[Socialisme ou Barbarie, n° 14, avril-juin 1954]
Cher camarade Chaulieu,
Je vous remercie beaucoup pour
la série des 11 numéros de Socialisme ou Barbarie que vous avez donnés, pour
moi, au camarade B… Je les ai lu (bien que non encore terminés) avec un extrême
intérêt, à cause de la grande concordance de vues qu’ils révèlent entre nous.
Vous avez probablement fait la même constation à la lecture de mon livre Les
Conseils ouvriers. Il me parut pendant de longues années que le petit nombre de
socialistes qui développaient ces idées n’avait pas augmenté ; le livre fut
ignoré et passé sous silence par la totalité de la presse socialiste (sauf,
récemment, dans le Socialist Leader de l’ILP). Je fus donc heureux de faire la
connaissance d’un groupe qui en était venu aux mêmes idées par une voie
indépendante. La domination complète des travailleurs sur leur travail, que
vous exprimez en disant : « Les producteurs organisent eux-mêmes la gestion de
la production », je l’ai décrite moi-même dans les chapitres sur «
l’organisation des ateliers » et « l’organisation sociale ». Les organismes
dont les ouvriers ont besoin pour délibérer, formés d’assemblées de délégués,
que vous appelez : « organismes soviétiques » sont les mêmes que ceux que nous
appelons « Conseils ouvriers », « Arbeiterräte », « Workers’ Councils ».
Il y a bien sûr des
différences ; j’en traiterai, en considérant cela comme un essai de
contribution à la discussion dans votre revue. Alors que vous restreignez
l’activité de ces organismes à l’organisation du travail dans les usines après
la prise du pouvoir social par les travailleurs, nous les considérons comme
devant être également les organismes au moyen desquels les ouvriers conquerront
ce pouvoir. Pour conquérir le pouvoir nous n’avons que faire d’un « parti
révolutionnaire » prenant la direction de la révolution prolétarienne. Ce «
parti révolutionnaire » est un concept trotskiste qui trouva une adhésion
(depuis 1930) parmi les nombreux ex-partisans du P.C. déçus par la pratique de
celui-ci. Notre opposition et notre critique remontaient déjà aux premières
années de la Révolution russe et étaient dirigés contre Lénine et suscitées par
son tournant vers l’opportunisme politique. Ainsi nous restâmes hors des voies
du trotskisme ; nous ne fumes jamais sous son influence ; nous considérâmes
Trotsky comme le plus habile porte-parole du bolchevisme qui aurait dû être le
successeur de Lénine. Mais, après avoir reconnu en la Russie un capitalisme
d’état naissant, notre attention alla principalement vers le monde occidental
du grand capital, où les travailleurs auront à transformer le capitalisme le
plus hautement développé en un communisme réel (au sens littéral du terme).
Trotsky, par sa ferveur révolutionnaire, captiva tous les dissidents que le
stalinisme avait jetés hors du P.C. et en leur inoculant le virus bolchevique
les rendit presque incapables de comprendre les nouvelles grandes tâches de la
révolution prolétarienne.
Parce que la révolution russe
et ses idées ont encore une influence tellement puissante sur les esprits, il
est nécessaire de pénétrer plus profondément son caractère fondamental. Il
s’agissait, en peu de mots, de la dernière révolution bourgeoise, mais qui fut
l’oeuvre de la classe ouvrière. Révolution bourgeoise signifie une révolution
qui détruit le féodalisme et ouvre la voie à l’industrialisation avec toutes
les conséquences sociales que celle-ci implique. La révolution russe est donc
dans la ligne de la révolution anglaise de 1647 et de la révolution française
de 1789 ave ces suites de 1830, 1848, 1871. Au cours de toutes ces révolutions,
les artisans, les paysans et les ouvriers ont fourni la puissance massive
nécessaire pour détruire l’ancien régime ; ensuite, les comités et les partis
des hommes politiques représentant les riches couches qui constituaient la
future classe dominante, vinrent au premier plan et s’emparèrent du pouvoir
gouvernemental. C’était l’issue naturelle parce que la classe ouvrière n’était
pas encore mûre pour se gouverner elle-même ; la nouvelle société de classes où
les travailleurs étaient exploités ; une telle classe dominante a besoin d’un
gouvernement composé d’une minorité de fonctionnaires et d’hommes politiques.
La révolution russe, à une époque plus récente, sembla être une révolution
prolétarienne, les ouvriers en étant les auteurs par leurs grèves et leurs
actions de masse. Ensuite, cependant, le parti bolchevik réussit peu à peu à
s’approprier le pouvoir (la classe travailleuse était une petite minorité parmi
la population paysanne) ; ainsi, le caractère bourgeois (au sens large) de la
révolution russe devint dominant et prit la forme du capitalisme d’Etat.
Depuis, pour ce qui est de son influence idéologique et spirituelle dans le
monde, la révolution russe devint l’opposé exact de la révolution prolétarienne
qui doit libérer les ouvriers et les rendre maîtres de l’appareil de
production.
Pour nous, la tradition
glorieuse de la révolution russe consiste en ce que, dans ses premières
explosions de 1905 et 1917, elle a été la première à développer et montrer aux
travailleurs du monde entier la forme organisationnelle de leur action
révolutionnaire autonome, les soviets. De cette expérience, confirmée plus tard
à une moindre échelle en Allemagne, nous avons tiré nos idées sur les formes
d’action de masse qui sont propres à la classe ouvrière et qu’elle devra
appliquer pour appliquer sa propre libération.
Exactement à l’opposé nous
voyons les traditions, les idées et les méthodes issues de la révolution russe
lorsque le P.C. s’est emparé du pouvoir. Ces idées, qui servent uniquement
d’obstacles à une action prolétarienne correcte, constituèrent l’essence et la
base de la propagande de Trotsky.
Notre conclusion est que les
formes d’organisation du pouvoir autonome, exprimées par les termes « soviets »
ou « Conseils ouvriers », doivent aussi bien servir à la conquête du pouvoir
qu’à la direction du travail productif après cette conquête. D’abord, parce que
le pouvoir des travailleurs sur la société ne peut être obtenu d’une autre
manière, par exemple par ce qu’on appelle un parti révolutionnaire. Deuxièmement,
parce que ces soviets, qui seront plus tard nécessaire à la production, ne
peuvent se former qu’à travers la lutte de classe pour la conquête du pouvoir.
Il me semble que dans ce
concept le « noeud de contradictions » du problème de la « direction révolutionnaire
» disparaît. Car la source des contradictions est l’impossibilité d’harmoniser
le pouvoir et la liberté d’une classe gouvernant sa propre destinée, avec
l’exigence qu’elle obéisse à une direction formée par un petit groupe ou parti.
Mais pouvons-nous maintenir une telle exigence ? Elle contredit carrément
l’idée de Marx la plus citée, à savoir que la libération des travailleurs sera
l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes. De plus, la révolution prolétarienne ne
peut être comparée à une rébellion unique ou à une campagne militaire dirigée
par un commandement central, et même pas à une période de luttes semblable par
exemple à la grande Révolution française, qui ne fut elle-même qu’un épisode
dans l’ascension de la bourgeoisie au pouvoir. La révolution prolétarienne est
beaucoup plus vaste et profonde ; elle est l’accession des masses du peuple à
la conscience de leur existence et de leur caractère. Elle ne sera pas une
convulsion unique ; elle formera le contenu d’une entière période dans
l’histoire de l’humanité, pendant laquelle la classe ouvrière aura à découvrir
et à réaliser ses propres facultés et son potentiel, comme aussi ses propres
buts et méthodes de lutte. J’ai tâché d’élaborer certains aspects de cette
révolution dans mon livre Les Conseils ouvriers, dans le chapitre intitulé « La
révolution ouvrière ». Bien sûr, tout ceci ne fournit qu’un schéma abstrait,
que l’on peut utiliser pour mettre en avant les diverses forces en action et
leurs relations.
Maintenant, il se peut que
vous demandiez : mais alors, dans le cadre de cette orientation, à quoi sert un
parti ou un groupe, et quelles sont ses tâches ? Nous pouvons être sûrs que
notre groupe ne parviendra pas à commander les masses laborieuses dans leur
action révolutionnaire ; à côté de nous il y a une demi-douzaine et plus
d’autres groupes ou partis, qui s’appellent révolutionnaires mais qui tous
diffèrent dans leur programme et dans leurs idées ; et comparés au grand parti
socialiste, ce ne sont que les lilliputiens. Dans le cadre de la discussion
contenue dans le numéro 10 de votre revue, il a été, avec raison, affirmé que
notre tâche est principalement une tâche théorique ; de trouver et indiquer,
par l’étude et la discussion, le meilleur chemin d’action pour la classe
ouvrière. L’éducation basée là-dessus, cependant, ne doit pas avoir lieu à
l’intention seulement des membres du groupe ou du parti, mais des masses de la
classe ouvrière. Ce sont elles qui auront à décider, dans leurs meetings
d’usine et leurs Conseils, de la meilleure manière d’agir. Mais, pour qu’elles
se décident de la meilleure manière possible, elles doivent être éclairées par
des avis bien considérés et venant du plus grand nombre de côtés possible. Par
conséquent, un groupe qui proclame que l’action autonome de la classe ouvrière
est la forme principale de la révolution socialiste, considérera que sa tâche
primordiale est d’aller parler aux ouvriers ; par exemple, par le moyen de
tracts populaires qui éclairciront les idées des ouvriers en expliquant les
changements importants dans la société, et la nécessité d’une direction des
ouvriers par eux-mêmes dans toutes leurs actions comme aussi dans le travail
productif futur.
Vous avez là quelques-unes des
réflexions que m’a suscitées la lecture des discussions hautement intéressantes
publiées dans votre revue. De plus, je dois dire combien j’ai été satisfait des
articles sur « L’ouvrier américain », qui clarifient une grande partie de
l’énigmatique problème de cette classe ouvrière sans socialisme ; et de
l’article instructif sur la classe ouvrière en Allemagne orientale. J’espère
que votre groupe aura la possibilité de publier encore d’autres numéros de sa
revue.
Vous m’excuserez d’avoir écrit
cette lettre en anglais ; il m’est difficile de m’exprimer en français d’une
façon satisfaisante.
Très sincèrement,
votre Ant. Pannekoek.
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