jeudi 22 juillet 2021

« LA RUSSIE SOVIÉTIQUE AUJOURD’HUI » (1937)

 [I.C.C., vol. 3, n° 2, février 1937 (traduite de Raetekorrespondenz)]

L’exécution à Moscou des seize vieux bolcheviks a eu une répercussion mondiale. On a cherché à élucider les raisons de ce « troublant » massacre. L’opinion qui prévaut, hormis celle des communistes inféodés au Kremlin, est que le procès de Moscou a été un vaste coup monté comparable à celui qui suivit l’incendie du Reichstag. On émet dans ce sens toutes sortes d’hypothèses, mais aucune analyse sérieuse de la véritable cause de ces exécutions. « Coupables ou non coupables », là n’est pas la question ; le débat soulevé sur ce point au sein du mouvement ouvrier restera sans réponse car il ne s’attaque pas au fond du problème. Pour l’actuel mouvement ouvrier officiel, une analyse objective de la situation en Russie est impossible car toute critique de la Russie reviendrait à remettre en cause le vieux mouvement ouvrier dans son ensemble. Comment ces socialistes et ces communistes, qui voient dans la Russie la réalisation intégrale ou partielle de leur idéal, pourraient-ils reconnaître le caractère ouvertement violent des rapports sociaux en Russie sans s’avouer en même temps la misère de leur propre idéal ! Saisir la continuité de l’évolution qui a mené la Russie d’Octobre 17 jusqu’à l’exécution des héros d’Octobre présuppose une appréciation objective de la structure sociale du pays. Ni Otto Bauer, ni Trotsky, dont les protestations indignées remplissent à présent la presse des organisations ouvrières néo-moscovites, n’en sont capables. Les Bauer et les Adler, pour qui la Russie est le pays du socialisme en marche, s’étonnent de ce qu’ils appellent une régression vers la barbarie. Selon eux, ces exécutions sont un « acte malheureux » pour la cause du socialisme en général. Jamais ces gens n’admettront que la « barbarie » manifeste n’est une fois de plus que l’autre aspect de leur « idéal ».

Quant à Trotsky, devenu la cible de tous les russophiles vendus ou non à Moscou, qu’a-t-il à répondre ? Nous prouvera-t-il que la calomnie était aussi à l’honneur à l’époque où lui-même était dirigeant, que, bien avant le stalinisme, il était courant d’exécuter les communistes et les ouvriers, et que de telles actions s’inscrivaient dans la logique même du système russe ? Non, Trotsky nous prouve le contraire, comme il fallait s’y attendre. C’est sur l’ordre de Lénine et de Trotsky qu’on massacra les ouvriers de Kronstadt parce que leurs exigences allaient à l’encontre des intérêts de l’Etat bolchevique de 1920. Pour nous, que les exécutions et les déportations soient ordonnées par Staline ou par Trotsky, peu importe. Expliciter les raisons de ces mesures brutales, tell est notre préoccupation.

Pourquoi la mise hors-la-loi puis l’exécution des insurgés de Kronstadt et des seize vieux bolcheviks, qui constituaient pourtant l’un et l’autre des groupes communistes dans l’acception russe du terme ? Parce qu’ils étaient en désaccord avec les dirigeants du Kremlin. Quand un Etat qui se réclame du communisme, déporte et exécute les communistes, on est en droit de se demander qui des deux agit ici en communiste : l’Etat ou les communistes. Répondre à cette question, c’est se donner les moyens de mieux comprendre la situation en Russie.

Les principales étapes de l’évolution russe au cours des dernières années

Dernièrement une série de lois extrêmement réactionnaires a été promulguée en Russie. Par exemple, l’interdiction de l’avortement, la création de nouveaux grades dans l’armée,l’adoption d’une nouvelle législation scolaire autoritaire, etc. La plupart de ces lois ressortent du domaine sociologico-culturel et ne s’expliquent que par rapport aux phénomènes économiques sous-jacents. Il suffit donc ici de se rappeler le discours prononcé par Staline en juin 1931 lors d’un meeting d’éminents économistes russes. La presse de l’Internationale Communiste attribua à ce discours « une importance historique », ce qu’il revêtait sans nul doute. Staline y réclamait l’abolition totale de la relative égalité des salaires qui survivait encore et préconisait une hiérarchisation très poussée des salaires. Il exigeait de plus que, dans les usines, l’on substitue définitivement à la direction plus ou moins collective l’initiative personnelle d’un directeur responsable devant l’Etat seulement. Et surtout, point essentiel de son discours, Staline réclamait l’introduction du profit dans toutes les entreprises.

A la suite de ce discours, toute une série de lois fut proclamée. On institua plus de trente graduations de salaire, avec une échelle variant de 100 à 1000 roubles par mois. Les ouvriers dans les usines furent totalement réduits au silence. Les « directeurs rouges » devinrent les autocrates des entreprises. Le profit devint le facteur déterminant. La rationalisation du procès de travail se manifesta par l’extension du système de rendement aux pièces. L’exploitation fut renforcée par tous les moyens.

Peu après, les syndicats furent placés sous la dépendance du Commissariat au Travail et cessèrent de fonctionner comme instruments de l’amélioration des conditions de travail. Réduits au rôle d’organismes de prévoyance sociale, ils devinrent dans les mains de l’Etat des instruments de propagande pour accroître la productivité du travail.

Les coopératives de consommateurs furent « réorganisées » ; les directeurs des entreprises productives pouvaient désormais les utiliser « pour récompenser les bons travailleurs par de meilleurs moyens de consommation ». Jusqu’alors, il avait régné au sein de la classe ouvrière, comme nous l’avons déjà dit, une relative égalité dans les conditions de vie, même si cette égalité se réduisait plutôt à une égalité dans la misère. Désormais, les différenciations créées dans les conditions de vie vont entraîner aussi des divergences d’intérêt, et, ce faisant, des différences dans la position des travailleurs vis-à-vis de l’Etat et de ses privilèges sociaux. C’était la fin d’une époque qui avait favorisé la création d’une idéologie sociale relativement unifiée.

Staline déclarait dans son discours : « Nous en tenir aux vielles sources de l’accumulation est impossible. Poursuivre le développement de l’agriculture et de l’industrie nécessite l’adoption du principe du profit et de l’accumulation accélérée. » Dans les pays capitalistes, lorsque la diminution des profits entraîne un ralentissement de l’accumulation, les capitalistes accroissent l’exploitation des travailleurs pour remédier à cette situation. Le « premier et le seul Etat ouvrier » n’utilise pas d’autres méthodes. L’Etat tout-puissant qui s’est substitué aux anciens capitaliste perpétue la vieille méthode capitaliste : renforcer l’exploitation pour garantir ses profits. Tout comme l’organisation de la production, l’accumulation du capital prouve que les relations entre les ouvriers russes et leur Etat ne se distinguent nullement des relations entre travailleurs et capitalistes en général.

Ceux qui croient à la nature socialiste de la société russe doivent se poser la question : « Comment se fait-il que les ouvriers, « propriétaires collectifs » des moyens de production, montrent si peu d’intérêt à accroître leur « propriété sociale », que Staline en soit réduit à utiliser la force pour les rappeler à leurs devoirs ? » Oui, l’Etat a dû passer des lois « pour la protection de la propriété sociale », car il redoutait que les travailleurs ne volent leur proprepropriété. Les travailleurs russes sont-ils réellement stupides et myopes au point de méconnaître leurs véritables intérêts ?

L’ouvrier russe ne peut manquer de s’apercevoir qu’il n’a aucun contrôle sur les moyens de production, ni sur les produits de son travail. Il ne peut pas se sentir concerné par les problèmes de la socialisation tels qu’ils se posent en Russie, étant donné qu’il est un esclave du salariat tout comme ses frères au delà des frontières de l’U.R.S.S. Il importe même peu de savoir si les ouvriers russes prennent clairement conscience de leur position dans la société. Le fait est qu’ils agissent de la seule manière possible pour une classe exploitée. Et, parallèlement, que Staline soit conscient ou non de son rôle en tant que dirigeant d’une société d’exploitation, ses actes passés et à venir reflètent forcément les nécessités d’une telle société.

Ce n’est pas d’hier que la Russie est capitaliste ; elle l’est devenue avec l’abolition des derniers conseils ouvriers librement élus. A partir de 1931, l’économie russe était débarrassée de tous les éléments étrangers à sa structure capitaliste. Ceux des vieux bolcheviks qui ne pouvaient aider Staline dans son ascension devinrent ses opposants acharnés : il fallait donc les éliminer. La dissolution en 1935 de l’organisation des vieux bolcheviks, la déportation de la plupart de ses membres, montrent clairement que le régime actuel devra nécessairement éliminer ces traditions dépassées qu’incarnent les vieux bolcheviks. Ces derniers, ainsi que les ouvriers qui ont une conscience de classe et les communistes, peuvent de moins en moins défendre et soutenir la politique du gouvernement. Ils perdent toute utilité pour l’appareil d’Etat, à mesure qu’ils acquièrent une conscience plus juste de leur rôle de meneurs d’esclaves dans la hiérarchie exploiteuse. D’autres, qui ont moins de scrupules, convoitent leurs postes et les évincent. La réussite de ces derniers éléments s’explique par leur indifférence à l’égard des traditions d’Octobre et par leur manque de solidarité avec la classe ouvrière.

Un accroissement de l’exploitation présuppose un renforcement de l’appareil exploiteur. La classe ouvrière ne peut s’exploiter elle-même. Un appareil est nécessaire, dont les membres n’appartiennent pas à la classe ouvrière. Des bureaucrates, des professionnels, des « commandeurs d’industrie » comme les appelle Staline, s’appuyant sur une large couche de l’aristocratie ouvrière, sont indispensables. Ces bureaucrates aident la clique dirigeante, dont ils reçoivent en retour des privilèges qui les élèvent au dessus du niveau de l’ouvrier moyen. En dépit de la phraséologie officielle sur « la transition vers une société sans classe », il s’est bel et bien développé une nouvelle classe dirigeante en Russie. Les travailleurs vendent leur force de travail à cette nouvelle classe de fonctionnaire, de chefs de coopératives et d’entreprises, et à la bureaucratie qui dirige la production et la distribution. Cet appareil colossal est l’acheteur de la force de travail. Il dirige collectivement et autocratiquement à la fois. Il ne produit aucune valeur, il vit de la plus-value, du travail de millions d’esclaves salariés. L’idéologie de cette couche privilégiée n’a rien à voir avec la conscience de classe des ouvriers. L’exploitation étant son intérêt, elle constitue son idéologie. En ennemi implacable, la bureaucratie combat toutes les tendances de la société qui s’orientent vers l’abolition de l’exploitation. Afin de maintenir ses propres privilèges, la bureaucratie utilisera tous les moyens possibles pour détruire les forces qui menacent d’en finir avec les privilèges. Pour assurer ses positions, elle liquidera tous les acquis de la Révolution d’Octobre qui s’opposent aux besoins de la nouvelle classe exploiteuse. Il lui faut donc se débarrasser des restes de la Révolution, dont font partie les vieux bolcheviks.

Afin d’obtenir la masse gigantesque de plus-value indispensable à la construction et à la transformation du système économique russe dans son entier, il était nécessaire de développerune vaste classe de meneurs d’esclaves, de parasites et d’exploiteurs. Cette nouvelle classe se développe en contradiction avec le communisme. Le vide dans la structure de la société d’exploitation, que reflétait l’absence d’une classe exploiteuse spécifique, a été comblé. C’est ceci qui constitue l’étape essentielle dans l’évolution de la Russie au cours des dernières années. Elle en a fait un Etat intégralement capitaliste. Les travailleurs, trop faibles pour organiser la production au nom de leur classe, ont abdiqué devant le Parti. Ce dernier, n’obéissant qu’à des intérêts spécifiques, a joué en Russie exactement le même rôle que les capitalistes privés dans les autres pays. Le parti bolchevique, en assumant le rôle historique de la bourgeoisie est devenu lui-même la bourgeoisie et a développé les forces productives à un niveau atteint longtemps auparavant par la bourgeoisie des autres pays. Le Parti est déjà devenu un obstacle au développement des forces productives et au progrès humain en général, tout comme la bourgeoisie partout ailleurs. Il est vain d’incriminer ceux qui occupaient les postes dirigeants pendant cette période de l’évolution russe ; au contraire, il faut prendre conscience que quiconque – individu ou Parti – aurait été contraint à leur place de remplir exactement le même rôle.

Les rapports de classe dans l’agriculture sovietique

Au cours du premier plan quinquennal la différenciation dans les conditions de vie entre travailleurs et bureaucratie n’a pas pu être développée au maximum. La bureaucratie avait encore besoin des travailleurs pour assurer son hégémonie sur le secteur agricole. Et, inversement, il lui fallait s’assurer une position de force dans l’agriculture pour pouvoir consolider sa situation dans l’industrie. L’anarchie des rapports dans le domaine agricole menaçait le développement général de l’économie, et donc la clique dirigeante elle-même. L’introduction de méthodes de production modernes était devenu une nécessité historique pour l’économie paysanne russe. Aucun gouvernement n’aurait pu s’y soustraire. Cela permettait en effet, d’abord de réduire le prix de la force de travail des travailleurs salariés, et ensuite de développer le marché intérieur. La bureaucratie collectivisa les fermes au nom du socialisme ; ce slogan était nécessaire pour gagner les ouvriers à cette politique. L’opposition manifestée par les paysans nécessitait une étroite collaboration entre les ouvriers et la bureaucratie. Les difficultés que rencontra d’abord la collectivisation forcée sont illustrées clairement par l’émigration de dizaines de milliers de paysans et la déportation de milliers d’autres vers les régions polaires de la Sibérie. Avant le succès de la campagne de collectivisation, il existait de petites fermes individuelles qui fonctionnaient pour ainsi dire indépendamment de l’industrie et donc de ses dirigeants. Les besoins des paysans ne les poussaient nullement à se rapprocher de l’industrie. Pour créer cette dépendance, il fallait briser leur isolement.

Pour développer la productivité agricole, il était nécessaire de mettre en circulation les produits industriels tels que les tracteurs, moissonneuses-batteuses… etc. Aujourd’hui 87% du sol cultivé est collectivisé ; on utilise 300 000 tracteurs. L’agriculture toute entière a fondamentalement changé, ainsi que ses rapports avec les autres secteurs de l’économie russe. Les paysans ont contracté de lourdes dettes vis-à-vis de l’Etat ; leur isolement a été brisé et ils prennent de plus en plus conscience de leur dépendance à l’égard de l’Etat. Ils subissent le poids de la politique gouvernementale des prix, de la taxation indirecte, et des organismes de crédit gouvernementaux. L’année dernière une mesure très significative a été introduite : l’Etat a cessé de vendre aux fermes collectives les moyens de production les plus importants ; désormais, il les leur loue. Pour ce faire, il a installé quelques milliers de stations de machines agricoles, ce qui a renforcé l’emprise de la bureaucratie sur les paysans.

La collectivisation a fait naître une nouvelle méthode de production, appelée « artel », qui correspond à une association relativement lâche de possesseurs de moyens de production agricoles. Les machines et les bâtiments sont utilisés collectivement. L’« artel » est une nouvelle forme de rapport de propriété. Il engendre des inégalités économiques et des différences idéologiques. De plus, le travail salarié y est maintenu. Les salaires sont proportionnels à la quantité et à la qualité du travail fourni. L’« artel » peut aussi embaucher de simples ouvriers agricoles, auquel cas, il joue le rôle d’exploiteur. Un paysan ne peut devenir membre de l’« artel » que s’il apporte suffisamment de biens pour satisfaire la majorité des membres de l’« artel ». Grâce à l’utilisation de l’outillage moderne et à la rationalisation du procès de travail, l’« artel » permet d’accroître considérablement la production. Cette constatation a rendu cette forme de production populaire chez les paysans et a étouffé la résistance antérieure. Le développement général de l’agriculture tend à transformer peu à peu les paysans en esclaves salariés. Pour l’instant, ils n’ont pas encore pris conscience de ce que leur réserve l’avenir. Ils ne voient que la façade de ces nouveaux rapports sociaux, qui comporte comme avantage principal l’accroissement de leur revenu. Désormais, le gouvernement peut, grâce à cette évolution, s’appuyer davantage sur les paysans. Il peut faire jouer une classe contre l’autre et, effectivement, toute la politique de la bureaucratie depuis le succès de la collectivisation se ramène à une politique d’équilibre des pouvoirs : elle fait jouer tantôt les ouvriers contre les paysans, tantôt les paysans contre les ouvriers.

A l’heure actuelle, en ces débuts de « société sans classes », il existe en Russie trois classes principales : les ouvriers, qui ne possèdent rien ; les paysans qui, sous le contrôle de l’Etat, possèdent collectivement leur propriété ; la bureaucratie, qui possède et dirige l’industrie et s’efforce de placer également toute l’agriculture sous son contrôle absolu. Ces rapports de classes engendrent des différences toujours plus poussées dans les conditions de vie. Les ouvriers, exploités et démunis, doivent lutter pour l’abolition de l’exploitation ; les paysans réclament un abaissement du prix des produits industriels, ce qui signifie un accroissement de l’exploitation pour les ouvriers ; et quant à la bureaucratie, elle réalise des profits sur le dos de ces deux classes.

La situation des ouvriers

Le développement de l’économie capitaliste montre de plus en plus clairement que la force de travail est une marchandise. L’extrême hiérarchisation des salaires s’est fait sentir très brutalement lorsque le pouvoir d’achat différencié du rouble a disparu. Jusqu’en 1935, le minimum vital des ouvriers les moins bien payés était plus ou moins garanti. Depuis, le salaire en argent est devenu la seule mesure pour la consommation individuelle des ouvriers. L’effet de la loi de l’offre et de la demande a augmenté les prix. La bureaucratie a fait passer la hausse des prix pour une baisse ; effectivement, pour les couches les mieux payées et la bureaucratie, qui auparavant étaient contraintes d’acheter sur le marché « libre », il s’agissait bien d’une baisse des prix, mais pour les ouvriers, c’était une phénoménale hausse des prix, qui réduisit considérablement leur consommation.

La somme totale de tous les salaires et rémunérations payés en 1936 s’élevait à 63,4 milliards de roubles. Le nombre total des employés salariés et rémunérés, selon le Bureau des Statistiques de Moscou, s’élève à 24 100 000. Ce qui donne un revenu moyen mensuel par tête de 220 roubles. Par rapport au niveau des prix existant, cela signifie un taux de salaire moyen plus bas que dans n’importe quel pays d’Europe occidentale. Les biens de consommation sont de trois à quatre fois plus chers que dans les autres pays. Comparez parexemple le prix d’une paire de chaussures, c’est-à-dire 50 à 70 roubles, avec ces salaires. Le prix moyen du pain noir est de 0,70 rouble le kilo ; pour le pain blanc de meilleure qualité, il est de 1,20 à 1,50 rouble. Le quart de lait coûte 1,50 rouble, le bœuf 9 roubles le kilo. Le beurre, selon la qualité, va de 18 à 26 roubles le kilo. Une chemise ordinaire coûte environ 20 roubles. La grande masse de la population russe vit aujourd’hui, dix-neuf ans après la Révolution, à peine mieux qu’à l’époque des Tsars. Les biens de consommation plus raffinés resteront, pour longtemps encore, inaccessibles aux larges masses du pays. Les statistiques du second plan quinquennal expliquent cela très clairement : la production totale de chaussure en 1937 ne dépassera même pas 180 millions de paires, ce qui signifie qu’à la fin de l’année, il n’y aura qu’une paire de chaussures à la disposition de chaque habitant. Selon le plan, la consommation totale de beurre sera portée en 1937 à 180 000 tonnes. Compte tenu que la moitié de la population achète du beurre, il n’en est donc distribué que 5 livres par an et par tête. Mais, pour l’instant, même cet objectif n’est atteint que sur le papier. Le problème du logement est encore plus aigu. D’après les statistiques officielles russes, la pièce moyenne attribuée à une personne fait environ 3,5 m². Et il n’y a aucun espoir de voir la situation s’améliorer prochainement : l’industrie de la construction est en retard constant sur l’accroissement de la population urbaine.

Dans de telles conditions, il serait vraiment incroyable que les travailleurs ne prennent pas conscience de leur situation de classe exploitée. D’autant plus que les « chefs de l’industrie », la bureaucratie en général, jouissent de bien meilleures conditions de vie. On y voit des salaires qui commencent à 1 000 roubles par mois. Il fut un temps où existait ce qu’on appelait « un minimum du Parti » : ses membres ne pouvaient pas gagner plus de 7 200 roubles par an. Aujourd’hui, les privilèges n’ont plus de bornes.

Le stakhanovisme

Un accroissement de la consommation générale est absolument indispensable à la Russie. La classe dirigeante le sait, mais les classes dirigeantes ne partagent pas avec les pauvres. Dans la cadre des rapports économiques de la Russie capitaliste, un accroissement du niveau de vie des masses n’est possible que si le capital s’accroît comparativement plus vite que la consommation de masse. Tout accroissement du pouvoir d’achat des masses implique un accroissement encore plus rapide du taux d’exploitation. C’est ce processus que le marxisme appelle la paupérisation relative des travailleurs. C’est exactement ce phénomène qui se produit en Russie et que l’on appelle faussement le socialisme.

Le « stakhanovisme », ou accroissement de la productivité grâce à l’amélioration des méthodes de production, est désormais largement adopté dans l’industrie et l’agriculture russes. Les salaires des ouvriers stakhanovistes augmentent de 100 %, mais leur productivité augmente souvent 10 fois plus. Quelles que soient les statistiques de référence, elles montrent toutes que les augmentations de salaires ne représentent qu’une toute petite fraction des accroissements de productivité. De plus hauts salaires signifient une exploitation accrue. La part qui revient aux ouvriers tend à diminuer comparativement à la valeur qu’ils créent.

Peu à peu les ouvriers prennent conscience de cette situation. La diminution des taux de salaires aux pièces qui suit chaque accroissement de la productivité, réveille chez les ouvriers les plus conscients l’opposition au stakhanovisme. On voit souvent des stakhanovistes se faire rosser par leurs collègues. Beaucoup ont été tués. Certains ouvriers considèrent les stakhanovistes purement et simplement comme des briseurs de grève. Mais le « stakhanovisme » progressera en dépit de toute cette résistance. En effet, il permet à unefraction de la classe ouvrière d’améliorer ses conditions de vie. Une couche d’ouvriers se développe, qui soutient avec ferveur la bureaucratie, tout comme beaucoup d’ouvriers parmi les mieux payés soutiennent leur bourgeoisie dans d’autres pays capitalistes. C’est ainsi que la force de la classe ouvrière est affaiblie. Alors que la misère générale avait suscité dans la classe ouvrière une révolte unanime, les possibilités maintenant offertes à certains d’échapper à leur misère contribuent à les séparer radicalement des ouvriers qui ont une conscience de classe.

L’idéologie de l’ouvrier stakhanoviste se définit essentiellement comme une idéologie petite[1]bourgeoise. Son logis est tout son univers. Il se sent supérieur à la masse des ouvriers ; pour lui, les non-stakhanovistes sont des sous-hommes, il faudrait les chasser des usines. Il est conservateur et apporte son soutien à toutes les initiatives du gouvernement. Il s’incline devant ses supérieurs et méprise ses subordonnés. Il a un livret d’épargne et investit de l’argent dans les bons d’Etat ; il est sensible au fait de toucher des intérêts, revenu obtenu sans travailler. Il déteste les véritables communistes et applaudit les attaques de Staline contre les opposants de gauche. C’est ce type d’individus qui a réclamé l’exécution des seize vieux bolcheviks. Ils sont prêts à tout pour se faire bien voir de leurs maîtres.

La nouvelle constitution

La bureaucratie, installée jadis au pouvoir grâce aux ouvriers, doit aujourd’hui se protéger contre eux. Pour cela, elle a besoin d’alliés et elle les trouve parmi les paysans et l’aristocratie ouvrière. Pour ces couches privilégiées, l’éveil de la conscience de classe ouvrière représente le danger le plus grand. Elles ont donc intérêt à en détruire tous les embryons de manifestation. Aussi ont-elles commencé par émasculer le marxisme. Elles ont essayé de prouver « marxistement » qu’il était nécessaire et souhaitable de maintenir leurs privilèges, le travail salarié, les rapports capitalistes, la dictature du Parti… etc., faisant passer cela pour le socialisme. Tous les marxistes qui se sont opposés à cette tromperie sont devenus les ennemis mortels de la bureaucratie. On supprime définitivement les droits politiques acquis par les travailleurs lors de la Révolution. La nouvelle constitution de l’U.R.S.S. en est une illustration flagrante. Elle a été conçue pour donner un plus grand poids politique aux couches non prolétariennes du pays. Auparavant, le vote d’un paysan équivalait au tiers de celui d’un ouvrier, maintenant, il a la même valeur. La fausse démocratie doit sauvegarder les privilèges de la clique dirigeante. Non pas que la Russie veuille copier la démocratie bourgeoise à ses débuts. Au contraire, sa démocratie n’est que l’instrument de sa dictature sur les travailleurs. Il n’y a qu’un seul parti ; seuls les candidats de la bureaucratie peuvent être élus. La nature profonde de ces dix-neuf ans de bolchevisme se trouve parfaitement exprimée dans la nouvelle constitution : tout le pouvoir réel appartient aux plus hauts organes de l’Etat. Les « soviets » des villages et des villes ont perdu toute autonomie. Ils en sont réduit au rôle d’organismes d’Etat, de force de police. Chaque groupe de 300 000 votants élit un représentant que le Parti envoie aux Soviets de l’Union et un second qui siège au Soviet des Républiques Nationales. Les représentants de l’Union et le Soviet des Républiques Nationales élisent ensuite le Soviet Suprême. Celui-ci à son tour élit un présidium qui est investi de tous les pouvoirs, y compris celui de dissoudre le Soviet Suprême. Ce présidium, plus les Commissaires du Peuple élus par le Soviet de l’Union, gouvernent effectivement. Les mécanismes de ce système parlementaire garantissent au gouvernement un pouvoir pratiquement illimité ; de toute façon c’est le gouvernement lui-même qui propose les candidats aux élections. La vieille dictature se masque d’une fausse démocratie. Otto Bauer, de la IIème Internationale, se montre plein d’enthousiasme pour cette nouvelle constitution, cette nouvelle démocratie. Il n’a qu’un seul regret : que son propre parti n’y soit toujours pas représenté. Mais pour les ouvriers, cette fausse démocratie ne fait qu’ajouter l’insulte à l’exploitation.

Capitalisme d’Etat et communisme

Il faut considérer la Russie comme un pays capitaliste et un ennemi mortel du communisme. Cela deviendra plus évident avec le temps. Les communistes seront pourchassés et tués en Russie comme partout ailleurs. Si certains nourrissent encore l’illusion de voir le socialisme « s’édifier » tôt ou tard en Russie, ils découvriront que les classes privilégiées ne renoncent jamais délibérément à leurs privilèges. Ceux qui espèrent voir la classe possédante abandonner sa propriété sans lutter, font de la religion. Le socialisme ne s’édifie pas. Ou bien il est le produit direct de la révolution prolétarienne, ou bien il n’est pas. La révolution de 1917 est restée une révolution bourgeoise. Ses éléments prolétariens ont été battus. Elle n’a pas supprimé le fondement de toute domination, elle a seulement renversé la domination tsariste. Elle n’a pas supprimé tous les rapports de propriété, elle a seulement aboli les rapports de propriété privée du capitalisme. Ce n’est que lorsque les travailleurs prennent le pouvoir en main et organisent la société pour eux-mêmes que les bases du communisme se trouvent jetées. Ce qui existe en Russie est un capitalisme d’Etat. Ceux qui se réclament du communisme doivent aussi attaquer le capitalisme d’Etat. Et dans la révolution à venir, les ouvriers russes devront renverser ce capitalisme d’Etat. La société d’exploitation russe, comme toutes les autres sociétés d’exploitation, engendre chaque jour ses propres fossoyeurs. La paupérisation relative sera suivie de la paupérisation absolue des travailleurs. Le jour viendra où en Russie, une fois de plus, comme aux jours héroïques d’Octobre, mais plus puissant se fera entendre le cri de guerre : « Tout le pouvoir aux Soviets ! »

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