Le communiste comme «modèle de
comportement» était un des principes-clés des cadres dirigeants du parti, en
particulier de Togliatti. Puisque la majorité de la population italienne était
fortement pétrie de moralisme catholique, il fallait faire attention à ne pas
causer de scandale, et, au contraire, le militant communiste devait devenir un
exemple à imiter, et sa maison devait être une «maison de verre». C'était en
général la réponse que donnaient les dirigeants du PCI à ceux qui leur
reprochaient de pécher par conservatisme dans le domaine de la morale sexuelle.
En outre, de nombreux éléments les poussaient dans cette direction : la
campagne harcelante des adversaires politiques, la recherche de la
bienveillance de l'Église, mais surtout la formation même de ses dirigeants
«historiques». Et il y avait là une longue tradition qui plongeait directement
ses racines dans les débuts de la formation du groupe de L'ordine nuovo qui,
vers la moitié des années vingt, réussit à surclasser la direction bordiguienne
et à s'imposer à la barre du parti précisément en concomitance avec la montée
du stalinisme en Russie. Paolo Robotti, dans une interview donnée à Arrigo
Petacco, a raconté que, dans le Faisceau de la jeunesse socialiste turinoise de
Borgo San Paolo, le problème de l'amour était très discuté. « Nous », reconnut
le beau-frère de Togliatti, « nous soutenions que l'amour avec une femme devait
commencer par le préliminaire d'un sentiment sérieux, sans brusquer les étapes,
même si cela comportait une longue période de chasteté. «Pas de rapport
physique sans amour», disait-on. Notre groupe était entièrement d'accord. »
C'est pour cette raison que ses militants étaient surnommés les «sanpaolotti» :
« Ceux qui nous critiquaient nous accusaient de vouloir constituer un Faisceau
de jeunesse de moines! », conclut Robotti.
Dans le second après-guerre,
la ligne togliattienne était de « normaliser » le plus possible les dirigeants
communistes afin que, dans leur vie quotidienne, se reflète l’idéal du «comme
il faut» du citoyen moyen italien, celui de la respectabilité
petite-bourgeoise. (À l’évidence, cela ne valait pas pour le secrétaire
général.) « Dans la morale populaire communiste », a écrit Aurelio Lepre, «
confluaient des éléments de la morale catholique. Accusés par les
démocrates-chrétiens d’être des ennemis non seulement de la religion et de la
propriété mais aussi de la famille, les communistes se défendaient en affirmant
eux aussi avec force les mêmes valeurs morales traditionnelles. » Mauro
Scoccimaro, par exemple, avait l’habitude de conclure ses discours par une
exhortation digne d’un annonciateur de l’Évangile : « Et faites, en vous
comportant avec droiture dans chaque acte de votre vie, que les autres puissent
vous montrer comme des exemples, avec estime, en disant de vous voilà un
communiste. »
Mais malgré l'attention et la
propagande harcelantes pour tenir unies les familles communistes, les familles
des militants et des dirigeants communistes continuaient à se défaire à un
rythme égal, ou peut[1]être
supérieur, à celui des autres couples italiens. Lorsque cela se produisait, le
couple était presque toujours appelé – d'abord le mari, évidemment, et ensuite
la femme – par un dirigeant qui faisait son petit sermon, avec l'invitation
finale à ne pas faire scandale et à recomposer la famille.
La communiste Carla Capponi
raconte que, quand il fut évident dans le parti que son mari avait une relation
avec une autre femme, elle fut tout d'abord exhortée discrètement et
affectueusement à « faire quelque chose » par les dirigeants Marcello Marrone
et Maria Michetti. Ensuite, étant donné qu'elle avait décidé de se séparer,
Aldo Natoli convoqua dans son bureau des Boutiques Obscures d'abord le mari,
puis elle-même, en les incitant tous deux à ne pas accomplir ce pas. « Vous
êtes un couple trop célèbre », dit-il plus ou moins à chacun des deux
protagonistes de l'attentat de la rue Rasello, en leur recommandant de ne pas «
faire scandale ».
Felicita Ferrero raconte dans
ses mémoires qu’elle avait convoqué le mari d'une militante, lui aussi
communiste, pour mauvais traitements infligés à sa femme : « Je terminai en lui
rappelant que l'épouse est la partenaire par excellence et que, quand un
communiste se comporte mal, le jugement négatif des gens retombe sur le parti.
»
Dans les cas où le «scandale»
se produisait à des niveaux moyens ou élevés du parti, c'était carrément
Togliatti en personne qui intervenait et discutait avec les «coupables» et avec
les «victimes» des trahisons. Il arriva, par exemple, qu'Alfredo Reichlin soit
convoqué dans le bureau de Togliatti quand tout le monde, à l'intérieur de
l'immeuble de la rue des Boutiques Obscures, commençait à s'intéresser aux
mésaventures de son mariage avec Luciana Castellina.
Vers le milieu des années
cinquante, le PCI diffusa parmi les adhérents un opuscule intitulé Les années
de notre vie et écrit par Marina (Xenia) Sereni. Ce petit livre obtint le prix
Prato en 1955 et devint presque une sorte de bible pour les jeunes militants.
La femme d'Emilio Sereni y racontait, en faisant alterner des pages de journal
et des lettres, sa vie et celle de son mari sur un ton d'admiration infinie
pour lui et pour le parti : une admiration qui avait son revers dans
l'humiliation de sa personnalité. Dans un commentaire de ce livre, Ambrogio
Donini écrivait :
Dans les dernières années de
sa vie, ses préoccupations, ses espérances, sa sérénité, sa certitude, furent
les mêmes qui transparaissent dans ces lettres [de Marina Sereni] : celles
d'une communiste, d'une militante athée, pour qui les plus hauts idéaux de la
vie s'identifièrent avec les affections d'une femme simple, d'une épouse, d'une
mère tendre.
Le livre de Xenia Sereni était
donc un exemple de l'attitude du parti par rapport aux femmes. D'une part, sa
ligne politique revendiquait – évidemment en paroles – une forte poussée
émancipatrice : on sollicitait des femmes une participation, en menant des
batailles pour l'égalité des salaires, pour la protection des ouvrières mères,
pour les services sociaux. De l'autre, cependant, elle réaffirmait le rôle
principal de la femme comme «épouse» et «mère fidèle», et elle rendait hommage,
toujours en paroles, à une famille «rénovée», mais sans faire quoi que ce soit
pour peser sur les usages, puisqu'elle adoptait au contraire intégralement les
modèles de comportement des masses paysannes et de la petite bourgeoisie. En
définitive, les femmes restaient pour le parti une force à conquérir et à
utiliser pour son renforcement comme organisation politique.
La
question féminine
Si depuis mai 1944 le PCI
répandait une image de la femme tirée de l'iconographie soviétique et qui
aurait dû être pour les femmes italiennes un idéal à atteindre, la «question
féminine» finissait, en fait, par se résumer aux initiatives de l'UDI, en
restant « à mi-chemin », ainsi que le rapporte l'ex-dirigeant communiste
Massimo Caprara, « entre l'assistance à l'enfance et la propagande
antifasciste, à l'exclusion rigoureuse de tout sujet épineux comme l'avortement
et le divorce ». Dans une interview de 1979, Felicita Ferrero mettait ce fait
en évidence :
Il y a des règles, celles de
la mise à l'écart de certains problèmes, qui valent encore maintenant. Les
femmes communistes, celles de l'UDI, ne sont pas allées au-delà des problèmes
des garderies d'enfants, etc. : elles n'ont jamais affronté un problème
essentiel. Seules les féministes, ces derniers temps, les ont poussées à oser
aller plus loin.
Étant donné que le PCI n'était
pas un parti révolutionnaire, bien qu'il continue à se définir comme tel, mais
un parti démocrate-bourgeois, la cohérence aurait voulu qu'il soit favorable à
accorder le droit de vote aux femmes. Et en effet, les femmes votèrent pour la
première fois dans l'histoire de l'Italie aux élections municipales de
mars-avril 1946, mais cela n'eut pas lieu grâce au PCI. Si, depuis lors, elles
purent mettre un X sur le bulletin de vote, elles doivent en être
reconnaissantes à la DC. Togliatti et les dirigeants communistes craignaient en
effet que les femmes s'expriment en masse pour les démocrates[1]chrétiens,
et ils se gardèrent bien par conséquent de soutenir cette cause.
Et il ne s'agissait pas
seulement d'une préoccupation due à un événement éphémère et à l'accaparement
des suffrages féminins de la part de la DC. Beaucoup de dirigeants communistes
ne désiraient pas en fait que les femmes obtiennent le droit de vote. Nous
savons, par exemple, que Togliatti exprima ouvertement sa pensée en 1944 et
qu'il tomba d'accord avec le cardinal Ottaviani pour refuser le vote des
femmes. La relation est de Massimo Caprara, témoin de l'entrevue, qui eut lieu
dans la luit de Noël 1944 chez Franco Rodano, entre le grand prélat et le chef
communiste :
Sont arrivés (…) deux prêtres,
dont l'un, plus compassé et ayant à l'évidence plus d'autorité, accepta sans
empressement de serrer la main que lui offrait Togliatti. C'était le cardinal
Alfredo Ottaviani, propréfet de la Congrégation du Saint Office, qui s'assit à
la table. (…) Je me rappelle que, à la fin, les deux interlocuteurs [Togliatti
et Ottaviani], éclairés par les textes canoniques, sur lesquels ils étaient
parfaitement d'accord, considéraient comme sage et opportune la ligne
consistant à refuser le vote aux femmes. Rita Montagnana, elle seule, dans cette
sainte assemblée se tenant près de la crèche, soutint ardemment le contraire.
Quelques mois plus tard, le
problème fut réglé, continue Caprara, « de façon positive par De Gasperi qui,
en Conseil des ministres, prit au dépourvu Togliatti, ministre de la Justice et
Garde des sceaux, qui fut contraint, obtorto collo, d'approuver le décret qui
donnait le droit de vote aux femmes pour les élections municipales imminentes,
décret dont les communistes se seraient volontiers passés, étant donné qu'ils
considéraient ne pas pouvoir compter sur l'électorat féminin ». Le secrétaire
d'alors du leader communiste Italo De Feo confirme que c'est bien le dirigeant
démocrate-chrétien qui voulut le vote des femmes : « Togliatti comprit qu'il
aurait été difficile de résister, ou bien il ne voulut pas résister. Il accepta
(…) en suscitant désaccords et perplexité dans le parti. »
Sept années après, lors des
élections du 7 juin, il y avait encore des communistes qui posaient cette
question à Togliatti : « Est-ce que cela a été juste de donner le droit de vote
aux femmes? N'aurait-il pas mieux valu ne pas donner le droit de vote aux
femmes? »
Pour parvenir à pénétrer dans
le monde féminin catholique, les communistes avaient, comme les
démocrates-chrétiens, constitué des organisations collatérales qui, d'une façon
ou d'une autre, cherchaient à s'adapter à leur mentalité. La plus importante,
comme on l'a déjà signalé, était certainement l'UDI, qui publiait sa propre
revue, Noi Donne.
Dans la seconde moitié des
années quarante et les premières années cinquante, le rôle de l'UDI, comme
celui des autres organisations de masse à forte présence communiste, fut
strictement subordonné aux campagnes politiques générales du parti, comme par
exemple la campagne contre l'OTAN et en faveur de la paix, ou cantonné dans les
luttes syndicales. En 1947, l'UDI organisa son second congrès autour du thème «
Pour une famille heureuse, paix et travail ». « De nombreux rituels du parti »,
a écrit un historien américain, « ne tenaient aucun compte des besoins des
femmes et continueraient à ne pas le faire dans les années suivantes. »
Dans la société italienne,
comme dans toutes les sociétés existantes, la subordination de la femme à
l'homme était en vigueur – et est encore en vigueur. Dans l'idéologie des communistes
italiens, cette subordination était en outre confortée par des éléments
symboliques propres à la figure de l'homme «travailleur d'avant-garde» ou
«combattant révolutionnaire», et il était donc naturel que ces «besoins
bourgeois» de la vie privée et de la sexualité, considérés comme dangereux par
l'ordre politico-moral du parti, soient attribués plus aux femmes qu'aux
hommes. C'est pourquoi, malgré l'exaltation formelle de l'égalité des sexes, le
rang hiérarchique de la femme dans le parti était l'exact reflet de celui
qu'elle avait dans la société.
Le PCI choisit délibérément de
ne pas remettre en cause les images conventionnelles de la féminité et l'on
peut affirmer qu'il était imprégné d'attitudes qu'il est possible de définir
tranquillement comme machistes. « Catholiques et communistes », ont écrit
Giovanni Gozzini et Renzo Martinelli, « partagent un humus culturel profond, de
marque traditionaliste et machiste, dont les prescriptions et les interdictions
dans le domaine familial ne représentent que la pointe émergeante la plus
manifeste et la plus voyante. »
Si l'on s'en tient au
témoignage de Felicita Ferrero, le machisme était profondément ancré dans le
PCI : « Le parti communiste a toujours été un parti machiste. (…) Après la
guerre, je demandai à Camilla Ravera, la rencontrant après une longue période
où je ne l'avais pas vue : «Où en sont les choses aujourd'hui dans le parti,
quant au rapport homme-femme?» Et elle me répondit : "Pire qu'avant"
». Selon Camilla Ravera, vingt ans de politique anti-féministe du fascisme
avaient eu des répercussions « sur la mentalité des hommes, y compris sur celle
des camarades ». À la question : « Et qu'a-t-on fait ou que fait[1]on
pour la changer? », Ravera répondit : « Rien ou très peu. »
Ce n'est pas un hasard s'il y
a eu très peu de femmes qui parvinrent à entrer dans le groupe dirigeant, et
celles qui obtinrent des postes de responsabilité le durent presque toujours à
des manifestations de favoritisme. Ainsi que l'a rappelé Felicita Ferrero :
Il suffisait d'observer
l'emploi des femmes dans le parti pour constater que l'imagination des
camarades dirigeants n'allait pas au-delà des bords de leur lit. Au sommet, il
y avait Rita Montagnana, la femme du secrétaire général du parti, et Teresa
Noce, la femme du vice-secrétaire. Si l'on descendait au niveau des comités
régionaux et des fédérations, il était très habituel de rencontrer des
responsables femmes qui étaient les épouses ou les «compagnes» de leurs
secrétaires respectifs ou d'autres dirigeants en vue.
Luigi Longo fit en outre
nommer dirigeante nationale des femmes communistes Rina Picolato qui, toujours
selon Felicita Ferrero, « n'a jamais été effleurée par la pensée que, dans
notre milieu, tout le monde faisait le lien entre sa carrière politique et surtout
sa relation notoire avec Luigi Longo ». Un autre exemple parmi tant d'autres :
quand Marco Vais devint directeur de l'Unità de Turin, sa femme devint
également responsable du travail parmi les femmes dans la Fédération.
Ainsi, comme l'ascension était
due à une concession «népotiste», la chute était aussi liée au même mécanisme.
C'est pourquoi, quand les femmes des dirigeants tombaient en disgrâce en leur
qualité d'épouses, elles perdaient également la place qui leur avait été
gentiment donnée dans la hiérarchie du parti. Alors que Togliatti et les
dirigeants du parti exhortaient les femmes à s'affirmer «par elles-mêmes» dans
le travail et dans la société, le parti et Togliatti lui-même évinçaient
cruellement les femmes «déchues» de leurs postes de responsabilité. Lorsque la
liaison entre Togliatti et Iotti devint officielle, Rita Montagnana fut
brutalement expulsée de toute charge officielle, et elle disparut de la scène
politique et l'histoire du parti. Teresa Noce, comme nous l'avons vu, perdit
son fauteuil à la direction du parti une fois répudiée par Luigi Longo.
L'attention que la presse
communiste consacrait aux femmes était proportionnée à la nécessité de se
procurer des voix. Quand il s'agit de préparer les listes pour les élections du
2 juin 1946, un débat s'instaura à la direction du PCI sur l'opportunité de
présenter deux listes de candidats : l'une constituée uniquement d'hommes, et
l'autre uniquement de femmes. Togliatti et Longo en voyaient l'aspect
immédiatement utilitaire, c'est-à-dire la possibilité de capter une partie des
votes des femmes laquelle, autrement, ne se serait pas portée sur les listes
communistes. D'autres y étaient opposés, mais évidemment toujours pour des
raisons électoralistes. Par exemple, Fausto Gullo objectait qu'il existait le
risque de ne pas trouver de femmes candidates dans certains collèges
électoraux. Au contraire, Teresa Noce exprima son opinion favorable, imprégnée
de ces conceptions nationales-populistes que le parti répandait à pleines mains
:
Si nous faisons des listes de
femmes pour la défense de la famille, ou de la moralité, ou pour la république,
et si nous réussissons à faire affluer un certain nombre de voix sur ces
listes, ce seront toutes des voix qui auront été arrachées à la Démocratie
Chrétienne.
On pouvait remarquer souvent
un ressentiment diffus des femmes à l'égard du fait que les camarades
sous-évaluaient le travail politique des militantes. Parfois, au contraire, il
existait la tentative des plus engagées de se conformer au modèle masculin qui
régnait dans le parti. Il pouvait ainsi arriver que ce soient les femmes
communistes elles-mêmes, comme par exemple l'ouvrière Negro, de Fiat, qui
exigent les contrôles les plus rigoureux sur la qualité du recrutement féminin
: « Il faut faire bien attention à la moralité des femmes parce que des
inutiles il y en déjà trop ». Ou bien il arrivait qu'une paysanne communiste,
s'étant rendue à Bari pour une réunion, soit vivement « critiquée par les
autres femmes, parce qu'elle était allée au café avec un jeune camarade ».
Les femmes communistes
vivaient la contradiction entre la propagande, qui étalait une idéologie
d'émancipation, et des mœurs, celles-là même des conventions sociales
traditionnelles, qui persistaient à les maintenir subordonnées aux hommes en
général et à leurs hommes en particulier. Cette contradiction, avec ses
répercussions immédiates sur la conception de l'amour, de la sexualité, du
mariage et de la famille, était transfigurée ou mystifiée par l'idéologie
officielle du PCI grâce à un renvoi opportun aux caractères «oppressifs» et
«corrupteurs» de la société capitaliste.
En effet, la question féminine
ne figurait certainement pas parmi les questions considérées comme
fondamentales par le PCI pour son action dans la société. En 1954, l'UDI avait connu
un certain succès, avec plus de 3 500 cercles locaux et plus d'un million
d'adhérentes. Elle se battait pour la construction de crèches et pour l'égalité
salariale. Mais, en tout cas, le PCI ne s'adressait pas seulement à la femme
prolétarienne mais à toutes les femmes de la population, à quelque couche
qu'elles appartiennent : « Nos vœux de paix à toutes les femmes italiennes,
riches et pauvres, bourgeoises et prolétaires », proclamait l'Unità pour la
fête des femmes en 1951.
Souvent, « au niveau local,
l'union des femmes était (…) critiquée parce qu'elle allait trop loin, comme
quand à Modène, par exemple, elle demanda la fin de l'esclavage de la «reine de
la maison», inscrite dans la domination masculine traditionnelle, et qu'elle
revendiqua des cuisines collectives, des appareils électroménagers pour
économiser le travail, des crèches communales et des garderies d'enfants à la
sortie de l'école. Pour le parti, il était beaucoup plus facile de faire appel
aux femmes sur la base de leurs fonctions de mères et d'épouses que de mettre
en discussion l'ordre familial traditionnel. »
En 1952, l'Unità pouvait
s'enorgueillir d'une page hebdomadaire consacrée à la femme, mais, comme l'a
avoué Paolo Spriano de nombreuses années plus tard, « elle était écrite par les
rédacteurs de la troisième page, tous des hommes ». L'historien officiel du
parti ajoutait aussi que : « Il n'y avait même pas l'ombre d'un intérêt pour
les sujets concernant la libération de la femme. La page était constituée de
services sur les conditions des travailleuses, de rubriques de mode, de
conseils du gynécologue et du pédiatre, de recettes de cuisine. Le machisme
était dominant, mais aussi la pruderie. La question de la sexualité (…) était
taboue. »
Togliatti lui-même reconnaîtra
en 1956 que le parti ne s'était pas beaucoup engagé sur le plan de
l'émancipation de la femme. Dans le rapport au VIII° Congrès, la politique
féminine communiste fut soumise à une révision critique : et le bilan était
négatif. Le secrétaire général parla « de duplicité dans la conduite d'ensemble
du parti ». « On a dû lutter dans le parti lui-même », affirma-t-il, « contre
la persistance de préjugés réactionnaires et même contre la négation pure et
simple qu'une organisation de masse féminine doive exister et ait ses tâches
spécifiques. Ce qui apparaît, c'est la vision d'un parti qui approuve les
choses justes, mais aussi d'une fraction du parti qui ne les fait pas, qui fait
des choses erronées. S'agit-il seulement de négligence ou d'incapacité, ou bien
s'agit-il d'absence, même si elle n'est pas déclarée, d'adhésion à la ligne
politique? »
On peut se demander s'il
aurait pu en être autrement, étant donné les conceptions exprimées par
Togliatti lui-même et par tout le groupe dirigeant du parti. Le PCI ne pouvait
pas s'engager davantage en faveur des droits de la femme quand précisément la
majeure partie de ses dirigeants continuait de penser que la place de la femme
était celle de l'épouse-mère et près du foyer. Il ne pouvait certainement pas
lutter avec une plus grande efficacité pour une réelle émancipation de la
femme, puisqu'il ne reconnaissait pas dans la morale, dans la famille et dans
les mœurs traditionnelles, les chaînes qui perpétuaient la condition de
subordination de la femme.
La
macération du corps
Pour le PCI, qui voulait
conquérir la confiance du Vatican, il était essentiel d’éviter dans tous les
cas d’alimenter l’idée que les communistes favorisaient la diffusion de
l’immoralité et de la liberté sexuelle. Dans ce domaine, le parti ne devait pas
faire beaucoup d’efforts, puisque, en matière de morale, il était très éloigné
de celle que l’on pourrait définir comme une morale laïque. Le PCI, en effet,
imposa aux militants « une éthique sexuelle très sévère ». « Entre les «rouges»
et les «blancs» », a écrit un communiste repenti, « en dehors des ressemblances
dans les rites et les liturgies, il y avait une profonde symbiose de jugement,
et plus encore de sentiment, quant aux valeurs qu’ils plaçaient à la base de la
vie morale. On peut dire que tous les comportements considérés comme coupables
et immoraux par les catholiques suscitaient également la réprobation des
communistes. »
Chez la masse des militants
communistes, il n'y avait pas de place pour des revendications qui pourraient
menacer la conception austère qui était professée, celle des «devoirs» et des
«responsabilités» : « Les valeurs du patrimoine populaire commun, qui était
partagé avec les catholiques, restaient intangibles. Jamais les communistes
n'auraient soulevé directement des questions comme celles du divorce et de
l'avortement. » La morale sexuelle des communistes italiens était en effet
alimentée par une forte charge de phobie sexuelle et centrée sur des éléments
de traditionalisme. Le puritanisme et le bigotisme qu'ils affichaient, ainsi
que leur attitude obscurantiste à l'égard de la morale en général, n'étaient
pas dus seulement à l'exigence politique d'affronter les calomnies de leurs
adversaires, mais ils étaient aussi, et surtout, l'héritage d'une tradition que
le mouvement avait assimilée, et qui se conjuguait en Italie avec la culture
populaire catholique.
Dans le monde catholique, de
même que dans celui des communistes italiens, l'idée de l'amour physique était
souvent recouverte d'un voile pudique. Et, dans tous les cas, elle était soumise
au crible de canons rigoureux, qui en «justifiaient» l'existence, mais qui la
confinaient cependant dans le domaine du «sérieux», du sens de la
«responsabilité» et de la «discrétion» : les anciens canons de la culture
populaire paysanne et petite-bourgeoise qui aboutissaient, en fin de compte, à
l'éthique conventionnelle de l'institution du mariage.
Toutes les manifestations de
«libertinage» étaient considérées comme radicalement détestables et
incompatibles avec le fait d'être militant communiste. C'est avec un langage
tout à fait catholique que l'on dénonçait les traits d'«hédonisme» et de
«superficialité», en les accusant d'avoir des effets de désordre sur la
conscience morale des individus. Sur ce sujet, le jugement des communistes
consistait à attribuer à la tradition du capitalisme des tendances libertines,
des tentations et des pratiques hédonistes, des passions «folles» et des
«vices» de la chair. C'est précisément aux mœurs «bourgeoises» qu'était
assignée la responsabilité principale de cette corruption envahissante. On
déduit de cela que, si le PCI manifestait des attitudes anticapitalistes, il ne
le faisait pas pour aller au-delà du capitalisme, mais pour revenir à des
positions que le capitalisme lui-même, dans son avancée, avait dépassées, et qui
ramenaient l'amour physique essentiellement à l'amour familial.
De toute façon, le
comportement des fonctionnaires du parti, bien que confiné à l'intérieur d'une
moralité «sérieuse» qu 'il fallait étaler complaisamment à l'extérieur, ne
différait pas de celui de la majorité de la population italienne. Un
fonctionnaire de Grossetto, Enzo Giorgetti, nous en donne un tableau savoureux,
en racontant la vie de parti en province dans les années cinquante, :
La vie que nous menions, nous
les fonctionnaires du parti, était une vie de prêtres rouges, ainsi que
Bianciardi nous appelait. Et la fédération était un couvent. De temps en temps
nous en sortions pour aller faire des prêches dans les villages et dans les
sections. Mais la vie sociale, la vie normale des gens, nous échappait. Et
même, nous n'en savions rien. (…) Des prêtres au couvent, avec cette différence
qu'une fois par semaine, nous allions, tous ensemble, au bordel (…). Ceux qui
refusaient d'y aller étaient des femmelettes. Ceux qui voulaient y aller seuls
et non en groupe, des sociaux-démocrates. Et je me souviens d'un accrochage
sérieux entre moi et le premier secrétaire de la fédération de la jeunesse :
nous étions tous les deux des clients passionnés, à part le fait que lui, il
s'était inventé une théorie selon laquelle un dirigeant ne devait pas se faire
voir. Il devait y aller, mais dans le salon privé, et non parmi les masses.
Moi, au contraire, jeune communiste plein d'ardeur, je soutenais que nous
devions tous aller dans la salle commune. Nous fîmes des réunions sur ce sujet
et nous eûmes aussi des disputes. En fin de compte, c'est moi qui gagnai, de
sorte que la salle de la via dei Barbieri se transforma en succursale du parti
et qu'il y avait des dirigeants qui te demandaient : « As-tu apporté les
coupons des cartes? As-tu lu mon rapport, qu'en penses-tu? » Avec une vie de ce
type, comment aurions-nous pu nous trouver une fille? Nous étions toute la
journée à la fédération, le soir à faire des réunions dans la province et,
c'était un conseil, avec un comportement d'une grande intégrité, comme on te le
disait à la fédération. C'est pourquoi, quand bien même tu tombais sur une
camarade que, excusez l'expression, tu te serais faite volontiers, tu ne
pouvais pas y toucher parce que tu étais fonctionnaire et que la moralité était
absolue.
Si parfois, à l'intérieur du
parti, on passait sur l'infidélité pré-matrimoniale, on ne transigeait pas en
revanche sur l'infidélité conjugale. Parmi de nombreux exemples possibles, le
procès-verbal d'une réunion de cellule dans la région de Padoue, concernant
l'exclusion du parti d'un militant «pour cause d'immoralité», semble
significatif. Dans l'énumération de ses défaillances, on n'omettait pas
d'observer : « Il semble également qu'il n'ait pas toujours été cohérent à
propos de ses devoirs conjugaux et qu'une raison déterminante de sa faute ait
été une aventure extra-conjugale. »
L'organe de la direction du
parti, Propaganda [La Propagande], pouvait parfois être confondu avec une
publication cléricale, étant donné le ton employé dans le traitement de la
question morale et du comportement personnel :
Dans la société capitaliste,
l'amour libre signifie la liberté de ne pas prendre l'amour comme un engagement
sérieux et durable, la liberté de renoncer à mettre au monde des enfants, la
liberté de faire de l'amour un moyen de plaisir et de désordre moral.
Un autre communiste, Mario
Alighiero Manacorda, écrivait :
Voici pour l'amour et la
famille : la moralité sociale « ne reconnaît comme normale et moralement
justifiée que cette vie sexuelle qui est fondée uniquement sur un amour
réciproque et qui se manifeste dans la forme de la famille. »
Il pouvait arriver que le
comportement trop désinvolte des jeunes filles à l'égard de l'autre sexe soit
l'objet de réprobation. Ainsi, par exemple, si un journal catholique de Novara,
au moment de la Libération, blâmait la familiarité excessive de beaucoup de
filles lors de l'accueil des troupes alliées, La Lotta [La Lutte], l'organe de
la Fédération communiste de cette ville, prenait exactement la même attitude
moraliste en les avertissant : « Rappelez-vous qu'il y a encore des ciseaux et
des tondeuses en circulation! », allusion à la punition à laquelle avaient été
soumises les femmes qui avaient collaboré avec les fascistes et les Allemands.
Le billet communiste fut considéré comme si réactionnaire qu'il provoqua la
colère de l'Administration militaire alliée, qui obligea le périodique
communiste à publier dans son numéro suivant, dans un texte bilingue, les
excuses adéquates.
Ce moralisme vigoureux, qui
faisait partie intégrante du bagage culturel du PCI, était présenté comme un
fait de « moralité traditionnelle ». Togliatti lui-même, en juillet 1946,
manifestait des accents de préoccupation à l’égard de la « désagrégation morale
» du pays, du développement du vice, de la corruption et de la prostitution.
Certains militants, qui
avaient vécu la rude expérience des partisans, subirent une désillusion
cuisante quand ils reprirent contact avec leurs désormais «anciennes» camarades
communistes qui rentraient en Italie après un long exil. Avec quelque
ingénuité, ils avaient pensé retrouver chez elles un souvenir du glorieux
passé. Ils découvrirent au contraire que dans leurs discours, en plus de la
défense fréquente de la famille, elles étaient parfois enclines à faire la
morale aux filles avec les mêmes termes qu'utilisaient leurs mères catholiques.
« Ne perds pas ton temps », recommandait par exemple Nadia Spano, une des
responsables féminines après la Libération, aux plus jeunes qui affrontaient
des mésaventures amoureuses. « Plus que des révolutionnaires », a rappelé Carla
Capponi, « elles nous apparaissaient comme de braves ménagères. » Vie Nuove
était aussi pudique que la presse «bourgeoise» ou que des hebdomadaires pour
les femmes comme Alba o Gioia [Aube ou Joie].
Les jeunes hommes communistes héritèrent très
rapidement du moralisme des plus anciens. Le secrétaire de la Fédération de la
jeunesse communiste, Enrico Berlinguer, était d'avis qu'il était nécessaire
d'affirmer avec force la supériorité de son parti dans le domaine de la morale.
En mai 1947, présidant les travaux d'une conférence nationale du PCI, il
discourut sur le thème : Le PCI pour l'avenir et l'unité des nouvelles
générations, en affirmant : « Nos jeunes filles devront porter la plus grande
attention aux problèmes économiques et sociaux des jeunes ouvrières et
étudiantes, et à la lutte contre la corruption et la désagrégation morale,
ainsi que contre la presse pornographique. » Il invitait par conséquent les
jeunes filles communistes à faire preuve de cette personnalité « qui s'exprime
également dans la moralité et dans l'esprit de sacrifice dont les traditions
italiennes sont riches, les traditions d'Irma Bandiera et de Maria Goretti. »
Il est bon de rappeler que, le
27 avril 1947, Maria Goretti avait été béatifiée par Pie XII de manière
solennelle et fastueuse, au cours d'une cérémonie à laquelle 16 mille jeunes de
l'Action Catholique avaient participé. Les hommages réservés par Berlinguer à
la sainte Maria Goretti, qui avait été choisie par l'Église comme symbole de sa
campagne pour la réaffirmation de la valeur de la virginité féminine, ayant été
probablement considérés comme un peu excessifs (l'idée était qu'ils auraient pu
être critiqués par une partie de la base communiste), l'Unità les censura dans
le compte rendu de la conférence de la jeunesse.
Si le pape avait tonné, dans
son exaltation de Maria Goretti, contre les « corrupteurs, conscients et
volontaires, du roman, du journal, de la revue, du théâtre, du film, de la mode
impudique! », le jeune Berlinguer, pour ne pas être en reste, fustigea lui
aussi, le 22 mai suivant, la corruption, la désagrégation morale et la presse
pornographique. Il ne faut pas oublier que, lors du mois précédent, le Traité
du Latran avait été voté par les communistes. Berlinguer s'en tenait donc
strictement à la ligne du parti, en la traduisant sous forme de morale
chrétienne à l'usage des plus jeunes.
Pour le jeune Berlinguer,
comme pour les catholiques, la virginité avant le mariage devenait une valeur à
défendre et, pour confirmer sa prise de position, il montra en exemple les
jeunes filles russes qui « n’ont presque jamais de rapports intimes avec les
hommes avant le mariage ». Renato Guttuso lui fit écho en disant : « L'URSS est
finalement le Pays où les jeunes femmes vont encore vierges à leur mariage. »
Dans l'immédiat après-guerre,
même les dessins animés furent considérés comme non conformes à la morale
courante. Selon les paroles d'Umberto Barbaro :
Dans le dessin animé
américain, les attitudes des animaux et en particulier leurs répliques, les
intonations et les timbres de voix, possèdent tous une grâce minaudière qui
donne une note vaguement érotique à tout le film; chose certainement déplacée,
selon moi, et qui devrait répugner à tout honnête homme. Au contraire, La loi
du grand amour est emplie de cette grande et saine propreté morale, d'esprit
poétique, qui sont de belles caractéristiques des films soviétiques. Et les
bandes dessinées non plus ne passèrent pas indemnes au crible de la critique
moralisante communiste, parce qu'elles reproduisaient fréquemment de
dégoûtantes « exhibitions de seins et de hanches », et que les filles,
constamment présentes dans ces publications, étaient montrées « en culottes
trop courtes et en soutien-gorges minuscules ».
Emilio Sereni ne laissa pas
échapper l'occasion de faire remarquer, au parlement, que « de nombreux films
soviétiques étaient particulièrement réclamés par les patronages catholiques
parce qu'ils étaient parmi les rares films qui excluaient systématiquement tout
attrait pornographique ».
Cette pudeur affichée et ce
moralisme fourbu n'étaient pas particuliers aux communistes, mais avaient
contaminé jusqu'à certains «compagnons de route». L'homme de lettres Luigi
Rosso, par exemple, en republiant – dans un recueil dont il s'était occupé et
qu'il avait intitulé Sonnets burlesques et réalistes des deux premiers siècles
– un sonnet de Rustico di Filippo qu'un spécialiste, Aldo Francesco Masera,
avait intitulé dans une édition précédente Propositions phalliques à une fille,
qui n'est pas vieille fille, changea le mot «phalliques» en «obscènes» afin de
« ne pas se rendre complice d'une excitation excessive des imaginations ». Et
ce fut le même Luigi Rosso qui, en 1953, au retour d'un voyage en Russie, se
félicita d'y avoir trouvé « dans la vie amoureuse-sexuelle (…) plus de pureté
et de simplicité que dans nos pays occidentaux ».
Même la maison d'édition
Einaudi, soutien culturel du parti, manifestait des préoccupations imprégnées
de moralisme et de pudibonderie. En donnant à l'impression le livre Le métier
de vivre de Cesare Pavese en 1952, elle supprima préventivement non seulement
des références à des personnes encore vivantes, mais aussi des passages jugés
«immoraux» comme celui-ci :
Dans la vie, il arrive à tout
le monde de rencontrer une salope. Et à très peu de connaître une femme aimante
et honnête. Sur cent, 99 sont des salopes.
En janvier 1991, Giulio
Einaudi, dans une interview au quotidien La Repubblica [La République], déclara
qu'il préférait encore la première édition «épurée», par les soins d'Italo
Calvino et Natalia Ginzburg, à l'édition intégrale sortie seulement en 1990. La
réflexion communiste sur ceux que l'on peut définir comme les grands sujets de
la sphère privée restait encore résolument traditionaliste, ainsi qu'on peut le
remarquer avec netteté dans un écrit d'Edoardo d'Onofrio, un des textes les
plus significatifs qui puissent être lus sur ce thème : (…)
Le premier grand combat d'un jeune communiste
réside dans le choix et dans la conquête de l'amour vrai contre l'amour
commercialisé, qui obéit à des considérations d'intérêt capitaliste. Le second
grand combat d'un jeune communiste réside dans la préservation de l'amour vrai,
ainsi conquis, de toute attaque de la société actuelle, de tout dénigrement,
parce que la société actuelle, avec ses intérêts et avec ses saletés, est
toujours aux aguets, prête à faire rentrer dans son cadre toute tentative de
fuite, tout acte de rébellion. Pour faire cela, il n'y a qu'un seul moyen :
avoir conscience des facteurs sociaux qui empêchent le bon et libre choix dans
l'amour, dans le mariage, et la réalisation de l'amour vrai.
Dans ce même texte, ressort
aussi la préoccupation fondamentale de valoriser l'amour «régulier» ou
institutionnalisable, celui qui trouve son évolution naturelle dans une
structure définitive et stable, à savoir le mariage. Amour entendu comme
rencontre libre de sentiments, mais «sérieux», conjugal. En effet, continuait
d'Onofrio, « choisir le mariage d'amour (…) signifie vouloir créer une famille
fondée sur l'amour et non l'intérêt ».
On est loin des communistes
immoraux, partisans de l'«amour libre» (lire : liberté sexuelle), qui auraient
l'intention d'abolir le mariage et de détruire la famille! On est bien loin des
communistes qui se livrent au libertinage! Pour les communistes, il y aurait
toujours eu ce principe que l'on ne peut éluder, ce principe qui correspond à
une habitude de responsabilité politique, « de ne pas s'abandonner à l'instinct
sexuel et donner libre cours au caprice et à l'animalité », mais de conquérir,
en luttant contre la société capitaliste, «l'amour vrai» et choisir un «mariage
d'amour».
La condamnation sans appel de
la sexualité, abhorrée en tant que force de perversion générée par des
instincts «animaux», et la valorisation simultanée de l'amour conjugal, étaient
au fond certainement rationnelles eu égard au modèle du mariage indissoluble et
donc à une vision de la famille qui, au-delà du langage utilisé pour
l'illustrer, était très semblable à celle de la famille catholique,
dispensatrice de grâce et formatrice de valeurs, invoquée par Pie XII et par
l'Action Catholique.
À la base du PCI, le soin
consacré à la protection de la pudeur et la préoccupation de ne pas s'exposer à
des manifestations de licence, étaient parfois si intenses et vifs qu'ils
conduisaient les militants à s'aligner, en réalité, sur les positions d'un
moralisme qui considérait comme inconvenantes et «dangereuses» les rencontres
fréquentes et la promiscuité des sexes. « Cela semble aujourd'hui incroyable »,
a écrit Gian Carlo Marino, « mais même en matière de fêtes et de bals, et en
raison des effets négatifs qui auraient pu en découler sur la correction et la
moralité des comportements, on cultivait dans certaines sections communistes
des idées semblables à celles de certains vénérables hommes d'Église. »
En 1947, le cardinal Giuseppe
Siri et l'évêque Egisto Domenico Melchiori condamnèrent publiquement la danse
pour raison de licence. Eh bien, leurs préoccupations pastorales étaient partagées
par de nombreux représentants du groupe dirigeant communiste, y compris à
Bologne la rouge, où l'alarme avait été sonnée par Ruggero Grieco qui « avait
remarqué l'habitude des jeunes de donner aux manifestations un ton typiquement
bourgeois » :
En effet, dans les salles de
bal où se réunissent nos jeunes garçons et filles, on voit tout à coup les
lumières s'éteindre, ou baisser et devenir bleues, et alors il se produit des
orgies et des chahuts. Tout cela est certainement cause d'une mauvaise éducation,
d'une mauvaise orientation politique, et nous ressentons aussi en Émilie ce
fait grave qui représente un obstacle à l'éducation des jeunes; c'est pourquoi
je ne voudrais pas que, en livrant les jeunes à eux-mêmes, ce danger devienne
carrément un moyen d'administration ordinaire.
Ruggero Grieco faisait partie
de ce groupe dirigeant communiste qui s'était approprié inconsciemment
l'idéologie morale conservatrice, mais il faut dire que des observations
inquiètes analogues étaient présentées aussi par de simples ouvriers comme, par
exemple, par un certain Luigi Brunetti, de Turin, qui avait considéré pouvoir
caractériser dans le laxisme moral des jeunes, qui s'adonnaient à un sport «peu
sain» et à des fêtes dansantes étourdissantes, tout bonnement une des causes de
la défaite électorale du 18 avril 1948.
Cet argument sera repris, avec
une charge de moralisme contenue avec peine et avec de nets accents pudibonds,
par la députée Luciana Viviani, dans un discours qu'elle tint au parlement sur
la question de la jeunesse, et dans lequel elle montrait du doigt l'incapacité
de la politique gouvernementale à offrir aux générations nouvelles, pour les
défendre contre les dangers de l'hédonisme envahissant, « des sports sains et
des activités saines à caractère récréatif et éducatif ».
Seuls quelques militants
isolés comme l'intellectuel Paolo Fortunati et le fonctionnaire de Bologne
Masetti refusaient énergiquement ces préoccupations : « Si les jeunes veulent
la pénombre, laissons-la leur, c'est au fond une chose sentimentale, pourquoi
l'empêcher? ». Mais elles étaient cependant partagées par l'ouvrier de Bologne
Gastone Biondi, qui demandait carrément que le parti se préoccupe de mettre en
place un «service de surveillance» afin d'empêcher les «dégénérescences bourgeoises»
(lire : les manifestations de licence) des fêtes sociales organisées par les
sections. « Les camarades adultes doivent être au milieu des jeunes afin de les
surveiller et de les guider. »
Mais cette attitude communiste
puritaine était plus accentuée encore dans le Sud, où l'arriération se faisait
sentir lourdement. Qui ne se rappelle le film Divorce à l'italienne de Pietro
Germi, qui montre une soirée dansante dans une section du PCI sicilien où ne
dansaient que les hommes entre eux, alors que les femmes étaient exclues de la
fête. Avec une fine ironie, le metteur en scène fait dire hors champ au speaker
que, près du cercle, on enregistrait un progrès, « d'accord, un progrès encore
lent, et même très lent… mais qu'il est impossible d'enrayer, comme on dit… »
À l'époque de Mario Scelba, on
prit des mesures de moralisation des plages d'Italie à cause des femmes qui ne
voulaient pas comprendre « qu'à la mer, on ne se déshabille pas ». Et encore en
1957, le journal Paese Sera [Le Pays du Soir], soutien du PCI, écrivait :
Cette année, nous ne verrons pas de bikinis
sur les plages. Le bikini était déjà moribond l'année dernière, et maintenant
il est tout à fait mort. Tous les créateurs de modèles de maillots de bain ont
obéi à la volonté des femmes de ne plus se montrer sur le bord de mer comme des
indigènes de Polynésie; c'est[1]à-dire
que les femmes ont compris qu'on ne se déshabille pas à la mer, mais qu'on
s'habille avec des vêtements adaptés à la mer. Et les dames ne sont pas
arrivées à cette conclusion parce qu'elles en ont été obligées par la police
des mœurs ou réprimandées par les sermons du curé, mais en raison de leur bon
goût.
La nudité était redoutée comme
corruptrice des coutumes et de la morale, et cette conception était tellement
ancrée chez les dirigeants communistes que, se souvient Paolo Spriano, dans
l'immédiat après[1]guerre,
(…)
une fois, le secrétaire de la
fédération turinoise du PCI, Mario Montagnana [beau-frère de Togliatti], qui
était le plus puritain de tous, voulut consulter Calvino, Pavese et le
soussigné, pour savoir si nous, les intellectuels, considérions comme
nécessaire que l'Unità publie toujours en troisième page des photos de filles
plantureuses et un peu dévêtues (à la manière très chaste de l'époque).
À la fin des années quarante,
Gillo Pontecorvo publia dans Pattuglia [La Patrouille] un dessin humoristique
au centre du journal qui montrait un beau derrière féminin qui débordait d'un
maillot tombant en lambeaux, tandis qu'un jeune garçon demandait : «
Mademoiselle, savez-vous que vous avez un trou au milieu du derrière? ». Quand
Togliatti vit ce dessin, il fit un bond sur son siège, appela le futur metteur
en scène et lui passa un bon savon, et peu après il le remplaça par Ugo
Pecchioli.
Il y a aussi un autre aspect
de la sexualité par rapport auquel les communistes s'étaient alignés sur la
morale catholique la plus rétrograde et la plus réactionnaire : l'aspect
relatif à l'homosexualité. Il y avait des sanctions immédiates pour ceux qui
avaient transgressé les indications morales hétérosexuelles du parti. C'est ce
qui arriva à Pier Paolo Pasolini, qui fut exclu du PCI en 1949 pour avoir
reconnu les faits face à des accusations d'actes obscènes dans un lieu public
et de corruption de mineurs. Le 26 octobre 1949, le Comité directeur de la
Fédération communiste de Pordenone expulsait le poète du parti pour « indignité
morale et politique ». L'édition locale de l'Unità répondait aux «insinuations»
du Messagero [Le Messager] vénitien et du Gazzettino [La Gazette] en annonçant
le renvoi de Pasolini et en l'abandonnant donc à la «faute» et au
«déviationnisme» intellectuel alimenté par des lectures d'auteurs «bourgeois»
et «décadents».
Un fonctionnaire de la
Fédération d'Udine écrivait dans l'Unità : « Nous saisissons l'occasion qui
nous est donnée par des faits qui ont entraîné une grave mesure disciplinaire à
l'encontre du poète Pasolini pour dénoncer encore une fois les influences
délétères de certains courants idéologiques et philosophiques des divers Gide,
Sartre, et d'autres poètes et hommes de lettres décadents, qui veulent se
donner des airs progressistes, mais qui en réalité rassemblent les aspects les
plus nocifs de la dégénérescence bourgeoise. » Et, lors de la même année,
Giulio Trevisani définissait, dans le journal du parti, Jean-paul Sartre comme
« le philosophe des invertis ». L'homosexualité était considérée comme une
faute si grave que, l'année suivante, Togliatti injuria l'écrivain français
André Gide, en l'invitant « à s'occuper de pédérastie, dont il est un
spécialiste », tandis que le petit journal de Berlinguer Gioventù Nuova [La
Nouvelle Jeunesse] accusait Sartre d'être « un laquais dégénéré de
l'impérialisme, qui se complaît dans la pédérastie et l'onanisme ».
Parmi la base communiste, la
«différence» était aussi un motif de condamnation. En 1952, par exemple, dans
un travail sur sa section d'appartenance, un élève de l'école centrale de
Bologne décrivait en ces termes le cercle paroissial local : « Ce cercle n'est
pas moralement très bon, il y a quelques pédérastes connus de tous qui le sont
devenus dans ce milieu et qui continuent de le fréquenter. »
Dans ce moralisme pudibond
affiché, il advenait cependant que certains trébuchent sur un accident assez
peu sympathique comme celui qui est arrivé à l'avocat Giuseppe Sotgiu,
ex-député à la Constituante et représentant connu du parti, et considéré de
plus comme un des champions de la «moralité». Il avait également écrit un petit
livre intitulé L'État et le droit en Union Soviétique, dans lequel il avait
exalté la pureté et la moralité de la famille russe, qu'il opposait à la
famille américaine dégénérée. En définitive, le stalinisme avait fait naître en
Russie une famille-modèle et il avait banni l'amour libre.
En mars 1954, le brillant
pénaliste avait pris la défense du journaliste Silvano Muto, qui était
poursuivi en diffamation par Ugo Montagna, marquis de San Bartolomeo, pour ses
reportages sur la mort de Wilma Montesi, décédée lors d'un festin érotique
auquel aurait participé un des fils du ministre démocrate[1]chrétien
Attilio Piccioni. Au cours du procès, Sotgiu avait stigmatisé ceux qui
organisaient des orgies scandaleuses et il avait tonné avec une grande
véhémence contre le milieu corrompu dans lequel Anna Maria Moneta Caglio, une
amie de la morte, avait vécu avec une désinvolture insouciante jusqu'à peu
auparavant.
En novembre, les enquêtes de
la police, que celle-ci était en train de mener sur un cas analogue à celui de
Montesi, tombèrent par hasard sur les habitudes de la vie privée de l'avocat en
question, et l'on découvrit qu'il aimait assister, parfois avec d'autres
personnes, à des exhibitions érotiques de sa femme (elle aussi une militante du
parti) avec des jeunes hommes dans une maison de rendez-vous. Étant donné que
l'un de ces jeunes était mineur, les époux Sotgiu furent poursuivis pour
«instigation à la prostitution et complicité».
L'avocat se démit de toutes
ses charges publiques – il était aussi président de la Province de Rome – et
disparut avec son épouse pour un certain nombre d'années. Le PCI se garda bien
de prendre sa défense : après l'avoir suspendu de toute charge et activité de
parti, il publia à la hâte des communiqués pour prendre ses distances avec ce
camarade et pour affirmer que la vie privée de Sotgiu devait être jugée
distinctement de sa vie publique.
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