Les
résultats
Ayant examiné assez en détail
les conditions dans lesquelles vit la classe ouvrière urbaine, il est temps de
tirer de ces faits d’autres conclusions, et de les comparer à leur tour avec la
réalité. Voyons donc ce que sont devenus les travailleurs dans ces conditions,
à quels genres d’hommes nous avons affaire, et ce qu’est leur situation
physique, intellectuelle et morale.
Lorsqu’un individu cause à
autrui un préjudice tel qu'il entraîne la mort, nous appelons cela un homicide
; si l’auteur sait à l’avance que son geste entraînera la mort, nous appelons
son acte un meurtre. Mais lorsque la société [Lorsque je parle de la société,
comme ici et ailleurs, en tant que collectivité responsable ayant ses devoirs
et ses droits, il va de soi que je veux parler du pouvoir de la société,
c’est-à-dire de la classe qui possède actuellement le pouvoir politique et
social, et qui donc est responsable également de la situation de ceux qui ne
participent pas au pouvoir. Cette classe dominante, c’est en Angleterre comme
dans tous les autres pays civilisés, la bourgeoisie. Mais que la société et
singulièrement la bourgeoisie ait le devoir de protéger chaque membre de la
société au moins dans sa simple existence, de veiller par exemple à ce que
personne ne meure de faim, je n’ai pas besoin de le démontrer à mes lecteurs
allemands. Si j’écrivais pour la bourgeoisie anglaise, il en irait certes tout
autrement. – (1887) And so it is now in Germany. Our German capitalists are
fully up to the English level, in this respect at least, in the year of grace
1886 (Et il en est maintenant ainsi en Allemagne. En l’an de grâce 1886, nos
capitalistes allemands sont tout à fait sur le même plan que les Anglais, sous
ce rapport tout au moins). – (1892) Comme tout cela a changé depuis 50 ans ! Il
y a, aujourd’hui, des bourgeois anglais qui admettent que la société a des
devoirs envers chaque membre de la société ; mais y a-t-il des Allemands qui
tiennent le même langage ? (FE)] met des centaines de prolétaires dans une
situation telle qu’ils sont nécessairement exposés à une mort prématurée et
anormale, à une mort aussi violente que la mort par l’épée ou par balle ;
lorsqu’elle ôte à des milliers d’êtres les moyens d’existence indispensables,
leur imposant d’autres conditions de vie, telles qu’il leur est impossible de
subsister, lorsqu’elle les contraint par le bras puissant de la loi, à demeurer
dans cette situation jusqu’à ce que mort s’ensuive, ce qui en est la
conséquence inévitable ; lorsqu’elle sait, lorsqu’elle ne sait que trop, que
ces milliers d’êtres seront victimes de ces conditions d’existence, et que
cependant elle les laisse subsister, alors c’est bien un meurtre, tout pareil à
celui commis par un individu, si ce n’est qu’il est ici plus dissimulé, plus
perfide, un meurtre contre lequel personne ne peut se défendre, qui ne
ressemble pas à un meurtre, parce qu’on ne voit pas le meurtrier, parce que le
meurtrier c’est tout le monde et personne, parce que la mort de la victime
semble naturelle, et que c’est pécher moins par action que par omission. Mais
ce n’en est pas moins un meurtre. Il me faut maintenant démontrer que la
société en Angleterre commet chaque jour et à chaque heure ce meurtre social
que les journaux ouvriers anglais ont raison d’appeler meurtre ; qu’elle a
placé les travailleurs dans une situation telle qu’ils ne peuvent rester en
bonne santé ni vivre longtemps ; qu’elle mine peu à peu l’existence de ces ouvriers,
et qu’elle les conduit ainsi avant l’heure au tombeau ; il me faudra en outre
démontrer que la société sait, combien une telle situation nuit à la santé et à
l’existence des travailleurs, et qu’elle ne fait pourtant rien pour
l’améliorer. Quant au fait qu’elle connaît les conséquences de ses institutions
et qu’elle sait que ses agissements ne constituent donc pas un simple homicide,
mais un assassinat, je l’aurai démontré, si je puis citer des documents
officiels, des rapports parlementaires ou administratifs qui établissent la
matérialité du meurtre.
Il va de soi d’entrée de jeu
qu’une classe vivant dans les conditions décrites plus haut et si mal pourvue
de tout ce qui est propre à satisfaire les besoins vitaux les plus
élémentaires, ne saurait être en bonne santé ni atteindre un âge avancé.
Cependant, examinons une fois de plus ces différentes conditions sous le
rapport plus particulier de l’état sanitaire des travailleurs.
La concentration de la
population dans les grandes villes exerce déjà en elle-même une influence très
défavorable ; l’atmosphère de Londres ne saurait être aussi pure, aussi riche
en oxygène que celle d’une région rurale ; deux millions et demi de poumons et
deux cent cinquante mille foyers entassés sur une surface de trois ou quatre
milles carrés, consomment une quantité considérable d’oxygène, qui ne se
renouvelle que très difficilement, car la façon dont sont construites les
villes rend difficile l’aération. Le gaz carbonique produit par la respiration
et la combustion demeure dans les rues, en raison de sa densité et le principal
courant des vents passe au-dessus des toits des maisons. Les poumons des
habitants ne reçoivent pas leur pleine ration d’oxygène : la conséquence en est
un engourdissement physique et intellectuel et une diminution de l’énergie
vitale. C’est pourquoi les habitants des grandes villes sont, il est vrai,
moins exposés aux maladies aiguës, en particulier du type inflammatoire, que
les ruraux qui vivent dans une atmosphère libre et normale ; en revanche ils souffrent
d’autant plus de maux chroniques. Et si la vie dans les grandes villes n’est
déjà pas en soi un facteur de bonne santé, quel effet nocif doit avoir cette
atmosphère anormale dans les districts ouvriers, où, comme nous l’avons vu, est
réuni tout ce qui peut empoisonner l’atmosphère. A la campagne, ce peut être
relativement peu nuisible que d’avoir une mare de purin tout près de sa maison,
parce qu’ici l’air arrive de partout ; mais au centre d’une grande ville, entre
des ruelles et des cours qui empêchent tout courant d’air, il en va tout
autrement. Toute matière animale et végétale qui se décompose produit des gaz
incontestablement préjudiciables à la santé et si ces gaz n’ont pas de libre
issue, ils empoisonnent nécessairement l’atmosphère. Les ordures et les mares
qui existent dans les quartiers ouvriers des grandes villes représentent donc
un grave danger pour la santé publique, parce qu’ils produisent précisément ces
gaz pathogènes ; il en va de même des émanations des cours d’eau pollués. Mais
ce n’est pas tout, il s’en faut. La façon dont la société actuelle traite la
grande masse des pauvres est véritablement révoltante. On les attire dans les
grandes villes où ils respirent une atmosphère bien plus mauvaise que dans leur
campagne natale. On leur assigne des quartiers dont la construction rend
l’aération bien plus difficile que partout ailleurs. On leur ôte tout moyen de
rester propres, on les prive d’eau en ne leur installant l’eau courante que
contre paiement, et en polluant tellement les cours d’eau, qu’on ne saurait s’y
laver ; on les contraint à jeter tous les détritus et ordures, toutes les eaux
sales, souvent même tous les immondices et excréments nauséabonds dans la rue,
en les privant de tout moyen de s’en débarrasser autrement; et on les contraint
ainsi à empester leurs propres quartiers. Mais ce n’est pas tout. On accumule
sur eux tous les maux possibles et imaginables. Si la population de la ville
est déjà trop dense en général, c’est eux surtout que l’on force à se
concentrer sur un faible espace. Non content d’avoir empesté l’atmosphère de la
rue, on les enferme par douzaines en une seule pièce, si bien que l’air qu’ils
respirent la nuit est véritablement asphyxiant. On leur donne des logements
humides, des caves, dont le sol suinte ou des mansardes dont le toit laisse
passer l’eau. On leur bâtit des maisons d’où l’air vicié ne peut s’échapper. On
leur donne de mauvais vêtements en guenilles ou prêts à le devenir, des
aliments frelatés ou indigestes. On les expose aux émotions les plus vives, aux
plus violentes alternatives de crainte et d’espoir ; on les traque comme du
gibier et on ne leur accorde jamais de repos, pas plus qu’on ne les laisse
tranquillement jouir de l’existence. On les prive de tout plaisir, hormis le
plaisir sexuel et la boisson, mais on les fait travailler chaque jour en
revanche, jusqu’à épuisement total de toutes leurs forces physiques et morales,
les poussant ainsi aux pires excès dans les deux seuls plaisirs qui leur
restent. Et si cela ne suffit pas, s’ils résistent à tout cela, ils sont
victimes d’une crise qui en fait des chômeurs, et qui leur ôte le peu qu’on
leur avait laissé jusqu’alors.
Comment serait-il possible
dans ces conditions que la classe pauvre jouisse d’une bonne santé et vive
longtemps ? Que peut-on attendre d’autre qu’une énorme mortalité, des épidé[1]mies
permanentes, un affaiblissement progressif et inéluctable de la génération des
tra[1]vailleurs
? Voyons un peu les faits.
De toutes parts affluent les
témoignages démontrant que les habitations des travailleurs dans les mauvais
quartiers des villes et les conditions de vie habituelles de cette classe sont
à l’origine d’une foule de maladies. L’article de l’Artizan cité plus haut,
affirme à bon droit que les maladies pulmonaires sont la conséquence inévitable
de ces conditions de logement et sont [Dans l’édition de 1892 : vorkommen
(indicatif) au lieu de vorkämen (subjonctif), afin de ne laisser aucun doute
sur la réalité des affirmations de l’article, que l’auteur prend à son compte.]
de fait particulièrement fréquentes chez les ouvriers [The Artizan, octobre
1843, p. 229, col. I, ne fait que résumer un rapport sur Leeds paru dans
Journal of Statistical Society of London, Vol. 2, 1839-1840]. L’aspect étique
de nombreuses personnes rencontrées dans la rue montre bien que cette mauvaise
atmosphère de Londres, en particulier dans les quartiers ouvriers, favorise au
plus haut degré le développement de la phtisie. Lorsqu’on se promène un peu le
matin de bonne heure, au moment où tout le monde se rend au travail, on reste
stupéfait par le nombre de gens qui paraissent à demi ou totalement phtisiques.
Même à Manchester les gens n’ont pas cette mine-là ; ces spectres livides,
longs et maigres à la poitrine étroite, et aux yeux caves que l’on croise à.
tout moment, ces visages flasques, chétifs, incapables de la moindre énergie,
ce n’est vraiment qu’à Londres que leur grand nombre m’a frappé – bien que la
phtisie fasse également dans les villes industrielles du nord une véritable
hécatombe chaque année. La grande rivale de la phtisie, si l’on excepte
d’autres maladies pulmonaires et la scarlatine, c’est la maladie qui provoque
les plus effroyables ravages dans les rangs des travailleurs : le typhus.
D’après les rapports officiels sur l’hygiène de la classe ouvrière [Engels fait
sans doute allusion aux rapports du Dr Southwood Smith de 1838 sur Bethnal
Green et Whitechapel, ou d’Edwin Chadwick : Report on the Sanitary Condition of
the Labouring Population of Great Britain, 1842], la cause directe de ce fléau
universel, c’est le mauvais état des logements : mauvaise aération, humidité et
malpropreté. Ce rapport qui, ne l’oublions pas, a été rédigé par les premiers
médecins d’Angleterre sur les indications d’autres médecins – ce rapport
affirme qu’une seule cour mal aérée, une seule impasse sans égouts, surtout si
les habitants sont très entassés, et si des matières organiques se décomposent
à proximité, peut provoquer la fièvre, et la provoque presque toujours. Presque
partout cette fièvre a le même caractère et évolue dans presque tous les cas
finalement vers un typhus caractérisé. Elle fait son apparition dans les
quartiers ouvriers de toutes les grandes villes et même dans quelques rues mal
construites et mal entretenues de localités moins importantes, etc’est dans les
plus mauvais quartiers qu’elle opère ses plus grands ravages, bien qu’elle
choisisse naturellement aussi quelques victimes dans les quartiers moins
désavantagés. A Londres, elle sévit depuis pas mal de temps déjà ; c’est la
violence inhabituelle avec laquelle eue s’est manifestée en 1837 qui fut à
l’origine du rapport officiel dont il est question ici. Selon le rapport
officiel du Dr Southwood Smith sur l’hôpital londonien où l’on traitait ces
fiévreux le nombre des typhiques fut en 1843 de 1,462, dépassant de 418 le
nombre le plus élevé enregistré les années précédentes. Cette maladie avait
particulièrement sévi dans les quartiers sales et humides de l’est, du nord et
du sud de Londres. Un grand nombre de malades étaient des travailleurs venant
de la province qui avaient enduré en cours de route et après leur arrivée les
plus dures privations, dormant à demi nus et à demi morts de faim dans les
rues, ne trouvant pas de travail et c’est ainsi qu’ils avaient contracté cette
fièvre. Ces personnes furent transportées à l’hôpital dans un tel état de
faiblesse, qu’il fallut leur administrer une quantité considérable de vin, de
cognac, de préparations ammoniacales et d’autres stimulants. 16 et demi pour
cent de l’ensemble des malades moururent [Engels résume un passage d’un article
paru dans le Northern Star du 24 février 1844 (n° 328), p. 7, col. 3]. Cette
fièvre maligne sévit aussi à Manchester, dans les plus sordides quartiers
ouvriers de la vieille ville, Ancoats, Little Ireland, etc... elle n’y
disparaît presque jamais, sans y prendre toutefois, comme du reste dans les
villes anglaises, l’extension que l’on pourrait imaginer. Par contre, en Ecosse
et en Irlande le typhus fait rage avec une violence dont on peut difficilement
se faire une idée ; à Edimbourg et Glasgow, il fit une très violente apparition
en 1817, après la hausse des prix, en 1826 et 1837 après les crises économiques
et diminua pour quelque temps après chacun de ces accès, dont la durée était
d’environ trois ans.
A Edimbourg durant l’épidémie
de 1817, près de 6.000 personnes avaient été atteintes, durant celle de 1837,
10.000 personnes, et non seulement le nombre des malades mais en outre la
violence de la maladie et la proportion des décès augmentèrent à chaque retour
de l’épidémie [Dr Alison, Manag.(ement) of (the) Poor in Scotland * (FE) * Il
s’agit du Dr W. P. Alison ; ouvrage paru en 1840, pp. 12-13, dont le titre
complet est Observations and Management etc.]. Mais la violence de la maladie
lors de ses différentes apparitions paraît un jeu d’enfant auprès de celle qui
suivit la crise de 1842. Un sixième du nombre total des pauvres de toute
l’Ecosse fut victime de cette fièvre et le mal fut transmis avec une vitesse
vertigineuse d’une localité à l’autre par des mendiants errants ; il
n’atteignit pas les classes moyennes et les classes supérieures de la société.
En deux mois, cette fièvre fit plus de malades qu’au cours des douze années
précédentes. A Glasgow en 1843, 12 % de la popu[1]lation soit 32.000 personnes contractèrent
cette maladie et 32 % des malades moururent, alors que le pourcentage de la
mortalité à Manchester et Liverpool ne dépasse pas habituellement 8 %. Cette
fièvre provoquait des crises au septième et au quinzième jour; ce jour-là le
patient devenait généralement jaune : notre « autorité » croit pouvoir en
conclure que la cause du mal peut être recherchée aussi dans une violente
émotion et une violente frayeur [Dr (W.P.) Alison dans une conférence devant la
British Association for the Advancement of Science (Société anglaise pour le progrès
des sciences) à York en octobre 1844 * (FE) * Cf. également Journal of
Statistical Society of London, vol. 7, 1844]. Ces fièvres épidémiques sévissent
également en Irlande. Au cours de 21 mois des années 1817-18, 39.000 fiévreux
ont été traités à l’hôpital de Dublin, et au cours d’une année ultérieure,
selon le shérif A. Alison (tome 2 de ses Principles of Population) leur nombre
s’éleva même à 60.000 [Sir Archibald Alison, Principles.... 1840, vol. 2, p.
80]. A Cork, l’hôpital des fiévreux dut accueillir en 1817-18, le septième de
la population ; tandis qu’au même moment un quart de celle de Limerick et dans
le mauvais quartier de Waterford les 19 vingtièmes des habitants étaient
atteints par cette fièvre [Dr Alison, Manag.(ement) of (the) Poor in Scotland
*. (FE) * 1840, pp. 16-17, citant les documents de F. Barker et J. Cheyne,
1821].
Si l’on se remémore les
conditions de vie des travailleurs, si l’on songe à quel point leurs demeures
sont entassées et chaque recoin littéralement bondé de monde, si l’on pense que
malades et bien portants dorment dans une seule et même pièce, sur une seule et
même couche, on sera surpris qu’une maladie aussi contagieuse que cette fièvre
ne se propage pas encore davantage. Et si l’on songe au peu de moyens médicaux
dont on dispose pour soulager les malades, combien de personnes sont laissées
sans aucun soin médical et ignorent les règles les plus rudimentaires de la
diététique [Edition de 1892 : diätetischen au lieu de diätarischen. Le sens est
le même.], la mortalité peut encore sembler relativement faible. Le Dr Alison,
qui connaît bien cette maladie, en attribue directement la cause à la misère et
à la détresse des indigents, de même que le rapport que j’ai cité [Probablement
rapport du Dr Southwood Smith, mentionné dans le n° 328 du Northern Star, 24
février 1844] ; il affirme que ce sont les privations et la non-satisfaction
relative des besoins vitaux qui rendent l’organisme réceptif à la contagion et
que, d’une façon générale, elles sont responsables au premier chef de la
gravité de l’épidémie et de sa rapide propagation. Il démontre que chaque
apparition de l’épidémie de typhus, en Ecosse comme en Irlande, a pour cause
une période de privations – crise économique ou mauvaise récolte – et que c’est
presque exclusivement la classe laborieuse qui supporte la violence du fléau.
Il est remarquable que, selon ses dires, la majorité des individus succombant
au typhus soient des pères de famille, c’est-à-dire précisément ceux qui sont
le plus indispensables aux leurs ; il cite plusieurs médecins irlandais dont
les dires s’accordent avec les siens [Dr W. P. Alison : op. cit., pp. 16-17 et
18-32, cite le témoignage des Dr F. Barker and J. Cheyne : op. cit., vol. 2,
1841, pp. 16, 26, 40].
Il existe une autre série de
maladies dont la cause directe est moins le logement que l’alimentation des
travailleurs. La nourriture indigeste des ouvriers est tout à fait impropre à
l’alimentation des enfants ; et cependant, le travailleur n’a ni le temps ni
les moyens de procurer à ses enfants une nourriture plus convenable. Il faut y
ajouter l’usage encore très répandu qui consiste à donner aux enfants de
l’eau-de-vie, voire de l’opium ; tout cela concourt – de pair avec l’effet
nuisible des conditions de vie sur le développement physique – à engendrer les
maladies les plus diverses des organes digestifs qui laissent des traces pour
tout le reste de l’existence. Presque tous les travailleurs ont l’estomac plus
ou moins délabré et sont cependant contraints de continuer à suivre le régime
qui est précisément la cause de leurs maux. Comment pourraient-ils d’ailleurs
savoir les conséquences de ce régime et même s’ils les connaissaient, comment
pourraient-ils observer un régime plus convenable, tant qu’on ne leur a pas
donné d’autres conditions de vie, tant qu’on ne leur a pas donné une autre
éducation ?
Cependant cette mauvaise
digestion engendre dès l’enfance d’autres maux. Les scrofules sont presque une
règle générale parmi les travailleurs, et les parents scrofuleux ont des
enfants scrofuleux, surtout si la cause première de la maladie agit à son tour
sur des enfants que l’hérédité prédispose à ce mal. Une seconde conséquence de
cette insuffisance alimentaire durant la formation est le rachitisme (maladie
anglaise, excroissances noueuses apparaissant aux articulations), très répandue
elle aussi parmi les enfants des travailleurs. L’ossification est retardée,
tout le développement du squelette ralenti, et en plus des affections
rachitiques habituelles, on constate assez fréquemment une déformation des
jambes et la scoliose de la colonne vertébrale. Je n’ai sans doute pas besoin
de dire à quel point tous ces maux sont aggravés par les vicissitudes
auxquelles les fluctuations du commerce, le chômage, le maigre salaire des
périodes de crise exposent les travailleurs. L’absence temporaire d’une
nourriture suffisante, que chaque travailleur connaît au moins une fois dans sa
vie, ne fait que contribuer à aggraver les conséquences qu’entraîne une
nourriture mauvaise, certes, mais qui, au moins était en suffisance. Des
enfants qui – au moment précis où la nourriture leur est le plus nécessaire –
ne peuvent manger qu’à moitié à leur faim – et Dieu sait combien il y en a
durant chaque crise, et même durant les périodes économiques les plus
florissantes – seront fatalement dans une grande proportion, des enfants
faibles, scrofuleux et rachitiques. Et il est de fait qu’ils le deviennent
réellement. L’état d’abandon auquel est condamnée la grande majorité des
enfants de travailleurs laisse des traces indélébiles, et a pour conséquence
l’affaiblissement de toute la génération laborieuse. A quoi viennent s’ajouter
les vêtements peu confortables de cette classe, et la difficulté, voire
l’impossibilité de se protéger contre les refroidissements, en outre la
nécessité de travailler, tant que le permet la mauvaise condition physique,
l’aggravation de la misère au sein de la famille frappée par la maladie,
l’absence trop commune de toute assistance médicale : on pourra alors imaginer
approximativement ce qu’est l’état sanitaire des ouvriers anglais. Et je ne
veux pas même mentionner ici les effets nocifs particuliers à certaines
branches de l’industrie, dus aux conditions de travail actuelles. Il y a encore
d’autres causes qui affaiblissent la santé d’un grand nombre de travailleurs.
En premier, la boisson. Toutes les séductions, toutes les tentations possibles
s’unissent pour entraîner les travailleurs à l’alcoolisme. Pour eux,
l’eau-de-vie est presque l’unique source de joie, et tout concourt à la leur
mettre à portée de la main. Le travailleur rentre chez lui fatigué et épuisé
par son labeur ; il trouve une demeure sans le moindre confort, humide,
inhospita[1]lière
et sale ; il a un besoin pressant de distraction, il lui faut quelque chose qui
fasse que son travail en vaille la peine, qui lui rende supportable la
perspective de l’amer lendemain ; il est accablé, se sent mal, est porté à
l’hypocondrie : cette disposition d’esprit due essentiellement à sa mauvaise
santé, surtout à sa mauvaise digestion, est exacerbée jusqu’à en être
intolérable par l’insécurité de son existence, sa dépendance du moindre hasard,
et son incapacité de faire quoi que ce soit pour avoir une vie moins précaire ;
son corps, affaibli par le mauvais air et la mauvaise nourriture, exige
impérieusement un stimulant externe ; son besoin de compagnie ne peut être
satisfait qu’à l’auberge, il n’a pas d’autre endroit où rencontrer ses amis.
Comment le travailleur pourrait-il ne pas être tenté à l’extrême par la
boisson, comment pourrait-il résister à l’attrait de l’alcool ? Bien au
contraire, une nécessité physique et morale fait que, dans ces conditions, une
très grande partie des travailleurs doit nécessairement succomber à
l’alcoolisme. Et sans parler des conditions physiques qui incitent le
travailleur à boire, l’exemple de la plupart, l’éducation négligée,
l’impossibilité de protéger les jeunes gens de cette tentation, bien souvent
l’influence directe des parents alcooliques, qui donnent eux[1]mêmes
de l’eau-de-vie à leurs enfants, la certitude d’oublier dans l’ivresse, au
moins pour quelques heures, la misère et le faix de la vie et cent autres
facteurs ont un effet si puissant, qu’on ne saurait vraiment faire grief aux
travailleurs de leur prédilection pour l’eau-de-vie. L’alcoolisme a cessé dans
ce cas d’être un vice, dont on peut rendre responsable celui qui s’y adonne ;
elle devient un phénomène naturel, la conséquence nécessaire et inéluctable de
conditions données agissant sur un objet qui – du moins quant à ces conditions
– est sans volonté. C’est à ceux qui ont fait du travailleur un simple objet
d’en endosser la responsabi[1]lité.
Cependant la même nécessité qui conduit la grande majorité des travailleurs à
l’alcoo[1]lisme,
fait que la boisson exerce à son tour ses ravages dans l’esprit et le corps de
ses victimes. Les dispositions aux maladies résultant des conditions de vie des
travailleurs, sont favorisées par la boisson, tout particulièrement l’évolution
des affections pulmonaires et intestinales, sans oublier l’éclosion et la
propagation du typhus. Une autre cause des maux physiques est l’impossibilité
pour la classe ouvrière, de se pro[1]curer
en cas de maladie l’aide de médecins habiles. Il est vrai qu’un grand nombre
d’établisse[1]ments
d’assistance tentent de pallier cette carence ; par exemple, l’hôpital de
Manchester accueille chaque année environ 22,000 malades ou leur fournit des
conseils et des médica[1]ments,
mais qu’est-ce que cela représente dans une ville où, d’après les estimations
de Gaskell [Manufacturing Population of England, chap. 8, indique 21.196
malades pour 1831. Le Royal Manchester Infirmary donne les chiffres suivants :
1827-28 : 16.680, 1828-29 : 18.000, 1829- 30 : 16.237, 1830-31 : 19.628,
1831-32 : 21.349, 1822-23 : 21.232 (les années comptent à partir du 25 juin)],
trois habitants sur quatre auraient chaque année besoin de l’assistance du
médecin ? Les médecins anglais exigent des honoraires élevés et les
travailleurs ne sont pas en mesure de les payer. Par conséquent, ils ne peuvent
rien faire ou bien sont contraints de recourir à des charlatans ou à des
remèdes de bonne femme à bon marché, qui à la longue ne peuvent que leur nuire.
Un très grand nombre de ces charlatans officie dans toutes les villes anglaises
et se constitue une clientèle dans les classes les plus pauvres à grand renfort
d’annonces, affiches et autres trucs du même genre. Mais de plus, on met en
vente une foule de médicaments dits brevetés (patent medicines) contre tous les
maux possibles et imaginables, pilules de Morrison, pilules vitales Parr,
pilules du Dr Mainwaring et mille autres pilules, essences et baumes qui tous
ont la propriété de guérir toutes les maladies du monde. Ces médicaments
contiennent rarement, il est vrai, des produits véritablement toxiques, mais
ils exercent dans de nombreux cas, un effet nocif sur l’organisme lorsqu’ils
sont pris à doses importantes et répétées ; et comme on prêche aux travailleurs
ignorants qu’ils n’en sauraient trop prendre, il ne faut pas s’étonner que
ceux-ci en avalent de grandes quantités à tout propos et hors de propos. C’est
pour le fabricant des pilules vitales Parr, chose tout à fait habituelle que de
vendre 20.000 à 25.000 boîtes de ces pilules curatives par semaine, et on les
avale ! Pour l’un c’est un remède contre la constipation, pour l’autre contre
la diarrhée, contre la fièvre, l’anémie et tous les maux imaginables. Tout
comme nos paysans allemands se faisaient mettre des ventouses ou faire une
saignée en certaines saisons, les ouvriers anglais prennent maintenant leurs
médecines brevetées, se nuisant à eux-mêmes et faisant passer leur argent de
leurs poches dans celles des fabricants. Parmi ces remèdes, l’un des plus
dangereux est un breuvage à base d’opiacées, en particulier de laudanum vendu
sous le nom de « Cordial de Godfrey » [Mixture à base de laudanum et de
mélasse]. Certaines femmes travaillant à domicile, qui gardent leurs enfants ou
ceux des autres, leur administrent ce breuvage pour les faire tenir tranquilles
et pour les fortifier, du moins beaucoup le pensent. Elles commencent dès la
naissance des enfants à user de ces remèdes, sans connaître les effets de ce «
fortifiant » jusqu’à ce que les enfants en meurent. Plus l’organisme
s’accoutume aux effets de l’opium, plus on augmente les quantités administrées.
Lorsque le « Cordial » n’agit plus, on donne parfois aussi du laudanum pur,
souvent de 15 à 20 gouttes à la fois. Le coroner de Nottingham attesta devant
une commission gouvernementale [Report of Commission of Inquiry into the
Employment of Children and Young Persons in Mines and Collieries and in the
Trades and Manufactures in which Numbers of them work together, no being
included under the Terms of the Factories Regulation Act. First and Second
Reports (Rapport de la Commission d’enquête sur l’emploi des enfants et des
jeunes gens dans les mines et les houillères ainsi que clans ces ateliers et
manufactures où un grand nombre d’entre eux travaillent en commun, mais qui ne
sont pas soumises aux dispositions de la loi sur la réglementation des usines.
Premier et second rapport.) Grainger’s Rept. second Rept. Cité habituellement
sous la référence « Children’s Employment Commission Rept. » un des meilleurs
rapports officiels, contenant une foule de faits précieux, mais effrayants. Le
premier rapport parut en 1841, le second deux ans après. (FE)], qu’un seul
pharmacien, avait, de son propre aveu, utilisé pour préparer du « Cordial de
Godfrey » treize quintaux de sirop [Dans l’édition américaine de 1887 :
thirteen hundredweight of laudanum... (treize quintaux de laudanum). Engels
veut bien dire : 13 quintaux de sirop à base de laudanum.]. On imagine aisément
les conséquences pour les enfants de semblables traitements. Ils deviennent
pâles, éteints, faibles et la plupart meurent avant l’âge de deux ans. L’usage
de cette médecine est très répandu dans toutes les grandes villes et régions
industrielles du royaume [Sur les conséquences de l’utilisation de cette
médecine à Wolverhampton, cf. Children’s Employment Commission. Appendix to 2nd
report, 1842, 2e partie]. La conséquence de tous ces facteurs est un affaiblissement
général de l'organisme des travailleurs. Parmi eux, peu d’hommes vigoureux,
bien bâtis et bien portants – du moins parmi les ouvriers d’usine qui
travaillent la plupart du temps dans des locaux clos et dont il est ici
exclusivement question. Ils sont presque tous débiles, ont une ossature
anguleuse mais peu robuste, ils sont maigres, pâles et leur corps, à
l’exception des muscles que leur travail sollicite, est amolli par la fièvre.
Presque tous souffrent de mauvaise digestion et sont par suite, plus ou moins
hypocondriaques et d’humeur sombre et maussade. Leur organisme affaibli n’est
pas en mesure de résister à la maladie et à la moindre occasion ils en sont
victi[1]mes.
C’est pourquoi ils vieillissent prématurément et meurent jeunes. Les
statistiques de mortalité en fournissent une preuve irréfutable. D’après le
rapport du greffier général G. Graham, la mortalité annuelle dans toute
l’Angleterre et le pays de Galles est légèrement inférieure à deux et demi pour
cent, c’est-à[1]dire
qu’un homme sur quarante-cinq meurt chaque année [Fifth Annual Report of (the)
Reg. (istrar) Gen(eral) of Births, Deaths and Marriages * (5e Rapport annuel de
l’officier supérieur d’état civil sur les naissances, décès et mariages) (FE) *
1843, p. 111]. Du moins, était-ce là, la moyenne des années 1839-40. L’année
suivante, la mortalité baissa quelque peu et ne fut plus que d’un sur
quarante-six. Mais dans les grandes villes le rapport est tout autre. J’ai des
statistiques officielles sous les yeux (Manchester Guardian du 31 juillet
1844), [Statistique légèrement inexacte du fait que les chiffres de population
utilisés pour référence sont ceux de 1841, tandis que les décès concernent bien
l’année 1843] qui indiquent pour la mortalité dans quelques grandes villes les
chiffres suivants : à Manchester, y compris Salford et Chorlton, 1 sur 32, 72 ;
et non compris Salford et Chorlton, 1 sur 30, 75 ; à Liverpool, y compris West
Derby (faubourg) : 1 sur 31, 90 et sans West Derby, 29, 90 ; tandis que pour
tous les districts mentionnés : Cheshire, Lancashire et Yorkshire, et ceux-ci
comprennent une foule de districts entièrement ou à demi ruraux, et en outre de
nombreuses petites villes, soit une population de 2.172.506 personnes, on a une
mortalité moyenne de 1 décès pour 39, 80 habitants. A quel point les
travailleurs sont défavorisés dans les villes, c’est ce que nous montre le
pourcentage de mortalité à Prescott dans le Lancashire, district habité par des
mineurs de charbon et qui, puisque le travail dans les mines est loin d’être sain,
se situe bien au-dessous des contrées rurales pour ce qui est de l’hygiène.
Mais les ouvriers résident à la campagne et la mortalité se chiffre à 1 pour
47, 54 habitants, c’est-à-dire qu’elle est moins élevée que la moyenne de toute
l’Angleterre (la différence étant presque de points 2 1/2 : 1 décès pour 45
personnes en Angleterre.) Toutes ces indications se fondent sur les tableaux de
la mortalité de 1843. La mortalité est encore plus élevée dans les villes
d’Ecosse ; à Edimbourg en 1838-39, elle atteignit 1 sur 29, voire en 1831 dans
la seule vieille ville, de 1 sur 22 ; à Glasgow, selon le Dr Cowan (Vital
Statistics of Glasgow), 1 sur 30 en moyenne depuis 1830, certaines années de 1
sur 22 à 1 sur 24. De toute part, il est attesté que cette réduction considérable
de la durée moyenne de la vie, frappe principalement la classe ouvrière, et
même, que la moyenne de toutes les classes est relevée par la faible mortalité
des classes supérieures et des classes moyennes. L’un des plus récents
témoignages est celui du Dr P. H. Holland de Manchester qui enquêta [Cf. Report
of Commission of Inquiry into the State of large Towns and Populous Districts,
first Report, 1844, Appendix (Rapport de la commission d’enquête sur l’état des
grandes villes et des districts à forte population. Premier rapport, 1844,
Annexe) (FE)], en mission officielle dans le faubourg de Manchester :
Chorlton-on-Medlock. Il a classé les immeubles et les rues en trois catégories
et trouve les différences de mortalité suivantes : Mortalité Rues de 1re classe
: immeubles 1re classe 1 pour 51 2e classe 1 pour 45 3e classe 1 pour 36 Rues
de 2e classe immeubles 1re classe 1 pour 55 2e classe 1 pour 383e classe 1 pour
35 Rues de 3e classe immeubles 1re classe manquent 2e classe 1 pour 35 3e
classe 1 pour 25 Statistique des naissances et des décès à Glasgow En
sous-titre « Illustrating the Sanitary Condition of the Population »
(Statistique des naissances et des décès à Glasgow, pour illustrer l’état
sanitaire de la population). L’article du Dr Cowan a paru dans le Journal of
the Statistical Society of London en octobre 1840, vol. 3, p. 265. Voici le
tableau de Cowan : Années 1 décès pour 1831 33,845 1832 21,672 1833 35,776 1834
36,312 1835 32,647 1836 28,906 1837 24,634 1838 37,939 1839 36,146 Il ressort de
nombreux autres tableaux fournis par Holland, que la mortalité dans les rues de
2e classe est de 18 %, plus élevée ; et dans celles de 3e catégorie de 68 %
plus élevée que dans les rues de Ire classe ; que la mortalité dans les
immeubles de 2e classe est de 31 %, et dans ceux de 3e classe de 78 % plus
importante que dans ceux de 1re catégorie ; que la mortalité dans les mauvaises
rues qui ont été améliorées a été diminuée de 25 %. Il conclut par une remarque
très franche pour un bourgeois anglais : « Lorsque nous trouvons que dans
quelques rues, la mortalité est quatre fois plus élevée que dans d’autres, et
qu’elle est, dans des catégories de rues entières, deux fois plus élevée que
dans d’autres ; lorsque nous trouvons en outre qu’elle est à peu près invariablement
basse dans les rues bien entretenues, nous ne pouvons nous empêcher de conclure
qu’une foule de nos semblables, que des centaines de nos voisins les plus
proches sont tués (destroyed) chaque année par défaut de précautions les plus
élémentaires » [Manchester Guardian, 31 juillet 1844]. Le rapport sur l’état de
santé des classes laborieuses contient une indication qui établit ce même fait.
A Liverpool, la durée moyenne de la vie était en 1840 pour les classes
supérieures (gentry, professionnal men, etc...) de 35 ans, celle des gens
d’affaires et des artisans aisés, 22 ans, celles des ouvriers, des journaliers
et domestiques en général de 15 ans seulement [E. Chadwick, Repart on the
Sanitary Conditions etc., 1842, p. 159]. Les rapports parlementaires abondent
en précisions analogues. C’est l’effroyable mortalité infantile dans la classe
ouvrière qui allonge les listes de mor[1]talité.
L’organisme fragile d’un enfant est celui qui offre aux effets défavorables
d’un mode de vie misérable la résistance la plus faible ; l’état d’abandon
auquel il est souvent exposé quand ses parents travaillent Fun et l’autre ou
bien lorsqu’un d’entre eux est mort, ne tarde pas à se faire cruellement sentir
; il n’y a donc pas lieu de s’étonner si à Manchester par exemple, selon le
rapport que nous venons de citer, plus de 57 % [Mauvaise lecture d’Engels. Le
rapport dit nearly 54 percent (près de 54 %).] des enfants d’ouvriers meurent
avant d’avoir atteint l’âge de 5 ans, alors que parmi les enfants des classes
bourgeoises la proportion des décès n’est que de 20 % [Le chiffre de mortalité
infantile dans les milieux bourgeois est tiré de Chadwick, op. cit., 1842, et
calculé à partir de statistiques portant sur les villes de Manchester, Leeds,
Liverpool, Bath, Bethnal Green et les centres populaires du Strand et de
Rendal, Wiltshire et Rutland.], et que la moyenne de toutes les classes dans
les régions rurales n’atteint pas 32 % [Factories Inquiry Commission’s Report,
vol. 3, Report of Dr Hawkins on Lancashire, où le Dr Roberton, « la plus haute
autorité de Manchester en matière de statistique », est invoqué comme caution.
(FE)]. L’article de l’Artizan [octobre 1843, pp. 228 et suiv.] déjà souvent
cité nous fournit à ce sujet des indications plus précises, en comparant les
pourcentages des décès dans certaines maladies infantiles, chez les enfants des
villes et ceux de la campagne; il démontre ainsi que les épidémies sont, en
général, à Manchester et Liverpool, trois fois plus meurtrières que dans les
régions rurales ; que les maladies du système nerveux sont multipliées par 5 et
les maux d’estomac par 2, tandis que les décès dus aux maladies pulmonaires
sont deux fois et demi plus nombreux dans les villes qu’à la campagne ; les
décès de jeunes enfants dus à la variole, à la rougeole, à la coqueluche et à
la scarlatine sont quatre fois plus nombreux à la ville ; les décès dus à
l’hydrocéphalie sont trois fois plus nombreux et ceux dus aux convulsions, dix
fois plus nombreux. Pour citer une autorité reconnue de plus, je reproduis ici
un tableau établi par le Dr Wade dans son History of the Middle and Working
Classes [Histoire des classes moyennes et laborieuses. Wade s’inspire d’un
rapport officiel : Parliamentary Papers, 1831-1832, vol. 15, n° 706], London,
1833, 3rd. ed. d’après le rapport du comité parlementaire sur les usines de
1832. En plus de ces différentes maladies, conséquence nécessaire de l’état
d’abandon et d’oppression où se trouve actuellement la classe pauvre, il existe
encore des facteurs qui contribuent à l’accroissement de la mortalité chez les
jeunes enfants. Dans bien des familles, la femme comme l’homme travaille à
l’extérieur, et il s’ensuit que les enfants sont privés de tout soin, étant ou
bien enfermés ou bien laissés à la garde d’autres personnes. Il n’est pas
étonnant dès lors, que des centaines de ces enfants perdent la vie dans les
accidents les plus divers. Nulle part il n’y a autant d’enfants qui sont
écrasés par des véhicules ou des chevaux, font des chutes mortelles, se noient
ou se brûlent que dans les grandes villes anglaises ; les décès par brûlures
graves ou consécutifs à la manipulation d’un récipient d’eau bouillante sont
particulièrement fréquents, presque un par semaine à Manchester durant les mois
d’hiver ; à Londres ils sont fréquents également; cependant il est rare qu’on y
fasse écho dans les journaux; je n’ai actuellement sous la main, qu’une
information émanant du Weekly Dispatch du 15 décembre 1844, selon laquelle six
cas de ce genre se sont produits dans la semaine du 1er au 7 décembre. Ces
pauvres enfants, qui perdent la vie de si effroyable manière, sont vraiment les
victi[1]mes
de notre désordre social, et des classes qui ont intérêt à ce désordre. Et
cependant, on peut se demander si cette mort douloureuse et horrible n’a pas
été un bienfait pour ces enfants en leur épargnant une vie longue et lourde de
peines et de misères, riche en souffrances et pauvre en joies. Voilà où l’on en
est en Angleterre et la bourgeoisie, qui peut lire ces nouvelles chaque jour
dans les journaux, ne s’en soucie point. Mais elle ne pourra pas non plus se
plaindre si, me fondant sur les témoignages officiels et officieux que j’ai
cités, et qu’elle doit sans aucun doute connaître, je l’accuse carrément
d’assassinat social. De deux choses l’une : qu’elle prenne toutes mesures pour
remédier à cette situation épouvantable – ou alors, qu’elle abandonne à la
classe laborieuse la charge et le soin des intérêts de tous. Mais cette
dernière solution ne la tente guère, et pour la première, il lui manque la
vigueur nécessaire – tant qu'elle reste bourgeoisie et prisonnière des préjugés
bourgeois. Car si maintenant, alors que sont tombées des centaines de milliers
de victimes, elle se décide enfin à prendre quelques mesures de précaution
mesquines pour l’avenir, à voter un Metropolitan Buildings Act [Loi sur la
construction dans la capitale adoptée en 1844 par le Parlement anglais], aux
termes duquel la concentration scandaleuse des habitations sera soumise à
quelques restrictions, si elle tire gloire de mesures qui, bien loin de
s’attaquer à la racine du mal ne répondent même pas et de loin, aux
prescriptions les plus élémentaires des services municipaux d’hygiène, elle ne
saurait pour autant se laver de mon accusation. La bourgeoisie anglaise n’a
qu’une alternative, ou bien continuer son règne – en portant sur ses épaules le
poids de l’accusation irréfutable de meurtre et malgré cette accusation – ou
bien abdiquer en faveur de la classe ouvrière. Jusqu’à maintenant elle a
préféré la première solution.
Passons maintenant de la
situation matérielle à la condition morale des travailleurs. Si la bourgeoisie
ne leur laisse de la vie que le strict nécessaire, il ne faut pas s’étonner de
constater qu’elle leur accorde tout juste autant de culture que l’exige son
propre intérêt. Et ce n’est vraiment pas beaucoup. Comparés au chiffre de la
population, les moyens d’instruction sont incroyablement réduits. Les rares
cours fonctionnant en semaine, à la disposition de la classe laborieuse ne
peuvent être fréquentés que par un nombre extrêmement minime d’auditeurs et
par-dessus le marché ils ne valent rien ; les maîtres – ouvriers en retraite,
et autres personnes incapables de travailler qui ne se sont faits maîtres
d’école que pour pouvoir vivre – manquent pour la plupart des connaissances les
plus rudimentaires, ils sont dépourvus de cette formation morale si nécessaire
au maître et il n’existe pas de contrôle public de ces cours. Là aussi, c'est
le règne de la libre concurrence et comme toujours, les riches ont l’avantage,
alors que les pauvres, pour qui la concurrence justement n’est pas libre, et
qui n’ont pas les connaissances suffisantes pour pouvoir porter un jugement,
n’ont que les inconvénients. Il n’existe nulle part de fréquentation scolaire
obligatoire ; dans les usines elles-mêmes ce n’est qu’un mot, comme nous le
verrons plus loin et quand le gouvernement voulut, au cours de la session de
1843, faire entrer en vigueur cette apparence d’obligation scolaire, la
bourgeoisie industrielle s’y opposa de toutes ses forces bien que les
travailleurs se fussent prononcés catégoriquement pour cette mesure. D’ailleurs
un grand nombre d’enfants travaillent toute la semaine en usine ou à domicile
et ne peuvent donc pas fréquenter l’école. Car les écoles du soir, où doivent
aller ceux qui travaillent dans la journée n’ont presque pas d’élèves et
ceux-ci n’en tirent aucun profit. Et vraiment, ce serait un peu trop demander à
des jeunes ouvriers qui se sont éreintés douze heures durant, d’aller encore à
l’école de 8 à 10 heures du soir. Ceux qui y vont s’y endorment la plupart du
temps, ainsi que le constatent des centaines de témoignages du Children’s
Empl.[oyment] Report. Certes, on a organisé des cours du dimanche, mais ils
manquent de maîtres et ne peuvent être utiles qu'à ceux qui ont déjà fréquenté
l’école de semaine. L’intervalle qui sépare un dimanche du suivant est trop
long pour qu’un enfant inculte n’ait pas oublié à la deuxième leçon, ce qu’il
avait appris huit jours auparavant au cours de la première. Dans le rapport de
la Children’s Employment Commission [Il y eut en fait deux rapports. Les
passages auxquels Engels fait allusion figurent dans le 2nd Report of the
Commissionners : Trades and Manufactures, 1843, pp. 141-194 et 752-1020] des
milliers de preuves attestent – et la commission elle-même abonde
catégoriquement dans ce sens – que ni les cours de semaine ni les cours du
dimanche ne répondent, même de loin, aux besoins de la nation. Ce rapport
fournit des preuves de l’ignorance qui règne dans la classe laborieuse anglaise
et qu’on n’attendrait pas même d’un pays comme l’Espagne ou l’Italie. Mais il
ne saurait en être autrement ; la bourgeoisie a peu à espérer, mais beaucoup à craindre
de la formation intellectuelle de l’ouvrier. Dans son budget colossal de
55.000.000 livres sterling, le gouvernement n’a prévu qu’un crédit infime de
40.000 livres sterling pour l’instruction publique ; et, n’était le fanatisme
des sectes religieuses, dont les méfaits sont aussi importants que les
améliorations qu’il apporte çà et là, les moyens d’instruction seraient encore
plus misérables. Cependant en fait, l’Eglise anglicane fonde ses National
Schools [Ecoles populaires] et chaque secte, ses écoles, dans l’unique
intention de conserver dans son sein, les enfants de ses fidèles et si possible
de ravir çà et là une pauvre âme enfantine aux autres sectes. La conséquence en
est que la religion, et précisément l’aspect le plus stérile de la religion : la
polémique, est élevée à la dignité de discipline par excellence, et que la
mémoire des enfants est bourrée de dogmes incompréhensibles et de distinguo
théologiques ; on éveille l’enfant dès que possible à la haine sectaire et à la
bigoterie fanatique, tandis que toute formation rationnelle, intellectuelle et
morale est honteusement négligée. Bien des fois déjà, les ouvriers ont exigé du
Parlement une instruction publique purement laïque, laissant la religion aux
prêtres des différentes sectes, mais ils n’ont pas encore trouvé un ministère
qui leur ait accordé chose semblable. C’est normal ! Le ministre est le valet
obéissant de la bourgeoisie, et celle-ci se divise en une infinité de sectes ;
mais chaque secte ne consent à donner au travailleur cette éducation qui sinon
serait dangereuse, que s’il est obligé de prendre, par[1]dessus le marché, l’antidote que constituent
les dogmes particuliers à cette secte, Et ces sectes se disputant encore
aujourd’hui la suprématie, la classe ouvrière en attendant reste inculte.
Certes les industriels se vantent d’avoir appris à lire à la grande majorité du
peuple, mais « lire » c’est vite dit – comme le montre le rapport de la
Children’s Employment Commission. Quiconque sait son alphabet, dit qu’il sait
lire, et l’industriel se satisfait de cette pieuse affirmation. Et lorsqu’on
songe à la complexité de l’orthographe anglaise, qui fait de la lecture un
véritable art ne pouvant être pratiqué qu’après une longue étude, on trouve
cette ignorance compréhensible. Très peu d’ouvriers savent écrire correctement,
quant à mettre l’orthographe un très grand nombre de gens « cultivés »
eux-mêmes ne la connaissent pas. On n’enseigne pas l’écriture aux cours du
dimanche de l’Eglise anglicane, des Quakers, et je crois, de plusieurs autres
sectes, « parce que c’est là une occupation trop profane pour un dimanche ».
Quelques exem[1]ples
montreront quel genre d’instruction on offre aux travailleurs. Ils sont
extraits du rapport de la Children’s Employment Commission qui malheureusement
n’englobe pas l’industrie proprement dite [Certaines régions industrielles
avaient été, il est vrai, inspectées l’année d’avant, mais il n’avait pas été
publié de rapport. Les premières enquêtes sur le travail des enfants furent le
fait d’organisations locales, à Manchester précisément et remontent à 1795.]. «
A Birmingham, dit le commissaire Grainger [Le rapport de Grainger porte aussi
sur les villes de Nottingham, Derby, Leicester et Londres.], les enfants que
j’ai interrogés sont en totalité dépourvus de tout ce qui pourrait même très
approximativement mériter le nom d’instruction utile. Bien que dans presque
toutes les écoles on n’enseigne que la religion, ils firent preuve en général,
dans ce domaine également de la plus grossière ignorance. A Wolverhampton, rapporte
le commissaire Horne, je trouvai entre autres, les exemples suivants : une
fillette de onze ans, avait fréquenté un cours de semaine et un cours du
dimanche, et n’avait jamais entendu parler d’un autre monde, du ciel, ou d’une
autre vie. Un garçon, âgé de dix-sept ans, ne savait pas combien font deux fois
deux, combien il y a de farthings (1/4 de penny) dans deux pence et cela même
lorsqu’on lui mit les pièces dans la main. Quelques garçons n’avaient jamais
entendu parler de Londres ou même de Willenhall, bien que cette ville ne soit
qu’à une heure de leur domicile, et en communication constante avec
Wolverhampton. Quelques-uns n’avaient jamais entendu le nom de la Reine ou bien
des noms comme Nelson, Wellington, Bonaparte. Mais il était remarquable que
ceux qui n’avaient jamais entendu parler même de Saint Paul, de Moïse ou de
Salomon, étaient très bien renseignés sur la vie, les faits et le caractère de
Dick Turpin, le brigand de grand chemin, et singulièrement de Jack Sheppard, ce
voleur et spécialiste de l’évasion. Un jeune garçon de 16 ans ne savait pas
combien font deux fois deux ni combien font quatre farthings ; un jeune de
dix-sept ans déclare que dix farthings faisaient dix demi-pence et un
troisième, âgé de seize ans, répondit brièvement à quelques questions très
simples : « je ne sais rien de rien » (he was no judge o’nothin’) » [Le rapport
dit he be’nt, etc. Ce qui ne fait qu’ajouter à l’incorrection grammaticale de
la réponse.] (Horne : Rept., App. Part. II, Q. 18, N° 216, 217, 226, 233, etc.).
Ces enfants qu’on a assommés quatre ou cinq ans durant avec des dogmes
religieux sont à la fin aussi savants que devant. Un enfant « a fréquenté
régulièrement pendant cinq ans le cours du dimanche ; il ignore qui était
Jésus-Christ, mais a entendu ce nom ; n’a jamais entendu parler des douze
apôtres, de Samson, de Moïse, d’Aaron, etc... » (ibid. Evid. p. q 39, 1. 33).
Un autre « est allé réguliè[1]rement
six ans au cours du, dimanche. Il sait qui était Jésus-Christ, qu’il est mort
sur la croix, pour verser son sang afin de sauver notre Sauveur ; n’a jamais
entendu parler de Saint Pierre ni de Saint Paul » (ibid. p. q. 36, 1. 46). Un
troisième « a fréquenté pendant sept ans diffé[1]rentes écoles du dimanche, ne sait lire que
dans les livres peu épais, des mots faciles, d’une syllabe ; a entendu parler
des apôtres, ne sait pas si Saint Pierre ou bien Saint jean en était un, si
c’est vrai c’est sans doute Saint Jean Wesley (fondateur des Méthodistes)
etc... » (ibid., p. q. 34, I. 58) ; à la question : qui était Jésus-Christ,
Horne obtint encore les réponses suivantes : « C’était Adam » ; « C’était un
Apôtre » ; « C’était le fils du seigneur du Sauveur » (he was the Saviour’s
Lord’s Son), et de la bouche d’un jeune de seize ans : « C’était un roi de
Londres, il y a bien, bien longtemps. » A Sheffield le commissaire Symons fit
lire les élèves des écoles du dimanche ; ils étaient incapables de dire ce
qu’ils avaient lu, ni qui étaient les apôtres dont parlait le texte qu’ils
venaient de lire. Après les avoir tous interrogés l’un après l’autre sur les
apôtres, sans obtenir une réponse correcte, il entendit un gamin à la mine
rusée s’écrier avec assurance : « Je sais, Monsieur, c’étaient les lépreux. »
(Symons : Rept. App. Part. 1, pp. E. 22 sqq.) Mêmes renseignements dans les
rapports sur les régions où l’on fabrique des poteries, et sur le Lancashire.
On voit ce qu’ont fait la bourgeoisie et l’Etat pour l’éducation et
l’instruction de la classe laborieuse. Heureusement les conditions dans
lesquelles cette classe vit lui donnent une culture pratique, qui non seulement
remplace le fatras scolaire, mais en outre annihile l’effet pernicieux des
idées religieuses confuses dont il est assorti, et qui place même les
travailleurs à la tête du mouvement national en Angleterre.
La misère apprend à l’homme la
prière, et ce qui est plus important, à penser et à agir. Le travailleur
anglais qui sait à peine lire et encore moins écrire, sait cependant fort bien
quel est son propre intérêt et celui de toute la nation ; il sait aussi quel
est l’intérêt tout particulier de la bourgeoisie, et ce qu’il est en droit
d’attendre de cette bourgeoisie. S’il ne sait pas écrire, il sait parler et
parler en public ; s’il ne sait pas compter, il en sait cependant assez pour
faire, sur la base de notions d’économie politique, les calculs qu’il faut pour
percer à jour et réfuter un bourgeois partisan de l’abolition de la loi sur les
grains ; si en dépit de la peine que se donnent les prêtres, les questions
célestes restent pour lui fort obscures, il n’en est que plus éclairé sur les
questions terrestres, politiques et sociales. Nous en reparlerons ; abordons
maintenant le portrait moral de nos travailleurs. Il est assez clair que
l’instruction morale qui ne fait qu’un dans toutes les écoles anglaises avec
l’instruction religieuse, ne saurait être plus efficace que celle-ci. Les
principes élémen[1]taires
qui pour l’être humain règlent les rapports d’homme à homme sont déjà voués à
la plus terrible des confusions, ne serait-ce que du fait de la situation sociale,
de la guerre de tous contre tous : ils doivent nécessairement rester totalement
obscurs et étrangers à l’ouvrier inculte, lorsqu’on les lui expose mêlés de
dogmes religieux incompréhensibles et sous la forme religieuse d’un
commandement arbitraire, et sans fondement. De l’aveu de toutes les autorités,
en particulier de la Children’s Employment Commission, les écoles ne
contribuent à peu près en rien à la moralité de la classe laborieuse.
La bourgeoisie anglaise est si
dépourvue de scrupules, si stupide et bornée dans son égoïsme, qu'elle ne se
donne pas même la peine d’inculquer aux travailleurs la morale actuelle, une
morale que la bourgeoisie s’est pourtant fabriquée dans son propre intérêt et
pour sa propre défense ! Même ce souci d’elle-même donnerait trop de peine à
cette bourgeoisie paresseuse et de plus en plus veule ; même cela lui semble
superflu. Bien sûr, il viendra un moment où elle regrettera – trop tard – sa
négligence. Mais elle n’a pas le droit de se plaindre si les travailleurs ignorent
cette morale et ne l’observent pas. C’est ainsi que les ouvriers sont mis à
l’écart et négligés par la classe au pouvoir sur le plan moral comme ils le
sont physiquement et intellectuellement. Le seul intérêt qu’on leur porte
encore se manifeste par la loi, qui s’accroche à eux dès qu’ils approchent de
trop près la bourgeoisie ; de même qu’envers les animaux dépourvus de raison,
on n’utilise qu’un seul moyen d’éducation, – on emploie le fouet, la force
brutale qui ne convainc pas, mais se borne à intimider. Il n’est donc pas
étonnant que les travailleurs qu’on traite comme des bêtes, deviennent vraiment
des bêtes, ou bien n’aient pour sauvegarder leur conscience d’hommes et le
sentiment qu’ils sont des êtres humains que la haine la plus farouche, qu’une révolte
intérieure permanente, contre la bourgeoisie au pouvoir. Ils ne sont des hommes
que tant qu’ils ressentent de la colère contre la classe dominante ; ils
deviennent des bêtes, dès qu’ils s’accommodent patiemment de leur joug, ne
cherchant qu’à rendre agréable leur vie sous le joug, sans chercher à briser
celui-ci.
Voilà tout ce que la
bourgeoisie a fait pour la culture de la classe laborieuse et lorsque nous
aurons apprécié les autres conditions dans lesquelles cette dernière vit, nous
ne pourrons lui faire totalement grief de la rancune qu’elle nourrit à
l’endroit de la classe dominante. L’éducation morale qui n'est pas dispensée au
travailleur à l'école, ne lui est pas non plus offerte aux autres moments de
son existence, du moins pas cette éducation morale qui a quelque valeur aux
yeux de !a bourgeoisie. Dans sa position sociale et son milieu, l’ouvrier
trouve les plus fortes incitations à l’immoralité. Il est pauvre, la vie n’a
pas d’attraits pour lui, presque tous les plaisirs lui sont refusés, les châtiments
prévus par la loi n’ont plus rien de redoutable pour lui – pourquoi donc
refrénerait-il ses convoitises, pourquoi laisserait-il le riche jouir de ses
biens au lieu de s’en approprier une partie ? Quelles raisons a donc le
prolétaire de ne pas voler ? C’est très bien de dire « la propriété c’est sacré
» et cela sonne bien agréablement aux oreilles des bourgeois, mais pour celui
qui n’a pas de propriété, ce caractère sacré disparaît de lui-même. L’argent
est le dieu de ce monde. Le bourgeois prend au prolétaire son argent, et en
fait ainsi pratiquement un athée. Rien d’étonnant par consé[1]quent,
si le prolétaire met son athéisme en pratique en ne respectant plus la sainteté
ni la puissance du dieu terrestre. Et lorsque la pauvreté du prolétaire s’accroît
au point de le priver du strict minimum vital, aboutissant à un total
dénuement, la tendance au mépris de tout l'ordre social grandit encore
davantage. Cela, les bourgeois le savent pour une bonne part eux[1]mêmes.
Symons [Arts and Artizans * (FE) * J.C. Symons, Arts and Artizans at Home and
Abroud.... 1839, p. 147. L’adjectif « dévastateur » (zerrütend) a été ajouté
par Engels.], fait remarquer que la misère a sur l’esprit le même effet
dévastateur que l’alcoolisme sur l’organisme, et le shérif Alison [Prin(ciples)
of Popul(ation), vol. 2, pp. 196, 197 (FE)] explique en détail aux possédants
quelles sont nécessairement pour les ouvriers les conséquences de l’oppression
sociale.
La misère ne laisse à
l’ouvrier que le choix entre ces éventualités : mourir de faim à petit feu, se
donner la mort rapidement, ou prendre ce dont il a besoin, là où il le trouve,
en bon français : voler. Et nous aurions mauvaise grâce à nous étonner que la
plupart préfèrent le vol à la mort par famine ou au suicide. Il y a certes également
parmi les travailleurs un certain nombre de gens qui sont assez moraux pour ne
pas voler même lorsqu’ils sont réduits à la pire extrémité, et ceux-là meurent
de faim ou se suicident. Le suicide, jadis le privilège le plus envié des
classes supérieures, est désormais à la mode en Angleterre, même parmi les
prolétaires et une foule de pauvres hères se tuent pour échapper à la misère,
dont ils ne savent comment sortir autrement ! Mais ce qui a sur les
travailleurs anglais une action beaucoup plus démoralisante encore c’est
l’insécurité de leur position sociale, la nécessité de vivre au jour le jour,
bref, ce qui en fait des prolétaires. Nos petits paysans d’Allemagne sont eux
aussi pour la plupart pauvres, et dans le besoin, mais ils dépendent moins du
hasard et possèdent au moins quelque chose de solide. Mais le prolétaire qui
n’a que ses deux bras, qui mange aujourd’hui ce qu’il a gagné hier, qui dépend
du moindre hasard, qui n’a pas la moindre garantie qu’il aura la capacité
d’acquérir les denrées les plus indispensables – chaque crise, le moindre
caprice de son patron peut faire de lui un chômeur – le prolétaire est placé
dans la situation la plus inhumaine qu’être humain puisse imaginer. L’existence
de l’esclave est au moins assurée par l’intérêt de son maître, le serf a au
moins un lopin de terre qui le fait vivre, tous deux ont au moins la garantie
de pouvoir subsister, mais le prolétaire lui, est à la fois réduit à lui-même,
et mis hors d’état d’utiliser ses forces de telle sorte qu’il puisse compter
sur elles.
Tout ce que peut tenter le
prolétaire pour améliorer sa situation est une goutte d’eau dans la mer auprès
des vicissitudes auxquelles il est exposé et contre lesquelles il ne peut
absolument rien. Il est le jouet passif de toutes les combinaisons possibles
des circonstances et peut s’estimer heureux de sauver sa peau, ne serait-ce que
pour un temps. Et comme on le conçoit, son caractère et son genre de vie
portent à leur tour la marque de ces conditions d’existence. Ou bien il cherche
– dans ce tourbillon – à se maintenir à la surface, à sauver ce qu’il y a
d’humain en lui, et il ne peut le faire qu’en se révoltant [Nous verrons plus
loin comment la révolte du prolétaire contre la bourgeoisie a reçu, en
Angleterre, légitimation légale par le droit de libre association. (FE)] contre
la classe qui l’exploite si impitoyablement et l’abandonne ensuite à son sort,
qui tente de le contraindre à rester dans cette situation indigne d’un homme,
c’est-à[1]dire
contre la bourgeoisie – ou bien, il renonce à cette lutte contre l’existence
qui lui est faite parce qu’il la tient pour stérile, et cherche autant qu’il le
peut à profiter des éléments favorables. Economiser ne lui sert de rien car il
ne peut au maximum que réunir assez d’argent pour se nourrir durant quelques
semaines, et s’il devient chômeur, ce n’est pas seulement l’affaire de quelques
semaines. Il lui est impossible d’acquérir de façon durable une propriété et
s’il le pouvait, il cesserait alors d’être un ouvrier et un autre prendrait sa
place. Que peut-il donc faire de mieux s’il a un bon salaire, que d’en bien
vivre ?
Le bourgeois anglais est
extrêmement étonné et scandalisé de la vie large que mènent les travailleurs
durant les périodes de hauts salaires – et pourtant il n’est pas seulement naturel,
il est aussi tout à fait raisonnable de la part de ces gens de jouir de
l’existence, quand ils le peuvent, au lieu d’amasser des trésors qui ne leur
servent de rien et que mites et rouille, c’est-à-dire les bourgeois, finiront
quand même par ronger. Mais semblable existence est plus démoralisante que
toute autre. Ce que Carlyle dit des fileurs de coton, s’applique à tous les
ouvriers d’usine anglais : « Chez eux les affaires sont aujourd’hui
florissantes, demain elles périclitent – c’est un perpétuel jeu de hasard et
ils vivent comme des joueurs, aujourd’hui dans le luxe, demain dans la misère.
Un sombre mécontentement de révoltés les ronge : le sentiment le plus misérable
qui puisse agiter le cœur d’un homme. Le commerce anglais, avec ses convulsions
et ses fluctuations, qui secouent le monde entier, avec son immense
démon-Protée de la vapeur a rendu incertains tous les chemins qu’ils pourraient
suivre, comme si un mauvais sort pesait sur eux ; la sobriété, la fermeté, la
tranquillité prolongée, bienfaits suprêmes pour l’homme, leur sont
étrangères... Ce monde n’est pas pour eux une demeure hospitalière, mais une
prison à l’air malsain, où tout n’est que tourment épouvantable et stérile,
rébellion, rancune et rancœur envers soi-même comme envers autrui. Est-ce un
monde verdoyant et fleuri [Le texte de Carlyle ajoute ici : With azure
everlasting sky stretched over it (Sous le dais éternel du ciel azuré). Engels
a négligé ce membre de phrase.], créé et gouverné par un Dieu, ou bien est-ce
un sombre et bouillonnant enfer empli de vapeurs de vitriol, de poussières de
coton, du vacarme des ivrognes, des colères et des affres du travail, créé et
gouverné par un démon ? » [Chartism, p. 34 et suiv. (FE)]
Et on lit plus loin, page 40 :
« Si l’injustice, l’infidélité à la vérité, à la réalité et à l’ordonnance de
la nature sont le seul mal sous le soleil, et si le sentiment de l’injustice et
de l’iniquité est la seule peine intolérable, notre grande question au sujet de
la situation des travailleurs serait : « Est-ce juste ? » et en premier lieu :
que pensent-ils eux-mêmes de l’équité de cet état de choses ? Les mots qu’ils
profèrent sont déjà une réponse, leurs actes, bien davantage... Indignation,
tendance soudaine [Le texte anglais indique ici sullen (morne, sombre)
qu’Engels semble avoir lu sudden (soudain).] à la vengeance et élans de révolte
contre les classes supérieures, respect décrois[1]sant des ordres de leurs supérieurs
temporels, déclin de leur foi dans les enseignements de leurs supérieurs
spirituels, tel est l’état d’esprit général qui gagne chaque jour davantage les
classes inférieures. Cet état d’esprit on peut le déplorer, ou s’en faire le
champion, mais on se doit de reconnaître qu’il y existe réellement, on doit
savoir que tout cela est fort triste, et que si on n’y change rien, cela
produira une catastrophe. » Carlyle a tout à fait raison pour ce qui est des
faits, il n’a que le tort de reprocher aux travailleurs, la passion farouche
qui les anime contre les classes supérieures. Cette passion, cette colère, sont
au contraire la preuve que les travailleurs ressentent le caractère inhumain de
leur situation, qu’ils ne veulent pas se laisser ravaler au niveau de la bête,
et qu’ils se libéreront un jour du joug de la bourgeoisie. Nous le voyons bien
à l’exemple de ceux qui ne partagent pas cette colère – ou bien ils se
soumettent humblement à leur sort, vivant en honorables particuliers, tant bien
que mal, ne se souciant pas de la marche du monde, aidant la bourgeoisie à
forger plus solidement les chaînes des ouvriers et se trouvent
intellectuellement au point mort de la période pré-industrielle – ou bien, ils
se laissent mener par le destin, jouent avec lui, perdent tout soutien
intérieur, alors qu’ils ont déjà perdu tout soutien extérieur, vivent au jour le
jour, boivent du schnaps et courent les filles, dans les deux cas, ce sont des
bêtes. C’est cette catégorie qui contribue le plus « au rapide progrès du vice
» dont la bourgeoisie se scandalise si fort, alors qu’elle en a elle-même
déchaîné les causes.
Une autre source de
l’immoralité des travailleurs c’est le fait qu’ils sont les damnés du travail.
Si l’activité productive libre est le plus grand plaisir que nous connaissions,
le travail forcé est la torture la plus cruelle, la plus dégradante. Rien n’est
plus terrible que de devoir faire du matin au soir quelque chose qui vous
répugne. Et plus un ouvrier a des sentiments humains, plus il doit détester son
travail parce qu’il sent la contrainte qu’il implique et l’inutilité que ce
labeur représente pour lui-même. Pour quoi donc travaille-t-il ? Pour le
plaisir de créer ? Par instinct naturel ? Nullement. Il travaille pour
l’argent, pour une chose qui n'a rien à voir avec le travail en soi, il
travaille parce qu’il y est forcé, et de plus, le travail dure si longtemps et
il est si monotone que pour cette simple raison déjà, son travail ne peut être
pour lui, dès les premières semaines, qu’un véritable supplice, s’il a encore
quelques sentiments humains. La division du travail a du reste encore multiplié
les effets abêtissants du travail obligatoire. Dans la plupart des branches
l’activité de l’ouvrier est réduite à un geste étriqué, purement mécanique, qui
se répète minute après minute et reste, bon an mal an, éter[1]nellement
le même [Devrais-je ici encore laisser parler à ma place la bourgeoisie ? Je ne
choisirai qu’un ouvrage que chacun peut lire : Wealth of Nations d’Adam Smith
(édit. citée), 3e vol., livre V, chap. 8, p. 297. (FE)].
Quiconque a travaillé depuis
sa plus tendre jeunesse douze heures par jour et plus, à fabriquer des têtes
d’épingles ou à limer des roues dentées, et a vécu en outre dans les conditions
de vie d’un prolétaire anglais, combien de facultés et de sentiments humains
a-t-il pu conserver à trente ans ? Il en va de même avec l’introduction de la
vapeur et des machines. L’activité de l’ouvrier s’en trouve facilitée, l’effort
musculaire épargné, et le travail lui-même insignifiant mais suprêmement
monotone. Celui-ci ne lui offre aucune possibilité d’activité intellectuelle et
cependant il accapare son attention, au point que pour bien accomplir sa tâche,
l’ouvrier ne doit penser à rien d’autre. Et d’être condamné à un tel travail,
un travail qui accapare tout le temps disponible de l’ouvrier, lui laissant à
peine le loisir de manger et de dormir, ne lui permettant même pas de mouvoir
son corps au grand air, de jouir de la nature, sans parler de l’activité
intellectuelle, cela pourrait ne pas ravaler l’hom[1]me au rang de l’animal ? Une fois encore le
travailleur n’a que cette alternative: se soumettre à son sort, devenir un «
bon ouvrier », servir « fidèlement » les intérêts de la bourgeoisie – et dans
ce cas, il tombe à coup sûr au rang de la bête – ou bien alors résister, lutter
tant qu’il le peut pour sa dignité d’homme, et cela ne lui est possible qu’en
luttant contre la bourgeoisie. Et lorsque toutes ces causes ont provoqué une
immense immoralité dans la classe labori[1]euse, une autre intervient pour propager
cette immoralité et la pousser à l’extrême : c’est la concentration de la
population. Les écrivains bourgeois anglais lancent l’anathème contre les
effets démoralisateurs des grandes villes – ces Jérémies à rebours se lamentent
et pleurent non sur la destruction de ces villes mais sur leur épanouissement.
Le shérif Alison rend cet élément responsable de presque tous les maux et le Dr
Vaughan, qui a écrit The Age of Great Cities [L’Ere des grandes cités. Robert
Vaughan, The Age of great cities in its relation to intelligence, morals and
religion (2e éd., 1843, pp. 221-298). Vaughan, pasteur presbytérien, est l’un
des rares écrivains du XIXe qui se soit prononcé en faveur des grandes villes
comme agents de libération et de progrès. Cf. Current Sociology, Urban
sociology, U.N.E.S.C.O., Paris, vol. 4, 1955, n° 4, p. 30], encore bien
davantage.
C’est normal. Dans les autres
facteurs qui exercent une action funeste sur le corps et l’esprit des ouvriers,
l’intérêt de la classe possédante est trop directement en jeu. S’ils disaient
que la misère, l’insécurité, le surmenage et le travail obligatoire sont les
causes essentielles, chacun de répondre – et eux-mêmes seraient forcés de
répondre : eh bien ! donnons aux pauvres la propriété, garantissons leur
existence, promulguons des lois contre le surmenage ; et c’est cela que la
bourgeoisie ne peut pas avouer. Mais les grandes villes se sont développées
d’elles-mêmes, les gens sont venus s’y installer librement ; en conclure que
seule l’industrie et la classe moyenne qui en tire profit ont donné naissance à
ces grandes villes, tombe si peu sous le sens, qu’il a dû être facile à la
classe dominante d’avoir l’idée d’attribuer tous les malheurs à cette cause en
apparence inévitable – alors que les grandes villes ne peuvent que faire se
développer plus rapidement et plus totalement un mal qui existe au moins déjà
en germe. Alison a du moins encore assez d’humanité pour le reconnaître – ce
n’est pas un bourgeois industriel et libéral tout à fait évolué, mais un tory
bourgeois à demi-évolué et c’est pourquoi il voit çà et là. des choses devant
lesquelles les vrais bourgeois sont complètement aveugles. Laissons-lui
maintenant la parole : « C’est dans les grandes villes que le vice déploie ses
tentations et la luxure ses rêts, que la faute est encouragée par l’espoir de
l’impunité et que la paresse se nourrit de multiples exemples. C’est ici, dans
ces grands centres de corruption humaine, que les mauvais sujets et les
dépravés fuient la simplicité de la vie rustique, c’est là qu’ils trouvent des
victimes à leurs mauvais instincts et le gain qui les récompense des dangers
qu’ils affrontent. La vertu est reléguée dans l’ombre et opprimée, le vice
s'épanouit à la faveur des difficultés qui font obstacle à sa découverte, les
débordements sont récompensés par une jouissance immédiate. Quiconque parcourt
la nuit St Gilles, ou les venelles étroites de Dublin, les quartiers pauvres de
Glasgow en trouvera confirmation, et ce qui l’étonnera ce n’est pas qu’il y ait
tant de crimes, mais au contraire qu’il y en ait si peu au monde. La grande
cause de la corruption des grandes villes, c’est la nature contagieuse du
mauvais exemple, et la difficulté d’échapper à la séduction du vice, lorsqu’ils
sont en contact étroit et quotidien avec la jeune génération. Les riches, eo
ipso [évidemment] ne valent pas mieux ; eux non plus ne sauraient résister
s’ils se trouvaient dans cette situation, exposés aux mêmes tentations ; le
malheur particulier des pauvres, c’est qu’ils sont obligés de côtoyer partout
les formes séduisantes du vice et les tentations de plaisirs interdits...
L’impossibilité démontrée de dissimuler à la
fraction jeune de la population les charmes du vice, est la cause de
l’immoralité. » Après une assez longue peinture de mœurs, notre auteur poursuit
: « Tout ceci ne provient pas d’une dépravation extraordinaire du caractère, mais
de la nature presque irrésistible des tentations auxquelles les pauvres sont
exposés. Les riches qui blâment la conduite des pauvres, céderaient tout aussi
rapidement à l’influence de causes identiques. Il existe un degré de misère,
une façon qu’a le péché de s’imposer, auxquels la vertu ne peut que rarement
résister, et la jeunesse presque jamais. Dans ces conditions, le progrès du
vice est presque aussi certain et souvent tout aussi rapide que le progrès de
la contagion physique. » Et à un autre endroit : « Lorsque les classes
supérieures ont, dans leur intérêt, concentré les pauvres en grand nombre dans
un espace restreint, la contagion du vice se propage avec une rapidité
foudroyante et devient inévitable. Les classes inférieures, étant donné leur situation
du point de vue de l’enseignement moral et religieux, sont souvent à peine plus
à blâmer de céder aux tentations qui les assaillent que de succomber au typhus
» [(The) Princ(iples) of Population, vol. II, p. 76 et suiv., p. 135. (FE)].
Voilà qui suffira ! Le demi-bourgeois Alison nous révèle, bien qu’en termes peu
clairs, les conséquences funestes des grandes villes sur le développement moral
des travailleurs. Un autre bourgeois, mais qui, lui, l’est totalement, un homme
selon le cœur de la Ligue pour l’abolition des lois sur les grains, le Dr
Andrew Ure [Philosophy of Manufactures, Londres, 1835, pp. 406 et suiv. Nous
aurons encore à parler de ce bel ouvrage et les passages cités ici se trouvent
page 406 et suivantes. (FE)], nous dévoile l’autre aspect de la question. Il
nous expose que la vie dans les grandes villes facilite les coalitions entre
ouvriers, et rend la populace puissante. Si les travailleurs n’y étaient pas
éduqués, (c’est-à-dire éduqués à l’obéissance à la bourgeoisie), ils verraient les
choses d’un point de vue unilatéral, d’un point de vue sinistrement égoïste ;
ils se laisseraient aisément séduire par de rusés démagogues – que dis-je, ils
seraient bien capables de regarder d’un œil jaloux et hostile leur meilleur
bienfaiteur, le capitaliste sobre et entreprenant. Le seul recours, dans ce
cas, c'est la bonne éducation, faute de quoi s’ensuivraient une faillite
nationale et d’autres horreurs, car une révolution des ouvriers serait alors
inéluctable. Et les craintes de notre bourgeois sont parfaitement justes. Si la
concentration de la population a bien un effet stimulant et favorable sur la
classe possédante, elle fait progresser encore bien plus rapidement l’évolution
de la classe laborieuse. Les travailleurs commencent à sentir qu’ils
constituent une classe dans leur totalité, ils prennent conscience que, faibles
isolément, ils représentent tous ensemble une force ; la séparation d’avec la
bourgeoisie, l’élaboration de conceptions et d’idées propres aux travailleurs
et à leur situation, sont accélérées, la conscience qu’ils ont d’être opprimés
s’impose à eux, et les travailleurs acquièrent une importance sociale et
politique. Les grandes villes sont les foyers du mouvement ouvrier ; c’est là
que les ouvriers ont commencé à réfléchir à leur situation et à lutter ; c’est
là que s’est manifestée d’abord l’opposition entre prolétariat et bourgeoisie ;
c’est d’elles que sont issues les associations ouvrières, le chartisme et le
socialisme. Les grandes villes ont transformé la maladie de l’organisme social
qui se manifeste à la campagne sous une forme chronique, en une affection aiguë
; elles ont ainsi clairement révélé sa véritable nature et simultanément le
véritable moyen de la guérir. Sans les grandes villes et leur influence
favorable sur le développement de l’intelligence publique, les ouvriers n’en
seraient pas où ils en sont, tant s’en faut. En outre, elles ont détruit les
dernières traces des rapports paternalistes entre ouvriers et patrons, et la
grande industrie y a également contribué, en multipliant le nombre des ouvriers
dépendant d’un seul bourgeois. Certes, la bourgeoisie s’en lamente, et à bon
droit – car tant que durèrent les rapports patriarcaux, le bourgeois était à
peu près à l’abri d’une révolte des travailleurs. Il pouvait les exploiter et
les dominer à cœur-joie, et ce peuple de gens simples lui offrait par surcroît
son obéissance, sa gratitude et son affection, lorsqu’en plus du salaire il le
gratifiait de quelques amabilités qui ne lui coûtaient rien et peut-être de quelques
petits avantages – donnant l’apparence qu’il faisait tout cela, sans y être
obligé, par pure bonté d’âme, par goût du sacrifice alors qu’en réalité, ce
n’était pas même le dixième de ce qu’il eût dû faire.
En tant que particulier,
bourgeois placé dans des conditions de vie que lui-même n’avait pas créées, il
a fait, certes, en partie au moins ce qu’il devait faire ; mais en tant que
membre de la classe dirigeante, qui pour la simple raison qu’elle gouverne est
responsable de la situation de la nation tout entière et à qui il incombe de
défendre l’intérêt général, il n’a non seulement rien fait de ce qu’il aurait
dû assumer en raison de sa position sociale, mais il a par surcroît exploi[1]té
toute la nation pour son profit personnel. Le rapport patriarcal, qui
dissimulait hypocrite[1]ment
l’esclavage des ouvriers, faisait que l’ouvrier devait nécessairement rester
intellectuelle[1]ment
mort, ignorant ses propres intérêts, simple particulier. C’est seulement
lorsqu’il échappa à son patron et lui devint étranger, quand il apparut
clairement que les seuls liens entre eux étaient l’intérêt particulier, le
profit ; c’est seulement lorsque disparut totalement l’attache[1]ment
apparent, qui ne résista pas à la première épreuve, que l’ouvrier commença à
compren[1]dre
sa position et ses intérêts et à se développer de façon autonome ; c’est
seulement alors qu’il cessa d’être dans ses conceptions, ses sentiments et sa
volonté aussi, l’esclave de la bourgeoisie. Et c’est principalement l’industrie
et les grandes villes qui ont contribué de façon déterminante à cette
évolution. Un autre facteur qui a exercé une influence importante sur le
caractère des ouvriers an[1]glais,
c’est l’immigration irlandaise, dont il a déjà été question sur ce plan
également. Elle a certes, comme nous le voyons [Edition de 1892 : sahen (comme
nous l’avons vu) au lieu de sehen.], d’une part dégradé les travailleurs
anglais, les privant des bienfaits de la civilisation et aggravant leur
situation – mais elle a contribué par ailleurs à creuser le fossé entre travailleurs
et bourgeoisie, et ainsi hâté l’approche de la crise. Car l’évolution de la
maladie sociale dont souffre l’Angleterre est la même que celle d’une maladie
physique ; elle évolue selon certaines lois et a ses crises, dont la dernière
et la plus violente décide du sort du patient. Et comme il est impossible que
la nation anglaise succombe à cette dernière crise, et qu'elle doit
nécessairement en sortir renouvelée et régénérée, on ne peut que se réjouir de
tout ce qui porte la maladie à son paroxysme. Et l’immigration irlandaise y
contribue en outre par ce caractère vif, passionné qu’elle acclimate en
Angleterre et qu’elle apporte à la classe ouvrière anglaise. A maints égards
les rapports entre Irlandais et Anglais sont les mêmes que ceux entre Français
et Allemands ; le mélange du tempérament irlandais plus léger, plus émotif,
plus chaud, et du caractère anglais calme, persévérant, réfléchi ne peut être à
la longue que profitable aux deux parties. L’égoïsme brutal de la bourgeoisie
anglaise serait resté beaucoup plus enraciné dans la classe laborieuse si le
caractère irlandais, généreux jusqu’au gaspillage, essentiellement dominé par
le sentiment, n’était venu s’y adjoindre, d’une part grâce au croisement entre
races, d’autre part, grâce aux relations habituelles, pour adoucir ce que le
caractère anglais avait de froid et de trop rationnel. Nous ne nous étonnerons
donc plus dès lors d’apprendre que la classe laborieuse anglaise est devenue
peu à peu un peuple tout différent de la bourgeoisie anglaise.
La bourgeoisie a plus
d’affinités avec toutes les nations de la terre qu’avec les ouvriers qui vivent
à ses côtés, Les ouvriers parlent une langue différente, ont d’autres idées et
conceptions, d’autres mœurs et d’autres principes moraux, une religion et une
politique différente de celles de la bourgeoisie. Ce sont deux peuples
différents, aussi différents que s’ils étaient d’une autre race, et jusqu’ici,
nous n’en connaissions sur le continent qu’un seul, la bourgeoisie. Et
pourtant, c’est précisément le second, le peuple des prolétaires qui est de
loin le plus important pour l’avenir de l’Angleterre [1892. Cette idée que la
grande industrie a divisé les Anglais en deux nations différentes a, comme on
sait, été exprimée à peu près à la même époque par Disraeli, dans son roman
Sybil, or the two Nations (Sybil, ou les deux nations). (FE)]. Nous aurons
encore à parler du caractère public des travailleurs anglais tel qu’il se
manifeste dans les associations ou les principes politiques – nous ne voulons
ici mentionner que les résultats des causes que nous venons d’énumérer, dans la
mesure où elles agissent sur le caractère privé des ouvriers. Dans la vie
quotidienne, l’ouvrier est de beaucoup plus humain que le bourgeois. J’ai déjà
signalé plus haut que les mendiants ont coutume de faire appel presque
uniquement aux ouvriers, et que, de façon générale, les travailleurs font
davantage pour les pauvres que la bourgeoisie. Ce fait – qu’on peut d’ailleurs
vérifier chaque jour – est confirmé par M. Parkinson chanoine de Manchester
entre autres : « Les pauvres se donnent mutuellement davantage que les riches
ne donnent aux pauvres. je puis appuyer mon affirmation par le témoignage de
l’un de nos médecins les plus âgés, les plus habiles, les plus observateurs et
les plus humains, le Dr Bardsley. Il a déclaré publiquement que la somme totale
que les pauvres se donnent mutuellement chaque année dépasse celle que les
riches fournissent dans le même laps de temps aux fins d’assistance » [On the
present condition of the Labouring Poor in Manchester, etc. (De la situation
actuelle des pauvres travaillant à Manchester, etc.) ... By the Rev. Rd.
Parkinson, Canon of Manchester, 3e édition, Londres et Manchester, 1841.
Pamphlet *. (FE) *La citation est légèrement modifiée par Engels.]. C’est une
chose réjouissante que de voir l’humanité des ouvriers se manifester également
partout dans d’autres domaines. Ils ont eux-mêmes enduré une vie pénible et
sont donc capa[1]bles
d’éprouver de la sympathie pour ceux qui sont dans le besoin ; pour eux, tout
homme est un être humain, alors que pour le bourgeois, l’ouvrier est moins
qu’un homme ; c’est pourquoi ils sont d’un abord plus facile, plus aimables, et
bien qu’ils ressentent davantage le besoin d’argent que les possédants, ils
sont moins à l’affût des sous parce que, à leurs yeux, l’argent n’a de valeur
qu’en considération de ce qu’il leur permet d’acheter, alors que pour les bour[1]geois,
il a une valeur particulière, intrinsèque, la valeur d’un dieu, ce qui fait
ainsi du bourgeois un « homme d’argent » vulgaire et répugnant. L’ouvrier, qui
ignore cette vénération de l’argent, est par conséquent moins cupide que le
bourgeois dont le seul but est de gagner de l’argent, et qui voit dans
l’accumulation de sacs d’or, la fin suprême de la vie. C’est pourquoi l’ouvrier
a aussi beaucoup moins de préventions ; il est bien plus ouvert à la réalité
que le bourgeois et ne voit pas tout à travers le prisme de l’intérêt.
L’insuffisance de son éducation le préserve des préjugés religieux ; il n’y
comprend goutte et ne s’en tourmente point, il ignore le fanatisme dont la
bourgeoisie est prisonnière, et s’il a par hasard quelque religion, elle n’est
que formelle, pas même théorique – pratiquement il ne vit que pour ce monde et
cherche à y avoir droit de cité. Tous les écrivains de la bourgeoisie
s’accordent à dire que les ouvriers n’ont pas de religion et ne vont pas à
l’église. Tout au plus faut-il excepter les Irlandais, quelques personnes
âgées, et en outre, les demi-bourgeois – surveillants, contremaîtres et assimilés.
Mais dans la masse on ne rencontre presque partout qu’indifférence totale à
l’égard de la religion [Engels semble avoir sous-estimé l’influence de la
religion sur la classe laborieuse anglaise. Dans des chapitres ultérieurs
toutefois il fait à l’Eglise une place plus large.], tout au plus, un vague
déisme, trop peu élaboré pour servir à autre chose qu’à faire quelques phrases
ou susciter un peu plus qu’un vague effroi devant des expressions telles que
infidel (incroyant), atheist (athée). Les ecclésiastiques de toutes les sectes
sont très mal vus par les ouvriers bien que n’ayant perdu leur influence sur
ceux-ci que récemment, mais aujourd’hui une simple interjection comme he is a
parson ! (c’est un curé) suffit souvent pour exclure un pasteur de la tribune
des réunions publiques. Et tout comme les conditions d’existence, le manque
d’éducation religieuse et autre contribue à rendre les travailleurs moins
prévenus, moins prisonniers que le bourgeois de principes traditionnels et bien
établis et d’opinions préconçues. Ce dernier est engoncé jusqu’au cou dans ses
préjugés de classe, dans les principes qu’on lui a rabâchés dès sa jeunesse ;
il n’y a rien à en tirer, il est – même s’il se présente sous l’aspect libéral
– foncièrement conservateur, son intérêt est lié indissolublement à l’état de
choses existant, il est radicalement fermé à tout mouvement. Il déserte sa
place à la tête du développement historique, les ouvriers l’y remplacent,
d’abord en droit, puis un jour aussi en fait. Cela, ainsi que l’activité
publique des ouvriers qui en résulte et que nous étudierons plus tard, sont les
deux aspects favorables du caractère de cette classe les aspects défavorables
peuvent se résumer aussi brièvement et découlent tout aussi naturellement des
causes indi[1]quées
ivrognerie, dérèglement dans les rapports sexuels, grossièreté et manque de
respect pour la propriété, sont les principaux reproches que leur adresse la
bourgeoisie. Que les travailleurs boivent beaucoup, on ne saurait s’en étonner.
Le shérif Alison affirme que
chaque samedi soir à Glasgow, environ 30.000 ouvriers sont ivres [A. Alison,
The principles..., p. 80, dit exactement : « environ 30.000 personnes abruties
par la boisson ».] et assurément cette estimation n’est pas inférieure à la
réalité ; il affirme encore que dans cette ville, en 1830, on comptait un débit
de boisson pour douze immeubles et en 1840 un pour dix maisons ; qu’on a payé
en Ecosse des droits sur l’alcool pour 2.300.000 gallons d’eau-de-vie en 1823
et pour 6.620.000 gallons en 1837, et en Angleterre pour 1.976.000 gallons en
1823 et pour 7.875.000gallons [Cette énorme augmentation est partiellement
fictive : les droits sur l’alcool ayant été abaissés d’un tiers environ en 1823
(Ecosse) et 1826 (Angleterre), les paysans déclarèrent un certain nombre
d’alambics clandestins. Les chiffres cités par Engels ne sont pas
nécessairement ceux de la production réelle d’alcool, mais concernent la
production taxée. C’est elle qui passe du simple au double, voire au quadruple.
Cf. McCulloch, A Dictionary..., 1847, II, pp. 1168-1169.] en 1837 [Principles
of Population, passim. (FE)]. Les lois sur la bière de 1830, qui ont facilité
l’ouverture de brasseries qu’on appelait les Jerry Shops et dont les
propriétaires avaient le droit de vendre de la bière to be drunk on the
premises (à consommer sur place), ces lois favorisèrent également l’extension
de l’alcoolisme en ouvrant un débit pour ainsi dire à la porte de chacun. Dans
presque toutes les rues, on rencontre plusieurs brasseries de ce genre, et partout
où, à la campagne, il y a une agglomération de deux ou trois maisons, on peut
être sûr d’y trouver un Jerry Shop. En outre, il existe des Hush Shops –
c’est-à-dire des débits clandestins, sans licence – en grand nombre, et tout
autant de distilleries, au cœur des grandes villes, dans les quartiers retirés
que visite rarement la police, qui produisent de grandes quantités
d’eau-de-vie. Gaskell (ouvrage cité) estime le nombre de ces dernières à plus
de 100 à Manchester seulement et leur production annuelle à 156.000 gallons au
moins. A Manchester, il y a en outre plus de mille débits, donc,
proportionnelle[1]ment
au nombre d'immeubles, au moins autant qu’à Glasgow. Dans toutes les autres
grandes villes il en va de même. Et lorsqu’on songe qu’en plus des conséquences
habituelles de l’alcoolisme, des hommes et des femmes de tout âge, même des
enfants, souvent des mères avec leur petit dans les bras retrouvent dans ces
cabarets les victimes les plus dépravées du régime bourgeois, voleurs, escrocs,
prostituées, quand on songe que plus d’une mère donne de l’alcool au nourrisson
qu’elle porte dans ses bras, on reconnaîtra certainement que la fréquentation
de ces lieux contribue à l’immoralité. C’est surtout le samedi soir, quand on a
touché la paye et fini de travailler plus tôt que d’ordinaire, quand toute la
classe ouvrière sort de ses mauvais quartiers et se répand dans les grandes
rues, qu’on peut constater l’ivrognerie dans toute sa brutalité. Par de telles
soirées je suis rarement sorti de Manchester sans rencontrer une foule d’hommes
ivres, titubants ou affalés dans les caniveaux. Le dimanche soir, la même scène
se renouvelle, moins bruyante cependant, Et lorsqu’il n’y a plus d’argent, les
buveurs vont chez le premier prêteur sur gages venu, – il en existe un grand
nombre dans toutes les villes importantes : plus de 60 à Manchester et 10 à 12
dans une seule rue de Salford (Chapel Street) – et ils engagent tout ce qui
leur reste. Meubles, habits du dimanche – quand il en reste – vaisselle sont
retirés en masse chaque samedi des boutiques de prêteur pour y retourner
presque toujours avant le mercredi suivant, jusqu’à ce qu’un hasard rende
impossible un nouveau retrait et qu’un à un ces objets deviennent la proie de
l’usurier, à moins que ce dernier ne veuille plus avancer un liard sur ces
marchandises élimées et usées. Lorsqu’on a vu de ses yeux l’extension de
l’alcoolisme parmi les ouvriers en Angleterre, on croit volontiers Lord Ashley
[Séance de la Chambre basse du 28 février 1843. (FE)], quand il affirme que cette
classe dépense chaque année pour les spiritueux environ 25 millions de livres
sterling et chacun peut imaginer quelle aggravation de la situation matérielle,
quel terrible ébranlement de la santé physique et morale, quelle ruine de la
vie familiale peuvent en résulter. Les sociétés de tempérance ont assurément
fait beaucoup, mais de quel poids pèsent quelques milliers de Teetotallers
[Anti-alcooliques] en face des millions d’ouvriers ? Lorsque le Père Mathew,
apôtre irlandais de la tempérance, parcourt les villes anglaises, bien souvent
30 à 60.000 travailleurs font le pledge (le vœu), mais quatre semaines plus
tard, la majorité a déjà oublié. Si l’on fait par exemple le compte des gens de
Manchester qui dans les trois ou quatre dernières années ont fait serment de ne
plus boire, on trouve plus de personnes qu’il n’y en a dans cette ville – et
pourtant on ne constate pas une diminution de l’ivrognerie. A côté de cette
consommation sans frein de spiritueux, le dérèglement des rapports sexuels
constitue un des vices principaux de nombreux ouvriers anglais. C’est là
également une conséquence inévitable, inéluctable des conditions de vie d’une
classe abandonnée à elle[1]même,
mais dépourvue des moyens de faire usage de cette liberté. La bourgeoisie ne
lui a laissé que ces deux plaisirs, alors qu’elle l’a accablée de peines et de
souffrances ; la consé[1]quence
en est que les travailleurs, pour jouir au moins un peu de la vie concentrent
toute leur passion sur ces deux plaisirs, et s’y adonnent avec excès et de la
façon la plus effrénée. Lorsqu’on met des gens dans une situation qui ne peut
convenir qu’à l’animal, il ne leur reste qu'à se révolter ou à sombrer dans la
bestialité Et quand, par surcroît, la bourgeoisie elle[1]même participe pour une bonne part au développement
de la prostitution – sur les 40.000 filles de joie qui emplissent chaque soir
les rues de Londres [Sheriff Alison, Principles of Population, vol. 2 *. (FE) *
1840, p. 147. Alison parle en fait de « 30 à 40.000 jeunes femmes de mœurs
dissolues ».] combien la vertueuse bourgeoisie en fait-elle vivre ? Combien
d’entre elles sont redevables à un bourgeois qui les a séduites, de
l’obligation où elles se trouvent de vendre leur corps aux passants, pour
pouvoir vivre ? – elle a vraiment moins que quiconque, le droit de reprocher
aux travailleurs leur grossièreté sexuelle. Somme toute, les défauts des
ouvriers se ramènent tous au dérèglement dans la recherche du plaisir, au
manque de prévoyance et au refus de se soumettre à l’ordre social, et d’une
façon générale, à l’incapacité de sacrifier le plaisir du moment à un avantage
plus lointain. Mais qu’y a-t-il là de surprenant ? Une classe qui par son
labeur acharné, ne peut se procurer que peu de chose et que les plaisirs les
plus matériels, ne doit-elle pas se précipiter aveuglément, à corps perdu sur
ces plaisirs ? Une classe que personne ne se soucie de former, soumise à tous
les hasards, qui ignore toute sécurité de l’existence, quelles raisons, quel
intérêt a-t-elle d’être prévoyante, de mener une vie sérieuse et au lieu de
profiter de la faveur de l’instant, de songer à un plaisir éloigné, qui est
encore très incertain, surtout pour elle, dans sa situation dont la stabilité
est toujours précaire et qui peut changer du tout au tout ? On exige d’une
classe qui doit supporter tous les inconvénients de l’ordre social, sans
pouvoir profiter de ses avantages, d’une classe à qui cet ordre social ne peut
apparaître qu’hostile, on exige d’elle qu’elle le respecte ? C’est vraiment
trop demander. Mais la classe ouvrière ne saurait échapper à cet ordre social
tant qu’il existera et si l’ouvrier isolé se dresse contre lui, c’est lui qui
subit le plus grand dommage. Ainsi l’ordre social rend au travailleur la vie de
famille presque impossible ; une maison inhabitable, sale, à peine suffisante
pour servir d’abri nocturne, mal meublée, rarement chauffée, et où souvent la
pluie pénètre, une atmosphère étouffante dans une pièce surpeuplée, ne
permettent pas la moindre vie de famille ; le mari travaille toute la journée,
ainsi que la femme et peut-être les aînés des enfants, tous en des lieux
différents, ils ne se voient que le matin et le soir – et il y a en outre, la
tentation continuelle de l’eau-de-vie ; où y aurait-il place pour la vie de
famille ? Et Pourtant, l’ouvrier ne peut échapper à la famille, il doit vivre
en famille ; il en résulte des querelles et désaccords familiaux perpétuels,
dont l’effet est extrêmement démoralisant tant sur les époux que sur les
enfants. La négligence de tous les devoirs familiaux, les enfants laissés à
l’abandon, tout cela n’est que trop fréquent parmi les travailleurs anglais et
les institutions sociales actuelles n’en sont que trop la cause. Et on voudrait
que des enfants, grandis ainsi en sauvages dans ce milieu où l’immoralité est
la plus grande et où, assez souvent, les parents participent à cette
immoralité, on voudrait qu’ils soient dotés par la suite de délicates
consciences morales ? Les exigences que le bourgeois béat et satisfait formule
à l’adresse de l’ouvrier sont vraiment par trop naïves. Le mépris de l’ordre
social se manifeste le plus clairement dans son extrême, le crime. Si les
causes qui rendent l’ouvrier immoral s'exercent de façon plus puissante, plus
intense, qu’habituellement, celui-ci devient un criminel aussi sûrement que
l’eau chauffée à 80º Réaumur [100º centigrades] passe de l’état liquide à
l'état gazeux. Sous l’action brutale et abrutissante de la bourgeoisie,
l’ouvrier devient précisément une chose aussi dépourvue de volonté que l'eau ;
il est soumis avec exactement la même nécessité aux lois de la nature – pour
lui, à un certain point, toute liberté cesse. C’est pourquoi, parallèlement au
développement du prolétariat, la criminalité s’est accrue en Angleterre ; et la
nation anglaise est devenue la plus criminelle du monde entier. Il ressort des
« Tableaux de Criminalité » publiés chaque année par le Ministère de
l’Intérieur, qu’en Angleterre l’accroissement de la criminalité s’est effectué
avec une rapidité inconcevable. Le nombre des arrestations pour faits qualifiés
de crimes se montait (pour l’Angleterre et le pays de Galles seulement) : En
1805 à 4,605 En 1810 à .............. 5,146 En 1815 à .............. 7,818 [Les
éditions de 1845 et de 1892 indiquent par erreur le chiffre de 7898.] En 1820 à
.............. 13,710 En 1825 à .............. 14,437 En 1830 à ..............
18,107 En 1835 à 20,731 En 1840 à 27,187 En 1841 à 27,760 En 1842 à 31,309 [Cf.
G. R. Porter, The Progress of the Nation, nouvelle édit., 1851, p. 635. Engels
donne le nombre des arrestations. Celui des condamnations est d’un tiers
inférieur environ. 1805 : 2,783 ; 1825 : 9,964 ; 1830 : 12,805 ; 1840 : 19,927
; 1842 : 22,733. Evidemment, pour apprécier justement pareille statistique, il
faudrait tenir compte du perfectionnement des institutions de police et surtout
de l’accroissement démographique.] donc en 37 ans les arrestations ont
sextuplé. En 1847, 4.492, soit plus de 14 % de ces arrestations ont été opérées
dans le seul Lancashire, et 4.094 soit plus de 13 % dans le Middlesex (y
compris Londres). Nous voyons donc que deux districts, qui comprennent de
grandes villes avec un nombreux prolétariat, représentent à eux seuls plus du
1/4 de la criminalité, bien que leur population soit bien loin de constituer le
1/4 de celle de l’ensemble du pays. Les tableaux de criminalité fournissent
aussi la preuve directe que presque tous les crimes ont été commis par le
prolétariat ; car en 1842, 32,35 %, des criminels, en moyenne, ne savaient ni
lire ni écrire, 58,32 % ne savaient qu’imparfaitement lire et écrire, 6,77 %
savaient bien lire et écrire, 0,22 % avaient eu une instruction supérieure, et
pour 2,34 % il avait été impossible d’indiquer le degré d’instruction. En
Ecosse, la criminalité a augmenté encore bien plus rapidement. En 1819, on
avait procédé à 89 arrestations seulement pour crimes, en 1837 leur nombre
était déjà de 3.126, et en 1842 de 4.189. Dans le Lancashire, où c’est le
shérif Alison lui-même qui a rédigé le rapport officiel, la population a doublé
en 30 ans, mais la criminalité tous les 5 ans et demi, augmentant donc 6 fois
plus vite que la population. Quant à la nature des crimes, ce sont comme dans
tous les pays civilisés, dans leur grande majorité, des crimes contre la
propriété, ayant donc pour cause le manque d’une chose ou d’une autre car ce
qu’on possède, on ne le vole pas. La proportion des crimes contre la propriété
par rapport à la population qui est aux Pays-Bas de 1/7140, en France de
1/1804, était en Angleterre, à l’époque où Gaskell écrivait, de 1/799 ; les
crimes contre les personnes représentaient par rapport à la population aux
Pays-Bas, une proportion de 1128904, en France de 1/17573, en Angleterre de
1/23395. Le rapport du nombre de crimes, d’une façon générale, au chiffre de la
population était dans les districts agricoles de 1/1043, dans les districts
industriels de 1/840 [Manuf. Popul. of Engl., chap. X. (FE)] ; dans l’ensemble
de l’Angleterre ce rapport s’établit maintenant à 1/660 [On a divisé le chiffre
de la population (15 millions environ) par celui des individus convaincus de
crime (22.733). (FE) Porter, op. cit., p. 635.] à peine, et il y a tout juste
dix ans que le livre de Gaskell a paru ! Ces faits sont vraiment plus que
suffisants, pour faire méditer et réfléchir chacun, même un bourgeois, sur les
conséquences d’une telle situation. Si l’immoralité et la criminalité
s’accroissent encore pendant vingt ans dans cette proportion – et si
l’industrie anglaise est moins heureuse durant ces vingt ans que précédemment,
la progression de la criminalité va encore s’accélérer – quel sera le résultat
? Nous constatons déjà que la société est en pleine décomposition, il est
impossible d’ouvrir un journal sans y voir, dans les faits les plus frappants,
la preuve du relâchement de tous les liens sociaux. je puise au hasard dans le
tas des journaux anglais amoncelés devant moi ; il y a là un Manchester
Guardian (30 octobre 1844) qui donne les nouvelles de trois jours ; il ne se
donne pas même la peine de fournir des nouvelles précises sur Manchester, et
rapporte simplement les cas les plus intéressants : par exemple, dans une
usine, les travailleurs ont cessé le travail pour obtenir une augmentation de
salaire et ils ont été contraints par le juge de paix de le reprendre ; à
Salford quelques garçons ont commis des vols et un négociant en faillite a
tenté d’escroquer ses créanciers. Les nouvelles en provenance des environs sont
plus détaillées ; à Ashton deux vols, un cambrio[1]lage, un suicide ; à Bury un vol ; à Bolton
deux vols une fraude sur l’impôt ; à Leigh un vol ; à Oldham arrêt de travail à
cause des salaires, un vol, une rixe entre Irlandaises, un chapelier
n’appartenant pas à la corporation malmené par les membres de la corporation,
une mère frappée par son fils ; à Rochdale, une série de rixes, un attentat
contre la police, un vol dans une église ; à Stockport, mécontentement des
ouvriers à cause des salaires, un vol, une escro[1]querie, une rixe, un homme qui maltraite sa
femme; à Warrington un vol et une rixe; à Wigan un vol et un pillage d’église.
Les chroniques des journaux londoniens sont encore bien pires ; escroqueries,
vols, cambriolages à main armée, querelles familiales s’y accumulent ; j’ai
justement sous la main un numéro du Times (12 sept. 1844) qui ne rapporte que
les événe[1]ments
d’une journée : il y est question d’un vol, d’un attentat contre la police,
d’une sentence condamnant le père d’un enfant adultérin à verser une pension
alimentaire, de l’abandon d’un enfant par ses parents et de l’empoisonnement
d’un homme par sa femme. On en trouve autant dans tous les journaux anglais.
Dans ce pays, la guerre sociale a éclaté ; chacun se défend et lutte pour
soi-même contre tous; quant à savoir s’il fera ou non tort à tous les autres,
qui sont ses ennemis déclarés, cela résulte uniquement d’un calcul égoïste pour
déterminer ce qui lui est le plus profitable à lui. Il ne vient plus à l’idée
de personne de s’entendre à l’amiable avec son prochain; tous les différends se
règlent parles menaces, parle recours aux tribunaux à moins qu’on ne se fasse
justice soi-même. Bref, chacun voit dans autrui un ennemi qu’il faut écarter de
son chemin ou tout au plus un moyen, qu’il faut exploiter à ses propres fins.
Et cette guerre, ainsi que le prouvent les tableaux de criminalité, devient
d’année en année plus violente, plus passionnée, plus implacable ; les ennemis
se divisent peu à peu en deux grands camps, hostiles l’un à l’autre ; ici la
bourgeoisie et là, le prolétariat. Cette guerre de tous contre tous et du
prolétariat contre la bourgeoisie ne doit pas nous surprendre, car elle n’est
que l’application conséquente du principe que renferme déjà la libre
concurrence. Mais ce qui est bien fait pour nous étonner, c’est que la
bourgeoisie au-dessus de laquelle s’amoncellent chaque jour les nouveaux nuages
d’un orage menaçant reste malgré tout, si calme et si tranquille à la lecture
de tout ce que relatent quotidiennement les journaux, sans ressentir – je ne
dis pas de l’indignation devant cette situation sociale, mais seulement de la
crainte devant ses conséquences, devant une explosion générale de ce qui se
manifeste d’une façon sporadique par la criminalité. Mais il est vrai qu’elle
est la bourgeoisie, et de son point de vue, elle n’est pas même capable de se
rendre compte des faits – à plus forte raison ignore[1]t-elle leurs suites. Il n’y a qu’une chose
surprenante : c’est que des préjugés de classe, des opinions préconçues et
rabâchées, puissent frapper toute une classe d’hommes d’un aveuglement si
total, je devrais dire si insensé. Le développement de la nation va cependant
son chemin, que les bourgeois aient ou non des yeux pour le voir et un beau
matin, cette évolution réservera à la classe possédante une surprise dont sa
sagesse ne peut se faire la moindre idée, même en rêve.
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