jeudi 22 juillet 2021

« TROTSKY ET LA DICTATURE DU PROLETARIAT » (1937)

 [I.C.C., vol. 3, n° 4, avril 1937 (Article signé H. Smith)]

Léon Trotsky s’enferre dans son erreur. Ce qu’il appelle l’actuelle « dictature du prolétariat » en Russie revêt à ses yeux un poids, et donc une signification, bien plus considérables qu’une future dictature des travailleurs qui resterait encore à définir. Ainsi, non content de nous apprendre l’existence d’une dictature du prolétariat en Russie, il constate que cette prétendue dictature est significative. Il va de soi pour Trotsky que cet « exemple vivant » influence sa conception de la future forme de domination ouvrière. En effet, quoi de plus significatif des événements à venir que les événements du présent !

 Incapable de sortir de la problématique russe, Trotsky estime que la lutte pour le pouvoir doit viser, par ordre de priorité, d’abord le Parti, puis, loin derrière les syndicats et, en dernier lieu, les conseils ouvriers. Il accorde sa juste place au facteur « spontané », mais précise que sans la volonté d’acier et l’expérience d’un parti semi-militaire éprouvé, le mouvement ne peut qu’être voué à l’échec. D’une telle conception découle nécessairement une politique intransigeante, même si Trotsky affirmait que cette intransigeance doit se limiter à des questions de principe ; de là découlent l’organisation bureaucratique, le refus de reconnaître ses erreurs pour éviter d’entacher le prestige de l’organisation ; et finalement, l’on voit s’imposer des chefs dont l’incapacité à gouverner rationnellement est proportionnelle à leur importance hiérarchique.

Au cours de ses voyages, Gulliver découvrit l’empire de Blefuscu. Trotsky, dans l’optique de sa théorie, découvre une forme de pouvoir prolétarien en Russie. Leurs récits respectifs sont de la même veine. Car, avant tout, il doit être entendu que la dictature du prolétariat ( et sur ce point c’est l’histoire elle-même qui a rendu son jugement) ne peut se concevoir que comme unpouvoir fondé sur un niveau de production permettant la généralisation de l’abondance. C’est un pouvoir qui ne peut exister effectivement à l’échelon mondial et dans le sens communiste, qu’une fois que le capitalisme a parcouru son champs de développement.

Si l’on tient compte du fait que le pouvoir du prolétariat dépend non pas de la volonté humaine, mais tout comme la dictature capitaliste, d’un niveau précis de développement industriel et des conditions d’échange qui en résultent (phénomènes qui ont la priorité sur la « volonté » et qui déterminent ce que devraient être les rapports sociaux de production), c’est donc dans le niveau de développement, dans le mode de production correspondant et dans le mode d’échange que l’on cherchera la nature manifeste du pouvoir.

D’ailleurs, scientifiquement, le seul moyen d’expliquer la nature d’un système économique et politique consiste à rechercher comment sont produits les objets (qu’elle est l’extension de la division sociale du travail) et comment, s’il y a échange, sont échangés ces objets. Seule une telle investigation permet de savoir si des valeurs d’échanges sont produites, si la force de travail s’échange contre des salaires, s’il y a accumulation du capital et appropriation de plus[1]value. On ne peut pas deviner la nature d’un système social et prétendre avoir raison contre tous, comme par enchantement. Un système s’explique par ses mécanismes et sa dynamique économique, faute de quoi, il reste incompris.

Les grands esprits sont allergiques aux évidences

Incapable de saisir ces évidences, Trotsky préfère les ignorer. Les esprits supérieurs ne peuvent s’intéresser qu’aux choses profondes !

Pour lui, nous sommes à l’ère de l’impérialisme et les pays se sont développés inégalement. Un pays arriéré peut s’emparer du pouvoir et cela peut faciliter la prise du pouvoir dans un pays plus avancé. Le capitalisme est un système international. Mais si des ouvriers s’emparent du pouvoir dans un pays arriéré, en attendant que d’autres peuples prennent la relève, ne s’agit-il pas là d’une dictature du prolétariat ?

Quand les travailleurs prennent le pouvoir dans les îles Fidji, qu’elle est la portée d’un tel événement sur le plan mondial ? Les travailleurs ont pris le pouvoir dans les îles Fidji – ni plus, ni moins.

Trotsky a une conception romanesque de la révolution et des procès sociaux. Une grève générale dans un pays hautement industrialisé est beaucoup plus déterminante du point de vue de la révolution mondiale que la prise du pouvoir dans une île Fidji, fût-elle grande comme un sixième du globe (la Russie). Prendre le pouvoir dans un pays sans puissance industrielle, qui est mûr pour le capitalisme, c’est garantir que les ouvriers devront assumer les tâches gouvernementales de la bourgeoisie, en subissant, et non en dépassant, le système de production bourgeois. C’est précisément le développement inégal entre pays qui cause ces anomalies regrettables mais inévitables.

Il n’est pas exclu que, lors d’un éventuel Octobre dans un autre pays arriéré, les ouvriers de « l’Ouest » prennent la relève à temps. Là n’est pas la question (qui ne pourra d’ailleurs jamais être résolue théoriquement). Le problème est ici le suivant : puisque l’Ouest n’est pas venu au secours des ouvriers russes, qu’en résulte-t-il pour la nature du régime russe actuel, et comment Trotsky voit-il ce régime ?

Pour Trotsky, l’équation est logique : les ouvriers russes ont pris le pouvoir, donc il y a une dictature du prolétariat en Russie. Or la prémisse même de cette équation est fausse si ‘lon ne fait pas intervenir les paysans avec leurs objectifs, et la petite bourgeoisie urbaine avec ses aspirations. Il est faux également de dire qu’en Octobre les ouvriers ont gagné sans ces classes, ou contre elles. En fait, pour Trotsky, le problème du pouvoir ouvrier ne se pose pas avant tout en fonction de son contenu économique, mais en fonction de son contour phénoménal : « Une chose existe parce qu’elle me paraît ».

Mais, objectera-t-il, les ouvriers, sous la direction des bolcheviks, n’ont-ils pas pris le pouvoir ? Voilà certes une question sans équivoque, destinée à dissiper toute idée fausse. Or, cette question revient à se demander si les ouvriers ont instauré, les armes à la main, de nouveaux rapports de production. Formuler l’interrogation, c’est déjà y répondre : non. Car, même s’ils ont exproprié l’aristocratie existante et quelques noyaux de concentration capitaliste, les ouvriers n’ont pu établir les nouveaux rapports de production socialistes. Soutenir que la nationalisation de l’industrie et le contrôle étatique des banques sont en eux[1]mêmes et à eux seuls des mesures socialistes, revient à approuver ce que Mussolini et, de plus en plus, Hitler revendiquent dans leurs programmes. La seule question qui ait un sens est la suivante : la majeure partie de l’industrie devient-elle la propriété des travailleurs en armes ?

Historiquement la Révolution russe fut la capture d’une usine en chantier (la Russie), car il n’était pas possible de s’emparer de l’usine achevée (l’Occident). Pourtant, il reste un autre aspect à examiner. Le 7 Novembre, le prolétariat russe battit ses ennemis et garda ses fusils. Aussitôt retentirent à tous les échos l’Internationale et « La Cavalerie de Boudieny ». De toutes les tribunes on lançait des discours sur le socialisme. Quel était le sens de tous ces événements ?

A l’inverse de la bourgeoisie en expansion qui, procédant en deux temps, assure d’abord sa puissance économique et s’empare ensuite du pouvoir de l’Etat, le prolétariat, du fait même qu’il est étranger à la propriété, doit accomplir les deux tâches simultanément. De cette nécessité, résulte le « maillon le plus faible » qui a causé les tentatives, prématurées certes mais justifiables, de prise de pouvoir.

L’interprétation correcte des événements est celle-ci : lorsque les ouvriers russes ont agi, ils représentaient le prolétariat mondial agissant là où il le pouvait (en Russie), parce qu’il ne pouvait pas encore agir là où il le devait (dans les pays industrialisés). Lorsqu’une telle tentative réussit dans un pays arriéré, la nature du pouvoir est à la fois évidente et ambiguë. Elle est à ce point dépendante des ouvriers des autres pays, qu’avec leur intervention elle devient positive, et, sans leur secours, négative.

La dictature du prolétariat ne consiste pas simplement à se venger de ses ennemis. Ce qui est déterminant dans la nature d’une telle dictature, c’est sa capacité à détruire l’ancien système de production (au contraire de ce que soutenait Lénine : détruire d’abord l’Etat, pour lui condition nécessaire et suffisante. L’exemple de la Russie a prouvé que le vieil Etat peut être détruit sans que change le vieux système) et à « libérer » les capacités productives. La dictature du prolétariat étant, pour ainsi dire, la voie la plus sûre vers l’abondance, une fois les anciens possesseurs expropriés, elle peut certes revêtir différentes formes, mais pour qu’elle soit effectivement une dictature du prolétariat, elle ne doit pas achopper sur des obstacles majeurs. Lorsqu’une dictature du prolétariat repose sur une économie capitaliste (production de plus-value et son appropriation, accumulation du capital) et se voit contrainte, dans l’intérêt de son économie, à imposer aux travailleurs la pauvreté (paupérisation relative) aulieu de l’abondance et, au lieu de l’égalité matérielle, une inégalité toujours plus poussée, on peut légitimement ce qu’une telle dictature a de prolétarien.

En réalité, Trotsky voudrait faire croire que le capitalisme spécifique à la Russie est le socialisme puisque ses fondateurs se réclamaient de Marx. D’après cette thèse, ce n’est donc pas la nature du système qui sert de preuve, mais l’intégrité de ses chefs.

Pour Trotsky, admettre l’existence du capitalisme en Russie reviendrait à admettre que d’autres ouvriers russes, aujourd’hui morts ou en train de mourir à Verkhny, Uralsk, avaient vu juste et que lui s’était trompé. Ce qui, tant sur le plan personnel que politique, serait très gênant pour le « Vieux ». Et puis, après tout, il se peut fort bien que son ignorance de l’économie marxiste l’empêche d’appeler les choses par leur nom.

En fait, Trotsky ne se penche pas sur l’analyse des nouveaux capitalistes russes, mais sur le souvenir de ses conquêtes pour le socialisme. Il n’est donc pas étonnant que pour lui la personnalité de l’assassin Staline importe plus que l’exploitation des masses russes. Et, d’ailleurs, où sont ces nouveaux capitalistes russes ?

Qu’est-ce qu’un capitaliste ? Le définir comme un homme qui a beaucoup d’argent est tout aussi puéril que de le décrire avec un gros ventre. Un capitaliste n’est que l’agent par l’intermédiaire duquel le capital réalise l’accumulation. En deuxième lieu, il appartient à la classe qui tire son aisance matérielle privilégiée de la production. En d’autres termes, un système où se poursuit l’accumulation du capital et où certains gagnent beaucoup plus que la grande majorité, révèle la présence de capitalistes. Dans ce cadre, il importe peu de savoir si le capitaliste est le seul propriétaire en titre de l’industrie, ou s’il la partage avec une centaine d’autres partenaires ; il importe tout aussi peu de savoir s’il possède personnellement 1 milliard de dollars ou seulement deux cent mille roubles et deux domestiques.

Qu’est-ce que la dictature du prolétariat ?

La dictature du prolétariat n’est pas un produit fini et concret comme un club d’ouvriers ou le Palais des Soviets ; c’est un processus qui, comme tous les processus sociaux, ne revêt des formes déterminées que dans la conjoncture immédiate et momentanée. C’est à travers ce processus que le marxiste trouvera la manière dont la société toute entière évoluera vers le communisme. La dictature du prolétariat ne se termine que lorsque le pays colonisé le plus arriéré devient socialiste. Un tel rayon d’action entraîne de nombreuses variations dans la forme du pouvoir, des régressions et des défaites temporaires. Que la toute première tentative de dictature du prolétariat se prétende la recette pour accéder au pouvoir, voilà certes une plaisanterie qui provoquera les rires à travers les siècles. Mais telle est la vanité de ces « grands » dont, après la mort de Lénine et Trotsky et l’avènement d’un authentique pouvoir prolétarien, plus un seul ne restera.

Il est évident que désormais le terme même de « dictature du prolétariat » est devenu suspect pour les masses. Le mérite en revient naturellement à la politique menée par le Komintern après la révolution et depuis la défaite du prolétariat russe. Assurément, un nouveau terme surgira pour remplacer celui qui est devenu odieux.

Une analyse théorique fausse doit nécessairement mener à des conclusions tactiques et organisationnelles erronées ; c’est ce qu’illustrent clairement les efforts pathétiques déployés par Trotsky pour vaincre Staline en organisant la révolution mondiale.

Ses analyses en termes de « bureaucratie ouvrière corrompue » et de bonapartisme l’on conduit à vouloir, respectivement réformer le Komintern et en édifier un nouveau. L’échec de l’une et l’autre tentative est trop criant pour prêter à discussion. L’entrée de sa petite équipe dans la dépouille de la II ème Internationale a été le geste d’un homme frustré. Mais cette frustration a malgré tout été profitable puisqu’elle a permis, à travers ces démarches incertaines, de prendre conscience des nombreuses possibilités, autres que l’organisation léniniste, dont disposent les ouvriers pour s’emparer de l’industrie et la « transformer ».

Désormais, Trotsky ne peut plus être considéré comme un marxiste. Il a été un « grand homme » qui n’a plus sa place dans le contexte actuel.

Maintenir l’illusion d’une dictature du prolétariat en Russie est pour Staline le moyen de tuer les ouvriers conscients et d’instaurer une machine de contre-révolution mondiale ; pour Trotsky, c’est un labyrinthe terminologique auto-destructeur. Pour les marxistes, l’actuel régime russe est un capitalisme d’Etat. C’est leur devoir de révéler cette mystification à ceux des ouvriers qui veulent et luttent pour une société meilleure.

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