Chapitre : Les grandes villes
[Dans Le Capital (Ed. sociales, Livre 1er,
tome III, pp. 97-106), Marx traite brièvement des conditions de logement et
d’alimentation des ouvriers anglais dans la période suivante (20 ans plus
tard). Il n’est pas sans intérêt de comparer ses indications à celles qu’Engels
fournit dans ce chapitre.]
Une ville comme Londres, où
l’on peut marcher des heures sans même parvenir au commencement de la fin, sans
découvrir le moindre indice qui signale la proximité de la campagne, est
vraiment quelque chose de très particulier.
Cette centralisation énorme,
cet entassement de 3,5 millions d’êtres humains en un seul endroit a centuplé
la puissance de ces 3,5 millions d’hommes. Elle a élevé Londres au rang de
capitale commerciale du monde, créé les docks gigantesques et rassemblé les
milliers de navires, qui couvrent continuellement la Tamise. Je ne connais rien
qui soit plus imposant que le spectacle offert par la Tamise, lorsqu’on remonte
le fleuve depuis la mer jusqu’au London Bridge. La masse des maisons, les
chantiers navals de chaque côté, surtout en amont de Woolwich, les innombrables
navires rangés le long des deux rives, qui se serrent de plus en plus
étroitement les uns contre les autres et ne laissent finalement au milieu du
fleuve qu’un chenal étroit, sur lequel une centaine de bateaux à vapeur se
croisent en pleine vitesse – tout cela est si grandiose, si énorme, qu’on en
est abasourdi et qu’on reste stupéfait de la grandeur de l’Angleterre avant
même de poser le pied sur son sol [Note de 1892 : C’était, il y a presque
cinquante ans, à l’époque des pittoresques voiliers. Ceux-ci – il en arrive
encore à Londres – se trouvent actuellement dans les docks, la Tamise est
couverte de hideux vapeurs, noirs de suie (FE).].
Quant aux sacrifices que tout
cela a coûté, on ne les découvre que plus tard. Lorsqu'on a battu durant
quelques jours le pavé des rues principales, qu’on s’est péniblement frayé un
passage à travers la cohue, les files sans fin de voitures et de chariots,
lorsqu’on a visité les « mauvais quartiers » de cette métropole, c’est alors
seulement qu’on commence à remarquer que ces Londoniens ont dû sacrifier la
meilleure part de leur qualité d’hommes, pour accom[1]plir tous les miracles de la civilisation
dont la ville regorge, que cent forces, qui sommeillaient en eux, sont restées
inactives et ont été étouffées afin que seules quelques-unes puissent se
développer plus largement et être multipliées en s’unissant avec celles des
autres. La cohue des rues a déjà, à elle seule, quelque chose de répugnant, qui
révolte la nature humaine. Ces centaines de milliers de personnes, de tout état
et de toutes classes, qui se pressent et se bousculent, ne sont-elles pas
toutes des hommes possédant les mêmes qualités et capacités et le même intérêt
dans la quête du bonheur ? Et ne doivent-elles pas finalement quêter ce bonheur
par les mêmes moyens et procédés ? Et, pourtant, ces gens se croisent en
courant, comme s’ils n’avaient rien de commun, rien à faire ensemble, et
pourtant la seule convention entre eux, est l’accord tacite selon lequel chacun
tient sur le trottoir sa droite, afin que les deux courants de la foule qui se
croisent ne se fassent pas mutuellement obstacle ; et pourtant, il ne vient à
l’esprit de personne d’accorder à autrui, ne fût-ce qu’un regard. Cette
indifférence brutale, cet isolement insensible de chaque individu au sein de
ses intérêts particuliers, sont d’autant plus répugnants et blessants que le
nombre de ces individus confinés dans cet espace réduit est plus grand. Et même
si nous savons que cet isolement de l’individu, cet égoïsme borné sont partout
le principe fondamental de la société actuelle, ils ne se manifestent nulle
part avec une impudence, une assurance si totales qu’ici, précisément, dans la
cohue de la grande ville. La désagrégation de l’humanité en monades, dont
chacune a un principe de vie particulier, et une fin particulière, cette
atomisation du monde est poussée ici à l’extrême. Il en résulte aussi que la
guerre sociale, la guerre de tous contre tous, est ici ouvertement déclarée.
Comme l’ami Stirner [Max Stirner, pseudonyme de Johann Caspar Schmidt (1806-
1856) : Philosophe et écrivain allemand. Un des idéologues de l’individualisme
bourgeois et de l’anarchisme. Son œuvre la plus connue est Der Einzige und sein
Eigenthum (L’Unique et sa propriété), Leipzig, 1845.], les gens ne se
considèrent réciproquement que comme des sujets utilisables ; chacun exploite
autrui, et le résultat c’est que le fort foule aux pieds le faible et que le
petit nombre de forts, c’est-à-dire les capitalistes s’approprient tout, alors
qu’il ne reste au grand nombre des faibles, aux pauvres, que leur vie et encore
tout juste. Et ce qui est vrai de Londres, l’est aussi de Manchester,
Birmingham et Leeds, c’est vrai de toutes les grandes villes. Partout
indifférence barbare, dureté égoïste d’un côté et misère indicible de l’autre,
partout la guerre sociale, la maison de chacun en état de siège, partout
pillage réciproque sous le couvert de la loi, et le tout avec un cynisme, une
franchise tels que l’on est effrayé des conséquences de notre état social,
telles qu’elles apparaissent ici dans leur nudité et qu’on ne s’étonne plus de
rien, sinon que tout ce monde fou ne se soit pas encore disloqué.
Dans cette guerre sociale, le
capital, la propriété directe ou indirecte des subsistances et des moyens de
production, est l’arme avec laquelle on lutte ; aussi est-il clair comme le
jour, que le pauvre supporte tous les désavantages d’un tel état. Personne ne
se soucie de lui ; jeté dans ce tourbillon chaotique, il lui faut se débattre
tant bien que mal. S’il est assez heureux pour trouver du travail, c’est-à-dire
si la bourgeoisie lui fait la grâce de s’enrichir à ses dépens, un salaire
l’attend, qui suffit à peine à le maintenir sur cette terre ; ne trouve-t-il
pas de travail, il peut voler, s’il ne craint pas la police, ou bien mourir de
faim et là aussi la police veillera à ce qu’il meure de faim d’une façon
tranquille, nullement blessante pour la bourgeoisie.
Durant mon séjour en
Angleterre, la cause directe du décès de vingt à trente personnes a été la
faim, dans les conditions les plus révoltantes, et au moment de l’enquête
mortuaire [Pour toute mort violente ou suspecte le coroner (officier de police)
procédait, assisté d’un jury, à une enquête et était tenu de voir le cadavre.],
il s’est rarement trouvé un jury qui ait eu le courage de le faire savoir
clairement. Les dépositions des témoins avaient beau être limpides, dépourvues
de toute équivoque, la bourgeoisie – au sein de laquelle le jury avait été
choisi – trouvait toujours un biais qui lui permettait d’échapper à ce terrible
verdict : mort de faim [Sur ce problème, cf. R. F. Wearmouth, Methodism and the
Struggle of the working classes, 1850-1890, 1954, pp. 25-30]. La bourgeoisie,
dans ce cas, n’a pas le droit de dire la vérité, ce serait en effet se
condamner soi-même. Mais, indirectement aussi, beaucoup de personnes sont
mortes de faim – encore bien plus que directement – car le manque continuel de denrées
alimentaires suffisantes a provoqué des maladies mortelles, et fait ainsi des
victimes ; elles se sont trouvées si affaiblies que certains cas, qui dans
d’autres circonstances auraient évolué favorablement, entraînaient
nécessairement de graves maladies et la mort. Les ouvriers anglais appellent
cela le crime social, et accusent toute la société de le commettre
continuellement. Ont-ils tort ?
Bien sûr, il ne meurt de faim
que des individus isolés, mais sur quelles garanties le travailleur peut-il se
fonder pour espérer que ce ne sera pas son tour demain ? Qui lui assure son
emploi ? Qui donc lui garantit que, s’il est demain mis à la porte par son
patron pour quelque bonne ou mauvaise raison que ce soit, il pourra s’en tirer,
lui et sa famille, jusqu’à ce qu’il en trouve un autre, qui lui « donne du pain
? » Qui donc certifie au travailleur que la volonté de travailler suffit à
obtenir du travail, que la probité, le zèle, l’économie et les nombreuses
autres vertus que lui recommande la sage bourgeoisie, sont pour lui réellement
le chemin du bonheur ? Personne. Il sait qu’il a, aujourd’hui, quelque chose et
qu’il ne dépend pas de lui de l’avoir encore demain ; il sait que le moindre
souffle, le moindre caprice du patron, la moindre conjoncture commerciale
défavorable, le rejettera dans le tourbillon déchaîné auquel il a échappé
temporairement, et où il est difficile, souvent impossible, de se maintenir à
la surface. Il sait que s’il peut vivre aujourd’hui, il n’est pas sûr qu’il le
puisse demain.
Cependant, passons maintenant
à un examen plus détaillé de l’état où la guerre sociale plonge la classe qui
ne possède rien. Voyons quel salaire la société paye au travailleur en échange
de son travail, sous forme d’habitation, d’habillement et de nourriture, quelle
exis[1]tence
elle assure à ceux qui contribuent le plus à l’existence de la société ;
considérons d'abord les habitations.
Toute grande ville a un ou
plusieurs « mauvais quartiers » – où se concentre la classe ouvrière. Certes,
il est fréquent que la pauvreté réside dans des venelles cachées tout près des
palais des riches, mais en général, on lui a assigné un terrain à part, où,
dérobée au regard des classes plus heureuses, elle n’a qu’à se débrouiller
seule, tant bien que mal. Ces « mauvais quartiers » sont organisés en
Angleterre partout à peu près de la même manière, les plus mauvaises maisons
dans la partie la plus laide de la ville ; le plus souvent ce sont des bâti[1]ments
à deux étages ou à un seul, en briques, alignés en longues files, si possible avec
des caves habitées et presque toujours bâtis irrégulièrement. Ces petites
maisons de trois ou quatre pièces et une cuisine s’appellent des cottages et
elles constituent communément dans toute l’Angleterre, sauf quelques quartiers
de Londres, les demeures de la classe ouvrière. Les rues elles-mêmes ne sont
habituellement ni planes, ni pavées ; elles sont sales, pleines de détritus
végétaux et animaux, sans égouts ni caniveaux, mais en revanche, parsemées de
flaques stagnantes et puantes. De plus, l’aération est rendue difficile par la
mauvaise et confuse construction de tout le quartier, et comme beaucoup de
personnes vivent ici dans un petit espace, il est aisé d’imaginer quel air on
respire dans ces quartiers ouvriers. En outre, les rues servent de séchoir, par
beau temps ; on tend des cordes d’une maison à celle d’en face, et on y suspend
le linge humide.
Examinons quelques-uns de ces
mauvais quartiers. Il y a d’abord Londres [Depuis que j’ai rédigé cette
description, j’ai eu sous les yeux un article sur les quartiers ouvriers de
Londres, dans l’Illuminated Magazine * (octobre 1844) qui concorde en maint
passage presque mot pour mot avec la mienne. Il est intitulé « The Dwellings of
the Poor, from the notebook of a M. D. » [« Les habitations des Pauvres,
d’après le carnet d’un M. D. » (Docteur en médecine)] (FE). * pp. 336-340.
Seules les initiales de l’auteur J. H. figurent sur ce magazine dont un
exemplaire existe au British Museum.], et à Londres, la célèbre « Nichée de
Corbeaux» (Rookery), St Giles, où l’on va seulement percer quelques larges rues
et qui doit ainsi être détruit. Ce St Giles est situé au milieu de la partie la
plus peuplée de la ville, entouré de rues larges et lumineuses, où s’affaire le
beau monde londonien – tout près de Oxford Street, de Regent Street, de
Trafalgar Square et du Strand. C’est une masse de maisons à trois ou quatre
étages, bâties sans plan, avec des rues étroites, tortueuses et sales où règne
une animation aussi intense que dans les rues principales qui traversent la ville,
à cela près qu’on ne voit à St Giles que des gens de la classe ouvrière. Le
marché se tient dans les rues : des paniers de légumes et de fruits,
naturellement tous de mauvaise qualité et à peine comestibles, réduisent encore
le passage, et il en émane, comme des boutiques de boucher, une odeur
écœurante. Les maisons sont habitées de la cave aux combles, aussi sales à
l’extérieur qu’à l’intérieur, et ont un aspect tel que personne n’éprouverait
le désir d’y habiter. Mais cela n’est rien encore auprès des logements dans les
cours et les venelles transversales où l’on accède par des passages couverts,
et où la saleté et la vétusté dépassent l’imagination ; on ne voit pour ainsi
dire pas une seule vitre intacte, les murs sont lépreux, les chambranles des portes
et les cadres des fenêtres sont brisés ou descellés, les portes – quand il y en
a – faites de vieilles planches clouées ensemble ; ici, même dans ce quartier
de voleurs, les portes sont inutiles parce qu’il n’y a rien à voler. Partout
des tas de détritus et de cendres et les eaux usées déversées devant les portes
finissent par former des flaques nauséabondes. C’est là qu’habitent les plus
pauvres des pauvres, les travailleurs les plus mal payés, avec les voleurs, les
escrocs et les victimes de la prostitution, tous pêle-mêle. La plupart sont des
Irlandais, ou des descendants d’Irlandais, et ceux qui n’ont pas encore sombré
eux-mêmes dans le tourbillon de cette dégradation morale qui les entoure, s’y
enfoncent chaque jour davantage, perdent chaque jour un peu plus la force de
résister aux effets démoralisants de la misère, de la saleté et du milieu.
Mais St Giles n’est pas le
seul « mauvais quartier » de Londres. Dans ce gigantesque labyrinthe de rues,
il existe des centaines et des milliers de voies étroites et de ruelles, dont
les maisons sont trop misérables pour quiconque peut encore consacrer une
certaine somme à une habitation humaine, et c’est bien souvent tout près des
luxueuses maisons des riches que l’on trouve ces refuges de la plus atroce misère.
C’est ainsi que récemment, au cours d’un constat mortuaire, on a qualifié un
quartier tout proche de Portman Square, place publique très convenable, de
séjour « d’une foule d’Irlandais démoralisés par la saleté et la pauvreté ».
C’est ainsi que l’on découvre dans des rues comme Long-Acre etc... qui, sans
être « chic », sont malgré tout convenables, un grand nombre de logements dans
des caves, d’où surgissent des silhouettes d’enfants maladifs et des femmes en
haillons à demi mortes de faim. Aux alentours immédiats du théâtre Drury-Lane –
le second de Londres –, on trouve quelques-unes des plus mauvaises rues de
toute la ville (rues Charles, King et Parker) dont les maisons aussi, ne sont
habitées des caves aux combles que par des familles pauvres. Dans les paroisses
de St John et de St Margaret, à Westminster habitaient en 1840, selon le
journal de la Société de statistiques [Journal of the Statistical Society, vol.
III, 1840, pp. 14-24], 5.366 familles d’ouvriers dans 5.294 « logements » – si
on peut leur donner ce nom – hommes, femmes et enfants, mêlés sans souci d’âge
ou de sexe, au total 26,830 individus [Le rapport officiel ne donne que 16.176.
Engels a repris le chiffre du Northern Star, n° 338, 4 mai 1844, p. 6.], et les
trois quarts du nombre des familles citées ne disposaient que d'une pièce. Dans
la paroisse aristocratique de St George, Hanover Square, habitaient, selon la
même autorité [C. R. Weld, On the Conditions of the Working Classes in the
inner yard of St George’s Parish, Hanover Square, vol. VI, 1843, pp.17-27],
1.465 familles ouvrières, au total environ 6.000 personnes, dans les mêmes
conditions; et là aussi plus des deux tiers des familles entassées chacune dans
une seule pièce. Et de quelle façon les classes possédantes n’exploitent-elles
pas légalement la misère de ces malheureux, chez qui les voleurs eux-mêmes
n’espèrent plus rien trouver ! Pour les hideux logements près de Drury-Lane,
que nous venons de mentionner on paye les loyers suivants : deux logements à la
cave : 3 shillings (1 taler) ; une chambre au rez-de-chaussée, 4 shillings ; au
1er étage 4,5 shillings ; au 2e étage 4 shillings ; mansardes, 3 shillings par
semaine. Si bien que les habitants faméliques de Charles Street payent aux
propriétaires d’immeubles un tribut annuel de 2.000 livres sterling (14.000
talers) et les 5.366 familles de Westminster déjà citées, un loyer total de
40.000 livres sterling par an (soit 270.000 talers). Le plus grand quartier
ouvrier cependant se trouve à l’est de la Tour de Londres, à White[1]chapel
et Bethnal Green, où la grande masse des ouvriers de la cité est concentrée.
Ecoutons ce que dit M. G. Alston, prédicateur de St Philip, à Bethnal Green, de
l’état de sa paroisse : « Elle compte 1,400 maisons habitées par 2.795 familles
soit environ 12.000 personnes. L’espace où habite cette importante population
n’atteint pas 400 yards (1.200 pieds) carrés, et dans un tel entassement il
n’est pas rare de trouver un homme, sa femme, 4 ou 5 enfants et parfois aussi
le grand-père et la grand’mère dans une seule chambre de 10 à 12 pieds carrés,
où ils travaillent, mangent et dorment. Je crois qu’avant que l’évêque de
Londres n’eût attiré l’attention du public sur cette paroisse si misérable elle
était tout aussi peu connue à l’extrémité ouest de la ville que les sauvages
d’Australie ou des îles des mers australes. Et si nous voulons connaître
personnellement les souffrances de ces malheureux, si nous les obser[1]vons
en train de prendre leur maigre repas et les voyons courbés par la maladie et
le chômage, nous découvrirons alors une telle somme de détresse et de misère
qu’une nation comme la nôtre devrait avoir honte qu’elles soient possibles.
J’ai été pasteur près de Huddersfield durant les trois ans de crise, au pire
moment de marasme des usines, mais je n’ai jamais vu les pauvres dans une
détresse aussi profonde que depuis, à Bethnal Green. Pas un seul père de
famille sur dix dans tout le voisinage qui ait d’autres vêtements que son bleu
de travail, et celui-ci est aussi mauvais et aussi déguenillé que possible ;
beaucoup même, n’ont pas, pour la nuit d’autres couvertures que ces guenilles
et pour lit n’ont qu’un sac rempli de paille et de copeaux. » [Ce rapport avait
d’abord été publié dans l’organe des radicaux The Weekly Dispatch. Il parut
ensuite dans le journal des chartistes Northern Star, n° 338 du 4 mai 1844.].
Cette description nous montre
déjà à quoi ressemblent d’ordinaire ces logements. Nous allons, en outre,
suivre les autorités anglaises dans quelques logements de prolétaires où il
leur arrive parfois de pénétrer.
A l’occasion d’une inspection
mortuaire pratiquée par M. Carter, coroner de Surrey, sur le corps de Ann
Galway [The Times, 17 novembre 1843. Northern Star, n° 315, 25 novembre 1843]
âgée de quarante-cinq ans, le 16 novembre 1843, les journaux décrivirent le
logement de la défunte en ces termes : elle habitait au no 3, White Lion Court,
Bermondsey Street, Londres, avec son mari et son fils âgé de dix-neuf ans, dans
une petite chambre, où il n’y avait ni lit, ni draps ni quelque meuble que ce
fût. Elle gisait morte à côté de son fils sur un tas de plumes, éparpillées sur
son corps presque nu, car il n’y avait ni couverture, ni draps. Les plumes
collaient tellement à tout son corps, que le médecin ne put examiner le
cadavre, avant qu’il eût été nettoyé ; il le trouva alors totalement décharné
et rongé de vermine. A un endroit le sol de la pièce était creusé et ce trou
servait de cabinet à la famille.
Le lundi 15 janvier 1844, deux
garçons furent amenés devant le tribunal de simple police de Worship-Street à
Londres, parce que poussés par la faim, ils avaient dérobé dans une boutique,
un pied de veau à demi-cuit, et l’avaient instantanément dévoré [The Times, 16
janvier 1844, p. 7, Col. 2]. Le juge de simple police se vit amené à pousser
son enquête et obtint bientôt des policiers les éclaircissements suivants : la
mère de ces garçons était la veuve d’un ancien soldat devenu plus tard agent de
police et elle avait connu bien des misères avec ses neuf enfants depuis la
mort de son mari.
Elle habitait au n° 2, Pools’
Place, Quaker Street, à Spitalfields, dans la plus grande misère. Lorsque
l’agent de police arriva chez elle, il la trouva avec six de ses enfants,
littéralement entassés dans une petite chambre sur le derrière de la maison,
sans autre meuble que deux vieilles chaises d’osier défoncées, une petite table
dont deux pieds étaient cassés, une tasse brisée, et un petit plat... Dans
l’âtre, tout juste une étincelle de feu, et dans le coin autant de vieux
chiffons qu’une femme peut en prendre dans son tablier mais qui servaient de
lit à toute la famille. Ils n’avaient pas d’autres couvertures que leurs
pauvres vêtements. La pauvre femme raconta qu’elle avait dû vendre son lit
l’année précédente, pour se procurer de la nourriture ; ses draps, elle les
avait laissés en gage chez l’épicier pour quelques vivres, et elle avait dû
tout vendre, pour simplement acheter du pain. Le juge de simple police fit à
cette femme une avance assez importante sur la Caisse des Pauvres.
En février 1844, une veuve de
60 ans, Theresa Bishop, fut recommandée avec sa fille malade âgée de vingt-six
ans, à la bienveillance du juge de simple police de Malborough Street [The
Times, 12 février 1844, p. 7, col. 6]. Elle habitait au no 5, Brown Street,
Grosvenor Square, dans une petite chambre sur cour, pas plus grande qu’un
placard, où il n’y avait pas un seul meuble. Dans un coin, quelques chiffons,
où elles dormaient toutes deux ; une caisse servait à la fois de table et de
chaise. La mère gagnait quelques sous en faisant des ménages; le propriétaire
dit qu’elles avaient vécu depuis mai 1843 dans cet état, avaient peu à peu
vendu ou engagé tout ce qu’elles possédaient encore, et n’avaient pourtant
jamais payé leur loyer. Le juge de simple police leur fit adresser une livre
sur la Caisse des Pauvres.
Je ne songe nullement à
prétendre que tous les travailleurs londoniens vivent dans la même misère que
les trois familles citées ; je sais bien que pour un homme qui est écrasé sans
merci par la société, dix vivent mieux que lui – mais j’affirme que des
milliers de braves et laborieuses familles, beaucoup plus braves, beaucoup plus
honorables que tous les riches de Londres –, se trouvent dans cette situation
indigne d’un homme et que tout prolétaire, sans aucune exception, sans qu’il y
ait de sa faute et en dépit de tous ses efforts, peut subir le même sort.
Mais après tout, ceux qui
possèdent un toit, quel qu’il soit, sont encore heureux auprès de ceux qui n’en
ont pas du tout. A Londres 50,000 personnes se lèvent chaque matin sans savoir
où elles poseront leur tête la nuit suivante. Les plus heureux d’entre eux sont
ceux qui parviennent à disposer pour le soir d’un pence ou deux et vont dans ce
qu’on appelle une « maison-dortoir » (Lodging house) qu’on trouve en grand
nombre dans toutes les grandes villes et où on leur donne asile en échange de
leur argent. Mais quel asile ! La maison est pleine de lits du haut en bas, 4,
5, 6 lits dans une pièce, autant qu’il peut y en entrer. Dans chaque lit on
empile 4, 5, 6 personnes, tant qu’il en peut entrer aussi, malades et bien
portants,vieux et jeunes, hommes et femmes, ivrognes et gens qui n’ont pas bu,
comme cela se présente, tous pêle-mêle. On s’y dispute, on s’y bat, on s’y
blesse, et lorsque les compagnons de lit se supportent c’est encore pire, on y
prépare des vols ou l’on s’y livre à des pratiques dont notre langue, qui s’est
humanisée, répugne à décrire la bestialité [C. Humphrey House, The Dickens
World, 1941, pp. 217 et suiv.]. Et ceux qui ne peuvent payer un tel gîte ? Eh
bien, ceux-là dorment où ils trouvent place, dans les passages, sous les
arcades, dans un recoin quelconque, où la police ou les propriétaires les
laissent dormir tranquilles ; quelques-uns viennent bien dans les asiles
construits çà et là par des oeuvres de bienfaisance privées, d’autres dorment
dans les parcs sur des bancs, juste en dessous des fenêtres de la Reine
Victoria. Ecoutons ce que dit le Times [Le grand journal conservateur avait été
fondé en 785 sous le nom de Daily Universal Register. C’est en 1788 qu’il prit
son nom actuel.] d’octobre 1843.
« Il ressort de notre rapport
de police d’hier, qu’en moyenne cinquante personnes dorment chaque nuit dans
les parcs, sans autre protection contre les intempéries que les arbres et
quelques excavations dans les murs. La plupart sont des jeunes filles, qui,
séduites par des soldats, ont été amenées dans la capitale et abandonnées dans
ce vaste monde, jetées dans la solitude de la misère dans une ville étrangère,
victimes inconscientes et précoces du vice.
C’est en vérité effrayant. Des
pauvres, il faut bien qu’il y en ait. Le besoin parviendra à se frayer partout
une voie et à s’installer avec toutes ses horreurs au cœur d’une grande ville
florissante. Dans les mille ruelles et les venelles d’une métropole populeuse,
il y aura toujours nécessairement – nous le craignons – beaucoup de misère qui
blesse la vue, et beaucoup qui jamais n’apparaît au grand jour.
Mais que, dans le cercle
qu’ont tracé la richesse, la joie, et le luxe, que tout près de la grandeur
royale de St James, aux abords du palais étincelant de Bayswater, où se
rencontrent l’ancien quartier aristocratique et le nouveau, dans une partie de
la ville où le raffinement de l’architecture moderne s’est prudemment gardé de
bâtir la moindre cabane pour la pauvreté, dans un quartier qui semble être
consacré exclusivement aux jouissances de la richesse, que là précisément
viennent s’installer la misère et la faim, la maladie et le vice avec tout leur
cortège d’horreurs, rongeant corps après corps, âme après âme !
C’est réellement un état de
choses monstrueux. Les plus hautes jouissances que peuvent accorder la santé
physique, l’euphorie intellectuelle et les plaisirs des sens relativement
innocents, côtoyant immédiatement la plus cruelle misère ! La richesse, riant
du haut de ses salons étincelants, riant avec une insouciance brutale tout près
des blessures ignorées de l’indigence ! La joie, raillant inconsciemment mais
cruellement la souffrance qui tout en bas gémit ! La lutte de tous les
contrastes, toutes les oppositions, sauf une : le vice qui mène à la tentation,
s’allie à celui qui se laisse tenter... mais que tous les hommes réfléchissent
: dans le quartier le plus brillant de la plus riche ville du monde, nuit après
nuit, hiver après hiver, il y a des femmes – jeunes par l’âge, vieilles par les
péchés et les souffrances, bannies de la société, croupissant dans la faim, la
malpropreté et la maladie. Qu’ils pensent et apprennent, non pas à bâtir des
théories, mais à agir. Dieu sait qu’il y a là de quoi faire aujourd’hui. » [The
Times, 12 octobre 1843, p. 4, col. 3].
J’ai parlé plus haut d’asiles
pour sans-logis – deux exemples vont nous montrer combien ceux-ci sont
encombrés. Un Refuge of the Houseless [Asile pour sans-logis] construit
récemment dans la Upper Ogle Street, pouvant héberger chaque nuit 300
personnes, a accueilli de son ouverture le 27 janvier, au 17 mars 1844 [The
Times a mentionné cet asile à plusieurs reprises dans ses numéros des 5, 9 et
12 février 1844. Sur ces asiles et leur rôle dans l’histoire de la
philanthropie anglaise, cf. A. F. Young et E. T. Ashton, British Social Work in
the 19th Century, 1936, pp. 51 et 84-85], 2.740 personnes pour une ou plusieurs
nuits; et bien que la saison devînt plus clémente, le nombre des demandes
s’accrût considérablement aussi bien dans celui-ci que dans les asiles de
White-cross-Street et de Wapping, et chaque nuit une foule de sans-abri dût
être refoulée faute de place. Dans un autre, l’asile central de Playhouse Yard,
on a offert 460 lits en moyenne chaque nuit dans les trois premiers mois de
l’année 1844, hébergé 6.681 personnes en tout et distribué 96.141 rations de
pain. Cependant le comité directeur déclare que cet établissement n’avait suffi
dans une certaine mesure à l’affluence des indigents, que lorsque l’asile de
l’est avait été également ouvert pour accueillir les sans-abri [The Times, 22
décembre 1843, p. 3, col. 6 ; Northern Star, n° 320, 30 décembre 1843, p. 6,
col. 2].
Quittons Londres pour
parcourir chacune des autres grandes villes des trois royaumes. Prenons d’abord
Dublin, ville dont l’abord par mer est aussi charmant que celui de Londres est
imposant ; la baie de Dublin est la plus belle de toutes celles des Îles
britanniques et les Irlandais aiment la comparer à celle de Naples. La ville
elle-même a aussi de grandes beautés [Dans l’édition de 1892, ce mot est au
singulier : La ville est d’une grande beauté...], et ses quartiers
aristocratiques ont été construits mieux et avec plus de goût que ceux de
n’importe quelle autre ville britannique. Mais en revanche, les districts les
plus pauvres de Dublin comptent parmi les plus répugnants et les plus laids
qu’on puisse voir. Certes, le caractère national des Irlandais, qui, dans
certaines circonstances, ne sont à leur aise que dans la malpropreté, y joue un
rôle, mais comme nous trouvons aussi dans toutes les grandes villes
d’Angleterre et d’Ecosse des milliers d’Irlandais et que toute population
pauvre finit nécessairement par sombrer dans la même malpropreté, la misère à
Dublin n’a absolument plus rien de spécifique, propre à la ville irlandaise,
c’est au contraire un trait commun à toutes les grandes villes du monde entier.
Les districts pauvres de Dublin sont extrêmement étendus et la saleté,
l’inhabitabilité des maisons, l’abandon où se trouvent les rues, dépassent
l’imagination. On peut se faire une idée de la façon dont sont entassés les
pauvres, quand on apprend qu’en 1817, d’après le rapport des inspecteurs de la
Maison de travail [Cité dans Dr. W. P. Alison * F.R.S.E., Fellow and late
President of the Royal College of Physicians, etc., Observations on the
Management of the Poor in Scotland and its Effects on the Health of Great Towns
(Observations sur l’administration des Pauvres en Ecosse et ses effets sur
l’Hygiène des grandes villes) Edimbourg, 1840. L’auteur est un pieux tory et le
frère de l’historien Arch. Alison. (FE). * Alison lui-même cite d’après F.
Barker et J. Cheyne, An account of the Rise, Progress and decline of the Fever
lately epidemical in Ireland, IS 2 1, Vol. II, pp. 160-161. Les descriptions
d’Engels datent donc un peu.], 1.318 personnes habi[1]taient dans la Barrack Street dans 52 maisons
comptant 390 chambres, et 1.997 personnes dans la Church Street et les
alentours, répartis dans 71 maisons comptant 393 chambres ; que « dans ce
district et dans le district avoisinant, il y a une foule de ruelles et de
cours à l’odeur nauséabonde (foul), que mainte cave ne reçoit la lumière du
jour que par la porte et que dans plusieurs de celles-ci, les habitants
couchent sur la terre nue, bien que la plupart d’entre eux aient au moins des
châlits, tandis que par exemple Nicholson’s Court contient 151 personnes vivant
en 28 petites pièces misérables, dans la plus grande détresse, à tel point que
dans tout le bâtiment on n’a pu trouver que deux châlits et deux couvertures. »
La pauvreté est si grande à
Dublin qu’une seule organisation de bienfaisance, celle de la Mendicity
Association [Association d’aide aux mendiants] accueille 2.500 personnes par
jour, donc un pour cent de la population totale, les nourrissant le jour et les
congédiant le soir.
C’est en termes analogues que
le Dr Alison parle d’Edimbourg, encore une ville dont la situation splendide
lui a valu le nom d’Athènes moderne, et dont le luxueux quartier aristo[1]cratique
de la ville neuve contraste brutalement avec la misère crasse des pauvres de la
vieille ville. Alison affirme que ce vaste quartier est tout aussi sale et
hideux que les pires districts de Dublin et que la Mendicity Association aurait
une aussi forte proportion de miséreux à secourir que dans la capitale
irlandaise ; il dit même, que les pauvres en Ecosse, surtout à Edimbourg et à
Glasgow, ont la vie plus dure que dans n’importe quelle autre région de
l’Empire britannique et que les plus misérables ne sont pas des Irlandais mais
des Ecossais [Alison reprend en réalité une affirmation du Dr Reverend Lee.].
Le prédicateur de la vieille église d’Edimbourg, le Dr Lee, déclara en 1836
devant la Commission of Religious Instruction [Commission pour l’Instruction
religieuse] qu’« il n’avait vu nulle part auparavant une misère comme celle de
sa paroisse. Les gens n’avaient pas de meubles, vivaient sans rien; fréquemment
deux couples vivaient dans une pièce. En une journée il s’était rendu dans sept
maisons différentes, où il n’y avait pas de lit – dans quelques-unes même pas
de paille – des octogénaires dormaient sur le plancher, presque tous gardaient
la nuit leurs vêtements de jour ; dans une cave, il avait trouvé deux familles
originaires de la campagne ; peu de temps après leur arrivée à la ville, deux
enfants étaient morts, le troisième était à l’agonie lors de sa visite ; pour
chaque famille il y avait un tas de paille sale dans un coin, et par-dessus le
marché, la cave, qui était si sombre qu’on n’y pouvait distinguer un être humain
en plein jour, servait d’écurie à un âne. Un cœur aussi dur que le diamant
devrait saigner, à la vue d’une telle misère dans un pays comme l’Ecosse. »
Le Dr Hennen rapporte des
faits analogues dans l’Edinburgh Medical and Surgical journal [Vol. 14, 1818,
pp. 408-465]. Un rapport parlementaire [Report to the Home Secretary from the
Poor Law Commissioners on an Inquiry into the Sanitary Condition of the
Labouring Classes of Great Britain. With Appendices. Presented to both Houses
of Parliament in July 1842. - Rapport des commissaires pour la loi sur les
pauvres présenté ait Ministre de l’Intérieur, au sujet d’une enquête sur la
situation sanitaire de la classe ouvrière de Grande[1]Bretagne. Avec appendices. présenté aux deux
Chambres du Parlement en juillet 1842.13 volumes in folio ; rassemblé et classé
d’après des rapports médicaux, par Edwin Chadwick, secrétaire de la Commission
de la loi sur les pauvres *. (FE) * Cf. 1843, XII, p. 395] montre quelle
malpropreté – comme on peut s’y attendre dans de telles conditions – règne dans
les maisons des pauvres d’Edimbourg. Des poules ont fait des montants des lits
leur perchoir pour la nuit, des chiens et même des chevaux dorment avec les
hommes dans une seule et même pièce, et la conséquence naturelle est qu’une saleté
et une puanteur effroyables remplissent ces logements, ainsi qu’une armée de
vermine de toute espèce [Engels résume un passage qui concerne en réalité
Tranent, localité située à huit milles d’Edimbourg. La citation exacte figure
dans l’édition Henderson-Chaloner : op. cit., p. 42, note 3]. La façon dont
Edimbourg est bâtie favorise cet épouvantable état de choses au plus haut
point. La vieille ville est construite sur les deux versants d’une colline, sur
la crête de laquelle court la Rue haute (High Street). De celle-ci partent des
deux côtés une foule de ruelles étroites et tortueuses, appelées en raison de
leurs nombreuses sinuosités des wynds, qui dévalent la colline et constituent
le quartier prolétarien., Les maisons des villes écossaises sont hautes de 5 à
6 étages comme à Paris et – contrairement à celles d’Angleterre, où autant que
possible chacun possède sa maison particulière – habitées par un grand nombre
de familles différentes ; la concentration de nombreuses personnes sur une
surface réduite en est encore accrue.
Ces rues, dit un journal
anglais dans un article sur l’état sanitaire des ouvriers des villes [The
Artizan, 1843, cahier d’octobre. Revue mensuelle * (FE) * p. 230, reproduit
dans le Northern Star, n° 313, 11 novembre 1843. Cet article est le troisième
d’une série sur « L’état sanitaire des classes laborieuses dans les grandes
villes »], « ces rues sont fréquemment si étroites que l’on peut passer d’une
fenêtre à celle de la maison d’en face, et ces immeubles présentent en outre un
tel entassement d’étages que la lumière peut à peine pénétrer dans la cour ou
la ruelle qui les sépare. Dans cette partie de la ville, il n’y a ni égouts, ni
cabinets ou lieux d’aisances faisant partie des maisons, et c’est pourquoi tous
les immondices, détritus ou excréments d’au moins 50.000 personnes sont jetés
chaque nuit dans les caniveaux, si bien que, malgré le balayage des rues, il y
a une masse d’excréments séchés aux émanations nauséabondes, qui non seulement
offense la vue et l’odorat, mais présente en outre un extrême danger pour la
santé des habitants. Est-il étonnant que dans de telles localités, on néglige
de prêter la moindre attention à la santé, aux bonnes mœurs et même aux règles
les plus élémentaires de la bienséance ? Au contraire, tous ceux qui
connaissent bien la situation des habitants, témoigneront du haut degré qu’ont
atteint ici la maladie, la misère et l’absence de morale. La société est tombée
dans ces régions à un niveau indescriptiblement bas et misérable. Les logements
de la classe pauvre sont en général très sales et apparemment jamais nettoyés,
de quelque façon que ce soit ; ils se composent dans la plupart des cas, d’une
seule pièce – où, bien que l’aération y soit des plus mauvaises, il fait
toujours froid à cause des fenêtres cassées, mal adaptées – qui est parfois
humide et parfois au sous-sol, toujours mal meublée, et tout à fait
inhabitable, au point qu’un tas de paille sert souvent de lit à une famille
tout entière, lit où couchent dans un pêle-mêle révoltant, hommes et femmes,
jeunes et vieux. On ne peut se procurer de l’eau qu’aux pompes publiques, et la
difficulté qu’on a à l’aller quérir, favorise naturellement toutes les saletés
possibles. »
Les autres grands ports ne
valent guère mieux. Liverpool malgré tout son trafic, son luxe et sa richesse,
traite cependant ses travailleurs avec la même barbarie. Un bon cinquième de la
population, soit plus de 45.000 personnes habitent dans des caves exiguës,
sombres, humides et mal aérées, au nombre de 7.862 dans la ville [Report of a
Committee of the Manchester Statistical Society on the condition of the Working
Classes in an extensive Manufacturing District in 1834, 1835 and 1836 (1838),
pp. 9-10. Le chiffre de 7,862 est celui donné en 1837 par M. I. Whitty. Ces
statistiques sont très souvent citées par les réformistes. Voir R. A. Slaney :
State of the poorer classes in great towns, 1840 et Weekly, Dispatch, 5 mai
1844]. A cela s’ajoutent encore 2.270 cours (courts), c’est-à-dire de petites
places fermées des quatre côtés et n’ayant comme accès et sortie qu'un étroit
passage, le plus souvent voûté – et qui par conséquent ne permet pas la moindre
aération, la plupart du temps très sales et habitées presque exclusivement par
des prolétaires. Nous aurons à reparler de ces cours, lorsque nous en
arriverons à Manchester. A Bristol, on a eu l’occasion de visiter 2.800
familles d’ouvriers dont 46 % n’avaient qu’une seule pièce [C. B. Fripp,
Journal of the Statistical Society of London, 1839-40, Vol. 2, pp. 368-375. Le
texte original parle, en réalité, de 5.981 familles visitées dont 2.800 (soit
46,8 %) n’occupaient qu’une seule pièce.].
Et nous trouvons exactement la
même chose dans les villes industrielles. A Nottingham il y a en tout 11.000
maisons dont 7.000 ou 8.000 sont adossées les unes aux autres de sorte
qu’aucune aération complète n’est possible, de plus il n’existe la plupart du
temps qu’un lieu d’aisances commun à plusieurs maisons. Une inspection récente
révéla que plusieurs files de maisons étaient bâties sur des canaux de décharge
peu profonds, qui n’étaient recouverts que par les lattes du plancher [W.
Felkin, Journal of the Statistical Society of London, 1839-1840, vol. 2, pp.
457-459].
A Leicester, Derby, et
Sheffield, il en va de même. Quant à Birmingham l’article de l’Artizan cité
plus haut, rapporte ce qui suit :
« Dans les vieux quartiers de
la ville, il y a de mauvais coins, sales et mal entretenus, pleins de flaques
stagnantes et de tas d’immondices. A Birmingham, les cours sont très
nombreuses, il y en a plus de 2.000 et elles contiennent la plus grande partie
de la classe ouvrière. Elles sont le plus souvent exiguës, boueuses, mal
aérées, avec des conduits d’évacuation défectueux, groupent de 8 à 20 immeubles
qui pour la plupart ne peuvent prendre l’air que d’un côté, parce que le mur du
fond est mitoyen, et au bout de la cour il y a presque toujours un trou pour
les cendres ou quelque chose de ce genre, dont la saleté est indescriptible. Il
faut cependant noter que les cours modernes ont été construites plus intelligemment
et qu’elles sont tenues plus convenablement ; et même dans celles-ci, les
cottages sont moins tassés qu’à Manchester et Liverpool : ceci explique aussi
qu’il y ait eu, au moment des épidémies, moins de cas mortels à Birmingham que
par exemple à Wolverhampton, Dudley et Bilston, qui n’en sont éloignées que de
quelques lieues. De même, il n’y a pas à Birmingham de logement dans les
sous-sols, bien que certaines caves servent improprement d’ateliers. Les
maisons-dortoirs pour prolétaires sont un peu plus nombreuses (plus de 400)
principalement dans les cours du centre de la ville ; elles sont presque toutes
d’une saleté repoussante, mal aérées, véritables refuges pour mendiants,
vagabonds trampers (nous reviendrons sur la signification de ce mot), voleurs et
prostituées, qui sans aucun égard aux convenances ou au confort mangent,
boivent, fument et dorment dans une atmosphère que seuls ces êtres dégradés
peuvent supporter. » [The Artizan, octobre 1843, p. 229].
Glasgow sur bien des points,
ressemble à Edimbourg : mêmes wynds, mêmes hautes maisons. L’Artizan note à
propos de cette ville :
« La classe ouvrière constitue
ici environ 78 % de la population totale (de l’ordre de 300.000 et elle habite
dans des quartiers qui dépassent en misère et horreur les antres les plus vils
de St Giles et Whitechapel, les Liberties de Dublin, les wynds d’Edimbourg. Il
y a quantité d’endroits semblables au cœur de la ville, au sud de Trongate, à
l’ouest du marché au sel, dans le Calton, à côté de la Rue Haute, etc...
labyrinthes interminables de ruelles étroites ou wynds, et où débouchent
presque à chaque pas des cours ou des culs-de-sac, constitués par de vieilles
maisons mal aérées, très hautes, sans eau et décrépites. Ces maisons regorgent
littéralement d’habitants ; chaque étage compte 3 ou 4 familles – peut-être 20
personnes – et parfois chaque étage est loué comme dortoir pour la nuit, de
sorte que 15 ou 20 personnes sont entassées – nous n’osons pas dire hébergées –
dans une seule pièce. Ces quartiers abritent les membres les plus pauvres, les
plus dépravés, les moins valables de la population et il faut y voir l’origine
des terribles épidémies de fièvre qui, partant de là, ravagent Glasgow tout
entier. »
Ecoutons la description que
fait de ces quartiers, J. C. Symons, commissaire du gouverne[1]ment
pour l’enquête sur la situation des tisserands manuels [Arts and Artisans at
home and Abroad (Métiers et artisans dans notre pays et à l’étranger), by J. C.
Symons, Edinburgh, 1839. L’auteur, à ce qu’il paraît lui-même Ecossais, est un
libéral, par conséquent fanatiquement opposé à tout mouvement ouvrier autonome.
Les passages cités se trouvent pp. 116 et suiv. * (FE) * L’autorité de ce
commissaire a fait l’objet d’une polémique. Cf. D. Williams, The Rebecca Riot,
1955, pp. 97-98] :
« J’ai vu la misère dans
quelques-uns de ses pires aspects aussi bien ici que sur le continent, mais
avant d’avoir visité les wynds de Glasgow, je ne croyais pas que tant de
crimes, de misère et de maladies puissent exister dans un quelconque pays
civilisé. Dans les centres d’hébergement de catégorie inférieure dorment à même
le sol dix, douze, voire parfois vingt personnes des deux sexes et de tout âge
dans une nudité plus ou moins totale. Ces gîtes sont habituellement (generally)
si sales, si humides et si délabrés que personne n’y voudrait loger son cheval
» [Engels cite ici un autre texte de Symons : son rapport à la Commission
royale pour les tisserands (Parliamentary Papers, 1839, Vol. 42, no 159, p. 51,
cité également dans le Weekly Dispatch, 5 mai 1844)].
Et il écrit autre part :
« Les wynds de Glasgow
abritent une population fluctuante de 15.000 à 30.000 personnes. Ce quartier se
compose uniquement de ruelles étroites et de cours rectangulaires, au milieu
desquelles s’élève régulièrement un tas de fumier. Si révoltant que fût
l’aspect extérieur de ces lieux, j’étais cependant encore peu préparé à la
saleté et à la misère qui règnent à l’intérieur. Dans quelques-uns de ces
dortoirs, que nous [le superintendant de police, capitaine Miller et Symons] avons
visités de nuit, nous trouvâmes une couche ininterrompue d’êtres humains
étendus sur le sol, souvent de 15 à 20, quelques-uns habillés, d’autres nus,
hommes et femmes ensemble. Leur lit était fait d’une épaisseur de paille moisie
mêlée de quelques chiffons. Il n’y avait que peu de meubles ou pas du tout et
la seule chose qui donnât à ces bouges un aspect d’habitation était un feu dans
la cheminée. Le vol et la prostitution représentent la principale source de
revenus de cette population [Engels condense. Citation intégrale dans
Henderson-Chaloner]. Personne ne semblait se donner la peine de nettoyer ces
écuries d’Augias, ce Pandemonium, ce conglomérat de crimes, de saleté et de
pestilence au cœur de la seconde ville de l’Empire. Une vaste inspection des plus
bas quartiers d’autres villes, ne me fit jamais rien voir qui pour l’intensité
de l’infection morale et physique, ni la densité relative de la population
atteignît à la moitié de cette horreur. La plupart des maisons de ce quartier
sont classées par le Court of Guild délabrées et inhabitables, mais ce sont
précisément celles qui sont les plus habitées, parce que la loi interdit d’en
demander quelque loyer. »
La grande région industrielle
au centre de l’île britannique, la zone populeuse du Yorkshire occidental et du
Lancashire méridional ne le cède en rien, avec ses nombreuses villes
industrielles, aux autres grandes villes. La région lainière du Riding
occidental, dans le Yorkshire, est une contrée charmante, un beau pays de
collines verdoyantes, dont les hauteurs deviennent de plus en plus abruptes
vers l’ouest jusqu’à culminer dans la crête escarpée de Blackston Edge – ligne
de partage des eaux entre la mer d’Irlande et la mer du Nord. Les vallées de
l’Aire, sur laquelle est située Leeds, et du Calder, qu’emprunte la voie ferrée
Manchester-Leeds, comptent parmi les plus riantes d’Angleterre et sont
parsemées partout de fabriques, de villages, et de villes ; les maisons grises
en moellons ont l’air si pimpantes et si propres auprès des bâtiments de briques,
noirs de suie du Lancashire, que c’en est un plaisir. Mais lorsqu’on entre dans
les villes mêmes, on trouve peu de choses réjouissantes. La situation de Leeds
est bien celle que décrit l’Artizan (revue déjà citée) et que j’ai pu voir moi[1]même,
« sur une pente douce qui descend dans la vallée de l’Aire. Ce fleuve serpente
à travers la ville sur une longueur d’environ un mille et demi [Partout où il
est fait mention de mille sans autre précision, il s’agit de la mesure anglaise
; le degré de l’équateur en compte 69 1/2 et, par conséquent, la lieue
allemande environ 5 *. (FE) * On sait que cette distance représente 1.609
mètres. Le terme de lieue a été dans le texte souvent remplacé par celui de
mille.] et est sujet, pendant la période du dégel ou après des précipitations
violentes à de fortes crues. Les quartiers de l’ouest, situés plus haut, sont
propres, pour une si grande ville, mais les quartiers bas autour du fleuve et
des ruisseaux qui s’y jettent (becks) sont sales, resserrés et suffisent en
somme déjà à abréger la vie des habitants, en particulier des petits enfants ;
à ajouter encore l’état dégoûtant dans lequel se trouvent les quartiers
ouvriers autour de Kirkgate, March Lane, Cross Street et Richmond Road, qui se
signalent particulièrement par des rues mal pavées et sans caniveau, une
architecture irrégulière, de nombreuses cours et culs de sac et l’absence
totale des moyens les plus ordinaires de nettoiement. Tout cela pris ensemble
nous fournit bien assez de raisons pour expliquer la mortalité excessive dans
ces malheureux fiefs de la plus sordide misère. En raison des crues de l’Aire
(qui, il faut l’ajouter, comme tous les fleuves utilisables pour l’industrie,
entre dans la ville claire, transparente, pour en ressortir poisseuse, noire et
puante de tous les immondices imaginable) [Le texte entre parenthèses est une
interpolation d’Engels.], les habitations et les caves se remplissent
fréquemment d’eau au point qu’il faut la pomper pour la rejeter dans la rue ;
et à ces moments-là, l’eau remonte, même là où il y a des égouts, de ceux-ci
dans les caves [Qu’on n’oublie pas que ces « caves » ne sont pas des débarras
mais des logements où vivent des êtres humains. (FE)], provoquant des
émanations miasmatiques, à forte proportion d’hydrogène sulfureux et laissant
un dépôt écœurant extrêmement préjudiciable à la santé. Lors des inondations de
printemps de l’année 1839, les effets d’un semblable engorgement des cloaques
furent si nocifs, que, selon le rapport de l’officier d’état civil de ce
quartier, il y eut ce trimestre trois décès pour deux naissances, alors que,
durant le même trimestre, tous les autres quartiers enregistraient trois
naissances pour deux décès. »
D’autres quartiers à forte
densité de population, sont dépourvus de tout caniveau, ou en sont si mal
pourvus qu’ils n’en tirent aucun profit. Dans certaines enfilades de maisons
les caves sont rarement sèches ; dans d’autres quartiers, plusieurs rues sont
recouvertes d’une fange molle où l’on enfonce jusqu’aux chevilles. Les
habitants se sont vainement efforcés de réparer ces rues de temps à autre, en
jetant quelques pelletées de cendres ; néanmoins purin et eaux sales répandus
devant les maisons stagnent dans tous les trous, jusqu’à ce que vent et soleil
les aient séchés (cf. rapport du Conseil municipal dans le Statistical Journal,
vol. 2, p. 404) [Tout ce passage est extrait quasi-textuellement du rapport.].
Un cottage ordinaire à Leeds n’occupe pas une superficie supérieure à 5 yards
carrés et se compose habituellement d’une cave, d’une salle commune et d’une
chambre à coucher. Ces logements exigus, emplis jour et nuit d’êtres humains
représentent un autre danger pour les mœurs comme pour la santé des habitants
[Ces précisions, Engels les a lues dans The Artizan d’octobre 1843, p. 229 qui
cite le Statistical journal. Mais ici encore, Engels résume le texte
original.]. Et à quel point les gens s’entassent dans ces logements, le rapport
cité plus haut, sur l’état sanitaire de la classe ouvrière, nous le dit :
« A Leeds, nous trouvâmes des
frères et des sœurs et des pensionnaires des deux sexes, partageant la chambre
des parents ; le sentiment humain frémit d’avoir à considérer les conséquences
qui en résultent [Source : Baker, rapporteur de la Commission pour la Loi sur
les Pauvres, 1842, p. 126].
Il en va de même à Bradford,
qui n’est qu’à sept lieues de Leeds, au confluent de-plusieurs vallées, au bord
d’une petite rivière aux eaux toutes noires et nauséabondes. Du haut des
collines qui l’entourent, la ville offre par un beau dimanche – car en semaine,
elle est enveloppée dans un nuage gris de fumée de charbon – un magnifique
panorama, mais à l’intérieur, c’est la même saleté et le même inconfort qu’à
Leeds. Les vieux quartiers, sur des versants raides, sont resserrés et
irrégulièrement bâtis ; dans les ruelles, impasses et cours, sont entassées
ordures et immondices ; les maisons sont délabrées, malpropres, inconfortables
et à proximité immédiate du cours d’eau au fond même de la vallée, j’en ai
trouvé plusieurs, dont l’étage inférieur à demi creusé dans le flanc de la
colline, était tout à fait inhabitable. D'une manière générale, les quartiers
du fond de la vallée, où les logements ouvriers sont comprimés entre les hautes
usines, sont les plus mal construits et les plus sales de toute la ville. Dans
les quartiers plus récents de cette ville, comme dans ceux, de toute autre cité
industrielle, les cottages sont alignés plus régulièrement, mais ont tous les
inconvénients qui vont de pair avec la façon traditionnelle de loger les
ouvriers et dont nous reparlerons avec plus de détails à propos de Manchester.
Il en va de même pour les autres villes du West Riding, notamment pour
Barnsley, Halifax et Huddersfield. Cette dernière, par sa situation ravissante
et son architecture moderne, de beaucoup la plus belle de toutes les villes
industrielles du Yorkshire et du Lancashire, a cependant aussi ses mauvais
quartiers ; car un comité désigné par une réunion de citoyens pour inspecter la
ville, rapporta le 5 août 1844 : « Il est notoire, qu’à Huddersfield des rues
entières et de nombreuses ruelles et cours ne sont ni pavées, ni pourvues
d’égouts ou autres écoulements ; en ces endroits s’entassent les détritus, les
immondices et les sale tés de toutes sortes, qui y fermentent et pourrissent et
presque partout l’eau stagnante s’accumule en flaques ; en conséquence, les
logements attenants sont nécessairement malsains et sales, si bien que des
maladies y prennent naissance et menacent la salubrité de toute la ville. » [Le
rapport cité par Engels, émanant d’un comité désigné le 19 juin et chargé
d’enquêter sur la situation sanitaire de la ville parut le 10 août 1844 dans le
numéro 352 du Northern Star].
Si nous franchissons la crête
de Blackstone-Edge à pied ou si nous empruntons le chemin de fer qui la
traverse, nous arrivons sur la terre classique, où l’industrie anglaise a
accompli son chef-d’œuvre et d’où partent tous les mouvements ouvriers, dans le
Lancashire méridional avec son grand centre Manchester. Ici encore, nous
trouvons un joli pays de collines s’abaissant en pente fort douce vers l’ouest,
depuis la ligne de partage des eaux jusqu’à la mer d’Irlande, avec les
charmantes vallées verdoyantes du Ribble, de l’Irwell, de la Mersey et de leurs
affluents; ce pays qui, un siècle auparavant n’était encore en majeure partie,
qu’un marécage à peine habité, maintenant tout semé de villes et de villages,
est la zone la plus peuplée d’Angleterre. C’est dans le Lancashire, et
notamment à Manchester que l’industrie de l’Empire britannique a son point de
départ et son centre ; la Bourse de Manchester est le baromètre de toutes les
fluctuations du trafic industriel, et les techniques modernes de fabri[1]cation
ont atteint à Manchester leur perfection. Dans l’industrie cotonnière du
Lancashire méridional, l’utilisation des forces de la nature, l’éviction du
travail manuel par les machines (en particulier, dans le métier à tisser
mécanique et la Self-actor Mule) et la division du travail paraissent à leur
apogée ; et si nous avons reconnu en ces trois éléments les caractéristiques de
l’industrie moderne, il nous faut bien avouer que, sur ce point aussi,
l’industrie de transformation du coton a gardé sur les autres branches
industrielles l’avance qu’elle avait acquise dès le début. Mais c’est là aussi
que, simultanément, les conséquences de l’industrie moderne devaient se
développer le plus complètement et sous la forme la plus pure, et le
prolétariat industriel se manifester de la façon la plus classique ;
l’abaissement où l’utilisation de la vapeur, des machines et de la division du
travail plongent le travailleur et les efforts du prolétariat pour s’arracher à
cette situation dégradante, devaient nécessairement être, ici également,
poussés à l’extrême et c’est ici qu’on devait en prendre la conscience la plus
claire. C’est pour ces raisons, donc, parce que Manchester est le type
classique de la ville industrielle moderne et aussi parce que je la connais
aussi bien que ma ville natale – et mieux que la plupart de ses habitants – que
nous nous y arrêterons un peu plus longuement. Les villes qui entourent
Manchester différent peu de la ville centrale en ce qui concerne les quartiers
ouvriers [Légère modification de terme dans l’édition de 1892. Engels a
remplacé Arbeitsbesirke (quartiers où l’on travaille), par Arbeiterbezirke
(quartiers ouvriers, où vivent les ouvriers).], si ce n’est que dans ces
villes, les ouvriers représentent si c’est possible, une fraction plus
importante encore de la population [Cf. ce que dira sur ce point vingt ans plus
tard James Bryce : (School inquiry commission, Parliamentary papers, C. 3966,
1868, pp. 750-751). « Les classes moyennes sont réduites étant donné le faible
nombre des membres des professions libérales ; car ni un docteur, ni un homme
de loi ne sauraient ici gagner leur vie et il y a peu de riches commerçants,
car tous les gens aisés font leurs achats à Manchester et Liverpool.]. Ces
agglomérations sont en effet uniquement industrielles et laissent à Manchester
le soin de s’occuper de toutes les affaires commerciales ; elles dépendent
totalement de Manchester, et ne sont peuplées par conséquent que de
travailleurs, d’industriels et de commerçants de deuxième ordre; tandis que
Manchester possède une population commerciale très importante, notamment des
maisons de commission et des maisons de détail très réputées. C’est pourquoi
Bolton, Preston, Wigan, Bury, Rochdale, Middleton, Heywood, Oldham, Ashton,
Stalybridge, Stockport, etc... encore que presque toutes soient des villes de
30, 50, 70 et même 90,000 habitants, ne sont guère que de grands quartiers
ouvriers, interrompus seulement par des usines et quelques grandes artères
flanquées de boutiques, et comptant quelques avenues pavées, le long desquelles
sont aménagés les jardins et les maisons des fabricants qui ressemblent à des
villas. Les villes elles-mêmes sont mal et irrégulièrement construites, avec
des cours sales, des voies étroites et des arrière-ruelles pleines de fumée de
charbon. L’emploi de la brique, primitivement rouge vif mais noircie par la
fumée, qui est ici le matériau habituel de construction, leur donne un aspect
particulièrement peu avenant. Les habitations au sous-sol sont ici la règle
générale ; partout où c’est possible, on aménage ces tanières et c’est là que
vit une partie très importante de la population.
Parmi les plus laides de ces
villes, il faut ranger avec Preston et Oldham, Bolton, à onze lieues au
nord-ouest de Manchester. Cette ville ne possède, pour autant que j’aie pu le
remarquer au cours de plusieurs séjours, qu’une seule rue principale, au
surplus assez sale, Deansgate, qui sert en même temps de marché, et qui, même
par très beau temps, n’est encore qu’un boyau sombre et misérable, bien qu’elle
ne comporte en dehors des usines, que des maisons basses à un ou deux étages.
Comme partout, la partie ancienne de la ville est particulièrement vétuste et
inconfortable. Une eau noire, – ruisseau ou longue suite de flaques
pestilentielles ? – la traverse et contribue à empester complètement un air qui
n’est rien moins que pur.
Plus loin se trouve Stockport,
qui, bien que située sur la rive de la Mersey appartenant au Cheshire, fait
cependant partie du district industriel de Manchester. Elle s’étend dans une
vallée étroite parallèlement à la Mersey, de sorte que d’un côté la rue descend
à pic pour remonter de l’autre en pente aussi accentuée, et que la voie ferrée
de Manchester à Birmingham, franchit la vallée au-dessus de la ville sur un
grand viaduc. Stockport est connu dans toute la région pour être un des trous
les plus sombres et les plus enfumés et offre effectivement – surtout vu du
viaduc – un aspect extrêmement peu engageant. Mais celui des rangées de
cottages et de caves qu’habitent les prolétaires dans toutes les parties de la
ville, depuis le fond de la vallée jusqu’à la crête des collines, l’est encore
bien moins. Je ne me souviens pas avoir vu dans une quelconque autre ville de
cette région, une telle proportion de sous-sols habités.
A quelques milles à peine au
nord-est de Stockport se trouve Ashton-under-Lyne, un des centres industriels
les plus récents de la région. Cette ville, située sur le versant d’une colline
au pied de laquelle coulent le canal et la rivière Tame, est bâtie, en général,
selon un plan moderne et plus régulier. Cinq ou six grandes rues parallèles
traversent toute la colline et sont coupées à angle droit par d’autres artères
qui descendent vers la vallée. Grâce à cette disposition, les usines sont
reléguées hors de la ville proprement dite, à supposer que la proximité de
l’eau et de la voie fluviale ne les eût pas toutes attirées au fond de la
vallée, où elles se pressent et s’entassent, déversant par leurs cheminées une
épaisse fumée. Ce qui fait qu’Ashton a un aspect beaucoup plus avenant que la
plupart des autres villes industrielles ; les rues sont larges et propres, les
cottages d’un rouge frais ont l’air neuf et très habitables. Mais le nouveau
système qui consiste à construire des cottages pour les travailleurs, a aussi
ses mauvais côtés ; chaque rue possède une arrière-ruelle cachée où mène un
étroit passage latéral et qui, en revanche, est d’autant plus sale. Et même à
Ashton – bien que je n’aie pas vu de bâtiments, sinon quelques-uns à l’entrée
de la ville qui aient plus de cinquante ans – même à Ashton il y a des rues où
les cottages sont laids et vétustes et dont les briques d’angle se délabrent et
travaillent, où les murs se lézardent, dont l’enduit à la chaux s’effrite et
tombe à l’intérieur ; il y a des rues dont l’aspect sordide et enfumé ne le
cède en rien à celui des autres villes de la contrée, si ce n’est qu’à Ashton
c’est l’exception et non la règle. Un mille plus à l’est, il y a Stalybridge,
également sur les bords de la Taine. Lorsque venant d’Ashton on franchit la
montagne, on découvre sur le sommet, à droite et à gauche, de beaux et grands
jardins entourant de magnifiques maisons, genre villas le plus souvent dans le
style « élisabéthain » [Engels veut en réalité parler du style néo-Tudor.], qui
est au gothique, ce qu’est la religion protestante anglicane à la religion
catholique apostolique et romaine. Cent pas plus loin, et c’est Stalybridge qui
apparaît dans la vallée, mais quel contraste saisissant avec ces magnifiques
propriétés, et même avec les modestes cottages d’Ashton : Stalybridge est
située dans une gorge étroite et tortueuse, bien plus étroite encore que la vallée
de Stockport, et dont les deux versants sont recouverts d’un extraordinaire
fouillis de cottages, maisons et usines. Dès qu’on y entre, les premiers
cottages sont exigus, enfumés, vétustes et délabrés, et toute la ville est bien
à leur image. Il y a peu de rues dans le fond étroit de la vallée ; la plupart
se croisent et se recroisent, montent et descendent. Dans presque toutes les
maisons, le rez-de-chaussée, en raison de cette disposition en pente, est à
demi enfoui dans le sol ; et à quelle foule de cours, de ruelles dérobées, et
de recoins isolés cette construction sans plan donne naissance, on peut le voir
des montagnes, d’où l’on découvre la ville au-dessous de soi, comme si on la
survolait. Qu’on ajoute à cela une saleté effroyable, et l’on comprend
l’impression répugnante que fait Stalybridge malgré ses charmants environs.
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