[I.C.C., vol. 3, n° 2, février 1937 (traduite de Raetekorrespondenz)]
L’exécution à Moscou des seize
vieux bolcheviks a eu une répercussion mondiale. On a cherché à élucider les
raisons de ce « troublant » massacre. L’opinion qui prévaut, hormis celle des
communistes inféodés au Kremlin, est que le procès de Moscou a été un vaste
coup monté comparable à celui qui suivit l’incendie du Reichstag. On émet dans ce
sens toutes sortes d’hypothèses, mais aucune analyse sérieuse de la véritable
cause de ces exécutions. « Coupables ou non coupables », là n’est pas la
question ; le débat soulevé sur ce point au sein du mouvement ouvrier restera
sans réponse car il ne s’attaque pas au fond du problème. Pour l’actuel
mouvement ouvrier officiel, une analyse objective de la situation en Russie est
impossible car toute critique de la Russie reviendrait à remettre en cause le
vieux mouvement ouvrier dans son ensemble. Comment ces socialistes et ces
communistes, qui voient dans la Russie la réalisation intégrale ou partielle de
leur idéal, pourraient-ils reconnaître le caractère ouvertement violent des
rapports sociaux en Russie sans s’avouer en même temps la misère de leur propre
idéal ! Saisir la continuité de l’évolution qui a mené la Russie d’Octobre 17
jusqu’à l’exécution des héros d’Octobre présuppose une appréciation objective
de la structure sociale du pays. Ni Otto Bauer, ni Trotsky, dont les
protestations indignées remplissent à présent la presse des organisations
ouvrières néo-moscovites, n’en sont capables. Les Bauer et les Adler, pour qui
la Russie est le pays du socialisme en marche, s’étonnent de ce qu’ils
appellent une régression vers la barbarie. Selon eux, ces exécutions sont un «
acte malheureux » pour la cause du socialisme en général. Jamais ces gens
n’admettront que la « barbarie » manifeste n’est une fois de plus que l’autre
aspect de leur « idéal ».
Quant à Trotsky, devenu la
cible de tous les russophiles vendus ou non à Moscou, qu’a-t-il à répondre ?
Nous prouvera-t-il que la calomnie était aussi à l’honneur à l’époque où
lui-même était dirigeant, que, bien avant le stalinisme, il était courant
d’exécuter les communistes et les ouvriers, et que de telles actions
s’inscrivaient dans la logique même du système russe ? Non, Trotsky nous prouve
le contraire, comme il fallait s’y attendre. C’est sur l’ordre de Lénine et de
Trotsky qu’on massacra les ouvriers de Kronstadt parce que leurs exigences
allaient à l’encontre des intérêts de l’Etat bolchevique de 1920. Pour nous,
que les exécutions et les déportations soient ordonnées par Staline ou par
Trotsky, peu importe. Expliciter les raisons de ces mesures brutales, tell est
notre préoccupation.
Pourquoi la mise hors-la-loi
puis l’exécution des insurgés de Kronstadt et des seize vieux bolcheviks, qui
constituaient pourtant l’un et l’autre des groupes communistes dans l’acception
russe du terme ? Parce qu’ils étaient en désaccord avec les dirigeants du
Kremlin. Quand un Etat qui se réclame du communisme, déporte et exécute les
communistes, on est en droit de se demander qui des deux agit ici en communiste
: l’Etat ou les communistes. Répondre à cette question, c’est se donner les
moyens de mieux comprendre la situation en Russie.
Les
principales étapes de l’évolution russe au cours des dernières années
Dernièrement une série de lois
extrêmement réactionnaires a été promulguée en Russie. Par exemple,
l’interdiction de l’avortement, la création de nouveaux grades dans l’armée,l’adoption
d’une nouvelle législation scolaire autoritaire, etc. La plupart de ces lois
ressortent du domaine sociologico-culturel et ne s’expliquent que par rapport
aux phénomènes économiques sous-jacents. Il suffit donc ici de se rappeler le
discours prononcé par Staline en juin 1931 lors d’un meeting d’éminents
économistes russes. La presse de l’Internationale Communiste attribua à ce
discours « une importance historique », ce qu’il revêtait sans nul doute.
Staline y réclamait l’abolition totale de la relative égalité des salaires qui
survivait encore et préconisait une hiérarchisation très poussée des salaires.
Il exigeait de plus que, dans les usines, l’on substitue définitivement à la
direction plus ou moins collective l’initiative personnelle d’un directeur
responsable devant l’Etat seulement. Et surtout, point essentiel de son
discours, Staline réclamait l’introduction du profit dans toutes les
entreprises.
A la suite de ce discours,
toute une série de lois fut proclamée. On institua plus de trente graduations
de salaire, avec une échelle variant de 100 à 1000 roubles par mois. Les
ouvriers dans les usines furent totalement réduits au silence. Les « directeurs
rouges » devinrent les autocrates des entreprises. Le profit devint le facteur
déterminant. La rationalisation du procès de travail se manifesta par
l’extension du système de rendement aux pièces. L’exploitation fut renforcée
par tous les moyens.
Peu après, les syndicats
furent placés sous la dépendance du Commissariat au Travail et cessèrent de
fonctionner comme instruments de l’amélioration des conditions de travail.
Réduits au rôle d’organismes de prévoyance sociale, ils devinrent dans les
mains de l’Etat des instruments de propagande pour accroître la productivité du
travail.
Les coopératives de
consommateurs furent « réorganisées » ; les directeurs des entreprises
productives pouvaient désormais les utiliser « pour récompenser les bons
travailleurs par de meilleurs moyens de consommation ». Jusqu’alors, il avait
régné au sein de la classe ouvrière, comme nous l’avons déjà dit, une relative
égalité dans les conditions de vie, même si cette égalité se réduisait plutôt à
une égalité dans la misère. Désormais, les différenciations créées dans les
conditions de vie vont entraîner aussi des divergences d’intérêt, et, ce
faisant, des différences dans la position des travailleurs vis-à-vis de l’Etat
et de ses privilèges sociaux. C’était la fin d’une époque qui avait favorisé la
création d’une idéologie sociale relativement unifiée.
Staline déclarait dans son
discours : « Nous en tenir aux vielles sources de l’accumulation est
impossible. Poursuivre le développement de l’agriculture et de l’industrie
nécessite l’adoption du principe du profit et de l’accumulation accélérée. »
Dans les pays capitalistes, lorsque la diminution des profits entraîne un
ralentissement de l’accumulation, les capitalistes accroissent l’exploitation
des travailleurs pour remédier à cette situation. Le « premier et le seul Etat
ouvrier » n’utilise pas d’autres méthodes. L’Etat tout-puissant qui s’est
substitué aux anciens capitaliste perpétue la vieille méthode capitaliste :
renforcer l’exploitation pour garantir ses profits. Tout comme l’organisation
de la production, l’accumulation du capital prouve que les relations entre les
ouvriers russes et leur Etat ne se distinguent nullement des relations entre
travailleurs et capitalistes en général.
Ceux qui croient à la nature
socialiste de la société russe doivent se poser la question : « Comment se
fait-il que les ouvriers, « propriétaires collectifs » des moyens de
production, montrent si peu d’intérêt à accroître leur « propriété sociale »,
que Staline en soit réduit à utiliser la force pour les rappeler à leurs
devoirs ? » Oui, l’Etat a dû passer des lois « pour la protection de la
propriété sociale », car il redoutait que les travailleurs ne volent leur
proprepropriété. Les travailleurs russes sont-ils réellement stupides et myopes
au point de méconnaître leurs véritables intérêts ?
L’ouvrier russe ne peut
manquer de s’apercevoir qu’il n’a aucun contrôle sur les moyens de production,
ni sur les produits de son travail. Il ne peut pas se sentir concerné par les
problèmes de la socialisation tels qu’ils se posent en Russie, étant donné
qu’il est un esclave du salariat tout comme ses frères au delà des frontières
de l’U.R.S.S. Il importe même peu de savoir si les ouvriers russes prennent
clairement conscience de leur position dans la société. Le fait est qu’ils
agissent de la seule manière possible pour une classe exploitée. Et, parallèlement,
que Staline soit conscient ou non de son rôle en tant que dirigeant d’une
société d’exploitation, ses actes passés et à venir reflètent forcément les
nécessités d’une telle société.
Ce n’est pas d’hier que la
Russie est capitaliste ; elle l’est devenue avec l’abolition des derniers
conseils ouvriers librement élus. A partir de 1931, l’économie russe était
débarrassée de tous les éléments étrangers à sa structure capitaliste. Ceux des
vieux bolcheviks qui ne pouvaient aider Staline dans son ascension devinrent
ses opposants acharnés : il fallait donc les éliminer. La dissolution en 1935
de l’organisation des vieux bolcheviks, la déportation de la plupart de ses
membres, montrent clairement que le régime actuel devra nécessairement éliminer
ces traditions dépassées qu’incarnent les vieux bolcheviks. Ces derniers, ainsi
que les ouvriers qui ont une conscience de classe et les communistes, peuvent
de moins en moins défendre et soutenir la politique du gouvernement. Ils
perdent toute utilité pour l’appareil d’Etat, à mesure qu’ils acquièrent une
conscience plus juste de leur rôle de meneurs d’esclaves dans la hiérarchie
exploiteuse. D’autres, qui ont moins de scrupules, convoitent leurs postes et
les évincent. La réussite de ces derniers éléments s’explique par leur
indifférence à l’égard des traditions d’Octobre et par leur manque de
solidarité avec la classe ouvrière.
Un accroissement de
l’exploitation présuppose un renforcement de l’appareil exploiteur. La classe
ouvrière ne peut s’exploiter elle-même. Un appareil est nécessaire, dont les
membres n’appartiennent pas à la classe ouvrière. Des bureaucrates, des
professionnels, des « commandeurs d’industrie » comme les appelle Staline,
s’appuyant sur une large couche de l’aristocratie ouvrière, sont indispensables.
Ces bureaucrates aident la clique dirigeante, dont ils reçoivent en retour des
privilèges qui les élèvent au dessus du niveau de l’ouvrier moyen. En dépit de
la phraséologie officielle sur « la transition vers une société sans classe »,
il s’est bel et bien développé une nouvelle classe dirigeante en Russie. Les
travailleurs vendent leur force de travail à cette nouvelle classe de
fonctionnaire, de chefs de coopératives et d’entreprises, et à la bureaucratie
qui dirige la production et la distribution. Cet appareil colossal est
l’acheteur de la force de travail. Il dirige collectivement et autocratiquement
à la fois. Il ne produit aucune valeur, il vit de la plus-value, du travail de
millions d’esclaves salariés. L’idéologie de cette couche privilégiée n’a rien
à voir avec la conscience de classe des ouvriers. L’exploitation étant son
intérêt, elle constitue son idéologie. En ennemi implacable, la bureaucratie
combat toutes les tendances de la société qui s’orientent vers l’abolition de
l’exploitation. Afin de maintenir ses propres privilèges, la bureaucratie
utilisera tous les moyens possibles pour détruire les forces qui menacent d’en
finir avec les privilèges. Pour assurer ses positions, elle liquidera tous les
acquis de la Révolution d’Octobre qui s’opposent aux besoins de la nouvelle
classe exploiteuse. Il lui faut donc se débarrasser des restes de la
Révolution, dont font partie les vieux bolcheviks.
Afin d’obtenir la masse
gigantesque de plus-value indispensable à la construction et à la transformation
du système économique russe dans son entier, il était nécessaire de
développerune vaste classe de meneurs d’esclaves, de parasites et
d’exploiteurs. Cette nouvelle classe se développe en contradiction avec le
communisme. Le vide dans la structure de la société d’exploitation, que
reflétait l’absence d’une classe exploiteuse spécifique, a été comblé. C’est
ceci qui constitue l’étape essentielle dans l’évolution de la Russie au cours
des dernières années. Elle en a fait un Etat intégralement capitaliste. Les
travailleurs, trop faibles pour organiser la production au nom de leur classe,
ont abdiqué devant le Parti. Ce dernier, n’obéissant qu’à des intérêts
spécifiques, a joué en Russie exactement le même rôle que les capitalistes
privés dans les autres pays. Le parti bolchevique, en assumant le rôle
historique de la bourgeoisie est devenu lui-même la bourgeoisie et a développé
les forces productives à un niveau atteint longtemps auparavant par la
bourgeoisie des autres pays. Le Parti est déjà devenu un obstacle au
développement des forces productives et au progrès humain en général, tout
comme la bourgeoisie partout ailleurs. Il est vain d’incriminer ceux qui
occupaient les postes dirigeants pendant cette période de l’évolution russe ;
au contraire, il faut prendre conscience que quiconque – individu ou Parti –
aurait été contraint à leur place de remplir exactement le même rôle.
Les
rapports de classe dans l’agriculture sovietique
Au cours du premier plan
quinquennal la différenciation dans les conditions de vie entre travailleurs et
bureaucratie n’a pas pu être développée au maximum. La bureaucratie avait
encore besoin des travailleurs pour assurer son hégémonie sur le secteur
agricole. Et, inversement, il lui fallait s’assurer une position de force dans l’agriculture
pour pouvoir consolider sa situation dans l’industrie. L’anarchie des rapports
dans le domaine agricole menaçait le développement général de l’économie, et
donc la clique dirigeante elle-même. L’introduction de méthodes de production
modernes était devenu une nécessité historique pour l’économie paysanne russe.
Aucun gouvernement n’aurait pu s’y soustraire. Cela permettait en effet,
d’abord de réduire le prix de la force de travail des travailleurs salariés, et
ensuite de développer le marché intérieur. La bureaucratie collectivisa les
fermes au nom du socialisme ; ce slogan était nécessaire pour gagner les
ouvriers à cette politique. L’opposition manifestée par les paysans nécessitait
une étroite collaboration entre les ouvriers et la bureaucratie. Les
difficultés que rencontra d’abord la collectivisation forcée sont illustrées
clairement par l’émigration de dizaines de milliers de paysans et la
déportation de milliers d’autres vers les régions polaires de la Sibérie. Avant
le succès de la campagne de collectivisation, il existait de petites fermes
individuelles qui fonctionnaient pour ainsi dire indépendamment de l’industrie
et donc de ses dirigeants. Les besoins des paysans ne les poussaient nullement
à se rapprocher de l’industrie. Pour créer cette dépendance, il fallait briser
leur isolement.
Pour développer la
productivité agricole, il était nécessaire de mettre en circulation les
produits industriels tels que les tracteurs, moissonneuses-batteuses… etc.
Aujourd’hui 87% du sol cultivé est collectivisé ; on utilise 300 000 tracteurs.
L’agriculture toute entière a fondamentalement changé, ainsi que ses rapports
avec les autres secteurs de l’économie russe. Les paysans ont contracté de
lourdes dettes vis-à-vis de l’Etat ; leur isolement a été brisé et ils prennent
de plus en plus conscience de leur dépendance à l’égard de l’Etat. Ils
subissent le poids de la politique gouvernementale des prix, de la taxation
indirecte, et des organismes de crédit gouvernementaux. L’année dernière une
mesure très significative a été introduite : l’Etat a cessé de vendre aux
fermes collectives les moyens de production les plus importants ; désormais, il
les leur loue. Pour ce faire, il a installé quelques milliers de stations de
machines agricoles, ce qui a renforcé l’emprise de la bureaucratie sur les
paysans.
La collectivisation a fait
naître une nouvelle méthode de production, appelée « artel », qui correspond à
une association relativement lâche de possesseurs de moyens de production
agricoles. Les machines et les bâtiments sont utilisés collectivement. L’«
artel » est une nouvelle forme de rapport de propriété. Il engendre des
inégalités économiques et des différences idéologiques. De plus, le travail
salarié y est maintenu. Les salaires sont proportionnels à la quantité et à la
qualité du travail fourni. L’« artel » peut aussi embaucher de simples ouvriers
agricoles, auquel cas, il joue le rôle d’exploiteur. Un paysan ne peut devenir
membre de l’« artel » que s’il apporte suffisamment de biens pour satisfaire la
majorité des membres de l’« artel ». Grâce à l’utilisation de l’outillage
moderne et à la rationalisation du procès de travail, l’« artel » permet
d’accroître considérablement la production. Cette constatation a rendu cette
forme de production populaire chez les paysans et a étouffé la résistance
antérieure. Le développement général de l’agriculture tend à transformer peu à
peu les paysans en esclaves salariés. Pour l’instant, ils n’ont pas encore pris
conscience de ce que leur réserve l’avenir. Ils ne voient que la façade de ces
nouveaux rapports sociaux, qui comporte comme avantage principal
l’accroissement de leur revenu. Désormais, le gouvernement peut, grâce à cette
évolution, s’appuyer davantage sur les paysans. Il peut faire jouer une classe
contre l’autre et, effectivement, toute la politique de la bureaucratie depuis
le succès de la collectivisation se ramène à une politique d’équilibre des
pouvoirs : elle fait jouer tantôt les ouvriers contre les paysans, tantôt les
paysans contre les ouvriers.
A l’heure actuelle, en ces
débuts de « société sans classes », il existe en Russie trois classes
principales : les ouvriers, qui ne possèdent rien ; les paysans qui, sous le
contrôle de l’Etat, possèdent collectivement leur propriété ; la bureaucratie,
qui possède et dirige l’industrie et s’efforce de placer également toute
l’agriculture sous son contrôle absolu. Ces rapports de classes engendrent des
différences toujours plus poussées dans les conditions de vie. Les ouvriers,
exploités et démunis, doivent lutter pour l’abolition de l’exploitation ; les
paysans réclament un abaissement du prix des produits industriels, ce qui
signifie un accroissement de l’exploitation pour les ouvriers ; et quant à la
bureaucratie, elle réalise des profits sur le dos de ces deux classes.
La
situation des ouvriers
Le développement de l’économie
capitaliste montre de plus en plus clairement que la force de travail est une
marchandise. L’extrême hiérarchisation des salaires s’est fait sentir très
brutalement lorsque le pouvoir d’achat différencié du rouble a disparu.
Jusqu’en 1935, le minimum vital des ouvriers les moins bien payés était plus ou
moins garanti. Depuis, le salaire en argent est devenu la seule mesure pour la
consommation individuelle des ouvriers. L’effet de la loi de l’offre et de la
demande a augmenté les prix. La bureaucratie a fait passer la hausse des prix
pour une baisse ; effectivement, pour les couches les mieux payées et la
bureaucratie, qui auparavant étaient contraintes d’acheter sur le marché «
libre », il s’agissait bien d’une baisse des prix, mais pour les ouvriers,
c’était une phénoménale hausse des prix, qui réduisit considérablement leur
consommation.
La somme totale de tous les
salaires et rémunérations payés en 1936 s’élevait à 63,4 milliards de roubles.
Le nombre total des employés salariés et rémunérés, selon le Bureau des
Statistiques de Moscou, s’élève à 24 100 000. Ce qui donne un revenu moyen
mensuel par tête de 220 roubles. Par rapport au niveau des prix existant, cela
signifie un taux de salaire moyen plus bas que dans n’importe quel pays
d’Europe occidentale. Les biens de consommation sont de trois à quatre fois
plus chers que dans les autres pays. Comparez parexemple le prix d’une paire de
chaussures, c’est-à-dire 50 à 70 roubles, avec ces salaires. Le prix moyen du
pain noir est de 0,70 rouble le kilo ; pour le pain blanc de meilleure qualité,
il est de 1,20 à 1,50 rouble. Le quart de lait coûte 1,50 rouble, le bœuf 9
roubles le kilo. Le beurre, selon la qualité, va de 18 à 26 roubles le kilo. Une
chemise ordinaire coûte environ 20 roubles. La grande masse de la population
russe vit aujourd’hui, dix-neuf ans après la Révolution, à peine mieux qu’à
l’époque des Tsars. Les biens de consommation plus raffinés resteront, pour
longtemps encore, inaccessibles aux larges masses du pays. Les statistiques du
second plan quinquennal expliquent cela très clairement : la production totale
de chaussure en 1937 ne dépassera même pas 180 millions de paires, ce qui
signifie qu’à la fin de l’année, il n’y aura qu’une paire de chaussures à la
disposition de chaque habitant. Selon le plan, la consommation totale de beurre
sera portée en 1937 à 180 000 tonnes. Compte tenu que la moitié de la
population achète du beurre, il n’en est donc distribué que 5 livres par an et
par tête. Mais, pour l’instant, même cet objectif n’est atteint que sur le
papier. Le problème du logement est encore plus aigu. D’après les statistiques
officielles russes, la pièce moyenne attribuée à une personne fait environ 3,5
m². Et il n’y a aucun espoir de voir la situation s’améliorer prochainement :
l’industrie de la construction est en retard constant sur l’accroissement de la
population urbaine.
Dans de telles conditions, il
serait vraiment incroyable que les travailleurs ne prennent pas conscience de
leur situation de classe exploitée. D’autant plus que les « chefs de
l’industrie », la bureaucratie en général, jouissent de bien meilleures
conditions de vie. On y voit des salaires qui commencent à 1 000 roubles par
mois. Il fut un temps où existait ce qu’on appelait « un minimum du Parti » :
ses membres ne pouvaient pas gagner plus de 7 200 roubles par an. Aujourd’hui,
les privilèges n’ont plus de bornes.
Le
stakhanovisme
Un accroissement de la
consommation générale est absolument indispensable à la Russie. La classe
dirigeante le sait, mais les classes dirigeantes ne partagent pas avec les
pauvres. Dans la cadre des rapports économiques de la Russie capitaliste, un
accroissement du niveau de vie des masses n’est possible que si le capital s’accroît
comparativement plus vite que la consommation de masse. Tout accroissement du
pouvoir d’achat des masses implique un accroissement encore plus rapide du taux
d’exploitation. C’est ce processus que le marxisme appelle la paupérisation
relative des travailleurs. C’est exactement ce phénomène qui se produit en
Russie et que l’on appelle faussement le socialisme.
Le « stakhanovisme », ou
accroissement de la productivité grâce à l’amélioration des méthodes de
production, est désormais largement adopté dans l’industrie et l’agriculture
russes. Les salaires des ouvriers stakhanovistes augmentent de 100 %, mais leur
productivité augmente souvent 10 fois plus. Quelles que soient les statistiques
de référence, elles montrent toutes que les augmentations de salaires ne
représentent qu’une toute petite fraction des accroissements de productivité.
De plus hauts salaires signifient une exploitation accrue. La part qui revient
aux ouvriers tend à diminuer comparativement à la valeur qu’ils créent.
Peu à peu les ouvriers
prennent conscience de cette situation. La diminution des taux de salaires aux
pièces qui suit chaque accroissement de la productivité, réveille chez les
ouvriers les plus conscients l’opposition au stakhanovisme. On voit souvent des
stakhanovistes se faire rosser par leurs collègues. Beaucoup ont été tués.
Certains ouvriers considèrent les stakhanovistes purement et simplement comme
des briseurs de grève. Mais le « stakhanovisme » progressera en dépit de toute
cette résistance. En effet, il permet à unefraction de la classe ouvrière
d’améliorer ses conditions de vie. Une couche d’ouvriers se développe, qui
soutient avec ferveur la bureaucratie, tout comme beaucoup d’ouvriers parmi les
mieux payés soutiennent leur bourgeoisie dans d’autres pays capitalistes. C’est
ainsi que la force de la classe ouvrière est affaiblie. Alors que la misère
générale avait suscité dans la classe ouvrière une révolte unanime, les
possibilités maintenant offertes à certains d’échapper à leur misère
contribuent à les séparer radicalement des ouvriers qui ont une conscience de
classe.
L’idéologie de l’ouvrier
stakhanoviste se définit essentiellement comme une idéologie petite[1]bourgeoise.
Son logis est tout son univers. Il se sent supérieur à la masse des ouvriers ;
pour lui, les non-stakhanovistes sont des sous-hommes, il faudrait les chasser
des usines. Il est conservateur et apporte son soutien à toutes les initiatives
du gouvernement. Il s’incline devant ses supérieurs et méprise ses subordonnés.
Il a un livret d’épargne et investit de l’argent dans les bons d’Etat ; il est
sensible au fait de toucher des intérêts, revenu obtenu sans travailler. Il
déteste les véritables communistes et applaudit les attaques de Staline contre
les opposants de gauche. C’est ce type d’individus qui a réclamé l’exécution
des seize vieux bolcheviks. Ils sont prêts à tout pour se faire bien voir de
leurs maîtres.
La
nouvelle constitution
La bureaucratie, installée
jadis au pouvoir grâce aux ouvriers, doit aujourd’hui se protéger contre eux.
Pour cela, elle a besoin d’alliés et elle les trouve parmi les paysans et
l’aristocratie ouvrière. Pour ces couches privilégiées, l’éveil de la
conscience de classe ouvrière représente le danger le plus grand. Elles ont
donc intérêt à en détruire tous les embryons de manifestation. Aussi ont-elles
commencé par émasculer le marxisme. Elles ont essayé de prouver « marxistement
» qu’il était nécessaire et souhaitable de maintenir leurs privilèges, le
travail salarié, les rapports capitalistes, la dictature du Parti… etc.,
faisant passer cela pour le socialisme. Tous les marxistes qui se sont opposés
à cette tromperie sont devenus les ennemis mortels de la bureaucratie. On
supprime définitivement les droits politiques acquis par les travailleurs lors
de la Révolution. La nouvelle constitution de l’U.R.S.S. en est une
illustration flagrante. Elle a été conçue pour donner un plus grand poids
politique aux couches non prolétariennes du pays. Auparavant, le vote d’un
paysan équivalait au tiers de celui d’un ouvrier, maintenant, il a la même
valeur. La fausse démocratie doit sauvegarder les privilèges de la clique
dirigeante. Non pas que la Russie veuille copier la démocratie bourgeoise à ses
débuts. Au contraire, sa démocratie n’est que l’instrument de sa dictature sur
les travailleurs. Il n’y a qu’un seul parti ; seuls les candidats de la
bureaucratie peuvent être élus. La nature profonde de ces dix-neuf ans de
bolchevisme se trouve parfaitement exprimée dans la nouvelle constitution :
tout le pouvoir réel appartient aux plus hauts organes de l’Etat. Les « soviets
» des villages et des villes ont perdu toute autonomie. Ils en sont réduit au
rôle d’organismes d’Etat, de force de police. Chaque groupe de 300 000 votants
élit un représentant que le Parti envoie aux Soviets de l’Union et un second
qui siège au Soviet des Républiques Nationales. Les représentants de l’Union et
le Soviet des Républiques Nationales élisent ensuite le Soviet Suprême.
Celui-ci à son tour élit un présidium qui est investi de tous les pouvoirs, y
compris celui de dissoudre le Soviet Suprême. Ce présidium, plus les
Commissaires du Peuple élus par le Soviet de l’Union, gouvernent effectivement.
Les mécanismes de ce système parlementaire garantissent au gouvernement un
pouvoir pratiquement illimité ; de toute façon c’est le gouvernement lui-même
qui propose les candidats aux élections. La vieille dictature se masque d’une
fausse démocratie. Otto Bauer, de la IIème Internationale, se montre plein
d’enthousiasme pour cette nouvelle constitution, cette nouvelle démocratie. Il
n’a qu’un seul regret : que son propre parti n’y soit toujours pas représenté.
Mais pour les ouvriers, cette fausse démocratie ne fait qu’ajouter l’insulte à
l’exploitation.
Capitalisme
d’Etat et communisme
Il faut considérer la Russie
comme un pays capitaliste et un ennemi mortel du communisme. Cela deviendra
plus évident avec le temps. Les communistes seront pourchassés et tués en
Russie comme partout ailleurs. Si certains nourrissent encore l’illusion de
voir le socialisme « s’édifier » tôt ou tard en Russie, ils découvriront que
les classes privilégiées ne renoncent jamais délibérément à leurs privilèges.
Ceux qui espèrent voir la classe possédante abandonner sa propriété sans
lutter, font de la religion. Le socialisme ne s’édifie pas. Ou bien il est le
produit direct de la révolution prolétarienne, ou bien il n’est pas. La
révolution de 1917 est restée une révolution bourgeoise. Ses éléments
prolétariens ont été battus. Elle n’a pas supprimé le fondement de toute
domination, elle a seulement renversé la domination tsariste. Elle n’a pas
supprimé tous les rapports de propriété, elle a seulement aboli les rapports de
propriété privée du capitalisme. Ce n’est que lorsque les travailleurs prennent
le pouvoir en main et organisent la société pour eux-mêmes que les bases du
communisme se trouvent jetées. Ce qui existe en Russie est un capitalisme
d’Etat. Ceux qui se réclament du communisme doivent aussi attaquer le
capitalisme d’Etat. Et dans la révolution à venir, les ouvriers russes devront
renverser ce capitalisme d’Etat. La société d’exploitation russe, comme toutes
les autres sociétés d’exploitation, engendre chaque jour ses propres
fossoyeurs. La paupérisation relative sera suivie de la paupérisation absolue
des travailleurs. Le jour viendra où en Russie, une fois de plus, comme aux
jours héroïques d’Octobre, mais plus puissant se fera entendre le cri de guerre
: « Tout le pouvoir aux Soviets ! »
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