diminue avec la natalité. Ce n'est pas ici le lieu de
nous étendre sur les explications qui ont été données de l'anomalie présentée
par la France. Il faut simplement constater avec les néo[1]malthusiens que l'accroissement de la
population est général et que « la pression de la population sur les subsistances
se maintient même avec une amélioration des conditions d'existence. » La France
qui avait 33.500.000 habitants dans la pé avait 38.400.000 dans la période de
1891 à 1900. Le recensement de 1906 donnait 39.300.000 habitants et celui de
1911, 39.600.000 habitants. Après la guerre l'accroissement s'est poursuivi
ainsi, après une chute due à la guerre: 1920 : 39.200.000 1925 : 40.600.000
1927 : 40.960.000 Les autres pays se sont accrus en population de façon plus
accusée encore. Voici pour trois grands pays : Population 1920 1925 1927
Allemagne ... 62.000.000 - 62.395.000 - 63.220.000 Angleterre ... 42.760.000 -
43.780.000 - 44.190.000 Italie ... 36.870.000 - 40.340.000 - 40.600.000 Sans
compter la Russie, la Pologne, les Etats baltes, l'Europe s'est accrue, depuis
1921, de près de 17 millions d'habitants, c'est-à-dire d'une population
supérieure à celle qu'avait la Roumanie en 1921. Les morts de la guerre sont
remplacés. On peut recommencer. Il ne faut pas s'étonner des difficultés que
rencontrent toutes les nations d'Europe pour se nourrir. Aucune ne peut vivre
sur son territoire. Et les Etats-Unis et le Canada, l'Argentine et les pays
importateurs, dont la population augmente, ont des difficultés de plus en plus
grandes pour ravitailler l'Europe. Il ne faut pas s'étonner davantage de la
tendance marquée de tous les pays à revendiquer des débouchés pour leurs
produits, des colonies pour leur ravitaillement et leur émigration. M.
Mussolini réclame hautement, et cyniquement ce que chaque gouvernement cherche
plus ou moins hypocritement à obtenir : de la place, de la nourriture, des
débouchés... pour une population débordante et difficile à ravitailler. Il n'y
a donc dépopulation ni en France, ni en Europe. Il y a partout surpopulation.
Si, disent les malthusiens, la natalité baissait à tel point qu'il se produise
une diminution vraie de la population, ce ne serait pas au fond une
dépopulation, mais, pendant une période assez longue, une désurpopulation,
établissant un heureux équilibre entre la population et la production agricole,
avantageux pour les exploités, favorable à l'instauration d'un régime nouveau,
créant égalité de forces entre possédants et dépossédés, entre exploiteurs et
exploités, préparant une morale sociale nouvelle, une révolution sociale par
une rapide évolution sociale. Les chances semblent, malheureusement plus
grandes pour que cette diminution de la population se produise tout autrement,
c'est-à-dire par la dévastation et le massacre. Car la guerre est aussi, selon
les malthusiens, un des produits de la concurrence entre nations surpeuplées,
comme la misère est la conséquence de la concurrence entre travailleurs trop
nombreux. Il faudrait examiner aussi un des arguments des surpeupleurs
officieux OU officiels qui est que la haute natalité et l'accroissement de la
population d'un pays marquent sa supériorité. A quoi les néo-malthusiens
répondent qu'une nation est supérieure à une autre quand la vie moyenne de ses
habitants est plus élevée, quand le nombre de ses adultes producteurs est
proportionnellement plus considérable, quand le célibat, la mortalité
infantile, la prostitution y sévissent moins, quand l'émigration y est rare. Il
nous entraînerait trop loin de discuter les unes ou les autres de ces
assertions et de les appuyer des statistiques, d'ailleurs rares ou partielles
ou frelatées, d'après guerre. Celles qui ont été publiées avant la guerre par
G. Hardy dans son ouvrage sur la question de population tendent à démontrer que
les nations à natalité réduite sont loin d'être des nations inférieures, et
que, en ce qui concerne la France, les départements à basse natalité,
présentent des conditions matérielles et intellectuelles supérieures à celles
des départements à forte natalité. La théorie malthusienne et même, tant qu'il
s'est agi de recommander soit le mariage tardif, soit la chasteté dans le
mariage a eu, comme défenseurs, les économistes les plus renommés de tous les
pays et notamment, en France, J.-B. Say, Sismondi, Ricardo Rossi Destutt de
Tracy, du Puynode, etc. Elle fut même pratiquement patronnée par des
personnages officieux, M. Ch. Dunoyer, par exemple, membre de l'Institut et
préfet de la Somme, n'hésita pas à recommander à ses administrés de « mettre un
soin extrême à éviter de rendre leur mariage plus prolifique que leur industrie
». Mais, dès qu'apparurent les moyens néo-malthusiens, les économistes
cessèrent de patronner ouvertement la théorie malthusienne, et, tout en la
considérant en général comme parfaitement exacte, n'en firent plus,
officiellement, si l'on peut dire, la base de leurs arguments contre les
systèmes sociaux qui menaçaient la propriété, la religion, la famille et la
patrie. Ils s'aperçurent que le néo-malthusisme comportait pratiquement plus de
danger pour les privilégiés que les théories sociales les plus
révolutionnaires. Il y eut cependant des exceptions et un membre de l'Institut
Joseph Garnier, tout en rejetant les vues socialistes ou communistes, se
déclara nettement néo-malthusien. Il n'en reste pas moins que le
néo-malthusianisme a été, dès son apparition, combattu, dénoncé par une
copieuse littérature cléricale, républicaine, socialiste, anarchiste, etc., et
qu'il l'est encore. Les gouvernements surtout ont tous agi contre lui. En
France, mille moyens ont été examinés et employés pour entraver la «
dépopulation » et le néo-malthusisme. Des commissions ont été nommées, des
enquêtes poursuivies, des sociétés créées ayant pour but le relèvement de la
natalité. Impôts sur les célibataires, sur les successions, primes aux
naissances, secours aux familles nombreuses, faveurs aux procréateurs,
répartition de terres, charités etc., mille combinaisons ont été établies,
mises en œuvre, soutenues par l'Etat pour atteindre le but. En face de cette
action s'est affirmée la propagande néo-malthusienne DONT j'esquisserai ici
l'histoire en insistant sur le mouvement français. Peu après l'Essai de
Malthus, les démocrates anglais admettaient déjà les moyens artificiels rejetés
par l'économiste. En 1811, James Mill, dans l'article « Colony », du Supplément
de l' Encyclopédie britannique, disait déjà nettement que la grande question
pratique consistait à trouver les moyens de limiter le nombre des naissances
dans le mariage. Ces moyens, disait-il, « ne doivent être considérés ni comme
douteux, ni comme difficiles à appliquer ». En 1822, Francès Place, préconisait
comme remède à la misère, les moyens de préservation sexuelle. Robert Owen,
l'illustre fondateur de la colonie de New Lanark, puis Richard Carlile (1825),
Robert Dale Owen (1832), l'Américain Charles Knwolton (1833) publièrent des
ouvrages nettement néo-malthusiens qui leur valurent des poursuites parce
qu'ils indiquaient les moyens anticonceptionnels. John Stuart Mill apportait,
en 1848, dans ses Principes d'Economie politique une approbation tacite à la
diffusion des procédés de limitation des naissances. Enfin, en 1854,
paraissait, à Londres, un ouvrage dont l'influence fut immense sur la
propagation des théories et pratiques néo-malthusiennes : Elements of Social
Science or Physical, sexual and Natural Religion. L'auteur gardait l'anonymat.
C'était le Dr Drysdale (1827-1904). A la suite de circonstances qu'il serait
trop long d'évoquer, Charles Bradlaugh, chef du parti ultra-radical en
Angleterre, rédacteur en chef du National Reformer et Annie Besant,
provoquèrent volontairement un procès en distribuant ouvertement un opuscule
contenant des indications pratiques et interdit par la loi. Ils comparurent en
juin 1877 et leur procès dura trois jours. Annie Besant et Bradlaugh se
défendirent avec éloquence. Leur discours émurent le jury qui pourtant rendit
un verdict énigmatique ainsi libellé : « A l'unanimité, nous croyons que le
livre en question a pour but de dépraver la morale publique ; mais en même
temps nous exonérons entièrement les défendeurs de tout motif corrompu dans la
publication de ce livre ». Bradlaugh et Mme Besant ayant déclaré qu'ils
continueraient à répandre ce livre quelle que soit la peine qu'on leur
infligerait, furent condamnés à l'amende et à la prison. Une cour supérieure
annula le jugement. Les poursuites ne furent pas renouvelées. A la suite de ce
procès retentissant, une ligue (The Malthusian League) fut fondée à Londres en
juillet 1877, dont le but était de faire de l'agitation pour l'abolition de
toutes les pénalités applicables à la discussion publique de la question de
population, et d'obtenir une définition légale qui ne permette plus, dans
l'avenir, de mettre ces sortes de discussions sous le coup des lois de droit
commun. Elle se proposait aussi de répandre, par tous les moyens, dans le
peuple « la connaissance de la loi de population, de ses conséquences, de ses
effets sur la conduite de l'homme et sur la morale ». Deux ans plus tard
paraissait son organe The Malthusian, devenu aujourd'hui The New Generation.
Depuis 1921 une autre société, non spéciflquement malthusienne, revendiquant la
base eugénique, s'est fondée sous l'action de la doctoresse Marie Stopes. Sans
s'appuyer sur la doctrine de Malthus, elle n'en aboutit pas moins par certains
côtés à la limitation des naissances. Son eugénisme ne peut se passer de
l'anticonception. Elle a un organe intitulé Birth Control News. Les Hollandais
et les Allemands suivirent l'effort anglais respectivement en 1879 et 1892, les
premiers avec énergie et un réel esprit pratique, les seconds sans élan et tout
à fait théoriquement. C'est seulement en 1895 que le mouvement néo-malthusien
s'avéra publiquement en France sous l'impulsion de Paul Robin qui avait été, en
Angleterre, un des premiers adhérents et militants de la Ligue fondée par le Dr
Ch.-R. Drysdale. Paul Robin avait préludé à cette action publique par des
tentatives auprès de ses amis de l'Internationale afin d'incorporer la
propagande néo-malthusienne au mouvement socialiste, par une adresse au Congrès
ouvrier de Marseille (1879), par des tracts répandus parmi ses amis, ses
élèves, ses correspondants, par une conférence aux socialistes et étudiants de
Bruxelles (1890), par l'installation, la même année, à Paris, d'une modeste
clinique de pratique anticonceptionnelle. Il ne rencontra auprès des leaders
sociaux qu'il fréquentait qu'indifférence, hostilité et sarcasmes. « Tu
entraves la Révolution » lui disait Kropotkine. « Tu ridiculises l'émancipation
du travail» lui écrivait James Guillaume. Et Elisée Reclus refusait d'insérer
ses articles néo-malthusiens sous prétexte que c'était là une question privée
et que, du point de vue général, la limitation des naissances n'était qu'une «
grande mystification ». Rien de plus curieux que l'attitude timorés de Benoît
Malon par exemple, ou méprisante de Lafargue, ou sarcastique de Sembat, etc.,
etc. En dépit de ces difficultés, il entreprit, après sa révocation comme
directeur de Cempuis, en 1895, une série de conférences sur la question de
population et la question sexuelle. Il agita les mêmes problèmes dans les
congrès socialistes, féministes, de libre-pensée, et dans les sociétés
savantes, notamment à la Société d'anthropologie. Voici un extrait du sommaire
de ses conférences : « Pour arriver au bonheur de tous, il faut : 1° Une bonne
organisation de la société humaine. Celle-ci n'a pu être réalisée par les
individus, en très grande majorité presque sauvage, des temps passés et
présents, Elle le sera par les générations prochaines ayant reçu : 2° Une bonne
éducation. De celle-ci, seuls auront tiré tout le profit possible, pour eux et
leurs semblables, ceux qui seront de : 3° Bonne naissance. Des expériences
sociologiques impossibles aujourd'hui dans notre état d'intérêts antagonistes,
de concurrence acharnée, de luttes, de divisions, de haines, seront faciles à
des gens de bonne volonté, ayant tous la même culture, basée sur le réel,
vivant dans l'abondance, dans un milieu d'intérêts concordants. - Bonne
éducation, c'est-à-dire exclusivement fondée sur les réalités scientifiques,
sur l'observation, l'expérience, la liberté, l'affection, tout à fait dégagées
des résidus métaphysiques. - Bonne naissance, de parents de bonnes qualités,
s'étant choisis en parfaite liberté et n'ayant enfanté qu'avec volonté bien
réfléchie. Le problème du bonheur humain a donc trois parties à résoudre dans
cet ordre et dans cet ordre seul : 1° Bonne naissance ; 2° Bonne éducation ; 3°
Bonne organisation sociale. Les efforts pour résoudre une partie du problème
sont en grande partie perdus tant que ces précédentes sont mal résolues. C'est
aux mères de résoudre la première. Toutes savent que c'est un grand malheur,
une grande faute, de mettre au monde des enfants qui ont des chances d'être mal
doués, ou de ne pouvoir, dans les conditions actuelles, recevoir la
satisfaction entière de leurs besoins matériels et moraux. Cette vérité est la
plus importante de toutes. Les femmes doivent savoir que la science leur
fournit les moyens efficaces et non douloureux de ne mettre des enfants au
monde que quand elles le veulent, et elles ne le voudront certainement alors
que dans des conditions telles que leurs enfants aient toutes les chances
d'être sains, vigoureux, intelligents et bons. Que toutes l'apprennent, les
inférieures aussi bien que les supérieures, De la sagesse, de la prudence, de
la volonté raisonnée de celles-ci, de l'heureuse abstention de celles là,
dépend d'abord leur propre satisfaction, puis la première, la plus importante
condition du bonheur de l'humanité. En un mot, la maternité doit être
absolument libre. Que le nombre des hommes diminue provisoirement ou
définitivement, peu importe. Mais que la quantité de tous marche résolument
vers l'idéale perfection.» En août 1896, Paul Robin fonda une Ligue de la
Régénération humaine, dont voici l'exposé des motifs : « Négligeant toute
condition imposée aux satisfactions sexuelles par les lois et les coutumes des
divers pays nous posons en principe : Que l'utilité de la création d'un nouvel
humain est une question très complexe, contenant des considérations de temps,
de lieux, de personnes, d'institutions publiques ; Qu'autant il est désirable,
aux points de vue familial et social, d'avoir un nombre suffisant d'adultes
sains de corps, forts, intelligents, adroits, bons, autant il l'est peu de
faire naitre un grand nombre d'enfants dégénérés, destinés la plupart à mourir
prématurément, tous à souffrir beaucoup eux-mêmes, à imposer des souffrances à
leur entourage familial, à leur groupe social, à peser lourdement sur les
ressources toujours insuffisantes des assistances publiques et de la charité
privée, aux dépens d'enfants de meilleure qualité. Nous considérons comme une
grande faute familiale et sociale de mettre au monde des enfants dont la
subsistance et l'éducation ne sont pas suffisamment assurées dans le milieu où
ils naissent actuellement. Nous ne contestons pas que certaines réformes et
améliorations permettront à la terre de nourrir plus tard un grand nombre
d'habitants ; mais nous affirmons qu'il est indispensable, avant de vouloir
augmenter le nombre des naissances, d'attendre que ces réformes aient été
exécutées et aient produit leur effet, et que, du reste, la préoccupation de la
qualité devra toujours précéder celle de la quantité. La Ligue se propose : 1°
De répandre les notions exactes des sciences physiologiques et sociales,
permettant aux parents d'apprécier les cas où ils devront se montrer prudents
quant au nombre de leurs enfants et assurant, sous ce rapport, leur liberté et
surtout celle de la femme ; 2° De lutter contre toute fâcheuse interprétation
légale ou administrative de la propagande humanitaire de la Ligue ; 3° Enfin et
en général, de faire tout ce qui est nécessaire pour que tous les humains
connaissent bien les lois tendancielles de l'accroissement de la population,
leurs conséquences pratiques, et les moyens de lutte scientifique contre
d'apparentes fatalités, afin qu'ils deviennent plus heureux et par conséquent
meilleurs.» La fondation de cette Ligue déchaîna la presse sportulaire qui
réclama des mesures légales pour interrompre son action. Elle n'en vécut pas
moins jusqu'en 1908. Pendant la période la plus active de son existence, de
1902 à 1908, Paul Robin fut secondé par quelques militants convaincus,
notamment par Eugène Humbert. Sous leur direction un combat admirable fut mené,
qui ne fut pas sans inquiéter les puissances gouvernementales. En 1908, une
scission malheureuse se produisit. Le périodique de Paul Robin, Régénération,
fut remplacé par Génération Consciente, que dirigeait Eugène Humbert,
Rénovation, édité par les ouvriers néo[1]malthusiens,
et le Malthusien, publié par Albert Gros. Le mouvement s'amplifiait. L'activité
néo-malthusienne, correspondant à la baisse du taux de la natalité, fut de
nouveau dénoncée comme dangereuse aux pouvoirs publics. Des poursuites furent
intentées, des condamnations prononcées. La guerre interrompit la propagande.
Sauf une tentative de G.Hardy (le Néo-Malthusien) faite pendant la guerre et
que la censure entrava, aucun effort n'a été possible depuis, et la loi du 31
juillet 1920, une des lois les plus scélérates qui aient jamais été
promulguées, interdit maintenant non seulement la propagande pratique
anticonceptionnelle, mais même toute littérature « contre la natalité » (!). La
propagande française provoqua des actions identiques en Espagne, en Italie, en
Belgique, au Portugal, en Suisse, en Amérique du Sud, etc. Elle ne fut pas
complètement étrangère à celle des Etats-Unis qu'illustrèrent les martyrs Moses
Harman et Id Craddock. Dans ce dernier pays, où la propagande théorique de
l'eugénisme et du néo-malthusianisme n'est pas prohibée, trois périodiques s'y
livrent aujourd'hui : The Critic and Guide, du Dr W.-J. Robinson ; The Birth
Control Review de Margaret Sanger et The Birth Control Herald, organe de la Voluntary
Parenthood League. En 1923, Margaret Sanger a pu, à New-York, installer des
cliniques où l'information anticonceptionnelle est donnée aux personnes
atteintes de maladie héréditairement transmissibles. Depuis, d'autres cliniques
s'ouvrent un peu partout, en se conformant aux lois des différents Etats et
généralement en se limitant strictement à un eugénisme assez étroit. Une
Fédération universelle des Ligues malthusiennes a été fondée en 1900, au
premier Congrès néo-malthusien. Un bureau international de secours fut
également institué pour soutenir les militants néo-malthusiens poursuivis, ou
condamnés. Ces deux institutions ont aujourd'hui disparu. Quel est l'avenir du
néo-malthusianisme comme doctrine et comme propagande? Il est bien hasardeux
d'exprimer une certitude à ce sujet. Il a pour lui un certain nombre de
partisans parmi les plus savants biologistes, sexologistes et économistes
étrangers. Beaucoup de personnalités qui poursuivent la réforme des mœurs
sexuelles dans un sens scientifique, positif, approuvent le « birth control ».
Havelock Ellis, Magnus Hirschfeld, Bertrand Russell, H.-G. Wells, etc. sont à
la tête de mouvements ayant d'étroits rapports avec le néo-malthusianisme. Il
est donc probable que la question reviendra, sous une forme ou sous une autre,
en dépit des lois et de la conjuration formée tacitement par toute la presse
pour étouffer la voix des néo-malthusiens. M. Mussolini lui-même en appelant
cyniquement les Italiens à conquérir le monde par l'afflux de leurs naissances,
appelle l'attention sur l'importance des problèmes que soulève la
surpopulation. Il est possible que cette surpopulation européenne et mondiale,
en rendant menaçantes, imminentes des guerres nouvelles et des famines, des
révolutions sanglantes et sans cesse renouvelées, amène les gouvernements
eux-mêmes, afin d'éviter des destructions effoyables, à prendre des mesures
pour modérer au moins l'accroissement de la popu nations et entre individus,
moins précaire la vie des travailleurs. Ces mesures favoriseraient, en dépit de
l'autorité elle-même, l'avènement de l'ère de prospérité générale et de bonheur
individuel rêvée par les rénovateurs sociaux. C. LYON. BIBLIOGRAPHIE (langue
française). - MALTHUS, Essai sur le principe de population. - J.-S. MILL,
Principes d'économie politique. - J. GARNIER, Du principe de population. -
Général BRIALMONT, De l'accroissement de la population. - G. DRYSDALE, Eléments
de science sociale. - Dr MINIME (Lutaud), Le néo-malthusianisme. - Alfred
NAQUET, Religion, Propriété, famille ; L'Humanité et la Patrie ; Anarchisme et
collectivisme ; Temps Futur. - Paul ROBIN, Le Secret du bonheur ; Pain, Loisir,
Amour ; Libre amour, Libre Maternité ; Malthus et les Néo-Malthusiens ;
Population et prudence procréatrice - Gabriel GIROUD, Population et
subsistances. Sébastien FAURE, Le problème de la population. - Dr Ch.-V.
DRYSDALE, Y a-t[1]il
assez de subsistances pour tous ? - Manuel DEVALDÈS, La chair à canon ; La
brute prolifique ; La famille néo-malthusienne ; La maternité consciente. - Dr
GOTTSCHALL, Valeur scientifique du malthusianisme ; La Génétique. - Gabriel
HARDY, Malthus et ses disciples ; La loi de Malthus ; Socialisme et néo[1]malthusianisme
; La question de population. - Jacques BERTILLON, La dépopulation de la France.
- Paul LEROY-BEAULIEU, La question de la dépopulation. - Elisée RECLUS, Les
produits de la terre. - Pierre KROPOTKINE, Champs, Usines et Ateliers. -
Fernand KOLNEY, La grève des ventres, etc.
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