[Rédigé en anglais
sous le pseudonyme de J. Harper / Living Marxism, novembre 1938] [Texte paru en anglais dans LivingMarxism, vol. V, n° 2, automne 1940 et en
français sous forme de brochure publiée par Echanges et Mouvement en 1998]
Il y a trente ans, tout
socialiste était convaincu que la guerre qui s’annonçait entre les grandes
puissances entraînerait la catastrophe finale du capitalisme et serait suivie
de la révolution prolétarienne. Ces espoirs restaient forts même après que la
guerre eut éclaté et que le mouvement socialiste ouvrier se fut effondré comme
facteur révolutionnaire. Même alors les révolutionnaires demeuraient convaincus
que la révolution mondiale aurait lieu à la suite de la guerre mondiale. Et en
effet elle est venue. Telle un météore, la révolution russe a éclaté et a
brillé sur la terre, et les ouvriers de tous les pays se sont soulevés et ont
commencé à bouger.
Ce n’est que quelques années
après qu’il est devenu clair que la révolution déclinait, que les convulsions
sociales décroissaient, que l’ordre capitaliste était graduellement restauré.
Aujourd’hui le mouvement ouvrier révolutionnaire est au plus bas et le
capitalisme est plus puissant que jamais. Une fois encore on a une grande
guerre et une fois encore les ouvriers et les communistes se reposent la
question : est-ce qu’elle va affecter le système capitaliste au point
d’entraîner une révolution ouvrière ? Est-ce que l’espoir d’une lutte
victorieuse pour la liberté de la classe ouvrière va cette fois devenir réalité
?
Il est clair qu’on ne peut pas
espérer trouver une réponse tant qu’on n’a pas compris pourquoi les mouvements
révolutionnaires d’après 1918 ont échoué. Ce n’est qu’en étudiant toutes les
forces qui jouaient alors qu’on peut se faire une idée claire sur les causes de
cet échec. On doit donc essayer de voir ce qui s’est passé il y a vingt ans dans
le mouvement ouvrier mondial.
II.
La croissance du mouvement
ouvrier n’était pas le seul événement important, ni même le plus important de
l’histoire du siècle dernier. Le plus important était la croissance du
capitalisme lui-même. Il a crû non seulement en intensité - par la
concentration du capital, le perfectionnement croissant des techniques
industrielles, l’augmentation de la productivité - mais aussi en extension.
Partant des premiers centres industriels et commerciaux (Angleterre, France,
Amérique et Allemagne) le capitalisme a commencé à envahir les autres pays
jusqu’à conquérir la terre entière. Dans les siècles passés les autres
continents étaient voués à être exploités comme colonies. Mais à la fin du xixe
siècle et au début du xxe on voit une forme de conquête supérieure. Ces
continents sont assimilés par le capitalisme ; ils sont devenus eux-mêmes
capitalistes. Ce fut un processus très important, qui s’est déroulé avec une
vitesse croissante au siècle dernier et a entraîné un changement fondamental
dans leur structure économique. Il fut à la base d’une série de révolutions
d’envergure mondiale.
Autrefois les pays centraux du
capitalisme développé, avec la classe moyenne (la bourgeoisie) comme classe
dominante, étaient entourés par une frange d’autres pays moins développés. Là,
la structure sociale était encore entièrement agricole et plus ou moins féodale
; des fermiers exploités par des propriétaires terriens cultivaient de grandes
étendues de terre et ils étaient constamment en lutte plus ou moins ouverte
contre eux et les autocrates en place. Dans le cas des colonies, cette pression
interne était renforcée par l’exploitation imposée par le capital colonial
européen qui faisait des propriétaires et des rois ses agents. Dans d’autres
cas, cette exploitation par le capital européen était le fait d’emprunts
financiers des gouvernements, qui imposaient de lourdes taxes aux fermiers. On
a construit des chemins de fer pour apporter les produits industriels qui ont
détruit les anciennes industries locales et qui emportaient la matière première
et les produits agricoles. Cela a graduellement introduit les fermiers dans le
commerce mondial et a fait naître en eux le désir de devenir des producteurs
libres pour vendre sur le marché. On a construit des usines ; une classe
d’hommes d’affaires et de commerçants s’est développée dans les villes, qui a
ressenti la nécessité d’un meilleur gouvernement pour ses intérêts. Les jeunes
qui faisaient leurs études dans les universités occidentales sont devenus les porte-parole
révolutionnaires de ces tendances qu’ils formulaient dans des programmes
théoriques, revendiquant principalement la libération nationale et
l’indépendance, un gouvernement démocratique et responsable, des droits civils
et des libertés leur permettant de se faire une place comme cadres et
politiciens d’un Etat moderne.
Ce développement proprement
capitaliste dans le monde prit place en même temps que le développement du
mouvement ouvrier dans les pays centraux du grand capitalisme. On avait donc deux
mouvements révolutionnaires, pas seulement parallèles et simultanés, mais ayant
aussi de nombreux points de contact. Ils avaient un ennemi commun, le
capitalisme qui, sous la forme de capital industriel exploitait les ouvriers
et, sous la forme de capital colonial et financier exploitait les fermiers dans
les pays orientaux et coloniaux, et soutenait leurs despotes. Les groupes
révolutionnaires de ces pays n’ont trouvé compréhension et soutien que de la
part des travailleurs socialistes d’Europe occidentale. Alors ils se sont dits
socialistes aussi. Les vieilles illusions sur les révolutions des classes
moyennes apportant la liberté et l’égalité à toute la population ont resurgi.
En réalité, il existait une
différence profonde et fondamentale entre ces deux sortes de buts
révolutionnaires, dits occidental et oriental. La révolution prolétarienne ne
peut être le résultat que d’un capitalisme développé au plus haut point. Elle
met fin au capitalisme. Les révolutions dans les pays de l’est étaient le produit
d’un capitalisme qui n’en était qu’à ses débuts dans ces pays. Considérées
ainsi, elles ressemblent aux révolutions que les classes moyennes ont faites
dans les pays occidentaux (tout en tenant compte des spécificités des
différents pays), et elles doivent être considérées comme des révolutions des
classes moyennes. Bien que la classe moyenne composée d’artisans, de
petits-bourgeois et de paysans riches ne fût pas aussi nombreuse que dans les
révolutions française et anglaise (parce qu’à l’est le capitalisme est arrivé
soudainement et comptait moins de grandes usines), leur caractère général est
analogue.
Ici aussi nous assistons à la
transformation d’une vision provinciale de village agraire à une conscience de
communauté nationale ayant des intérêts au niveau mondial ; à la naissance de
l’individualisme qui se libère des anciens liens de groupe ; à l’émergence
d’une énergie qui court après le pouvoir personnel et l’argent ; à une
libération des mentalités des vieilles superstitions et à une soif de connaissances
comme moyen de progrès. Tout cela constitue l’équipement mental nécessaire au
passage de l’humanité de la vie lente qu’impliquaient les conditions
pré-capitalistes, à la rapidité du progrès économique et industriel qui, plus
tard, ouvrira la voie au communisme.
Le caractère général d’une
révolution prolétarienne doit être très différent. Au lieu de la lutte égoïste
pour des intérêts personnels il doit y avoir une action commune pour les
intérêts de la communauté de la classe. Un ouvrier seul est impuissant ; ce
n’est que comme partie de sa classe, comme membre d’un groupe économique
solidement relié, qu’il peut gagner du pouvoir. L’habitude de travailler et de
lutter ensemble pousse les individualités ouvrières à s’aligner sur une
discipline. Leurs mentalités doivent être libérées des superstitions sociales
et ils doivent considérer comme une évidence que ce n’est qu’en étant
solidement unis qu’ils peuvent produire l’abondance et libérer la société de la
misère et du besoin. Cela fait partie de l’équipement mental nécessaire pour
mener l’humanité de l’exploitation de classe, la misère, la destruction
mutuelle capitalistes, au communisme lui-même.
Ainsi donc, ces deux types de
révolution sont aussi différents l’un de l’autre que le sont le début et la fin
du capitalisme. On peut le voir clairement aujourd’hui, trente ans après. On
peut comprendre aussi comment, à l’époque, ils pouvaient se considérer non
seulement comme des alliés, mais même comme les deux faces de la même grande
révolution mondiale. Le grand soir était censé être proche ; la classe
ouvrière, avec ses grands partis socialistes et ses syndicats encore plus
grands, devait bientôt conquérir le pouvoir. Et puis, en même temps, avec
l’effondrement de la puissance du capitalisme occidental, toutes les colonies
et les pays de l’est seraient libérés de la domination occidentale et
assumeraient leur vie nationale propre.
Une autre raison de la
confusion qui existait entre ces deux buts sociaux différents était qu’à
l’époque les mentalités des ouvriers occidentaux étaient entièrement tournées
vers les idées réformistes sur la possibilité de réformer le capitalisme, en
revenant aux formes démocratiques de ses débuts, et seuls quelques-uns d’entre
eux se rendaient compte de ce qu’une révolution prolétarienne voulait dire.
III.
La guerre mondiale de 1914-18,
avec sa destruction massive de forces productives, a laissé des cicatrices
profondes dans la structure sociale, particulièrement en Europe centrale et
orientale. Les empereurs ont disparu, les anciens gouvernements démodés ont été
renversés, les forces sociales subalternes se sont débridées, des classes
différentes de différents peuples ont essayé de prendre le pouvoir et de
réaliser leurs objectifs de classe, dans une série de mouvements révolutionnaires.
Dans les pays hautement
industrialisés, la lutte de classe des ouvriers était déjà le facteur dominant
de l’histoire. Maintenant ces ouvriers ont traversé une guerre mondiale. Ils
ont appris que le capitalisme s’approprie non seulement leur force de travail
mais aussi leur vie ; ils sont possédés par le capital complètement, corps et
âme. La destruction et l’appauvrissement de l’appareil productif, la misère et
les privations souffertes pendant la guerre, la déception et le désarroi après
la paix, ont entraîné des vagues de mécontentement et d’agitation dans tous les
pays qui y ont participé. Comme l’Allemagne a été vaincue, la rébellion des
ouvriers y fut plus forte. Au lieu du conservatisme d’avant-guerre il apparut
un nouvel esprit chez les ouvriers allemands, mélange de courage, d’énergie, de
soif de liberté et de lutte révolutionnaire contre le capitalisme. Ce n’était
qu’un début mais c’était le premier début d’une révolution prolétarienne. Dans
les pays de l’est de l’Europe, la lutte de classe avait une composition
différente. L’aristocratie terrienne a été dépossédée ; les fermiers se sont
emparés des terres ; on vit surgir une classe de petits et moyens propriétaires
terriens. D’anciens conspirateurs révolutionnaires sont devenus des chefs, des
ministres et des généraux dans les nouveaux Etats nationaux. Ces révolutions
étaient des révolutions des classes moyennes et, en tant que telles, elles
marquaient le début d’un développement illimité du capitalisme et de
l’industrie.
En Russie la révolution est
allée plus loin que partout ailleurs. Parce qu’elle a détruit le pouvoir
tsariste, qui avait été une puissance dominante en Europe pendant un siècle et
l’ennemi le plus haï par toute démocratie et par le socialisme, la révolution
russe a guidé tous les mouvements révolutionnaires en Europe. Son chef avait
été associé depuis des années avec les chefs socialistes d’Europe occidentale,
de la même manière que le tsar avait été l’allié des gouvernements anglais et
français. Il est vrai que l’essentiel du contenu social de la révolution russe
- la terre aux paysans, l’écrasement de l’autocratie et de la noblesse - en
faisait une révolution des classes moyennes et les bolcheviks eux-mêmes ont
renforcé ce caractère en se comparant souvent aux jacobins de la Révolution
française.
Mais les ouvriers de l’ouest,
eux-mêmes pleins de traditions de liberté petite-bourgeoise, n’ont pas ressenti
cela comme leur étant étranger. Et la révolution russe n’a pas fait qu’attirer
leur admiration ; elle leur a montré en exemple des méthodes d’action. Dans les
moments décisifs, son pouvoir était le pouvoir de l’action de masse spontanée
des ouvriers industriels des grandes villes. Dans ces actions des ouvriers
russes ont donné naissance à la forme d’organisation la plus appropriée à
l’action indépendante : les soviets ou conseils. Ils sont ainsi devenus les
guides et l’exemple pour les ouvriers des autres pays.
Quand, un an plus tard, en
novembre 1918, l’empire allemand s’est écroulé, l’appel à la révolution
mondiale lancé par les bolcheviks russes a été salué et reçu avec enthousiasme
par les groupes révolutionnaires les plus avancés d’Europe occidentale. Ces
groupes, qui se proclamaient communistes, ont été si fortement impressionnés
par le caractère prolétarien de la lutte révolutionnaire en Russie qu’ils sont
passés outre le fait que, économiquement, la Russie n’en était qu’au seuil du
capitalisme, et que les centres prolétariens n’étaient que de petits îlots dans
un océan de paysannerie primitive. Ils se disaient par ailleurs que quand la
révolution mondiale viendrait, la Russie ne serait qu’une province du monde, le
lieu où la lutte a commencé, et que les pays plus avancés du capitalisme
prendraient rapidement la relève et détermineraient le cours réel du monde.
Mais le premier mouvement de
révolte des ouvriers allemands a été battu. Seule une minorité avancée y prit
part ; les grandes masses sont restées à l’écart, bercées par l’illusion que
désormais la paix et la tranquillité étaient possibles. Contre ces rebelles
s’est dressée une coalition du parti social-démocrate, dont les chefs avaient
des sièges au gouvernement, et des anciennes classes gouvernantes, bourgeoisie
et officiers de l’armée. Les premiers ont endormi la classe pour l’empêcher
d’agir, les seconds ont organisé des bandes armées pour écraser le mouvement de
révolte et ont assassiné les chefs révolutionnaires, Karl Liebknecht et Rosa
Luxembourg.
La révolution russe a donné
plus d’énergie à la bourgeoisie par la peur qu’au prolétariat par l’espoir.
Bien que, momentanément, l’organisation politique de la bourgeoisie se fût
effondrée, son pouvoir réel matériel et spirituel était énorme. Les dirigeants
socialistes n’ont rien fait pour affaiblir ce pouvoir ; ils avaient aussi peur
que la bourgeoisie de la révolution prolétarienne. Ils ont tout fait pour
restaurer l’ordre capitaliste dans lequel ils avaient des ministres et des
présidents.
Cela ne voulait pas dire que
la révolution prolétarienne en Allemagne eût été un échec total. Seule la
première attaque, la première révolte, avait échoué. L’effondrement militaire
n’avait pas entraîné directement le pouvoir prolétarien. Le pouvoir réel de la
classe ouvrière (qui se fonde sur une conscience massive et claire de la
position qu’on occupe dans la société et de la nécessité de lutter, un
bouillonnement d’activité touchant des centaines de milliers de gens,
l’enthousiasme, la solidarité, une unité inébranlable dans l’action, la
conscience du but suprême : prendre les moyens de production), devait encore
s’affirmer et se développer graduellement. Les perspectives de crise et de
misère qui menaçaient cette société épuisée, brisée et appauvrie de
l’après-guerre annonçaient que de nouvelles luttes étaient inévitables.
Dans tous les pays
capitalistes, en Angleterre, en France, en Amérique, aussi bien qu’en
Allemagne, des groupes révolutionnaires ouvriers se sont créés en 1919. Ils
publiaient des journaux et des brochures, ils montraient à leurs camarades
ouvriers des faits nouveaux, de nouvelles conditions et de nouvelles méthodes
de lutte, et ils trouvaient une bonne écoute dans les masses inquiètes. Ils
montraient la révolution russe comme le grand exemple à suivre, avec ses
méthodes d’action de masse, et ses soviets ou conseils comme forme
d’organisation. Ils se sont organisés en partis et groupes communistes,
s’associant aux bolcheviks, le parti communiste russe. Ils lancèrent ainsi la
campagne pour la révolution mondiale.
IV.
Mais bientôt ces groupes ont
pris conscience, avec une surprise de plus en plus douloureuse, que derrière le
nom de communisme c’était d’autres principes et d’autres idées que les leurs
que Moscou était en train de propager. Ils montraient les Soviets russes comme
les nouveaux organes ouvriers d’auto-organisation de la production. Mais peu à
peu on apprit que les usines russes étaient de nouveau dirigées par des
directeurs nommés d’en haut et que les positions politiques importantes avaient
été prises par le Parti Communiste. Ces groupes occidentaux prônaient la
dictature du prolétariat qui incarnait les principes d’auto-gouvernement de la
classe ouvrière et la forme politique de la révolution prolétarienne,
contrairement à la démocratie parlementaire.
Mais les porte-parole et les
chefs que Moscou envoya en Allemagne et en Europe occidentale proclamèrent que
la dictature du prolétariat était incarnée par la dictature du Parti
communiste.
Les communistes occidentaux
considéraient que leur tâche principale était d’éclairer les ouvriers sur le
rôle du parti socialiste et les syndicats. Ils disaient que dans ces organisations
les actions et les décisions des chefs se substituaient aux actions et aux
décisions des ouvriers, et que les chefs n’étaient jamais capables de mener une
lutte révolutionnaire parce qu’une révolution c’est justement l’action autonome
des ouvriers ; que les actions syndicales et les pratiques parlementaires sont
valables dans un monde capitaliste jeune et paisible, mais qu’elles ne sont pas
du tout appropriées pour des temps révolutionnaires où elles détournent
l’attention des ouvriers des objectifs et des buts importants pour les orienter
sur des réformes irréalistes ; qu’ils agissent donc comme des forces hostiles
et réactionnaires ; que tout le pouvoir de ces organisations, dans les mains
des chefs, est utilisé contre la révolution. En même temps, Moscou exigeait que
les partis communistes participent aux élections parlementaires et au travail
syndical. Les communistes occidentaux prônaient l’indépendance, l’initiative,
la capacité de compter sur soi-même, le rejet de la dépendance par rapport aux
chefs et la défiance à leur égard. Mais Moscou préconisait, en termes beaucoup
plus forts, que l’obéissance aux chefs était la principale qualité du vrai
communiste.
Les communistes occidentaux
n’ont pas réalisé tout de suite combien la contradiction était fondamentale.
Ils voyaient que la Russie, attaquée de toutes parts par les armées contre[1]révolutionnaires,
appuyées par les gouvernements français et anglais, avait besoin de sympathie
et d’assistance de la part de la classe ouvrière occidentale ; non pas de la
part des petits groupes qui attaquaient durement les anciennes organisations,
mais des anciennes organisations de masses elles-mêmes. Ils ont essayé de
convaincre Lénine et les chefs russes qu’ils étaient mal informés sur les
conditions réelles et sur le futur du mouvement prolétarien en occident. En
vain, bien sûr. Ils ne voyaient pas, à l’époque, qu’il s’agissait en réalité
d’un conflit entre deux conceptions de la révolution, la révolution des classes
moyennes et la révolution prolétarienne.
Ce n’est pas étonnant que
Lénine et ses camarades aient été tout à fait incapables de voir que la
révolution prolétarienne à venir en occident était quelque chose de très
différent de leur révolution russe. Lénine ne connaissait pas le capitalisme de
l’intérieur, à son plus haut degré de développement, un monde où les masses
prolétariennes croissaient, allant vers une période où elles pourraient prendre
le pouvoir pour s’emparer d’un appareil de production potentiellement parfait.
Lénine ne connaissait le
capitalisme que de l’extérieur, sous sa forme d’usurier étranger qui pille et
dévaste, tel qu’avait dû lui apparaître le capital financier colonial en Russie
et dans d’autres pays asiatiques. Son idée était que, pour vaincre, les masses
occidentales n’avaient qu’à s’unir au pouvoir anticapitaliste établi en Russie
; elles n’avaient pas à chercher obstinément de nouvelles voies mais n’avaient
qu’à suivre l’exemple russe. Il fallait donc user de tactiques souples à
l’ouest pour gagner les grandes masses socialistes et syndicalistes le plus
vite possible, pour les détacher de leurs chefs et partis, liés aux
gouvernements nationaux, et les pousser à rejoindre les partis communistes ;
aucun besoin de changer leurs idées et leurs convictions. Les tactiques de Moscou
ont donc suivi logiquement cette incompréhension de base. Jouissant de
l’autorité que confère une révolution victorieuse contre une révolution défaite
(l’allemande), ce que défendait Moscou avait tout de suite un poids
prépondérant. Peut-on savoir plus que ses maîtres ? L’autorité morale du
communisme russe était tellement établie que même un an après avoir été exclue,
l’opposition allemande a demandé à être admise comme adhérent sympathisant à la
Troisième Internationale.
Mais en plus de l’autorité morale,
les Russes avaient pour eux l’autorité matérielle de l’argent. Des masses
énormes de littérature, subventionnées par Moscou, ont inondé les pays
occidentaux : des hebdomadaires, des brochures, des nouvelles enthousiasmantes
sur les succès russes, des revues scientifiques, qui toutes expliquaient le
point de vue de Moscou. Les petits groupes communistes occidentaux, avec leurs
pauvres moyens financiers, n’avaient aucune chance contre cette offensive
écrasante de propagande tapageuse. Les armes puissantes de Moscou ont vite fait
d’étouffer dans l’oeuf la nouvelle conscience des conditions nécessaires pour
la révolution. Par ailleurs, les subsides russes servaient à payer le salaire
de bon nombre de secrétaires de parti qui défendaient naturellement les tactiques
russes, par peur de perdre leur emploi.
Quand il est apparu que même
tout cela ne suffisait pas, Lénine lui-même a écrit sa fameuse brochure « La
maladie infantile du communisme : le gauchisme » . Bien que ses arguments
n’aient fait que montrer son incompréhension des conditions occidentales, le
fait que Lénine, avec son autorité encore intacte, prît si ouvertement parti
dans ces querelles internes, a eu une grande influence sur bon nombre de
communistes occidentaux. Et pourtant, malgré tout cela, la majorité du parti
communiste allemand est restée fidèle aux connaissances qu’elle avait acquises
avec l’expérience des luttes prolétariennes. Ainsi, au congrès suivant à
Heidelberg, le Dr Lévi a dû user de basses manoeuvres - d’abord diviser la
majorité, en exclure une partie, puis mettre en minorité l’autre partie - pour
pouvoir gagner une victoire apparente et formelle pour les tactiques de Moscou.
Les groupes exclus
continuèrent pendant quelques années à disséminer leur idées. Mais leurs points
de vue étaient noyés dans l’énorme tapage de la propagande de Moscou et ils
n’eurent aucune influence appréciable sur les événements politiques des années
suivantes. Ils ne purent que maintenir et continuer à développer leur
compréhension des conditions de la révolution prolétarienne, par des
discussions théoriques collectives et quelques publications, et les garder en
vie pour les temps à venir. Les débuts de révolution prolétarienne en occident
avaient été tués par cette puissante révolution des classes moyennes à l’Est.
V.
Est-il correct d’appeler cette
révolution russe, qui a détruit la bourgeoisie et a introduit le socialisme,
une révolution des classes moyennes ?
Quelques années après, dans
les grandes villes de cette Russie frappée par la misère, sont apparus des
magasins spéciaux avec des devantures chargées de délicatesses chères,
spécialement pour les riches, et des boîtes de nuit fréquentées par des
messieurs et des dames en tenue de soirée - chefs de département, hauts
officiers, directeurs d’usines et de comités. Les pauvres les regardaient avec
effarement dans la rue et les communistes déçus disaient : « Voilà la nouvelle
bourgeoisie » . Ils avaient tort. Ce n’était pas une nouvelle bourgeoisie ;
c’était une nouvelle classe dominante. Quand une nouvelle classe dominante
apparaît, les révolutionnaires déçus l’appellent toujours par le nom de
l’ancienne classe dominante. Dans la révolution française, les nouveaux
capitalistes était appelés « nouvelle aristocratie » . En Russie, la nouvelle
classe qui tenait fermement les rênes de l’appareil de production c’était la
bureaucratie. Elle devait jouer en Russie le même rôle que les classes
moyennes, la bourgeoisie, avaient joué à l’ouest : développer le pays en
l’industrialisant, partant de conditions primitives pour atteindre la haute
productivité.
De la même manière qu’en
Europe occidentale la bourgeoisie était issue de gens ordinaires comme les
artisans et les paysans, y compris quelques aristocrates, par l’habileté, la
chance et la ruse, la bureaucratie qui régnait en Russie était issue de la
classe ouvrière et des paysans (y compris d’anciens officiers) par l’habileté,
la chance et la ruse. La différence était qu’en URSS ils ne possédaient pas les
moyens de production individuellement mais collectivement ; leur concurrence
mutuelle devait donc prendre aussi d’autres formes. Cela entraîna une
différence fondamentale dans le système économique ; une production et une
exploitation planifiées collectivement au lieu d’une production et d’une
exploitation individuelles et hasardeuses ; capitalisme d’Etat au lieu de
capitalisme privé. Pour les masses travailleuses cependant, la différence est
petite, pas fondamentale ; elles sont toujours exploitées par une classe
moyenne. Mais maintenant cette exploitation est intensifiée par la forme
dictatoriale du gouvernement, par l’absence totale de toutes ces libertés qui
rendent possible de lutter contre la bourgeoisie à l’ouest.
Ce caractère de la Russie
moderne a déterminé le caractère de la lutte de la Troisième Internationale.
Faisant alterner des discours rouge vif avec l’opportunisme parlementaire le
plus plat, ou combinant les deux, la Troisième Internationale a essayé de
gagner l’adhésion des masses travailleuses occidentales. Elle a exploité
l’antagonisme de classe des ouvriers contre le capitalisme pour gagner du
pouvoir pour le parti. Elle s’est emparée de l’enthousiasme révolutionnaire de
la jeunesse et des pulsions de révolte des masses, les a empêchées de
développer un pouvoir prolétarien et a gâché leur énergie dans des aventures
politiques sans intérêt. Elle espérait ainsi gagner du pouvoir sur la
bourgeoisie occidentale ; mais elle n’a pas pu le faire parce qu’il lui
manquait totalement la compréhension du caractère profond du grand capitalisme.
Ce capitalisme ne peut pas être conquis par une force extérieure ; il ne peut
être détruit que de l’intérieur, par la révolution prolétarienne. La domination
de classe ne peut être détruite que par l’initiative et la clairvoyance d’une
classe prolétarienne autonome : la discipline de parti et l’obéissance des
masses à leurs chefs ne peuvent conduire qu’à une nouvelle domination de
classe. D’ailleurs, en Italie et en Allemagne l’activité du parti communiste a
pavé le chemin au fascisme.
Les partis communistes qui
appartiennent à la Troisième internationale sont entièrement dépendants de la
Russie - tant du point de vue matériel que mental - ; ils sont les serviteurs
dociles des dirigeants de la Russie. Quand, après 1933, la Russie a senti
qu’elle devait s’allier avec la France contre l’Allemagne, toute
l’intransigeance précédente a été oubliée. Le Comintern est devenu le champion
de la « démocratie » et s’est allié non seulement avec les socialistes mais
aussi avec certains partis capitalistes dans ce qu’on a appelé le Front
Populaire. Graduellement, son pouvoir d’attraction, qu’il devait à sa
prétention de représenter les vieilles traditions révolutionnaires, a commencé
à disparaître ; son audience dans le prolétariat a diminué.
Mais en même temps son
influence sur les classes moyennes intellectuelles en Europe et en Amérique a
commencé a grandir. Un grand nombre de livres et de revues traitant de tous les
domaines de la pensée sociale étaient publiés par des maisons d’édition
anglaises, françaises et américaines, qui camouflaient plus ou moins leur
appartenance communiste. On y trouvait des études historiques très valables ou
des compilations populaires ; mais la plupart du temps c’étaient de mauvais
exposés de la vision léniniste.
Tout cela c’était de la
littérature, évidemment pas destinée aux ouvriers, mais aux intellectuels, pour
les gagner au communisme russe.
Cette nouvelle approche a eu
un certain succès. L’ex-diplomate soviétique Alexandre Barmine raconte dans ses
mémoires combien il a été surpris de constater que, juste au moment où lui-même
et d’autres bolcheviks commençaient à avoir des doutes sur le devenir de la
révolution russe, en Europe occidentale la classe moyenne des intellectuels,
dupée par toutes les louanges mensongères qui étaient faites aux succès des plans
quinquennaux, ont commencé à montrer de la sympathie et de l’intérêt pour le
communisme. La raison en est claire : maintenant qu’il était clair que la
Russie n’était plus un Etat ouvrier, ils sentaient que ce pouvoir de la
bureaucratie sur un capitalisme d’Etat correspondait mieux à leurs propres
idéaux de pouvoir exercé par une intelligentsia, que le pouvoir de la grande
finance qui régnait en Europe et en Amérique.
Maintenant qu’une nouvelle
minorité, le Parti Communiste, dominait et régnait sur les masses en Russie,
ses serviteurs à l’étranger devaient se tourner vers ces classes qui pourraient
fournir de nouveaux dirigeants quand le capitalisme privé s’effondrerait. Bien
sûr, pour parvenir à ces fins ils avaient besoin d’une révolution ouvrière qui
fît tomber le pouvoir capitaliste. Ils devaient ensuite la détourner de son
propre but pour en faire un instrument de leur pouvoir de parti. On peut donc
voir à quelles sortes de difficultés la future révolution de la classe ouvrière
devra faire face. Elle devra combattre pas seulement la bourgeoisie mais aussi
les ennemis de la bourgeoisie. Elle ne devra pas seulement se débarrasser du
joug de ses maîtres actuels ; elle devra aussi se garder de ceux qui essaieront
d’être ses futurs maîtres.
VI.
Le monde est maintenant plongé
dans une nouvelle grande guerre impérialiste. Quelle que soit la prudence avec
laquelle les gouvernements belligérants traitent les affaires économiques et
sociales pour essayer d’éviter de tomber dans un enfer total, ils n’arriveront
pas à prévenir une catastrophe sociale. Avec l’épuisement et l’appauvrissement
général, particulièrement sévères sur le continent européen, avec l’esprit
d’agressivité féroce encore puissant, de violentes luttes de classe
accompagneront les restructurations inévitables du système de production.
Quand le capitalisme privé se
sera effondré, l’enjeu sera : économie planifiée, capitalisme d’Etat,
exploitation ouvrière d’un côté ; liberté ouvrière et pouvoir de décision sur
la production, de l’autre côté.
La classe ouvrière va à cette
guerre handicapée par le fardeau de la tradition capitaliste de soumission aux
partis et par le fantasme d’une révolution de type russe. L’immense pression de
cette guerre poussera les ouvriers à résister spontanément contre leurs
gouvernements et à entreprendre des luttes sous une nouvelle forme. Quand la
Russie entrera dans le camp contre les pouvoirs occidentaux, elle rouvrira sa
vieille boîte à slogans et appellera les ouvriers à faire une révolution
mondiale contre le capitalisme pour essayer de mettre de son côté les ouvriers
révoltés.
Le bolchevisme pourrait ainsi
avoir encore une chance. Mais cela ne représenterait pas une solution aux
problèmes des ouvriers. Quand la misère générale augmentera et que les conflits
entre classes deviendront plus durs, la classe ouvrière devra, par nécessité,
s’emparer des moyens de production et trouver les moyens de se libérer de
l’influence du bolchevisme.
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