mardi 13 juillet 2021

Extrait de « La situation de la classe laborieuse en Angleterre » Marx et Engels Partie 1

 Chapitre : Les grandes villes

 [Dans Le Capital (Ed. sociales, Livre 1er, tome III, pp. 97-106), Marx traite brièvement des conditions de logement et d’alimentation des ouvriers anglais dans la période suivante (20 ans plus tard). Il n’est pas sans intérêt de comparer ses indications à celles qu’Engels fournit dans ce chapitre.]

Une ville comme Londres, où l’on peut marcher des heures sans même parvenir au commencement de la fin, sans découvrir le moindre indice qui signale la proximité de la campagne, est vraiment quelque chose de très particulier.

Cette centralisation énorme, cet entassement de 3,5 millions d’êtres humains en un seul endroit a centuplé la puissance de ces 3,5 millions d’hommes. Elle a élevé Londres au rang de capitale commerciale du monde, créé les docks gigantesques et rassemblé les milliers de navires, qui couvrent continuellement la Tamise. Je ne connais rien qui soit plus imposant que le spectacle offert par la Tamise, lorsqu’on remonte le fleuve depuis la mer jusqu’au London Bridge. La masse des maisons, les chantiers navals de chaque côté, surtout en amont de Woolwich, les innombrables navires rangés le long des deux rives, qui se serrent de plus en plus étroitement les uns contre les autres et ne laissent finalement au milieu du fleuve qu’un chenal étroit, sur lequel une centaine de bateaux à vapeur se croisent en pleine vitesse – tout cela est si grandiose, si énorme, qu’on en est abasourdi et qu’on reste stupéfait de la grandeur de l’Angleterre avant même de poser le pied sur son sol [Note de 1892 : C’était, il y a presque cinquante ans, à l’époque des pittoresques voiliers. Ceux-ci – il en arrive encore à Londres – se trouvent actuellement dans les docks, la Tamise est couverte de hideux vapeurs, noirs de suie (FE).].

Quant aux sacrifices que tout cela a coûté, on ne les découvre que plus tard. Lorsqu'on a battu durant quelques jours le pavé des rues principales, qu’on s’est péniblement frayé un passage à travers la cohue, les files sans fin de voitures et de chariots, lorsqu’on a visité les « mauvais quartiers » de cette métropole, c’est alors seulement qu’on commence à remarquer que ces Londoniens ont dû sacrifier la meilleure part de leur qualité d’hommes, pour accom[1]plir tous les miracles de la civilisation dont la ville regorge, que cent forces, qui sommeillaient en eux, sont restées inactives et ont été étouffées afin que seules quelques-unes puissent se développer plus largement et être multipliées en s’unissant avec celles des autres. La cohue des rues a déjà, à elle seule, quelque chose de répugnant, qui révolte la nature humaine. Ces centaines de milliers de personnes, de tout état et de toutes classes, qui se pressent et se bousculent, ne sont-elles pas toutes des hommes possédant les mêmes qualités et capacités et le même intérêt dans la quête du bonheur ? Et ne doivent-elles pas finalement quêter ce bonheur par les mêmes moyens et procédés ? Et, pourtant, ces gens se croisent en courant, comme s’ils n’avaient rien de commun, rien à faire ensemble, et pourtant la seule convention entre eux, est l’accord tacite selon lequel chacun tient sur le trottoir sa droite, afin que les deux courants de la foule qui se croisent ne se fassent pas mutuellement obstacle ; et pourtant, il ne vient à l’esprit de personne d’accorder à autrui, ne fût-ce qu’un regard. Cette indifférence brutale, cet isolement insensible de chaque individu au sein de ses intérêts particuliers, sont d’autant plus répugnants et blessants que le nombre de ces individus confinés dans cet espace réduit est plus grand. Et même si nous savons que cet isolement de l’individu, cet égoïsme borné sont partout le principe fondamental de la société actuelle, ils ne se manifestent nulle part avec une impudence, une assurance si totales qu’ici, précisément, dans la cohue de la grande ville. La désagrégation de l’humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier, et une fin particulière, cette atomisation du monde est poussée ici à l’extrême. Il en résulte aussi que la guerre sociale, la guerre de tous contre tous, est ici ouvertement déclarée. Comme l’ami Stirner [Max Stirner, pseudonyme de Johann Caspar Schmidt (1806- 1856) : Philosophe et écrivain allemand. Un des idéologues de l’individualisme bourgeois et de l’anarchisme. Son œuvre la plus connue est Der Einzige und sein Eigenthum (L’Unique et sa propriété), Leipzig, 1845.], les gens ne se considèrent réciproquement que comme des sujets utilisables ; chacun exploite autrui, et le résultat c’est que le fort foule aux pieds le faible et que le petit nombre de forts, c’est-à-dire les capitalistes s’approprient tout, alors qu’il ne reste au grand nombre des faibles, aux pauvres, que leur vie et encore tout juste. Et ce qui est vrai de Londres, l’est aussi de Manchester, Birmingham et Leeds, c’est vrai de toutes les grandes villes. Partout indifférence barbare, dureté égoïste d’un côté et misère indicible de l’autre, partout la guerre sociale, la maison de chacun en état de siège, partout pillage réciproque sous le couvert de la loi, et le tout avec un cynisme, une franchise tels que l’on est effrayé des conséquences de notre état social, telles qu’elles apparaissent ici dans leur nudité et qu’on ne s’étonne plus de rien, sinon que tout ce monde fou ne se soit pas encore disloqué.

Dans cette guerre sociale, le capital, la propriété directe ou indirecte des subsistances et des moyens de production, est l’arme avec laquelle on lutte ; aussi est-il clair comme le jour, que le pauvre supporte tous les désavantages d’un tel état. Personne ne se soucie de lui ; jeté dans ce tourbillon chaotique, il lui faut se débattre tant bien que mal. S’il est assez heureux pour trouver du travail, c’est-à-dire si la bourgeoisie lui fait la grâce de s’enrichir à ses dépens, un salaire l’attend, qui suffit à peine à le maintenir sur cette terre ; ne trouve-t-il pas de travail, il peut voler, s’il ne craint pas la police, ou bien mourir de faim et là aussi la police veillera à ce qu’il meure de faim d’une façon tranquille, nullement blessante pour la bourgeoisie.

Durant mon séjour en Angleterre, la cause directe du décès de vingt à trente personnes a été la faim, dans les conditions les plus révoltantes, et au moment de l’enquête mortuaire [Pour toute mort violente ou suspecte le coroner (officier de police) procédait, assisté d’un jury, à une enquête et était tenu de voir le cadavre.], il s’est rarement trouvé un jury qui ait eu le courage de le faire savoir clairement. Les dépositions des témoins avaient beau être limpides, dépourvues de toute équivoque, la bourgeoisie – au sein de laquelle le jury avait été choisi – trouvait toujours un biais qui lui permettait d’échapper à ce terrible verdict : mort de faim [Sur ce problème, cf. R. F. Wearmouth, Methodism and the Struggle of the working classes, 1850-1890, 1954, pp. 25-30]. La bourgeoisie, dans ce cas, n’a pas le droit de dire la vérité, ce serait en effet se condamner soi-même. Mais, indirectement aussi, beaucoup de personnes sont mortes de faim – encore bien plus que directement – car le manque continuel de denrées alimentaires suffisantes a provoqué des maladies mortelles, et fait ainsi des victimes ; elles se sont trouvées si affaiblies que certains cas, qui dans d’autres circonstances auraient évolué favorablement, entraînaient nécessairement de graves maladies et la mort. Les ouvriers anglais appellent cela le crime social, et accusent toute la société de le commettre continuellement. Ont-ils tort ?

Bien sûr, il ne meurt de faim que des individus isolés, mais sur quelles garanties le travailleur peut-il se fonder pour espérer que ce ne sera pas son tour demain ? Qui lui assure son emploi ? Qui donc lui garantit que, s’il est demain mis à la porte par son patron pour quelque bonne ou mauvaise raison que ce soit, il pourra s’en tirer, lui et sa famille, jusqu’à ce qu’il en trouve un autre, qui lui « donne du pain ? » Qui donc certifie au travailleur que la volonté de travailler suffit à obtenir du travail, que la probité, le zèle, l’économie et les nombreuses autres vertus que lui recommande la sage bourgeoisie, sont pour lui réellement le chemin du bonheur ? Personne. Il sait qu’il a, aujourd’hui, quelque chose et qu’il ne dépend pas de lui de l’avoir encore demain ; il sait que le moindre souffle, le moindre caprice du patron, la moindre conjoncture commerciale défavorable, le rejettera dans le tourbillon déchaîné auquel il a échappé temporairement, et où il est difficile, souvent impossible, de se maintenir à la surface. Il sait que s’il peut vivre aujourd’hui, il n’est pas sûr qu’il le puisse demain.

Cependant, passons maintenant à un examen plus détaillé de l’état où la guerre sociale plonge la classe qui ne possède rien. Voyons quel salaire la société paye au travailleur en échange de son travail, sous forme d’habitation, d’habillement et de nourriture, quelle exis[1]tence elle assure à ceux qui contribuent le plus à l’existence de la société ; considérons d'abord les habitations.

Toute grande ville a un ou plusieurs « mauvais quartiers » – où se concentre la classe ouvrière. Certes, il est fréquent que la pauvreté réside dans des venelles cachées tout près des palais des riches, mais en général, on lui a assigné un terrain à part, où, dérobée au regard des classes plus heureuses, elle n’a qu’à se débrouiller seule, tant bien que mal. Ces « mauvais quartiers » sont organisés en Angleterre partout à peu près de la même manière, les plus mauvaises maisons dans la partie la plus laide de la ville ; le plus souvent ce sont des bâti[1]ments à deux étages ou à un seul, en briques, alignés en longues files, si possible avec des caves habitées et presque toujours bâtis irrégulièrement. Ces petites maisons de trois ou quatre pièces et une cuisine s’appellent des cottages et elles constituent communément dans toute l’Angleterre, sauf quelques quartiers de Londres, les demeures de la classe ouvrière. Les rues elles-mêmes ne sont habituellement ni planes, ni pavées ; elles sont sales, pleines de détritus végétaux et animaux, sans égouts ni caniveaux, mais en revanche, parsemées de flaques stagnantes et puantes. De plus, l’aération est rendue difficile par la mauvaise et confuse construction de tout le quartier, et comme beaucoup de personnes vivent ici dans un petit espace, il est aisé d’imaginer quel air on respire dans ces quartiers ouvriers. En outre, les rues servent de séchoir, par beau temps ; on tend des cordes d’une maison à celle d’en face, et on y suspend le linge humide.

Examinons quelques-uns de ces mauvais quartiers. Il y a d’abord Londres [Depuis que j’ai rédigé cette description, j’ai eu sous les yeux un article sur les quartiers ouvriers de Londres, dans l’Illuminated Magazine * (octobre 1844) qui concorde en maint passage presque mot pour mot avec la mienne. Il est intitulé « The Dwellings of the Poor, from the notebook of a M. D. » [« Les habitations des Pauvres, d’après le carnet d’un M. D. » (Docteur en médecine)] (FE). * pp. 336-340. Seules les initiales de l’auteur J. H. figurent sur ce magazine dont un exemplaire existe au British Museum.], et à Londres, la célèbre « Nichée de Corbeaux» (Rookery), St Giles, où l’on va seulement percer quelques larges rues et qui doit ainsi être détruit. Ce St Giles est situé au milieu de la partie la plus peuplée de la ville, entouré de rues larges et lumineuses, où s’affaire le beau monde londonien – tout près de Oxford Street, de Regent Street, de Trafalgar Square et du Strand. C’est une masse de maisons à trois ou quatre étages, bâties sans plan, avec des rues étroites, tortueuses et sales où règne une animation aussi intense que dans les rues principales qui traversent la ville, à cela près qu’on ne voit à St Giles que des gens de la classe ouvrière. Le marché se tient dans les rues : des paniers de légumes et de fruits, naturellement tous de mauvaise qualité et à peine comestibles, réduisent encore le passage, et il en émane, comme des boutiques de boucher, une odeur écœurante. Les maisons sont habitées de la cave aux combles, aussi sales à l’extérieur qu’à l’intérieur, et ont un aspect tel que personne n’éprouverait le désir d’y habiter. Mais cela n’est rien encore auprès des logements dans les cours et les venelles transversales où l’on accède par des passages couverts, et où la saleté et la vétusté dépassent l’imagination ; on ne voit pour ainsi dire pas une seule vitre intacte, les murs sont lépreux, les chambranles des portes et les cadres des fenêtres sont brisés ou descellés, les portes – quand il y en a – faites de vieilles planches clouées ensemble ; ici, même dans ce quartier de voleurs, les portes sont inutiles parce qu’il n’y a rien à voler. Partout des tas de détritus et de cendres et les eaux usées déversées devant les portes finissent par former des flaques nauséabondes. C’est là qu’habitent les plus pauvres des pauvres, les travailleurs les plus mal payés, avec les voleurs, les escrocs et les victimes de la prostitution, tous pêle-mêle. La plupart sont des Irlandais, ou des descendants d’Irlandais, et ceux qui n’ont pas encore sombré eux-mêmes dans le tourbillon de cette dégradation morale qui les entoure, s’y enfoncent chaque jour davantage, perdent chaque jour un peu plus la force de résister aux effets démoralisants de la misère, de la saleté et du milieu.

Mais St Giles n’est pas le seul « mauvais quartier » de Londres. Dans ce gigantesque labyrinthe de rues, il existe des centaines et des milliers de voies étroites et de ruelles, dont les maisons sont trop misérables pour quiconque peut encore consacrer une certaine somme à une habitation humaine, et c’est bien souvent tout près des luxueuses maisons des riches que l’on trouve ces refuges de la plus atroce misère. C’est ainsi que récemment, au cours d’un constat mortuaire, on a qualifié un quartier tout proche de Portman Square, place publique très convenable, de séjour « d’une foule d’Irlandais démoralisés par la saleté et la pauvreté ». C’est ainsi que l’on découvre dans des rues comme Long-Acre etc... qui, sans être « chic », sont malgré tout convenables, un grand nombre de logements dans des caves, d’où surgissent des silhouettes d’enfants maladifs et des femmes en haillons à demi mortes de faim. Aux alentours immédiats du théâtre Drury-Lane – le second de Londres –, on trouve quelques-unes des plus mauvaises rues de toute la ville (rues Charles, King et Parker) dont les maisons aussi, ne sont habitées des caves aux combles que par des familles pauvres. Dans les paroisses de St John et de St Margaret, à Westminster habitaient en 1840, selon le journal de la Société de statistiques [Journal of the Statistical Society, vol. III, 1840, pp. 14-24], 5.366 familles d’ouvriers dans 5.294 « logements » – si on peut leur donner ce nom – hommes, femmes et enfants, mêlés sans souci d’âge ou de sexe, au total 26,830 individus [Le rapport officiel ne donne que 16.176. Engels a repris le chiffre du Northern Star, n° 338, 4 mai 1844, p. 6.], et les trois quarts du nombre des familles citées ne disposaient que d'une pièce. Dans la paroisse aristocratique de St George, Hanover Square, habitaient, selon la même autorité [C. R. Weld, On the Conditions of the Working Classes in the inner yard of St George’s Parish, Hanover Square, vol. VI, 1843, pp.17-27], 1.465 familles ouvrières, au total environ 6.000 personnes, dans les mêmes conditions; et là aussi plus des deux tiers des familles entassées chacune dans une seule pièce. Et de quelle façon les classes possédantes n’exploitent-elles pas légalement la misère de ces malheureux, chez qui les voleurs eux-mêmes n’espèrent plus rien trouver ! Pour les hideux logements près de Drury-Lane, que nous venons de mentionner on paye les loyers suivants : deux logements à la cave : 3 shillings (1 taler) ; une chambre au rez-de-chaussée, 4 shillings ; au 1er étage 4,5 shillings ; au 2e étage 4 shillings ; mansardes, 3 shillings par semaine. Si bien que les habitants faméliques de Charles Street payent aux propriétaires d’immeubles un tribut annuel de 2.000 livres sterling (14.000 talers) et les 5.366 familles de Westminster déjà citées, un loyer total de 40.000 livres sterling par an (soit 270.000 talers). Le plus grand quartier ouvrier cependant se trouve à l’est de la Tour de Londres, à White[1]chapel et Bethnal Green, où la grande masse des ouvriers de la cité est concentrée. Ecoutons ce que dit M. G. Alston, prédicateur de St Philip, à Bethnal Green, de l’état de sa paroisse : « Elle compte 1,400 maisons habitées par 2.795 familles soit environ 12.000 personnes. L’espace où habite cette importante population n’atteint pas 400 yards (1.200 pieds) carrés, et dans un tel entassement il n’est pas rare de trouver un homme, sa femme, 4 ou 5 enfants et parfois aussi le grand-père et la grand’mère dans une seule chambre de 10 à 12 pieds carrés, où ils travaillent, mangent et dorment. Je crois qu’avant que l’évêque de Londres n’eût attiré l’attention du public sur cette paroisse si misérable elle était tout aussi peu connue à l’extrémité ouest de la ville que les sauvages d’Australie ou des îles des mers australes. Et si nous voulons connaître personnellement les souffrances de ces malheureux, si nous les obser[1]vons en train de prendre leur maigre repas et les voyons courbés par la maladie et le chômage, nous découvrirons alors une telle somme de détresse et de misère qu’une nation comme la nôtre devrait avoir honte qu’elles soient possibles. J’ai été pasteur près de Huddersfield durant les trois ans de crise, au pire moment de marasme des usines, mais je n’ai jamais vu les pauvres dans une détresse aussi profonde que depuis, à Bethnal Green. Pas un seul père de famille sur dix dans tout le voisinage qui ait d’autres vêtements que son bleu de travail, et celui-ci est aussi mauvais et aussi déguenillé que possible ; beaucoup même, n’ont pas, pour la nuit d’autres couvertures que ces guenilles et pour lit n’ont qu’un sac rempli de paille et de copeaux. » [Ce rapport avait d’abord été publié dans l’organe des radicaux The Weekly Dispatch. Il parut ensuite dans le journal des chartistes Northern Star, n° 338 du 4 mai 1844.].

Cette description nous montre déjà à quoi ressemblent d’ordinaire ces logements. Nous allons, en outre, suivre les autorités anglaises dans quelques logements de prolétaires où il leur arrive parfois de pénétrer.

A l’occasion d’une inspection mortuaire pratiquée par M. Carter, coroner de Surrey, sur le corps de Ann Galway [The Times, 17 novembre 1843. Northern Star, n° 315, 25 novembre 1843] âgée de quarante-cinq ans, le 16 novembre 1843, les journaux décrivirent le logement de la défunte en ces termes : elle habitait au no 3, White Lion Court, Bermondsey Street, Londres, avec son mari et son fils âgé de dix-neuf ans, dans une petite chambre, où il n’y avait ni lit, ni draps ni quelque meuble que ce fût. Elle gisait morte à côté de son fils sur un tas de plumes, éparpillées sur son corps presque nu, car il n’y avait ni couverture, ni draps. Les plumes collaient tellement à tout son corps, que le médecin ne put examiner le cadavre, avant qu’il eût été nettoyé ; il le trouva alors totalement décharné et rongé de vermine. A un endroit le sol de la pièce était creusé et ce trou servait de cabinet à la famille.

Le lundi 15 janvier 1844, deux garçons furent amenés devant le tribunal de simple police de Worship-Street à Londres, parce que poussés par la faim, ils avaient dérobé dans une boutique, un pied de veau à demi-cuit, et l’avaient instantanément dévoré [The Times, 16 janvier 1844, p. 7, Col. 2]. Le juge de simple police se vit amené à pousser son enquête et obtint bientôt des policiers les éclaircissements suivants : la mère de ces garçons était la veuve d’un ancien soldat devenu plus tard agent de police et elle avait connu bien des misères avec ses neuf enfants depuis la mort de son mari.

Elle habitait au n° 2, Pools’ Place, Quaker Street, à Spitalfields, dans la plus grande misère. Lorsque l’agent de police arriva chez elle, il la trouva avec six de ses enfants, littéralement entassés dans une petite chambre sur le derrière de la maison, sans autre meuble que deux vieilles chaises d’osier défoncées, une petite table dont deux pieds étaient cassés, une tasse brisée, et un petit plat... Dans l’âtre, tout juste une étincelle de feu, et dans le coin autant de vieux chiffons qu’une femme peut en prendre dans son tablier mais qui servaient de lit à toute la famille. Ils n’avaient pas d’autres couvertures que leurs pauvres vêtements. La pauvre femme raconta qu’elle avait dû vendre son lit l’année précédente, pour se procurer de la nourriture ; ses draps, elle les avait laissés en gage chez l’épicier pour quelques vivres, et elle avait dû tout vendre, pour simplement acheter du pain. Le juge de simple police fit à cette femme une avance assez importante sur la Caisse des Pauvres.

En février 1844, une veuve de 60 ans, Theresa Bishop, fut recommandée avec sa fille malade âgée de vingt-six ans, à la bienveillance du juge de simple police de Malborough Street [The Times, 12 février 1844, p. 7, col. 6]. Elle habitait au no 5, Brown Street, Grosvenor Square, dans une petite chambre sur cour, pas plus grande qu’un placard, où il n’y avait pas un seul meuble. Dans un coin, quelques chiffons, où elles dormaient toutes deux ; une caisse servait à la fois de table et de chaise. La mère gagnait quelques sous en faisant des ménages; le propriétaire dit qu’elles avaient vécu depuis mai 1843 dans cet état, avaient peu à peu vendu ou engagé tout ce qu’elles possédaient encore, et n’avaient pourtant jamais payé leur loyer. Le juge de simple police leur fit adresser une livre sur la Caisse des Pauvres.

Je ne songe nullement à prétendre que tous les travailleurs londoniens vivent dans la même misère que les trois familles citées ; je sais bien que pour un homme qui est écrasé sans merci par la société, dix vivent mieux que lui – mais j’affirme que des milliers de braves et laborieuses familles, beaucoup plus braves, beaucoup plus honorables que tous les riches de Londres –, se trouvent dans cette situation indigne d’un homme et que tout prolétaire, sans aucune exception, sans qu’il y ait de sa faute et en dépit de tous ses efforts, peut subir le même sort.

Mais après tout, ceux qui possèdent un toit, quel qu’il soit, sont encore heureux auprès de ceux qui n’en ont pas du tout. A Londres 50,000 personnes se lèvent chaque matin sans savoir où elles poseront leur tête la nuit suivante. Les plus heureux d’entre eux sont ceux qui parviennent à disposer pour le soir d’un pence ou deux et vont dans ce qu’on appelle une « maison-dortoir » (Lodging house) qu’on trouve en grand nombre dans toutes les grandes villes et où on leur donne asile en échange de leur argent. Mais quel asile ! La maison est pleine de lits du haut en bas, 4, 5, 6 lits dans une pièce, autant qu’il peut y en entrer. Dans chaque lit on empile 4, 5, 6 personnes, tant qu’il en peut entrer aussi, malades et bien portants,vieux et jeunes, hommes et femmes, ivrognes et gens qui n’ont pas bu, comme cela se présente, tous pêle-mêle. On s’y dispute, on s’y bat, on s’y blesse, et lorsque les compagnons de lit se supportent c’est encore pire, on y prépare des vols ou l’on s’y livre à des pratiques dont notre langue, qui s’est humanisée, répugne à décrire la bestialité [C. Humphrey House, The Dickens World, 1941, pp. 217 et suiv.]. Et ceux qui ne peuvent payer un tel gîte ? Eh bien, ceux-là dorment où ils trouvent place, dans les passages, sous les arcades, dans un recoin quelconque, où la police ou les propriétaires les laissent dormir tranquilles ; quelques-uns viennent bien dans les asiles construits çà et là par des oeuvres de bienfaisance privées, d’autres dorment dans les parcs sur des bancs, juste en dessous des fenêtres de la Reine Victoria. Ecoutons ce que dit le Times [Le grand journal conservateur avait été fondé en 785 sous le nom de Daily Universal Register. C’est en 1788 qu’il prit son nom actuel.] d’octobre 1843.

« Il ressort de notre rapport de police d’hier, qu’en moyenne cinquante personnes dorment chaque nuit dans les parcs, sans autre protection contre les intempéries que les arbres et quelques excavations dans les murs. La plupart sont des jeunes filles, qui, séduites par des soldats, ont été amenées dans la capitale et abandonnées dans ce vaste monde, jetées dans la solitude de la misère dans une ville étrangère, victimes inconscientes et précoces du vice.

C’est en vérité effrayant. Des pauvres, il faut bien qu’il y en ait. Le besoin parviendra à se frayer partout une voie et à s’installer avec toutes ses horreurs au cœur d’une grande ville florissante. Dans les mille ruelles et les venelles d’une métropole populeuse, il y aura toujours nécessairement – nous le craignons – beaucoup de misère qui blesse la vue, et beaucoup qui jamais n’apparaît au grand jour.

Mais que, dans le cercle qu’ont tracé la richesse, la joie, et le luxe, que tout près de la grandeur royale de St James, aux abords du palais étincelant de Bayswater, où se rencontrent l’ancien quartier aristocratique et le nouveau, dans une partie de la ville où le raffinement de l’architecture moderne s’est prudemment gardé de bâtir la moindre cabane pour la pauvreté, dans un quartier qui semble être consacré exclusivement aux jouissances de la richesse, que là précisément viennent s’installer la misère et la faim, la maladie et le vice avec tout leur cortège d’horreurs, rongeant corps après corps, âme après âme !

C’est réellement un état de choses monstrueux. Les plus hautes jouissances que peuvent accorder la santé physique, l’euphorie intellectuelle et les plaisirs des sens relativement innocents, côtoyant immédiatement la plus cruelle misère ! La richesse, riant du haut de ses salons étincelants, riant avec une insouciance brutale tout près des blessures ignorées de l’indigence ! La joie, raillant inconsciemment mais cruellement la souffrance qui tout en bas gémit ! La lutte de tous les contrastes, toutes les oppositions, sauf une : le vice qui mène à la tentation, s’allie à celui qui se laisse tenter... mais que tous les hommes réfléchissent : dans le quartier le plus brillant de la plus riche ville du monde, nuit après nuit, hiver après hiver, il y a des femmes – jeunes par l’âge, vieilles par les péchés et les souffrances, bannies de la société, croupissant dans la faim, la malpropreté et la maladie. Qu’ils pensent et apprennent, non pas à bâtir des théories, mais à agir. Dieu sait qu’il y a là de quoi faire aujourd’hui. » [The Times, 12 octobre 1843, p. 4, col. 3].

J’ai parlé plus haut d’asiles pour sans-logis – deux exemples vont nous montrer combien ceux-ci sont encombrés. Un Refuge of the Houseless [Asile pour sans-logis] construit récemment dans la Upper Ogle Street, pouvant héberger chaque nuit 300 personnes, a accueilli de son ouverture le 27 janvier, au 17 mars 1844 [The Times a mentionné cet asile à plusieurs reprises dans ses numéros des 5, 9 et 12 février 1844. Sur ces asiles et leur rôle dans l’histoire de la philanthropie anglaise, cf. A. F. Young et E. T. Ashton, British Social Work in the 19th Century, 1936, pp. 51 et 84-85], 2.740 personnes pour une ou plusieurs nuits; et bien que la saison devînt plus clémente, le nombre des demandes s’accrût considérablement aussi bien dans celui-ci que dans les asiles de White-cross-Street et de Wapping, et chaque nuit une foule de sans-abri dût être refoulée faute de place. Dans un autre, l’asile central de Playhouse Yard, on a offert 460 lits en moyenne chaque nuit dans les trois premiers mois de l’année 1844, hébergé 6.681 personnes en tout et distribué 96.141 rations de pain. Cependant le comité directeur déclare que cet établissement n’avait suffi dans une certaine mesure à l’affluence des indigents, que lorsque l’asile de l’est avait été également ouvert pour accueillir les sans-abri [The Times, 22 décembre 1843, p. 3, col. 6 ; Northern Star, n° 320, 30 décembre 1843, p. 6, col. 2].

Quittons Londres pour parcourir chacune des autres grandes villes des trois royaumes. Prenons d’abord Dublin, ville dont l’abord par mer est aussi charmant que celui de Londres est imposant ; la baie de Dublin est la plus belle de toutes celles des Îles britanniques et les Irlandais aiment la comparer à celle de Naples. La ville elle-même a aussi de grandes beautés [Dans l’édition de 1892, ce mot est au singulier : La ville est d’une grande beauté...], et ses quartiers aristocratiques ont été construits mieux et avec plus de goût que ceux de n’importe quelle autre ville britannique. Mais en revanche, les districts les plus pauvres de Dublin comptent parmi les plus répugnants et les plus laids qu’on puisse voir. Certes, le caractère national des Irlandais, qui, dans certaines circonstances, ne sont à leur aise que dans la malpropreté, y joue un rôle, mais comme nous trouvons aussi dans toutes les grandes villes d’Angleterre et d’Ecosse des milliers d’Irlandais et que toute population pauvre finit nécessairement par sombrer dans la même malpropreté, la misère à Dublin n’a absolument plus rien de spécifique, propre à la ville irlandaise, c’est au contraire un trait commun à toutes les grandes villes du monde entier. Les districts pauvres de Dublin sont extrêmement étendus et la saleté, l’inhabitabilité des maisons, l’abandon où se trouvent les rues, dépassent l’imagination. On peut se faire une idée de la façon dont sont entassés les pauvres, quand on apprend qu’en 1817, d’après le rapport des inspecteurs de la Maison de travail [Cité dans Dr. W. P. Alison * F.R.S.E., Fellow and late President of the Royal College of Physicians, etc., Observations on the Management of the Poor in Scotland and its Effects on the Health of Great Towns (Observations sur l’administration des Pauvres en Ecosse et ses effets sur l’Hygiène des grandes villes) Edimbourg, 1840. L’auteur est un pieux tory et le frère de l’historien Arch. Alison. (FE). * Alison lui-même cite d’après F. Barker et J. Cheyne, An account of the Rise, Progress and decline of the Fever lately epidemical in Ireland, IS 2 1, Vol. II, pp. 160-161. Les descriptions d’Engels datent donc un peu.], 1.318 personnes habi[1]taient dans la Barrack Street dans 52 maisons comptant 390 chambres, et 1.997 personnes dans la Church Street et les alentours, répartis dans 71 maisons comptant 393 chambres ; que « dans ce district et dans le district avoisinant, il y a une foule de ruelles et de cours à l’odeur nauséabonde (foul), que mainte cave ne reçoit la lumière du jour que par la porte et que dans plusieurs de celles-ci, les habitants couchent sur la terre nue, bien que la plupart d’entre eux aient au moins des châlits, tandis que par exemple Nicholson’s Court contient 151 personnes vivant en 28 petites pièces misérables, dans la plus grande détresse, à tel point que dans tout le bâtiment on n’a pu trouver que deux châlits et deux couvertures. »

La pauvreté est si grande à Dublin qu’une seule organisation de bienfaisance, celle de la Mendicity Association [Association d’aide aux mendiants] accueille 2.500 personnes par jour, donc un pour cent de la population totale, les nourrissant le jour et les congédiant le soir.

C’est en termes analogues que le Dr Alison parle d’Edimbourg, encore une ville dont la situation splendide lui a valu le nom d’Athènes moderne, et dont le luxueux quartier aristo[1]cratique de la ville neuve contraste brutalement avec la misère crasse des pauvres de la vieille ville. Alison affirme que ce vaste quartier est tout aussi sale et hideux que les pires districts de Dublin et que la Mendicity Association aurait une aussi forte proportion de miséreux à secourir que dans la capitale irlandaise ; il dit même, que les pauvres en Ecosse, surtout à Edimbourg et à Glasgow, ont la vie plus dure que dans n’importe quelle autre région de l’Empire britannique et que les plus misérables ne sont pas des Irlandais mais des Ecossais [Alison reprend en réalité une affirmation du Dr Reverend Lee.]. Le prédicateur de la vieille église d’Edimbourg, le Dr Lee, déclara en 1836 devant la Commission of Religious Instruction [Commission pour l’Instruction religieuse] qu’« il n’avait vu nulle part auparavant une misère comme celle de sa paroisse. Les gens n’avaient pas de meubles, vivaient sans rien; fréquemment deux couples vivaient dans une pièce. En une journée il s’était rendu dans sept maisons différentes, où il n’y avait pas de lit – dans quelques-unes même pas de paille – des octogénaires dormaient sur le plancher, presque tous gardaient la nuit leurs vêtements de jour ; dans une cave, il avait trouvé deux familles originaires de la campagne ; peu de temps après leur arrivée à la ville, deux enfants étaient morts, le troisième était à l’agonie lors de sa visite ; pour chaque famille il y avait un tas de paille sale dans un coin, et par-dessus le marché, la cave, qui était si sombre qu’on n’y pouvait distinguer un être humain en plein jour, servait d’écurie à un âne. Un cœur aussi dur que le diamant devrait saigner, à la vue d’une telle misère dans un pays comme l’Ecosse. »

Le Dr Hennen rapporte des faits analogues dans l’Edinburgh Medical and Surgical journal [Vol. 14, 1818, pp. 408-465]. Un rapport parlementaire [Report to the Home Secretary from the Poor Law Commissioners on an Inquiry into the Sanitary Condition of the Labouring Classes of Great Britain. With Appendices. Presented to both Houses of Parliament in July 1842. - Rapport des commissaires pour la loi sur les pauvres présenté ait Ministre de l’Intérieur, au sujet d’une enquête sur la situation sanitaire de la classe ouvrière de Grande[1]Bretagne. Avec appendices. présenté aux deux Chambres du Parlement en juillet 1842.13 volumes in folio ; rassemblé et classé d’après des rapports médicaux, par Edwin Chadwick, secrétaire de la Commission de la loi sur les pauvres *. (FE) * Cf. 1843, XII, p. 395] montre quelle malpropreté – comme on peut s’y attendre dans de telles conditions – règne dans les maisons des pauvres d’Edimbourg. Des poules ont fait des montants des lits leur perchoir pour la nuit, des chiens et même des chevaux dorment avec les hommes dans une seule et même pièce, et la conséquence naturelle est qu’une saleté et une puanteur effroyables remplissent ces logements, ainsi qu’une armée de vermine de toute espèce [Engels résume un passage qui concerne en réalité Tranent, localité située à huit milles d’Edimbourg. La citation exacte figure dans l’édition Henderson-Chaloner : op. cit., p. 42, note 3]. La façon dont Edimbourg est bâtie favorise cet épouvantable état de choses au plus haut point. La vieille ville est construite sur les deux versants d’une colline, sur la crête de laquelle court la Rue haute (High Street). De celle-ci partent des deux côtés une foule de ruelles étroites et tortueuses, appelées en raison de leurs nombreuses sinuosités des wynds, qui dévalent la colline et constituent le quartier prolétarien., Les maisons des villes écossaises sont hautes de 5 à 6 étages comme à Paris et – contrairement à celles d’Angleterre, où autant que possible chacun possède sa maison particulière – habitées par un grand nombre de familles différentes ; la concentration de nombreuses personnes sur une surface réduite en est encore accrue.

Ces rues, dit un journal anglais dans un article sur l’état sanitaire des ouvriers des villes [The Artizan, 1843, cahier d’octobre. Revue mensuelle * (FE) * p. 230, reproduit dans le Northern Star, n° 313, 11 novembre 1843. Cet article est le troisième d’une série sur « L’état sanitaire des classes laborieuses dans les grandes villes »], « ces rues sont fréquemment si étroites que l’on peut passer d’une fenêtre à celle de la maison d’en face, et ces immeubles présentent en outre un tel entassement d’étages que la lumière peut à peine pénétrer dans la cour ou la ruelle qui les sépare. Dans cette partie de la ville, il n’y a ni égouts, ni cabinets ou lieux d’aisances faisant partie des maisons, et c’est pourquoi tous les immondices, détritus ou excréments d’au moins 50.000 personnes sont jetés chaque nuit dans les caniveaux, si bien que, malgré le balayage des rues, il y a une masse d’excréments séchés aux émanations nauséabondes, qui non seulement offense la vue et l’odorat, mais présente en outre un extrême danger pour la santé des habitants. Est-il étonnant que dans de telles localités, on néglige de prêter la moindre attention à la santé, aux bonnes mœurs et même aux règles les plus élémentaires de la bienséance ? Au contraire, tous ceux qui connaissent bien la situation des habitants, témoigneront du haut degré qu’ont atteint ici la maladie, la misère et l’absence de morale. La société est tombée dans ces régions à un niveau indescriptiblement bas et misérable. Les logements de la classe pauvre sont en général très sales et apparemment jamais nettoyés, de quelque façon que ce soit ; ils se composent dans la plupart des cas, d’une seule pièce – où, bien que l’aération y soit des plus mauvaises, il fait toujours froid à cause des fenêtres cassées, mal adaptées – qui est parfois humide et parfois au sous-sol, toujours mal meublée, et tout à fait inhabitable, au point qu’un tas de paille sert souvent de lit à une famille tout entière, lit où couchent dans un pêle-mêle révoltant, hommes et femmes, jeunes et vieux. On ne peut se procurer de l’eau qu’aux pompes publiques, et la difficulté qu’on a à l’aller quérir, favorise naturellement toutes les saletés possibles. »

Les autres grands ports ne valent guère mieux. Liverpool malgré tout son trafic, son luxe et sa richesse, traite cependant ses travailleurs avec la même barbarie. Un bon cinquième de la population, soit plus de 45.000 personnes habitent dans des caves exiguës, sombres, humides et mal aérées, au nombre de 7.862 dans la ville [Report of a Committee of the Manchester Statistical Society on the condition of the Working Classes in an extensive Manufacturing District in 1834, 1835 and 1836 (1838), pp. 9-10. Le chiffre de 7,862 est celui donné en 1837 par M. I. Whitty. Ces statistiques sont très souvent citées par les réformistes. Voir R. A. Slaney : State of the poorer classes in great towns, 1840 et Weekly, Dispatch, 5 mai 1844]. A cela s’ajoutent encore 2.270 cours (courts), c’est-à-dire de petites places fermées des quatre côtés et n’ayant comme accès et sortie qu'un étroit passage, le plus souvent voûté – et qui par conséquent ne permet pas la moindre aération, la plupart du temps très sales et habitées presque exclusivement par des prolétaires. Nous aurons à reparler de ces cours, lorsque nous en arriverons à Manchester. A Bristol, on a eu l’occasion de visiter 2.800 familles d’ouvriers dont 46 % n’avaient qu’une seule pièce [C. B. Fripp, Journal of the Statistical Society of London, 1839-40, Vol. 2, pp. 368-375. Le texte original parle, en réalité, de 5.981 familles visitées dont 2.800 (soit 46,8 %) n’occupaient qu’une seule pièce.].

Et nous trouvons exactement la même chose dans les villes industrielles. A Nottingham il y a en tout 11.000 maisons dont 7.000 ou 8.000 sont adossées les unes aux autres de sorte qu’aucune aération complète n’est possible, de plus il n’existe la plupart du temps qu’un lieu d’aisances commun à plusieurs maisons. Une inspection récente révéla que plusieurs files de maisons étaient bâties sur des canaux de décharge peu profonds, qui n’étaient recouverts que par les lattes du plancher [W. Felkin, Journal of the Statistical Society of London, 1839-1840, vol. 2, pp. 457-459].

A Leicester, Derby, et Sheffield, il en va de même. Quant à Birmingham l’article de l’Artizan cité plus haut, rapporte ce qui suit :

« Dans les vieux quartiers de la ville, il y a de mauvais coins, sales et mal entretenus, pleins de flaques stagnantes et de tas d’immondices. A Birmingham, les cours sont très nombreuses, il y en a plus de 2.000 et elles contiennent la plus grande partie de la classe ouvrière. Elles sont le plus souvent exiguës, boueuses, mal aérées, avec des conduits d’évacuation défectueux, groupent de 8 à 20 immeubles qui pour la plupart ne peuvent prendre l’air que d’un côté, parce que le mur du fond est mitoyen, et au bout de la cour il y a presque toujours un trou pour les cendres ou quelque chose de ce genre, dont la saleté est indescriptible. Il faut cependant noter que les cours modernes ont été construites plus intelligemment et qu’elles sont tenues plus convenablement ; et même dans celles-ci, les cottages sont moins tassés qu’à Manchester et Liverpool : ceci explique aussi qu’il y ait eu, au moment des épidémies, moins de cas mortels à Birmingham que par exemple à Wolverhampton, Dudley et Bilston, qui n’en sont éloignées que de quelques lieues. De même, il n’y a pas à Birmingham de logement dans les sous-sols, bien que certaines caves servent improprement d’ateliers. Les maisons-dortoirs pour prolétaires sont un peu plus nombreuses (plus de 400) principalement dans les cours du centre de la ville ; elles sont presque toutes d’une saleté repoussante, mal aérées, véritables refuges pour mendiants, vagabonds trampers (nous reviendrons sur la signification de ce mot), voleurs et prostituées, qui sans aucun égard aux convenances ou au confort mangent, boivent, fument et dorment dans une atmosphère que seuls ces êtres dégradés peuvent supporter. » [The Artizan, octobre 1843, p. 229].

Glasgow sur bien des points, ressemble à Edimbourg : mêmes wynds, mêmes hautes maisons. L’Artizan note à propos de cette ville :

« La classe ouvrière constitue ici environ 78 % de la population totale (de l’ordre de 300.000 et elle habite dans des quartiers qui dépassent en misère et horreur les antres les plus vils de St Giles et Whitechapel, les Liberties de Dublin, les wynds d’Edimbourg. Il y a quantité d’endroits semblables au cœur de la ville, au sud de Trongate, à l’ouest du marché au sel, dans le Calton, à côté de la Rue Haute, etc... labyrinthes interminables de ruelles étroites ou wynds, et où débouchent presque à chaque pas des cours ou des culs-de-sac, constitués par de vieilles maisons mal aérées, très hautes, sans eau et décrépites. Ces maisons regorgent littéralement d’habitants ; chaque étage compte 3 ou 4 familles – peut-être 20 personnes – et parfois chaque étage est loué comme dortoir pour la nuit, de sorte que 15 ou 20 personnes sont entassées – nous n’osons pas dire hébergées – dans une seule pièce. Ces quartiers abritent les membres les plus pauvres, les plus dépravés, les moins valables de la population et il faut y voir l’origine des terribles épidémies de fièvre qui, partant de là, ravagent Glasgow tout entier. »

Ecoutons la description que fait de ces quartiers, J. C. Symons, commissaire du gouverne[1]ment pour l’enquête sur la situation des tisserands manuels [Arts and Artisans at home and Abroad (Métiers et artisans dans notre pays et à l’étranger), by J. C. Symons, Edinburgh, 1839. L’auteur, à ce qu’il paraît lui-même Ecossais, est un libéral, par conséquent fanatiquement opposé à tout mouvement ouvrier autonome. Les passages cités se trouvent pp. 116 et suiv. * (FE) * L’autorité de ce commissaire a fait l’objet d’une polémique. Cf. D. Williams, The Rebecca Riot, 1955, pp. 97-98] :

« J’ai vu la misère dans quelques-uns de ses pires aspects aussi bien ici que sur le continent, mais avant d’avoir visité les wynds de Glasgow, je ne croyais pas que tant de crimes, de misère et de maladies puissent exister dans un quelconque pays civilisé. Dans les centres d’hébergement de catégorie inférieure dorment à même le sol dix, douze, voire parfois vingt personnes des deux sexes et de tout âge dans une nudité plus ou moins totale. Ces gîtes sont habituellement (generally) si sales, si humides et si délabrés que personne n’y voudrait loger son cheval » [Engels cite ici un autre texte de Symons : son rapport à la Commission royale pour les tisserands (Parliamentary Papers, 1839, Vol. 42, no 159, p. 51, cité également dans le Weekly Dispatch, 5 mai 1844)].

Et il écrit autre part :

« Les wynds de Glasgow abritent une population fluctuante de 15.000 à 30.000 personnes. Ce quartier se compose uniquement de ruelles étroites et de cours rectangulaires, au milieu desquelles s’élève régulièrement un tas de fumier. Si révoltant que fût l’aspect extérieur de ces lieux, j’étais cependant encore peu préparé à la saleté et à la misère qui règnent à l’intérieur. Dans quelques-uns de ces dortoirs, que nous [le superintendant de police, capitaine Miller et Symons] avons visités de nuit, nous trouvâmes une couche ininterrompue d’êtres humains étendus sur le sol, souvent de 15 à 20, quelques-uns habillés, d’autres nus, hommes et femmes ensemble. Leur lit était fait d’une épaisseur de paille moisie mêlée de quelques chiffons. Il n’y avait que peu de meubles ou pas du tout et la seule chose qui donnât à ces bouges un aspect d’habitation était un feu dans la cheminée. Le vol et la prostitution représentent la principale source de revenus de cette population [Engels condense. Citation intégrale dans Henderson-Chaloner]. Personne ne semblait se donner la peine de nettoyer ces écuries d’Augias, ce Pandemonium, ce conglomérat de crimes, de saleté et de pestilence au cœur de la seconde ville de l’Empire. Une vaste inspection des plus bas quartiers d’autres villes, ne me fit jamais rien voir qui pour l’intensité de l’infection morale et physique, ni la densité relative de la population atteignît à la moitié de cette horreur. La plupart des maisons de ce quartier sont classées par le Court of Guild délabrées et inhabitables, mais ce sont précisément celles qui sont les plus habitées, parce que la loi interdit d’en demander quelque loyer. »

La grande région industrielle au centre de l’île britannique, la zone populeuse du Yorkshire occidental et du Lancashire méridional ne le cède en rien, avec ses nombreuses villes industrielles, aux autres grandes villes. La région lainière du Riding occidental, dans le Yorkshire, est une contrée charmante, un beau pays de collines verdoyantes, dont les hauteurs deviennent de plus en plus abruptes vers l’ouest jusqu’à culminer dans la crête escarpée de Blackston Edge – ligne de partage des eaux entre la mer d’Irlande et la mer du Nord. Les vallées de l’Aire, sur laquelle est située Leeds, et du Calder, qu’emprunte la voie ferrée Manchester-Leeds, comptent parmi les plus riantes d’Angleterre et sont parsemées partout de fabriques, de villages, et de villes ; les maisons grises en moellons ont l’air si pimpantes et si propres auprès des bâtiments de briques, noirs de suie du Lancashire, que c’en est un plaisir. Mais lorsqu’on entre dans les villes mêmes, on trouve peu de choses réjouissantes. La situation de Leeds est bien celle que décrit l’Artizan (revue déjà citée) et que j’ai pu voir moi[1]même, « sur une pente douce qui descend dans la vallée de l’Aire. Ce fleuve serpente à travers la ville sur une longueur d’environ un mille et demi [Partout où il est fait mention de mille sans autre précision, il s’agit de la mesure anglaise ; le degré de l’équateur en compte 69 1/2 et, par conséquent, la lieue allemande environ 5 *. (FE) * On sait que cette distance représente 1.609 mètres. Le terme de lieue a été dans le texte souvent remplacé par celui de mille.] et est sujet, pendant la période du dégel ou après des précipitations violentes à de fortes crues. Les quartiers de l’ouest, situés plus haut, sont propres, pour une si grande ville, mais les quartiers bas autour du fleuve et des ruisseaux qui s’y jettent (becks) sont sales, resserrés et suffisent en somme déjà à abréger la vie des habitants, en particulier des petits enfants ; à ajouter encore l’état dégoûtant dans lequel se trouvent les quartiers ouvriers autour de Kirkgate, March Lane, Cross Street et Richmond Road, qui se signalent particulièrement par des rues mal pavées et sans caniveau, une architecture irrégulière, de nombreuses cours et culs de sac et l’absence totale des moyens les plus ordinaires de nettoiement. Tout cela pris ensemble nous fournit bien assez de raisons pour expliquer la mortalité excessive dans ces malheureux fiefs de la plus sordide misère. En raison des crues de l’Aire (qui, il faut l’ajouter, comme tous les fleuves utilisables pour l’industrie, entre dans la ville claire, transparente, pour en ressortir poisseuse, noire et puante de tous les immondices imaginable) [Le texte entre parenthèses est une interpolation d’Engels.], les habitations et les caves se remplissent fréquemment d’eau au point qu’il faut la pomper pour la rejeter dans la rue ; et à ces moments-là, l’eau remonte, même là où il y a des égouts, de ceux-ci dans les caves [Qu’on n’oublie pas que ces « caves » ne sont pas des débarras mais des logements où vivent des êtres humains. (FE)], provoquant des émanations miasmatiques, à forte proportion d’hydrogène sulfureux et laissant un dépôt écœurant extrêmement préjudiciable à la santé. Lors des inondations de printemps de l’année 1839, les effets d’un semblable engorgement des cloaques furent si nocifs, que, selon le rapport de l’officier d’état civil de ce quartier, il y eut ce trimestre trois décès pour deux naissances, alors que, durant le même trimestre, tous les autres quartiers enregistraient trois naissances pour deux décès. »

D’autres quartiers à forte densité de population, sont dépourvus de tout caniveau, ou en sont si mal pourvus qu’ils n’en tirent aucun profit. Dans certaines enfilades de maisons les caves sont rarement sèches ; dans d’autres quartiers, plusieurs rues sont recouvertes d’une fange molle où l’on enfonce jusqu’aux chevilles. Les habitants se sont vainement efforcés de réparer ces rues de temps à autre, en jetant quelques pelletées de cendres ; néanmoins purin et eaux sales répandus devant les maisons stagnent dans tous les trous, jusqu’à ce que vent et soleil les aient séchés (cf. rapport du Conseil municipal dans le Statistical Journal, vol. 2, p. 404) [Tout ce passage est extrait quasi-textuellement du rapport.]. Un cottage ordinaire à Leeds n’occupe pas une superficie supérieure à 5 yards carrés et se compose habituellement d’une cave, d’une salle commune et d’une chambre à coucher. Ces logements exigus, emplis jour et nuit d’êtres humains représentent un autre danger pour les mœurs comme pour la santé des habitants [Ces précisions, Engels les a lues dans The Artizan d’octobre 1843, p. 229 qui cite le Statistical journal. Mais ici encore, Engels résume le texte original.]. Et à quel point les gens s’entassent dans ces logements, le rapport cité plus haut, sur l’état sanitaire de la classe ouvrière, nous le dit :

« A Leeds, nous trouvâmes des frères et des sœurs et des pensionnaires des deux sexes, partageant la chambre des parents ; le sentiment humain frémit d’avoir à considérer les conséquences qui en résultent [Source : Baker, rapporteur de la Commission pour la Loi sur les Pauvres, 1842, p. 126].

Il en va de même à Bradford, qui n’est qu’à sept lieues de Leeds, au confluent de-plusieurs vallées, au bord d’une petite rivière aux eaux toutes noires et nauséabondes. Du haut des collines qui l’entourent, la ville offre par un beau dimanche – car en semaine, elle est enveloppée dans un nuage gris de fumée de charbon – un magnifique panorama, mais à l’intérieur, c’est la même saleté et le même inconfort qu’à Leeds. Les vieux quartiers, sur des versants raides, sont resserrés et irrégulièrement bâtis ; dans les ruelles, impasses et cours, sont entassées ordures et immondices ; les maisons sont délabrées, malpropres, inconfortables et à proximité immédiate du cours d’eau au fond même de la vallée, j’en ai trouvé plusieurs, dont l’étage inférieur à demi creusé dans le flanc de la colline, était tout à fait inhabitable. D'une manière générale, les quartiers du fond de la vallée, où les logements ouvriers sont comprimés entre les hautes usines, sont les plus mal construits et les plus sales de toute la ville. Dans les quartiers plus récents de cette ville, comme dans ceux, de toute autre cité industrielle, les cottages sont alignés plus régulièrement, mais ont tous les inconvénients qui vont de pair avec la façon traditionnelle de loger les ouvriers et dont nous reparlerons avec plus de détails à propos de Manchester. Il en va de même pour les autres villes du West Riding, notamment pour Barnsley, Halifax et Huddersfield. Cette dernière, par sa situation ravissante et son architecture moderne, de beaucoup la plus belle de toutes les villes industrielles du Yorkshire et du Lancashire, a cependant aussi ses mauvais quartiers ; car un comité désigné par une réunion de citoyens pour inspecter la ville, rapporta le 5 août 1844 : « Il est notoire, qu’à Huddersfield des rues entières et de nombreuses ruelles et cours ne sont ni pavées, ni pourvues d’égouts ou autres écoulements ; en ces endroits s’entassent les détritus, les immondices et les sale tés de toutes sortes, qui y fermentent et pourrissent et presque partout l’eau stagnante s’accumule en flaques ; en conséquence, les logements attenants sont nécessairement malsains et sales, si bien que des maladies y prennent naissance et menacent la salubrité de toute la ville. » [Le rapport cité par Engels, émanant d’un comité désigné le 19 juin et chargé d’enquêter sur la situation sanitaire de la ville parut le 10 août 1844 dans le numéro 352 du Northern Star].

Si nous franchissons la crête de Blackstone-Edge à pied ou si nous empruntons le chemin de fer qui la traverse, nous arrivons sur la terre classique, où l’industrie anglaise a accompli son chef-d’œuvre et d’où partent tous les mouvements ouvriers, dans le Lancashire méridional avec son grand centre Manchester. Ici encore, nous trouvons un joli pays de collines s’abaissant en pente fort douce vers l’ouest, depuis la ligne de partage des eaux jusqu’à la mer d’Irlande, avec les charmantes vallées verdoyantes du Ribble, de l’Irwell, de la Mersey et de leurs affluents; ce pays qui, un siècle auparavant n’était encore en majeure partie, qu’un marécage à peine habité, maintenant tout semé de villes et de villages, est la zone la plus peuplée d’Angleterre. C’est dans le Lancashire, et notamment à Manchester que l’industrie de l’Empire britannique a son point de départ et son centre ; la Bourse de Manchester est le baromètre de toutes les fluctuations du trafic industriel, et les techniques modernes de fabri[1]cation ont atteint à Manchester leur perfection. Dans l’industrie cotonnière du Lancashire méridional, l’utilisation des forces de la nature, l’éviction du travail manuel par les machines (en particulier, dans le métier à tisser mécanique et la Self-actor Mule) et la division du travail paraissent à leur apogée ; et si nous avons reconnu en ces trois éléments les caractéristiques de l’industrie moderne, il nous faut bien avouer que, sur ce point aussi, l’industrie de transformation du coton a gardé sur les autres branches industrielles l’avance qu’elle avait acquise dès le début. Mais c’est là aussi que, simultanément, les conséquences de l’industrie moderne devaient se développer le plus complètement et sous la forme la plus pure, et le prolétariat industriel se manifester de la façon la plus classique ; l’abaissement où l’utilisation de la vapeur, des machines et de la division du travail plongent le travailleur et les efforts du prolétariat pour s’arracher à cette situation dégradante, devaient nécessairement être, ici également, poussés à l’extrême et c’est ici qu’on devait en prendre la conscience la plus claire. C’est pour ces raisons, donc, parce que Manchester est le type classique de la ville industrielle moderne et aussi parce que je la connais aussi bien que ma ville natale – et mieux que la plupart de ses habitants – que nous nous y arrêterons un peu plus longuement. Les villes qui entourent Manchester différent peu de la ville centrale en ce qui concerne les quartiers ouvriers [Légère modification de terme dans l’édition de 1892. Engels a remplacé Arbeitsbesirke (quartiers où l’on travaille), par Arbeiterbezirke (quartiers ouvriers, où vivent les ouvriers).], si ce n’est que dans ces villes, les ouvriers représentent si c’est possible, une fraction plus importante encore de la population [Cf. ce que dira sur ce point vingt ans plus tard James Bryce : (School inquiry commission, Parliamentary papers, C. 3966, 1868, pp. 750-751). « Les classes moyennes sont réduites étant donné le faible nombre des membres des professions libérales ; car ni un docteur, ni un homme de loi ne sauraient ici gagner leur vie et il y a peu de riches commerçants, car tous les gens aisés font leurs achats à Manchester et Liverpool.]. Ces agglomérations sont en effet uniquement industrielles et laissent à Manchester le soin de s’occuper de toutes les affaires commerciales ; elles dépendent totalement de Manchester, et ne sont peuplées par conséquent que de travailleurs, d’industriels et de commerçants de deuxième ordre; tandis que Manchester possède une population commerciale très importante, notamment des maisons de commission et des maisons de détail très réputées. C’est pourquoi Bolton, Preston, Wigan, Bury, Rochdale, Middleton, Heywood, Oldham, Ashton, Stalybridge, Stockport, etc... encore que presque toutes soient des villes de 30, 50, 70 et même 90,000 habitants, ne sont guère que de grands quartiers ouvriers, interrompus seulement par des usines et quelques grandes artères flanquées de boutiques, et comptant quelques avenues pavées, le long desquelles sont aménagés les jardins et les maisons des fabricants qui ressemblent à des villas. Les villes elles-mêmes sont mal et irrégulièrement construites, avec des cours sales, des voies étroites et des arrière-ruelles pleines de fumée de charbon. L’emploi de la brique, primitivement rouge vif mais noircie par la fumée, qui est ici le matériau habituel de construction, leur donne un aspect particulièrement peu avenant. Les habitations au sous-sol sont ici la règle générale ; partout où c’est possible, on aménage ces tanières et c’est là que vit une partie très importante de la population.

Parmi les plus laides de ces villes, il faut ranger avec Preston et Oldham, Bolton, à onze lieues au nord-ouest de Manchester. Cette ville ne possède, pour autant que j’aie pu le remarquer au cours de plusieurs séjours, qu’une seule rue principale, au surplus assez sale, Deansgate, qui sert en même temps de marché, et qui, même par très beau temps, n’est encore qu’un boyau sombre et misérable, bien qu’elle ne comporte en dehors des usines, que des maisons basses à un ou deux étages. Comme partout, la partie ancienne de la ville est particulièrement vétuste et inconfortable. Une eau noire, – ruisseau ou longue suite de flaques pestilentielles ? – la traverse et contribue à empester complètement un air qui n’est rien moins que pur.

Plus loin se trouve Stockport, qui, bien que située sur la rive de la Mersey appartenant au Cheshire, fait cependant partie du district industriel de Manchester. Elle s’étend dans une vallée étroite parallèlement à la Mersey, de sorte que d’un côté la rue descend à pic pour remonter de l’autre en pente aussi accentuée, et que la voie ferrée de Manchester à Birmingham, franchit la vallée au-dessus de la ville sur un grand viaduc. Stockport est connu dans toute la région pour être un des trous les plus sombres et les plus enfumés et offre effectivement – surtout vu du viaduc – un aspect extrêmement peu engageant. Mais celui des rangées de cottages et de caves qu’habitent les prolétaires dans toutes les parties de la ville, depuis le fond de la vallée jusqu’à la crête des collines, l’est encore bien moins. Je ne me souviens pas avoir vu dans une quelconque autre ville de cette région, une telle proportion de sous-sols habités.

A quelques milles à peine au nord-est de Stockport se trouve Ashton-under-Lyne, un des centres industriels les plus récents de la région. Cette ville, située sur le versant d’une colline au pied de laquelle coulent le canal et la rivière Tame, est bâtie, en général, selon un plan moderne et plus régulier. Cinq ou six grandes rues parallèles traversent toute la colline et sont coupées à angle droit par d’autres artères qui descendent vers la vallée. Grâce à cette disposition, les usines sont reléguées hors de la ville proprement dite, à supposer que la proximité de l’eau et de la voie fluviale ne les eût pas toutes attirées au fond de la vallée, où elles se pressent et s’entassent, déversant par leurs cheminées une épaisse fumée. Ce qui fait qu’Ashton a un aspect beaucoup plus avenant que la plupart des autres villes industrielles ; les rues sont larges et propres, les cottages d’un rouge frais ont l’air neuf et très habitables. Mais le nouveau système qui consiste à construire des cottages pour les travailleurs, a aussi ses mauvais côtés ; chaque rue possède une arrière-ruelle cachée où mène un étroit passage latéral et qui, en revanche, est d’autant plus sale. Et même à Ashton – bien que je n’aie pas vu de bâtiments, sinon quelques-uns à l’entrée de la ville qui aient plus de cinquante ans – même à Ashton il y a des rues où les cottages sont laids et vétustes et dont les briques d’angle se délabrent et travaillent, où les murs se lézardent, dont l’enduit à la chaux s’effrite et tombe à l’intérieur ; il y a des rues dont l’aspect sordide et enfumé ne le cède en rien à celui des autres villes de la contrée, si ce n’est qu’à Ashton c’est l’exception et non la règle. Un mille plus à l’est, il y a Stalybridge, également sur les bords de la Taine. Lorsque venant d’Ashton on franchit la montagne, on découvre sur le sommet, à droite et à gauche, de beaux et grands jardins entourant de magnifiques maisons, genre villas le plus souvent dans le style « élisabéthain » [Engels veut en réalité parler du style néo-Tudor.], qui est au gothique, ce qu’est la religion protestante anglicane à la religion catholique apostolique et romaine. Cent pas plus loin, et c’est Stalybridge qui apparaît dans la vallée, mais quel contraste saisissant avec ces magnifiques propriétés, et même avec les modestes cottages d’Ashton : Stalybridge est située dans une gorge étroite et tortueuse, bien plus étroite encore que la vallée de Stockport, et dont les deux versants sont recouverts d’un extraordinaire fouillis de cottages, maisons et usines. Dès qu’on y entre, les premiers cottages sont exigus, enfumés, vétustes et délabrés, et toute la ville est bien à leur image. Il y a peu de rues dans le fond étroit de la vallée ; la plupart se croisent et se recroisent, montent et descendent. Dans presque toutes les maisons, le rez-de-chaussée, en raison de cette disposition en pente, est à demi enfoui dans le sol ; et à quelle foule de cours, de ruelles dérobées, et de recoins isolés cette construction sans plan donne naissance, on peut le voir des montagnes, d’où l’on découvre la ville au-dessous de soi, comme si on la survolait. Qu’on ajoute à cela une saleté effroyable, et l’on comprend l’impression répugnante que fait Stalybridge malgré ses charmants environs.

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