[I.C.C., vol. 3, n° 4, avril 1937 (Article signé H. Smith)]
Léon Trotsky s’enferre dans
son erreur. Ce qu’il appelle l’actuelle « dictature du prolétariat » en Russie
revêt à ses yeux un poids, et donc une signification, bien plus considérables
qu’une future dictature des travailleurs qui resterait encore à définir. Ainsi,
non content de nous apprendre l’existence d’une dictature du prolétariat en Russie,
il constate que cette prétendue dictature est significative. Il va de soi pour
Trotsky que cet « exemple vivant » influence sa conception de la future forme
de domination ouvrière. En effet, quoi de plus significatif des événements à
venir que les événements du présent !
Incapable de sortir de la problématique russe,
Trotsky estime que la lutte pour le pouvoir doit viser, par ordre de priorité,
d’abord le Parti, puis, loin derrière les syndicats et, en dernier lieu, les
conseils ouvriers. Il accorde sa juste place au facteur « spontané », mais
précise que sans la volonté d’acier et l’expérience d’un parti semi-militaire
éprouvé, le mouvement ne peut qu’être voué à l’échec. D’une telle conception
découle nécessairement une politique intransigeante, même si Trotsky affirmait
que cette intransigeance doit se limiter à des questions de principe ; de là
découlent l’organisation bureaucratique, le refus de reconnaître ses erreurs
pour éviter d’entacher le prestige de l’organisation ; et finalement, l’on voit
s’imposer des chefs dont l’incapacité à gouverner rationnellement est
proportionnelle à leur importance hiérarchique.
Au cours de ses voyages,
Gulliver découvrit l’empire de Blefuscu. Trotsky, dans l’optique de sa théorie,
découvre une forme de pouvoir prolétarien en Russie. Leurs récits respectifs
sont de la même veine. Car, avant tout, il doit être entendu que la dictature
du prolétariat ( et sur ce point c’est l’histoire elle-même qui a rendu son
jugement) ne peut se concevoir que comme unpouvoir fondé sur un niveau de
production permettant la généralisation de l’abondance. C’est un pouvoir qui ne
peut exister effectivement à l’échelon mondial et dans le sens communiste,
qu’une fois que le capitalisme a parcouru son champs de développement.
Si l’on tient compte du fait
que le pouvoir du prolétariat dépend non pas de la volonté humaine, mais tout
comme la dictature capitaliste, d’un niveau précis de développement industriel
et des conditions d’échange qui en résultent (phénomènes qui ont la priorité
sur la « volonté » et qui déterminent ce que devraient être les rapports
sociaux de production), c’est donc dans le niveau de développement, dans le
mode de production correspondant et dans le mode d’échange que l’on cherchera
la nature manifeste du pouvoir.
D’ailleurs, scientifiquement,
le seul moyen d’expliquer la nature d’un système économique et politique
consiste à rechercher comment sont produits les objets (qu’elle est l’extension
de la division sociale du travail) et comment, s’il y a échange, sont échangés
ces objets. Seule une telle investigation permet de savoir si des valeurs
d’échanges sont produites, si la force de travail s’échange contre des
salaires, s’il y a accumulation du capital et appropriation de plus[1]value.
On ne peut pas deviner la nature d’un système social et prétendre avoir raison
contre tous, comme par enchantement. Un système s’explique par ses mécanismes
et sa dynamique économique, faute de quoi, il reste incompris.
Les
grands esprits sont allergiques aux évidences
Incapable de saisir ces
évidences, Trotsky préfère les ignorer. Les esprits supérieurs ne peuvent
s’intéresser qu’aux choses profondes !
Pour lui, nous sommes à l’ère
de l’impérialisme et les pays se sont développés inégalement. Un pays arriéré
peut s’emparer du pouvoir et cela peut faciliter la prise du pouvoir dans un
pays plus avancé. Le capitalisme est un système international. Mais si des
ouvriers s’emparent du pouvoir dans un pays arriéré, en attendant que d’autres
peuples prennent la relève, ne s’agit-il pas là d’une dictature du prolétariat
?
Quand les travailleurs
prennent le pouvoir dans les îles Fidji, qu’elle est la portée d’un tel
événement sur le plan mondial ? Les travailleurs ont pris le pouvoir dans les
îles Fidji – ni plus, ni moins.
Trotsky a une conception romanesque
de la révolution et des procès sociaux. Une grève générale dans un pays
hautement industrialisé est beaucoup plus déterminante du point de vue de la
révolution mondiale que la prise du pouvoir dans une île Fidji, fût-elle grande
comme un sixième du globe (la Russie). Prendre le pouvoir dans un pays sans
puissance industrielle, qui est mûr pour le capitalisme, c’est garantir que les
ouvriers devront assumer les tâches gouvernementales de la bourgeoisie, en
subissant, et non en dépassant, le système de production bourgeois. C’est
précisément le développement inégal entre pays qui cause ces anomalies
regrettables mais inévitables.
Il n’est pas exclu que, lors
d’un éventuel Octobre dans un autre pays arriéré, les ouvriers de « l’Ouest »
prennent la relève à temps. Là n’est pas la question (qui ne pourra d’ailleurs
jamais être résolue théoriquement). Le problème est ici le suivant : puisque
l’Ouest n’est pas venu au secours des ouvriers russes, qu’en résulte-t-il pour
la nature du régime russe actuel, et comment Trotsky voit-il ce régime ?
Pour Trotsky, l’équation est
logique : les ouvriers russes ont pris le pouvoir, donc il y a une dictature du
prolétariat en Russie. Or la prémisse même de cette équation est fausse si ‘lon
ne fait pas intervenir les paysans avec leurs objectifs, et la petite
bourgeoisie urbaine avec ses aspirations. Il est faux également de dire qu’en
Octobre les ouvriers ont gagné sans ces classes, ou contre elles. En fait, pour
Trotsky, le problème du pouvoir ouvrier ne se pose pas avant tout en fonction
de son contenu économique, mais en fonction de son contour phénoménal : « Une
chose existe parce qu’elle me paraît ».
Mais, objectera-t-il, les
ouvriers, sous la direction des bolcheviks, n’ont-ils pas pris le pouvoir ?
Voilà certes une question sans équivoque, destinée à dissiper toute idée
fausse. Or, cette question revient à se demander si les ouvriers ont instauré,
les armes à la main, de nouveaux rapports de production. Formuler
l’interrogation, c’est déjà y répondre : non. Car, même s’ils ont exproprié
l’aristocratie existante et quelques noyaux de concentration capitaliste, les
ouvriers n’ont pu établir les nouveaux rapports de production socialistes.
Soutenir que la nationalisation de l’industrie et le contrôle étatique des
banques sont en eux[1]mêmes
et à eux seuls des mesures socialistes, revient à approuver ce que Mussolini
et, de plus en plus, Hitler revendiquent dans leurs programmes. La seule
question qui ait un sens est la suivante : la majeure partie de l’industrie
devient-elle la propriété des travailleurs en armes ?
Historiquement la Révolution
russe fut la capture d’une usine en chantier (la Russie), car il n’était pas
possible de s’emparer de l’usine achevée (l’Occident). Pourtant, il reste un
autre aspect à examiner. Le 7 Novembre, le prolétariat russe battit ses ennemis
et garda ses fusils. Aussitôt retentirent à tous les échos l’Internationale et
« La Cavalerie de Boudieny ». De toutes les tribunes on lançait des discours
sur le socialisme. Quel était le sens de tous ces événements ?
A l’inverse de la bourgeoisie
en expansion qui, procédant en deux temps, assure d’abord sa puissance
économique et s’empare ensuite du pouvoir de l’Etat, le prolétariat, du fait
même qu’il est étranger à la propriété, doit accomplir les deux tâches
simultanément. De cette nécessité, résulte le « maillon le plus faible » qui a
causé les tentatives, prématurées certes mais justifiables, de prise de
pouvoir.
L’interprétation correcte des
événements est celle-ci : lorsque les ouvriers russes ont agi, ils
représentaient le prolétariat mondial agissant là où il le pouvait (en Russie),
parce qu’il ne pouvait pas encore agir là où il le devait (dans les pays
industrialisés). Lorsqu’une telle tentative réussit dans un pays arriéré, la
nature du pouvoir est à la fois évidente et ambiguë. Elle est à ce point
dépendante des ouvriers des autres pays, qu’avec leur intervention elle devient
positive, et, sans leur secours, négative.
La dictature du prolétariat ne
consiste pas simplement à se venger de ses ennemis. Ce qui est déterminant dans
la nature d’une telle dictature, c’est sa capacité à détruire l’ancien système
de production (au contraire de ce que soutenait Lénine : détruire d’abord
l’Etat, pour lui condition nécessaire et suffisante. L’exemple de la Russie a
prouvé que le vieil Etat peut être détruit sans que change le vieux système) et
à « libérer » les capacités productives. La dictature du prolétariat étant,
pour ainsi dire, la voie la plus sûre vers l’abondance, une fois les anciens
possesseurs expropriés, elle peut certes revêtir différentes formes, mais pour
qu’elle soit effectivement une dictature du prolétariat, elle ne doit pas
achopper sur des obstacles majeurs. Lorsqu’une dictature du prolétariat repose
sur une économie capitaliste (production de plus-value et son appropriation,
accumulation du capital) et se voit contrainte, dans l’intérêt de son économie,
à imposer aux travailleurs la pauvreté (paupérisation relative) aulieu de
l’abondance et, au lieu de l’égalité matérielle, une inégalité toujours plus
poussée, on peut légitimement ce qu’une telle dictature a de prolétarien.
En réalité, Trotsky voudrait
faire croire que le capitalisme spécifique à la Russie est le socialisme
puisque ses fondateurs se réclamaient de Marx. D’après cette thèse, ce n’est
donc pas la nature du système qui sert de preuve, mais l’intégrité de ses
chefs.
Pour Trotsky, admettre
l’existence du capitalisme en Russie reviendrait à admettre que d’autres
ouvriers russes, aujourd’hui morts ou en train de mourir à Verkhny, Uralsk,
avaient vu juste et que lui s’était trompé. Ce qui, tant sur le plan personnel
que politique, serait très gênant pour le « Vieux ». Et puis, après tout, il se
peut fort bien que son ignorance de l’économie marxiste l’empêche d’appeler les
choses par leur nom.
En fait, Trotsky ne se penche
pas sur l’analyse des nouveaux capitalistes russes, mais sur le souvenir de ses
conquêtes pour le socialisme. Il n’est donc pas étonnant que pour lui la
personnalité de l’assassin Staline importe plus que l’exploitation des masses
russes. Et, d’ailleurs, où sont ces nouveaux capitalistes russes ?
Qu’est-ce qu’un capitaliste ?
Le définir comme un homme qui a beaucoup d’argent est tout aussi puéril que de
le décrire avec un gros ventre. Un capitaliste n’est que l’agent par
l’intermédiaire duquel le capital réalise l’accumulation. En deuxième lieu, il
appartient à la classe qui tire son aisance matérielle privilégiée de la
production. En d’autres termes, un système où se poursuit l’accumulation du
capital et où certains gagnent beaucoup plus que la grande majorité, révèle la
présence de capitalistes. Dans ce cadre, il importe peu de savoir si le
capitaliste est le seul propriétaire en titre de l’industrie, ou s’il la
partage avec une centaine d’autres partenaires ; il importe tout aussi peu de
savoir s’il possède personnellement 1 milliard de dollars ou seulement deux
cent mille roubles et deux domestiques.
Qu’est-ce
que la dictature du prolétariat ?
La dictature du prolétariat
n’est pas un produit fini et concret comme un club d’ouvriers ou le Palais des
Soviets ; c’est un processus qui, comme tous les processus sociaux, ne revêt
des formes déterminées que dans la conjoncture immédiate et momentanée. C’est à
travers ce processus que le marxiste trouvera la manière dont la société toute
entière évoluera vers le communisme. La dictature du prolétariat ne se termine
que lorsque le pays colonisé le plus arriéré devient socialiste. Un tel rayon
d’action entraîne de nombreuses variations dans la forme du pouvoir, des
régressions et des défaites temporaires. Que la toute première tentative de
dictature du prolétariat se prétende la recette pour accéder au pouvoir, voilà
certes une plaisanterie qui provoquera les rires à travers les siècles. Mais
telle est la vanité de ces « grands » dont, après la mort de Lénine et Trotsky
et l’avènement d’un authentique pouvoir prolétarien, plus un seul ne restera.
Il est évident que désormais
le terme même de « dictature du prolétariat » est devenu suspect pour les
masses. Le mérite en revient naturellement à la politique menée par le
Komintern après la révolution et depuis la défaite du prolétariat russe.
Assurément, un nouveau terme surgira pour remplacer celui qui est devenu
odieux.
Une analyse théorique fausse
doit nécessairement mener à des conclusions tactiques et organisationnelles
erronées ; c’est ce qu’illustrent clairement les efforts pathétiques déployés
par Trotsky pour vaincre Staline en organisant la révolution mondiale.
Ses analyses en termes de «
bureaucratie ouvrière corrompue » et de bonapartisme l’on conduit à vouloir,
respectivement réformer le Komintern et en édifier un nouveau. L’échec de l’une
et l’autre tentative est trop criant pour prêter à discussion. L’entrée de sa
petite équipe dans la dépouille de la II ème Internationale a été le geste d’un
homme frustré. Mais cette frustration a malgré tout été profitable puisqu’elle
a permis, à travers ces démarches incertaines, de prendre conscience des
nombreuses possibilités, autres que l’organisation léniniste, dont disposent
les ouvriers pour s’emparer de l’industrie et la « transformer ».
Désormais, Trotsky ne peut
plus être considéré comme un marxiste. Il a été un « grand homme » qui n’a plus
sa place dans le contexte actuel.
Maintenir l’illusion d’une
dictature du prolétariat en Russie est pour Staline le moyen de tuer les
ouvriers conscients et d’instaurer une machine de contre-révolution mondiale ;
pour Trotsky, c’est un labyrinthe terminologique auto-destructeur. Pour les
marxistes, l’actuel régime russe est un capitalisme d’Etat. C’est leur devoir
de révéler cette mystification à ceux des ouvriers qui veulent et luttent pour
une société meilleure.
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