LA RÉVOLUTION RUSSE
Qu’il y ait eu convergence des
idées philosophiques de base entre Plekhanov et Lénine, et divergence commune
par rapport au marxisme, voilà qui révèle leur origine à l’un comme à l’autre :
les conditions sociales de la Russie. Le nom ou la présentation extérieure
d’une doctrine (ou théorie) lui vient de sa filiation spirituelle ; il renvoie
au penseur à qui l’on pense devoir le plus et dont on est convaincu d’être le
disciple. Quant au contenu réel, c’est différent. Celui-ci est lié aux origines
matérielles de la doctrine (ou théorie) en question, il est déterminé par les
conditions sociales dans le cadre desquelles elle s’est développée et doit
s’appliquer. Selon le marxisme, les idées sociales et les grandes tendances
spirituelles expriment les aspirations des classes, c’est-à-dire les nécessités
de l’évolution, et se transforment sous l’influence des luttes de tant qu’on
les sépare de la société et des luttes des classes. Et ceci vaut pour le
marxisme lui-même.
Marx et Engels, dans leur
jeunesse, participèrent activement aux luttes contre l’absolutisme des classes
moyennes allemandes, dont les diverses tendances sociales étaient encore
indifférenciées. Leur passage progressif au matérialisme historique fut donc le
reflet, sur le plan de la théorie, de l’évolution de la classe ouvrière, qui
s’orientait vers l’action indépendante contre la bourgeoisie. L’antagonisme
entre les classes, dans la pratique, s’exprimait ainsi au niveau de la théorie.
La lutte de la bourgeoisie contre la prédominance des féodaux trouva son
expression dans une doctrine matérialiste, de même famille que celle de
Feuerbach, prenant appui sur les sciences de la nature pour combattre la
religion en sa qualité de consécration des vieilles puissances. La classe
ouvrière n’a que faire pour mener la lutte de ces sciences, instruments de la classe
ennemie ; son arme théorique, c’est la science sociale, la science de
l’évolution de la société. Combattre la religion à l’aide des sciences de la
nature n’a pas le moindre sens à ses yeux; qui plus est, les ouvriers
n’ignorent pas que les racines de la religion seront extirpées par le
développement du système capitaliste, et ensuite par leur propre lutte de
classe. Et quelle utilité aurait pour eux ce fait patent que la pensée est un
produit du cerveau ? Leur problème consiste à comprendre comment la société
sécrète des idées. Telle est la substance même du marxisme, au fur et à mesure
qu’il s’affirme comme une force vive et motrice au sein de la classe ouvrière,
comme la théorie qui exprime sa capacité croissante d’organisation et de
savoir. Et quand le capitalisme acquit, dans la seconde moitié du XIXe siècle,
un pouvoir absolu tant en Europe occidentale et centrale qu’en Amérique, le
matérialisme bourgeois disparut. Désormais, il ne subsistait plus qu’une
conception de classe matérialiste : le marxisme.
Il en allait tout autrement en
Russie. La lutte contre le régime tsariste y ressemblait en effet de près à la
lutte contre l’absolutisme, telle qu’elle avait été poursuivie autrefois en
Europe. En Russie également, l’Eglise et la religion étaient les piliers les
plus solides du régime ; elles maintenaient les masses paysannes, encore au
stade de la production agricole primitive, dans l’analphabétisme et la
superstition la plus noire. C’est pourquoi la lutte contre la religion y était,
socialement parlant, de toute première nécessité. Etant donné qu’il n’existait
pas en Russie de bourgeoisie suffisamment forte pour se lancer dans cette lutte
en qualité de future classe dominante, cette mission échut à l’intelligentsia ;
pendant des dizaines d’années, ses membres s’efforcèrent avec ardeur et
ténacité d’éclairer les masses et de les dresser ce faisant contre le régime.
Et, dans cette lutte, ils ne pouvaient en rien tabler sur la bourgeoisie
occidentale, devenue réactionnaire et anti-matérialiste, ils se virent donc
contraints d’avoir recours aux ouvriers socialistes, seuls à faire preuve de
sympathie envers eux, et, pour cela, de reprendre leur théorie proclamée : le
marxisme. C’est ainsi que des intellectuels, tels que Pierre Strouvé et
Tougan-Baranovski, qui s’instituaient les porte-parole d’une bourgeoisie encore
embryonnaire, aimaient à se dire marxistes. Ces personnages n’avaient rien de
commun avec le marxisme prolétarien d’Occident ; tout ce qu’ils retenaient de
Marx, c’était sa théorie de l’évolution selon laquelle la prochaine étape du
développement serait le capitalisme. Une force révolutionnaire véritable ne
surgit en Russie qu’à partir du moment où les ouvriers entrèrent en lice, en
premier lieu au moyen de la grève exclusivement, puis en associant à celle-ci
des revendications politiques. Dès lors, les intellectuels s’aperçurent qu’il
existait une classe révolutionnaire et firent leur jonction avec elle, en vue
de devenir ses porte[1]parole
au sein d’un parti socialiste.
Ainsi donc la lutte de classe
prolétarienne se doublait-elle en Russie d’une lutte contre l’absolutisme
tsariste, menée sous la bannière du socialisme. Telle est la raison pour
laquelle le marxisme, devenu la théorie de ceux qui participaient au conflit
social, y prit un caractère tout autre qu’en Europe occidentale. Certes, il
demeurait la théorie de la classe ouvrière ; mais cette classe devait
entreprendre d’abord et avant tout une lutte qui, en Europe occidentale, avait
été la fonction et l’œuvre de la bourgeoisie alliée aux intellectuels. Pour
adapter de la sorte la théorie à cette mission, les intellectuels russes durent
se mettre en quête d’une forme de marxisme où la critique de la religion venait
au premier plan. Ils la découvrirent dans les textes que Marx avait rédigés à l’époque
où, en Allemagne, bourgeois et ouvriers ne combattaient pas encore séparément
l’absolutisme.
Cette tendance est
particulièrement manifeste chez Plekhanov « le père du marxisme russe ». Alors
que les théoriciens d’Europe occidentale s’occupaient de problèmes politiques,
il en vint à s’intéresser aux premières formes du matérialisme. Dans son livre
Contribution à l’histoire du matérialisme, il étudie les matérialistes français
du XVIIIe siècle, Helvétius, Holbach et La Mettrie, et les compare à Marx dans
le but de montrer que de nombreuses idées valables et importantes se trouvaient
déjà dans leurs oeuvres. Ainsi nous comprenons mieux pourquoi dans « Les
questions fondamentales du marxisme » il souligne l’accord entre Marx et
Feuerbach et pourquoi il attache tant d’importance aux conceptions du
matérialisme bourgeois.
Pourtant, Plekhanov a été
fortement influencé par le mouvement ouvrier occidental et surtout le mouvement
ouvrier allemand. On voyait en lui un genre de prophète de la lutte de classe
ouvrière en Russie, qu’il prédisait en théorie grâce au marxisme, à une époque
où il n’en existait guère de traces dans la pratique. On le considérait comme
une des rares personnes qui s’intéressaient aux problèmes philosophiques. Il
joua un rôle international et prit une part active dans les discussions sur le
marxisme et le réformisme. Les socialistes d’Occident étudièrent ses écrits,
sans percevoir à cette époque les divergences qui s’y dissimulaient. Plekhanov
a subi moins exclusivement que Lénine l’influence des conditions russes.
Lénine était le chef du
mouvement révolutionnaire russe et ceci sur le plan pratique. C’est pourquoi
les conditions pratiques et les buts politiques de ce mouvement transparaissent
plus clairement dans ses idées théoriques. Les conditions de la lutte contre le
tsarisme ont déterminé ses conceptions fondamentales qu’il expose dans
Matérialisme et empiriocriticisme. En effet, les conceptions théoriques et
surtout philosophiques ne sont pas déterminées par des études abstraites ou des
lectures occasionnelles dans la littérature philosophique mais par les grands
problèmes vitaux qui, posés par les besoins de l’activité pratique,
conditionnent la volonté et la pensée humaine. Pour Lénine et le parti
bolchevik, la tâche vitale était l’écrasement du tsarisme et la disparition du
système social barbare et arriéré de la Russie. L’Eglise et la religion étaient
les fondements théoriques du système ; l’idéologie et la glorification de
l’absolutisme étaient l’expression et le symbole de l’esclavage des masses. Il
fallait donc les combattre sans répit : la lutte contre la religion était au
centre de la pensée théorique de Lénine, toute concession au « fidéisme » si
minime fût-elle, était une atteinte directe à la vie même du mouvement. Combat
contre l’absolutisme, la grande propriété foncière et le clergé, cette lutte
était semblable à celle menée autrefois par la bourgeoisie et les intellectuels
d’Europe occidentale; et il n'est pas fondamentales de Lénine soient analogues
aux idées propagées par le matérialisme bourgeois, et qu’il ait eu des
sympathies avouées pour ses porte-parole. Mais en Russie c’était la classe
ouvrière qui devait mener la lutte. L’organe de cette lutte devait par
conséquent être un parti socialiste, faisant du marxisme son credo politique,
et lui empruntant ce qu’exigeait la révolution russe : Ia théorie de
l’évolution sociale du passage du féodalisme au socialisme en passant par le
capitalisme, et celle de la guerre des classes en qualité de force motrice.
Voilà pourquoi Lénine donna à son matérialisme le nom et la présentation
extérieure du marxisme et il les identifiait de bonne foi.
Cette identification était
favorisée par un autre facteur encore. En Russie, le capitalisme ne s’était pas
développé de façon graduelle, à partir de petites entreprises aux mains des
classes moyennes, comme en Europe occidentale. La grande industrie y avait été
importée par les soins du capital étranger. Outre cette exploitation directe,
le capital financier des pays de l’Ouest pressurait, par l’intermédiaire de ses
prêts au régime tsariste, la paysannerie russe, condamnée à payer de lourds
impôts pour en acquitter les intérêts. Le capitalisme intervenait en
l’occurrence sous sa forme de capital colonial, utilisant le tsar et ses hauts
fonctionnaires comme ses agents, Dans les pays soumis à une exploitation de
type colonial, toutes les classes ont un intérêt commun à s’affranchir du joug
imposé par le capital usuraire étranger, pour jeter les bases d’un libre
développement économique, lequel aboutit en général à la formation d’un
capitalisme national. Cette lutte vise le capital mondial; elle est donc
souvent menée au nom du socialisme et les ouvriers des pays occidentaux, ayant
le même ennemi, en sont les alliés naturels. En Chine, par exemple, Sun Yat-sen
était socialiste ; étant donné toutefois que la bourgeoisie chinoise, dont il
se faisait le porte-parole, était une classe nombreuse et puissante, son
socialisme était « national » et combattait les « erreurs » marxistes.
Lénine, au contraire, devait prendre
appui sur la classe ouvrière, et, parce qu’il lui fallait poursuivre un combat
implacable et radical, il adopta l’idéologie la plus extrémiste, celle du
prolétariat occidental combattant le capitalisme mondial, à savoir : le
marxisme. Etant donné toutefois que la révolution russe présentait un double
caractère – révolution bourgeoise quant aux objectifs immédiats révolution
prolétarienne quant aux forces actives – la théorie bolcheviste devait être
adaptée à ces deux fins, puiser par conséquent ses principes philosophiques
dans le matérialisme bourgeois, la lutte des classes dans l’évolutionnisme
prolétarien. Ce mélange reçut le nom de « marxisme ». Mais il est clair que le
marxisme de Lénine, déterminé par la situation particulière de la Russie vis-à-vis
du capitalisme, différait de manière fondamentale du marxisme d’Europe
occidentale, conception planétaire propre à une classe ouvrière qui se trouve
devant la tâche immense de convertir en société communiste un capitalisme très
hautement développé, le monde même où elle vit, où elle agit.
Les ouvriers et intellectuels
russes ne pouvaient se fixer un tel but ; ils devaient d’abord ouvrir la voie
au libre développement d’une société industrielle moderne [Les historiens
bolcheviks qui ne connaissaient le capitalisme que sous sa forme de capitalisme
colonial furent très habiles à découvrir le rôle du capital colonial dans le
monde, dont ils firent d’excellentes études. Mais en même temps ils n’ont pas
vu la différence entre cette forme de capital et le capitalisme national ou
capitalisme d’Etat. Ainsi Prokovski dans son Histoire de le Russie présente
l’année 1917 comme la fin de plusieurs siècles de développement capitaliste en
Russie]. Pour les marxistes russes, l’essence du marxisme ne se trouvait pas dans
la thèse de Marx selon laquelle c’est la réalité sociale qui détermine la
conscience, mais au contraire dans cette phrase du jeune Marx, gravée en
grosses lettres dans la Maison du Peuple à Moscou : la religion est l’opium du
peuple.
Il arrive parfois qu’un
ouvrage théorique permet d’entrevoir, non le milieu immédiat et les aspirations
de l’auteur, mais des influences plus larges et indirectes ainsi que des visées
plus générales. Dans le livre de Lénine cependant, rien de ce genre ne
transparaît. Il est nettement et exclusivement à l’image de la révolution russe
à laquelle il tend de toutes ses forces. Cet ouvrage est conforme au
matérialisme bourgeois à un point tel que s’il avait été connu et interprété
correctement à l’époque, en Europe occidentale – mais seules y parvenaient de
vagues rumeurs sur les dissensions intestines du socialisme russe – on aurait
été en mesure de prévoir que la révolution russe devait aboutir d'une façon ou
d’une autre à un genre de capitalisme fondé sur une lutte ouvrière.
Selon une opinion très
répandue, le parti bolchevique était marxiste, et c’est seulement pour des
raisons pratiques que Lénine, ce grand savant et leader marxiste, donna à la
révolution russe une orientation qui ne correspondait guère à ce que les
ouvriers d’Occident appelaient le communisme – prouvant de la sorte son
réalisme, sa lucidité de marxiste. Face à la politique de la Russie et du Parti
communiste, un courant critique s’efforce bien d’opposer le despotisme propre à
l’Etat russe actuel – dit stalinisme – aux « vrais » principes marxistes de
Lénine et du vieux bolchevisme. Mais c’est à tort. (Non seulement parce que
Lénine fut le premier à appliquer cette politique, mais aussi parce que son
prétendu marxisme était tout bonnement une légende. Lénine a toujours ignoré en
effet ce qu’est le marxisme réel. Rien de plus compréhensible. Il ne
connaissait du capitalisme que sa forme coloniale : il ne concevait la
révolution sociale que comme la liquidation de la grande propriété foncière et
du despotisme tsariste. On ne peut reprocher au bolchevisme russe d’avoir
abandonné le marxisme, pour la simple raison que Lénine n’a jamais été
marxiste. Chaque page de l’ouvrage philosophique de Lénine est là pour le
prouver. Et le marxisme lui-même, quand il dit que les idées théoriques sont
déterminées par les nécessités et les rapports sociaux, explique du même coup
pourquoi il ne pouvait pas en être autrement. Mais le marxisme met également en
lumière les raisons pour lesquelles cette légende devait forcément apparaître :
[une révolution bourgeoise exige le soutien de la classe ouvrière et de la
paysannerie. II lui faut donc créer des illusions, se présenter comme une
révolution de type différent plus large plus universel. En l’occurrence,
c’était l’illusion consistant à voir dans la révolution russe la première étape
de la révolution mondiale, appelée à libérer du capitalisme le prolétariat dans
son ensemble; son expression théorique fut la légende du marxisme.
Certes, Lénine fut un disciple
de Marx, à qui il devait un principe essentiel du point de vue de la révolution
russe : la lutte de classe prolétarienne absolument intransigeante, C’est pour
des raisons analogues d’ailleurs que les social-démocrates étaient eux aussi
des disciples de Marx. Et, incontestablement, la lutte des ouvriers russes, au
moyen d’actions de masse et de soviets, a constitué en pratique le plus
important exemple de guerre prolétarienne moderne. Toutefois, le fait que
Lénine n’a pas compris le marxisme sous son aspect de théorie de la révolution
prolétarienne, qu’il n’a pas compris le capitalisme, la bourgeoisie et le
prolétariat arrivés à leur plus haut degré de développement contemporain, ce
fait-là apparut avec toute la netteté désirable dès qu’il fut décrété que la
révolution mondiale devait être déclenchée de Russie, au moyen de la IIIe
Internationale, sans tenir aucun compte des avis et des mises en garde des
marxistes occidentaux. La série ininterrompue d’erreurs graves, d’échecs et de
défaites, dont la faiblesse actuelle du mouvement ouvrier est la conséquence, a
fait ressortir les inévitables carences du leadership russe.
Pour en revenir à l’époque où
Lénine écrivit son livre, nous devons maintenant nous demander que pouvait bien
signifier cette controverse autour du « machisme ». Le mouvement
révolutionnaire russe englobait des couches d’intellectuels beaucoup plus
importantes que le mouvement socialiste occidental : certains d’entre eux
furent influencés par les courants d’idées bourgeois et anti-matérialistes. Il
était naturel que Lénine combatte violemment de telles tendances au sein du
mouvement révolutionnaire, il ne les considérait pas comme l’aurait fait un
marxiste, qui aurait vu en elle un phénomène social, les aurait expliquées par
leur origine sociale, les rendant ainsi totalement inoffensives : nulle part
dans son livre on ne trouve la moindre tentative d’une telle compréhension.
Pour Lénine le matérialisme était la vérité établie par Feuerbach, Marx et
Engels, et les matérialistes bourgeois. Ultérieurement, la stupidité, le conservatisme,
les intérêts financiers de la bourgeoisie et la puissance spirituelle de la
théologie avaient amené une forte réaction en Europe. Or cette réaction
menaçait aussi le bolchevisme, et il fallait s’y opposer avec la plus grande
rigueur.
Il va de soi que Lénine avait
parfaitement raison de réagir. A vrai dire, la question n’était pas de savoir
si Marx ou Mach détenait la vérité, ou si l’on pouvait tirer des idées de Mach
quelque chose qui pût être utile au marxisme ; il s’agissait de savoir si ce
serait le matérialisme bourgeois ou l’idéalisme bourgeois ou un mélange des
deux, qui fournirait la base théorique de la lutte contre le tsarisme. Il est
clair que l’idéologie d’une bourgeoisie satisfaite d’elle-même et déjà
déclinante ne peut en aucun cas s’accorder avec un mouvement en développement,
ne peut satisfaire, fût-ce une bourgeoisie en ascension. Une telle idéologie
aurait conduit à un affaiblissement, là où justement il fallait faire preuve de
la plus grande énergie. Seule l’intransigeance du matérialisme pouvait rendre
le Parti fort et lui donner la vigueur nécessaire pour une révolution. La
tendance « machiste », qu’on pourrait mettre en parallèle avec le révisionnisme
en Allemagne, allait briser le radicalisme de la lutte et la solide unité du
parti, en théorie et en pratique. Et c’est ce danger que Lénine a vu très
nettement. « Quand je l’ai lu (le livre de Bogdanov) j’ai été transporté de
colère et de rage », écrivait-il à Gorki en février 1908. Et, en effet, cette
fureur éclate tout au long de son livre dans la véhémence de ses attaques
contre ses adversaires : Lénine semble l’avoir écrit sans décolérer. Ce n’est
pas une discussion fondamentale destinée à éclaircir certaines idées, comme par
exemple le livre d’Engels contre Dühring ; c’est le pamphlet incendiaire d’un
chef de parti qui doit par tous les moyens préserver son parti des dangers qui
le menacent. Ainsi on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’il essaie réellement de
comprendre les doctrines qu’il attaque. Avec ses propres conceptions non marxistes,
il ne pouvait que les interpréter de travers et les présenter de façon
inexacte, voire les déformer complètement. La seule chose qui comptait c’était
de les réduire à néant, de détruire leur prestige scientifique, et de présenter
les « machistes » russes comme des perroquets ignares répétant les paroles de
crétins réactionnaires.
Et il y réussit. Ses idées
fondamentales étaient celles du parti bolchevique dans son ensemble,
déterminées par ses tâches historiques. Une fois de plus, Lénine avait vu exactement
les nécessités pratiques du moment. Le « machisme » fut condamné et balayé du
Parti. Et le parti uni put reprendre sa marche à l’avant-garde de la classe
ouvrière vers Ia révolution.
Les mots de Deborin, cités
tout au début de cet ouvrage, ne sont donc qu’en partie exacts. On ne peut pas
parler de victoire du marxisme là où il s’agit seulement d’une prétendue
réfutation de l’idéalisme bourgeois par les idées du matérialisme bourgeois.
Mais, sans aucun doute, le livre de Lénine laissa une empreinte décisive dans
l’histoire du Parti, et détermina dans une grande mesure, le développement
ultérieur des idées philosophiques en Russie. Après la révolution, dans le
nouveau système de capitalisme d’Etat, le « léninisme », combinaison de
matérialisme bourgeois et de doctrine marxiste du développement social, le tout
orné d’une terminologie dialectique, fut proclamé philosophie officielle. Cette
doctrine convenait parfaitement aux intellectuels russes, maintenant que les
sciences de la nature et la technique formaient la base d’un système de
production qui se développait rapidement sous leur direction et qu’ils voyaient
se profiler un avenir où ils seraient la classe dirigeante d’un immense empire,
où ils ne rencontreraient que l’opposition de paysans encore englués de
superstitions religieuses.
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