Nous, pronom
Gaelle Obiégly
Il faut que tu saches d’où
celle qui dirige ces lignes les a tirées : des vœux du président de la
République. Il s’est adressé à tous les gens qui vivent sur le territoire
français qui n’est pas un seul tenant. Il y a l’Hexagone et l’Outre-mer. De
même, dans l’Hexagone, il y a Paris et l’Outre-Paris. Non, en fait, pas à tous
les gens, mais aux compatriotes. Les vœux sont transmis par la radio et la télé
nationales. Moi, le 31 décembre 2019, tout en mangeant de la quiche Lorraine,
j’ai écouté le discours du président de la République. Il a pour nom Emmanuel
Macron. Il a été élu en mai 2017. Il a été élu grâce au nombre important de
voix qui se sont reportées sur lui pour contrer la candidate d’extrême droite.
Je le rappelle car on oublie et parfois même on ne le sait pas et celui ou
celle qui lira ces lignes dans 150 ans trouvera peut-être utile ce rappel qui,
à nous autres, semble du rabâchage. C’est à toi que je m’adresse.
Le président que nous avions
alors, ce soir-là, ce qu’il a dit principalement, c’est : nous. Il le
disait, il le répétait, son discours en était chargé, du nous. Du nous à plein
tube. Il ne disait quasiment que ça. Quand, à un moment, il a dit
« je », ce fut pour parler de sa fonction ; pour se présenter
comme le garant du nous. Il travaille beaucoup avec les mots. Comme nous autres
mais c’est très différent. Les mots, les phrases, dans le discours du
président, sont des prétextes. Et ses vœux sont une opportunité. Ces variations
sur le nous m’ont fait l’effet d’une enseigne clignotante pour attirer le
client, l’enseigne d’un motel.
Nous, c’est un pronom. C’est
un représentant. Il remplace une multitude de noms qui, eux-mêmes, remplacent
une multitude de corps. Dès que l’on est deux, nous est là. Dès que l’on n’est plus le seul à agir, à parler, nous intervient. Dès que je dis nous, je parle en mon nom et au nom
d’autrui. Nous inclut l’autre ;
parfois à son corps défendant. Il sera bien arrivé qu’on dise : notre
président. Même si l’on n’a pas voté pour lui.
Nous
symbolise
un ensemble. Le président de 2019 qui disait tellement nous s’obstinait à créer un ensemble. Il entendait le créer par
vœu. Il n’y a que les artistes qui aient ce pouvoir. Pour former lev nous, le
président d’un pays démocratique dispose d’instruments juridiques. Dans les
dictatures, on a recours à d’autres instruments. La langue dans tous les cas
est un moyen pour la comm’. Quelqu’un qui fait de la politique, c’est quelqu’un
qui aspire à exercer une influence sur la vie de nous. Un curé, une professeure
de yoga, un polémiste, un poète ont-ils une action politique ? D’une
certaine façon. Le texte politique cherche à exercer une influence. Un texte
peut exercer une influence malgré son auteur, être politique à son corps
défendant. Mais tous les mots qui sortent de la bouche d’un agent politique
deviennent des mots qui ont trempé dans la politique. Nous l’est depuis la Rome antique. Les empereurs romains faisaient
semblant d’avoir pris conseil auprès du sénat pour exprimer une volonté
collective ; l’empereur décrétait seul en disant nous. C’est de cela que découle, je pense, le nous des universitaires. Cette invention qui consiste à dire nous quoiqu’on ne soit qu’un, elle vise
à faire acte de son autorité, de sa compétence.
Je reviens un peu en 2019. Le
président de la République présente ses vœux à nous. Il sait que cet ensemble
d’Outre-Elysée ne lui est pas favorable dans sa totalité. Mais ce soir-là, il a
en tête de nous forcer à être nous. En insistant ainsi sur le nous, il
l’institue. Avec moins d’efficacité, toutefois, qu’un virus qui nous faucherait
en six mois.
Au moyen d’un pronom, un
ensemble est planifié. Un ensemble qui unifie, qui place à égalité les gens qui
ont voté pour lui et ceux qui n’ont pas voté pour lui, un ensemble qui
centralise les compatriotes, ceux de l’Hexagone et ceux de l’Outre-mer, ceux de
Paris et ceux de l’Outre-Paris. Nous semble
généreux. N’est-il pas aussi abusif ? Et même surtout abusif ? Ou
bien doit-on le considérer comme le pronom du pari ?
Dans le roman d’Evgueny
Zamiatine, Nous autres, nous est le
pronom du parti, de l’état, de l’autorité. L’écriture de ce roman russe des
années 1920 précède la dictature stalinienne. L’auteur l’entrevoit dès les
folles années bolchéviques, au début de l’Union soviétique. Je y fut un tabou et nous une obligation. Le narrateur de Nous autres prend le risque de dire avec
un je l’oppression collective, la planification, l’institution. Dans la société
qu’il décrit on a appris que « nous » vient de Dieu et
« moi » du Diable.
Que la religion soit abolie ne
change rien, le troupeau donne de la grandeur à qui le mène. On trouve le moyen
de nous faire brouter n’importe quoi.
Nous, ce qui est sûr, c’est
qu’il est inclusif. Et ce qui est sûr aussi, c’est qu’il exprime une
probabilité. Donc il porte l’imprévisible. Il est à moitié plein de foi, à
moitié plein d’incertitude. Il est prisé par les dirigeants, dirigeantes
politiques ou les managers parce que nous rassemble et c’est souvent plein
d’énergie, le collectif. Que tous ceux qui se voient inclus dans nous suivent la direction qui leur est
donnée, c’est une probabilité. Disons une chimère, avec l’emphase de celui qui
se prévaut de nous. Rien de certain, non. Je
peut toujours se manifester, se désolidariser de nous qu’il y étouffe. La
solitude n’est pas moins politique que la collectivité.
En fait, je parle de nous. Mais
quand suis-je nous ? Quand je l’imagine.
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