MACH
Dans
la dernière partie du XIXe siècle, le monde bourgeois se détourna de plus en
plus du matérialisme. La bourgeoisie renforça sa domination sur la société, en
développant le capitalisme. Mais la croissance de la classe ouvrière, dont la
position sociale était une manifestation permanente de l’imperfection du
système et dont le but avoué en était la destruction, amena la bourgeoisie à
douter de la pérennité du capitalisme. A la confiance des débuts succéda
l’inquiétude, le monde futur comme le monde présent recelaient une foule de
problèmes insolubles. Et, comme les forces matérielles visibles lui
promettaient des lendemains désagréables, la bourgeoisie chercha à apaiser ses
appréhensions et à raffermir sa confiance en elle-même en se tournant vers des
croyances en une prédominance des puissances spirituelles. Les tendances
mystiques et religieuses reprirent la première place. Cette évolution se
renforça encore au XXe siècle après la Première Guerre mondiale.Les hommes de
science appartiennent au monde bourgeois; ils sont en liaison constante avec la
bourgeoisie et sont influencés par les courants idéologiques qui l’agitent.
Mais le développement de la science les a contraints à s’occuper de problèmes
nouveaux, à faire face à des contradictions qui se faisaient jour dans leurs
concepts. La critique de leurs théories, qu’ils étaient forcés de faire, ne
découlait pas d’une conception philosophique nette mais des nécessités
directes, pratiques de leur étude de la nature. Cette critique prit la forme et
la tonalité des courants idéologiques antimatérialistes, qui prédominaient au
sein de la classe dirigeante. C’est pourquoi la philosophie moderne de la
nature présente deux tendances : réflexion critique sur les concepts
fondamentaux de la science et critique du matérialisme. Ces conceptions prirent
un aspect idéologique et mystique. Mais ceci ne veut pas dire qu’elles aient
été sans valeur et stériles, pas plus que ne l’avait été le système philosophique
idéaliste de Hegel au temps de la Restauration.
A la
fin du XlXe siècle et dans plusieurs pays, apparurent de nombreuses critiques
des principales théories en cours. Citons, par exemple, celles de Karl Pearson
en Angleterre, Gustav Kirchhoff et Ernst Mach en Allemagne, Henri Poincaré en
France. Tous ces critiques, tout en suivant des chemins différents,
représentaient une même tendance. Mais ce sont sans nul doute les oeuvres de
Mach qui ont exercé la plus grande influence.
Selon
lui, la physique ne doit pas partir de la matière, des atomes, des choses. car
ce sont des concepts dérivés. Ce que nous connaissons directement, c’est
l’expérience et les composantes de toute expérience ce sont les sensations, les
impressions sur les sens (Empfindung). Sous l’influence de notre système de
concepts acquis au cours de notre éducation et hérités de nos habitudes
intuitives, nous expliquons chaque sensation comme l’effet d’un objet sur notre
personne en tant que sujet: par exemple je vois une pierre. Mais dès que nous
nous libérons de cette habitude, nous constatons que cette sensation est un
tout en elle-même donné directement sans distinction de sujet ou d’objet. Par
l’expérience d’un certain nombre de sensations j’arrive à distinguer les
objets, et d’ailleurs ce que je connais de moi-même je ne le sais que par un
ensemble analogue de telles sensations. Comme le sujet et l’objet sont
finalement construits à partir de sensations, il est préférable d’éviter ce mot
de sensations qui se rapporte à une personne qui les perçoit. C’est pourquoi,
continue Mach, nous préférons utiliser un mot plus neutre, celui d’élément,
pour désigner la base la plus élémentaire de la connaissance. (On utilisera
souvent plus tard un mot collectif : le donné.)
Pour
la pensée ordinaire il y a à un paradoxe. Comment une pierre, chose solide par
excellence, dure, immuable, pourrait-elle se composer ou consister en « des
sensations », choses aussi subjectives qu’éphémères. Mais si on y regarde de
plus près on se rend vite compte que ce qui caractérise une chose c’est
justement cela et rien de plus. Sa dureté par exemple n’est rien d’autre que
l’expérience d’un certain nombre de sensations souvent douloureuses; quant à
son caractère immuable il résulte d’une somme d’expériences qui montrent que chaque
fois que nous nous retrouvons dans la même situation, nous voyons se répéter
les mêmes sensations. Aussi comptons-nous sur un ordre fixe dans le déroulement
de nos sensations. Dans notre conception d’une chose, il n’y a donc rien qui
n’ait en définitive la forme ou le caractère d’une sensation. Un objet n’est
que la somme de toutes nos sensations éprouvées à différents moments et qui,
parce que nous admettons une certaine permanence des lieux et de
l’environnement, sont combinées ensemble et désignées sous un même nom. Un
objet n’est rien de plus, il n’y a aucune raison de supposer avec Kant
l’existence d’une « chose en soi » (Ding an sich) en dehors de cette masse de
sensations; et il ne nous est même pas possible d’exprimer par des mots ce
qu’il faut entendre par l’existence d’une chose en soi. Par conséquent, non
seulement l’objet n’est construit qu’à partir de sensations, mais il ne se
compose que de sensations. Et Mach exprimait ainsi son opposition à la physique
traditionnelle de son époque : « Ce ne sont pas les corps qui produisent les
sensations, mais les complexes d’éléments (complexes de sensations) qui forment
les corps. Et si le physicien considère que les corps sont une réalité
permanente et ses « éléments » une apparence passagère et éphémère, c’est qu’il
ne se rend pas compte que tous les corps ne sont que les symboles mentaux de
complexes d’éléments (complexes de sensations). » (Mach, Analyse des
sensations, p. 23. Les citations de Mach sont faites d’après le texte
allemand).
Il
en est de même pour le sujet. Ce que nous appelons le « moi » c’est un complexe
de souvenirs et de sentiments, de sensations et d’idées passées et présentes,
reliés entre eux par la continuité de la mémoire, et rattachés à un corps
particulier, mais qui ne sont que partiellement permanents : « Ce n’est pas le
« moi » qui est primaire, ce sont les éléments (...) Les éléments forment le
moi. Les éléments de la conscience d’un individu donné sont fortement reliés
entre eux, mais en revanche très faiblement et seulement occasionnellement
reliés à ceux d’un autre individu. C’est pourquoi chacun croit ne connaître que
lui-même en tant qu’unité indivisible, indépendante de toutes les autres. »
(id., p. 19)
« La
nature se compose d’éléments fournis par les sens. L’homme primitif saisit
d’abord parmi eux certains complexes de ces éléments qui se reproduisent avec
une certaine constance et qui sont pour lui les plus importants. Les premiers
mots, les plus anciens sont des noms de « chose ». Mais Ici on fait abstraction
de l’environnement, des petites modifications que ces complexes subissent sans
cesse et qui, parce que moins importantes, ne sont pas retenues. Il n’existe
pas dans la nature de chose invariable. La chose est une abstraction, le nom
est un symbole d’un complexe d’éléments dont nous négligeons les changements.
Et si nous désignons le complexe dans son ensemble par un seul mot, par un seul
symbole cela vient de ce que nous éprouvons le besoin d’éveiller d’un seul coup
toutes les impressions qui se rattachent à ce complexe (...) Les sensations ne
sont pas des « symboles des choses ». Au contraire, la « chose » est plutôt un
symbole mental pour un complexe de sensations d’une stabilité relative. Ce ne
sont pas les choses ou les corps, mais les couleurs, les sons, la pression,
l’espace, le temps (ce que nous appelons ordinairement les sensations) qui sont
le véritables éléments du monde. Le processus tout entier a un sens d’économie.
En décrivant les faits nous commençons par les complexes les plus stables, les
plus habituels et les plus courants, et par la suite nous ajoutons ce qui est
inhabituel comme correction. » (E. Mach, Le développement de la mécanique,
1883, p. 454. Une traduction française existe sous le titre : Le mécanique,
Hermann, Paris, 1925)
Dans
l’ouvrage que nous venons de citer et où il traite du développement historique
des principes de la mécanique, Mach est très proche de la méthode du
matérialisme historique. Pour lui en effet, l’histoire de la science ne se
résume pas à celle d’une suite de grands hommes dont le génie a permis les
grandes découvertes. Il montre au contraire comment les problèmes pratiques
sont d’abord résolus par les méthodes de pensée de la vie quotidienne, puis
finissent par trouver leur expression théorique la plus simple et la plus
adéquate. Et par là, il insiste sur le rôle « économique » de la science : «
Toute science a pour but de remplacer ou d’économiser des expériences en
représentant et en prévoyant les faits par la pensée ; car ces reproductions
sont plus facilement à disposition que les expériences elles-mêmes et peuvent
dans une large mesure les remplacer. » (id., p. 452)
«
Quand nous nous représentons des faits par la pensée, nous ne les reproduisons
jamais comme ils sont exactement, mais nous ne retenons que les aspects qui
sont importants pour nous. Ce faisant nous poursuivons un but issu directement
ou indirectement de préoccupationspratiques. Nos représentations sont toujours
des abstractions. Ici aussi on retrouve la tendance à l’économie. » (id., p.
454)
Dans
cette conception la science, aussi bien la plus spécialisée que la connaissance
la plus commune, est liée aux besoins de la vie, elle est un moyen d’existence
: « La tâche biologique de la science est d’offrir à l’homme en pleine
possession de ses sens un fil directeur (Orientierung) aussi parfait que
possible. » (E. Mach, Analyse des sensations, op. cit., p. 29)
Pour
que l’homme puisse réagir efficacement dans chaque situation de sa vie, face à
chaque impression créée par le milieu, point n’est besoin qu’il évoque dans sa
mémoire tous les cas antérieurs où il s’est trouvé dans une situation analogue
et ce qu’il en est résulté; il lui suffit d’en connaître les conséquences dans
le cas général pour décider de sa conduite. La règle, le concept abstrait, sont
des instruments toujours prêts à être utilisés qui nous évitent d’avoir à
considérer mentalement tous les cas antérieurs. Les lois de la nature ne
fournissent pas une prévision de ce qui doit ou va arriver dans la nature mais
ce à quoi nous nous attendons; et c’est là le but même qu’elles doivent
remplir.
L’élaboration
de concepts abstraits, de règles, de lois de la nature, que ce soit dans la vie
de tous les jours ou dans l'exercice des sciences, est un processus qui aboutit
à économiser l’activité cérébrale, à économiser la pensée. Mach montre par un
certain nombre d’exemples empruntés à l’histoire des sciences que les progrès
scientifiques reviennent toujours à accroître cette économie, c’est-à-dire
économiser des domaines d’expérience de plus en plus grands de manière de plus
en plus ramassée et que pour faire des prédictions, on puisse éviter de répéter
les mêmes opérations mentales : « La vie de l’homme est courte et sa mémoire
est limitée, et on ne peut acquérir un nombre de connaissances appréciable qu’à
l’aide de l'économie de pensée la plus poussée (...) (Ainsi la tâche de la
science consiste) à représenter les faits aussi complètement que possible avec
le minimum d’effort cérébral. » (E. Mach, Le développement de la mécanique, op.
cit., p. 461
Le
principe de l’économie de pensée détermine, selon Mach, le caractère de la
recherche scientifique. Ce que la science présente comme les propriétés des
choses, les lois des corps, des atomes, ne sont en réalité que des relations
entre des sensations. Par exemple, les phénomènes entre lesquels la loi de la
gravitation établit des relations se composant tous d’un certain nombre
d’impressions visuelles, tactiles et auditives. La loi nous dit que ces
phénomènes n’ont pas lieu au hasard et elle prédit ceux auxquels nous pouvons
nous attendre. Bien entendu, les lois ne pourraient être énoncées sous une
telle forme, beaucoup trop complexe pour être appropriée et applicable en
pratique. Mais, du point de vue des principes, il est important de constater
que toutes les lois n’expriment que des relations entre des phénomènes. Si dans
notre conception de l’Ether ou des atomes des contradictions surgissent, elles
ne sont pas des contradictions de la nature, mais proviennent de la forme que
nous avons choisie pour exprimer nos abstractions et nos lois, dans le but de
les utiliser de la manière la plus pratique. La contradiction disparaît dès que
nous présentons les résultats de la recherche sous forme de rapport entre les
grandeurs observées, c’est-à-dire en dernier ressort, entre les sensations.
L’esprit
non engagé dans l’activité scientifique est facilement troublé par le fait
qu’une conception adaptée à un but particulier puisse être prise comme base de
tout le système de la recherche scientifique. [C’est le cas, dit Mach, pour celui
qui considère « toutes les expériences (...) comme les effets d’un monde
extérieur sur la conscience. Il en résulte alors une confusion apparemment
inextricable de difficultés métaphysiques. Mais ce spectre disparaît dès que
nous considérons les choses sous leur forme mathématique et que nous nous
rendons compte que n’a de valeur pour nous que l’établissement de rapports et
de fonctions, et que la seule chose que nous désirons réellement connaître ce
sont les relations mutuelles entre les expériences. » (E. Mach, Analyse des
sensations, op. cit., p. 28)
On
pourrait croire que Mach émet ici des doutes sur l’existence d’un monde
extérieur indépendant de l’homme et agissant sur lui. Mais en bien d’autres
endroits il parle de la nature au sein de laquelle nous devons organiser notre
vie et que nous devons explorer. Ce qu’il veut dire c’est que le monde
extérieur tel qu’il est compris par la physique et par l’opinion courante,
c’est-à-dire le monde de la matière et des forces engendrant les phénomènes,
nous conduit à des contradictions.
Ces
contradictions ne peuvent être résolues que si nous revenons chaque fois aux
phénomènes et si au lieu de discuter sur des mots nous exprimons nos résultats
sous forme de rapports entre nos observations. C’est ce que, par la suite, on
appela le « principe de Mach » [que l’on peut énoncer ainsi : Quand nous nous
demandons si une affirmation a un sens ou non et si oui lequel, nous devons
chercher quelle expérience peut la confirmer ou l’infirmer.] Ce principe a joué
un rôle important de nos jours, d’une part dans les controverses sur le temps
et l’espace qui accompagnèrent la théorie de la relativité et d’autre part dans
la compréhension des phénomènes atomiques et du rayonnement. Pour Mach
lui-même, il s’agissait de trouver un champ d’interprétation plus large des
phénomènes physiques. Dans la vie quotidienne, les corps solides sont les
complexes d’éléments les plus évidents [et c’est pourquoi la mécanique,
c’est-à-dire la science qui traite des mouvements de ces corps, a été le
premier domaine de la physique à se développer.] Mais ce n’est pas une raison
pour faire de l’agencement des atomes et de la théorie atomique le schéma de
base de l’univers tout entier. Au lieu de vouloir expliquer tous les
phénomènes, la chaleur, l’électricité, la lumière, la chimie, la biologie par
le mouvement de ces particules microscopiques, mieux vaudrait développer des
concepts appropriés à chaque domaine.
Il y
a toutefois une certaine ambiguïté dans ce que Mach dit du monde extérieur,
ambiguïté qui révèle un penchant certain vers le subjectivisme, correspondant
aux tendances générales du monde bourgeois vers le mysticisme, et qui devait
aller en se renforçant. Plus tard Mach se plaira à découvrir partout des
courants apparentés à ses idées, et s’empressera d’approuver en termes
flatteurs les philosophies idéalistes qui doutent de la réalité du monde
matériel. Il ne faut pas non plus chercher chez Mach un système philosophique
homogène et cohérent, poussé jusqu’à ses dernières conséquences. Ce qui lui
paraissait le plus important c’était de faire des remarques critiques destinées
à stimuler l’apparition d’idées nouvelles, qu’il exprimait souvent sous forme
de paradoxes, de traits acérés contre les conceptions généralement admises,
mais sans trop se soucier d’éliminer toute contradiction dans ses affirmations
ou de résoudre tous les problèmes. Sa démarche d’esprit n’est pas celle du
philosophe construisant un système sans faille mais celle du savant qui
présente ses idées comme une contribution partielle à l’ensemble du travail de
la collectivité scientifique, certain que d’autres corrigeront les erreurs et
compléteront ce qui est laissé inachevé : « La suprême philosophie du savant
consiste précisément à se satisfaire d’une vision du monde (Weltanschauung)
incomplète et à la préférer à un système philosophique apparemment complet mais
insatisfaisant » (E. Mach, Le développement de la mécanique, op. cit., p 437)
Mach
a tendance à faire ressortir le côté subjectif de l’expérience. Ceci est
manifeste lorsqu’il décrit comme des sensations les données immédiates du monde
(les phénomènes). Certes cette manière de faire repose sur une analyse plus
profonde des phénomènes. Le phénomène d’une pierre qui tombe implique toute une
série de sensations visuelles qui se succèdent et qui sont reliées au souvenir
de sensations visuelles et spatiales antérieures. On pourrait donc dire que les
éléments de Mach, c’est-à-dire les sensations, sont les constituants les plus
simples des phénomènes. Quand Mach dit : « Il est exact que le monde se compose
de nos sensations. » (E. Mach, Analyse des sensations, op. cit., p. 10) [il
entend mettre l’accent sur le caractère subjectif des éléments du monde, mais
il ne dit pas : mes sensations à moi,] pas plus qu’il ne dit : l’univers est formé
de mes sensations. Le solipsisme lui est totalement étranger et est tout à fait
incompatible avec son système de pensée. Pour Mach, le « moi » est également un
complexe de sensations et d’ailleurs il rejette le solipsisme expressément.
Derrière le mot « nous » se cachent les relations entre les hommes (mais Mach
ne va pas plus loin que cette manière de s’exprimer). Lorsqu’il examine la
relation entre le monde construit à partir de ses sensations et les autres
hommes, il est très imprécis : « Pas plus que je ne considère le rouge et le
vert comme appartenant à un corps particulier, je ne fais de distinction
essentielle du point de vue de cette orientation générale entre mes sensations
et celles d’un autre. Les mêmes éléments se retrouvent réunis sous forme de
points nodaux (Verknüpfungspunkte) dans de nombreux moi ». Mais ces points
nodaux ne sont pas stables. Ils apparaissent, disparaissent et se modifient
constamment. » (id., p. 294)
On
pourrait objecter ici que si le rouge et le vert appartiennent à plusieurs
corps à la fois ils ne sont plus des sensations, de ces éléments constitutifs
de l’expérience, mais déjà des concepts abstraits, le « rouge » et le « vert »,
extraits d’impressions semblables venues de phénomènes différents. Nous
trouvons là un renouvellement des bases de la science, celui qui consiste à
remplacer des concepts, comme ceux de corps et de matière, par d’autres
concepts abstraits, par exemple la couleur, que nous appelons propriétés des
premiers. Mais lorsque Mach dit que sa sensation et celle d’un autre sont le
même élément (le « moi » et l’autre sont tous les deux de ces points nodaux) le
mot « élément » est pris dans un sens différent, et prend le caractère d’un
phénomène qui dépasse l’individu.
La
thèse de Mach selon laquelle le monde se compose de nos sensations contient
cette vérité fondamentale que nous ne connaissons le monde qu’à travers nos
sensations. Elles sont le seul matériau avec lequel nous pouvons construire
notre monde. C’est dans ce sens que le monde, y compris le « moi », se «
compose » uniquement de sensations. Mais pour Mach cette thèse contient quelque
chose de plus et il met l’accent sur le caractère subjectif des sensations,
révélant ainsi la même tendance idéologique bourgeoise que nous retrouvons dans
les autres philosophies de la même époque. Cette tendance est encore plus
manifeste quand il remarque que ses conceptions sont en mesure de faire
disparaître le dualisme, cet éternel antagonisme philosophique entre les deux
mondes de la matière et de l’esprit. Selon Mach le monde physique et le monde
psychique se composent des mêmes éléments, mais combinés différemment. La
sensation de « vert » que j’éprouve en voyant une feuille, reliée avec toutes
les sensations que moi ou d’autres avons pu éprouver face à des feuilles, est
un élément de la feuille matérielle" ; cette même sensation liée cette
fois à ma rétine, mon corps et mes souvenirs devient un élément de mon moi, et,
jointe à d’autres impressions que j’ai eues auparavant, un élément de mon
esprit. « Je ne vois aucune opposition entre le physique et le psychique, mais
au contraire une identité profonde en ce qui concerne les éléments. Dans la
sphère sensorielle de ma conscience chaque objet est à la fois physique et
psychique. » (ibid., p. 36) « Ce n’est pas le contenu mais la direction des
recherches qui diffèrent entre les deux domaines. » (ibid., p. 14)
Ainsi
disparaît le dualisme ; le monde entier est une unité et se compose d’éléments
identiques, qui ne sont pas les atomes mais les sensations : « Il n’y a aucune
difficulté à représenter tous les événements physiques à partir des sensations,
qui sont en même temps des éléments psychiques, mais il est en revanche
impossible de représenter un phénomène psychique quelconque à partir des
éléments en usage dans la physique moderne comme la masse ou les mouvements
(...) On doit se rendre compte que rien ne peut devenir objet d’une expérience
ou de la science s’il ne peut d’une manière ou d’une autre être partie de la
conscience. » (E. Mach, Connaissance et erreur, 1905, p. 12)
C’est
dans cette note d’un ouvrage de 1905 que se fait jour l’esprit antimatérialiste
du monde bourgeois. La méthode, servant à caractériser les éléments, jusque là
prudente, réfléchie et neutre est brusquement abandonnée, et les éléments
eux-mêmes qualifiés de "psychiques". Ainsi le monde physique se
trouve entièrement intégré dans le domaine psychique. Mais il ne s’agit pas
pour nous ici de faire la critique des idées de Mach mais d’exposer un courant
de pensée et plus particulièrement dans ses relations avec la société. Aussi ne
discutons-nous pas de la tautologie de la phrase finale selon laquelle ce qui
est conscient ne peut être que ce qui se trouve dans sa conscience,
c’est-à-dire que le monde ne peut être que spirituel.
Si
nous admettons difficilement que les éléments constituants de l’univers sont
les sensations, c’est, dit Mach, parce que dans notre jeunesse nous avons
assimilé sans esprit critique l’image toute faite du monde que l’humanité a
intuitivement élaborée au cours des millénaires de son évolution. Mach expose
alors comment, à l’aide d’un raisonnement philosophique, on peut parvenir à
retracer consciemment et avec esprit critique tout ce processus. En repartant
des expériences les plus simples, c’est-à-dire des sensations élémentaires,
nous pouvons reconstruire pas à pas l’univers : nous-mêmes, le monde extérieur,
les différents corps qui font partie du monde extérieur, mais liés à ce que
nous éprouvons, à nos actions, à nos souvenirs personnels. Ainsi, par analogie,
nous nous rendons compte que les autres hommes sont nos semblables, de même
nature que nous et que par conséquent leurs sensations, dont nous prenons
connaissance par leurs témoignages, sont des matériaux semblables aux nôtres
que nous pouvons utiliser dans notre construction du monde. Mach s’arrête ici
et avant l’étape qui le mènerait à la conception d’un monde objectif. Ce n’est
pas une lacune accidentelle mais une conception fondamentale. Ceci se retrouve
d’ailleurs et plus marqué encore chez Carnap, un des principaux porte-parole de
la philosophie moderne de la nature. Dans La construction logique du monde, il
se fixe le même objectif que Mach, mais le poursuit d’une manière encore plus
rigoureuse : si on choisit comme point de départ non l’ignorance totale mais la
pleine possession des activités spirituelles, comment arrive-t-on à
reconstituer le monde avec tout ce qu’il contient ? Partant de « mes sensations
» j’établis un système « d’énoncés » et « d’objets » (Carnap désigne par le mot
Gegenstand tout ce qui peut donner lieu à un énoncé), et ainsi l’existence d’«
objets » physiques et psychiques, avec lesquels je construits le « monde » sous
forme d’un système ordonné de mes sensations. La question du dualisme entre le
corps et l’âme se résout de la même manière que chez Mach ; le matériel et le
spirituel se composent des mêmes matériaux, les sensations, et ne diffèrent que
par leur combinaison. Les sensations des autres hommes conduisent, si l’on en
croit leur témoignage, à un monde physique correspondant exactement au mien.
C’est le monde « intersubjectif », commun à tous les sujets, le monde dont
traitent les sciences de la nature. Et Carnap s’arrête également là, satisfait
d’avoir éliminé tout dualisme, et d’avoir montré que toute question sur le
réalité du monde n’a pas de sens, puisque la réalité « ne peut être prouvée que
par nos expériences, nos sensations: ici s’arrête l’enchaînement de la
constitution du monde. »
Il
est facile de dégager les limites de cette conception des structures du monde.
Pour Mach comme pour Carnap, le monde, ainsi constitué, est un monde instantané
supposé immuable. Le fait que le monde soit en perpétuelle évolution est laissé
de côté. Nous devons dépasser le point où Carnap s’est arrêté. Nous savons
d’expérience que les gens naissent et meurent. Lorsque les hommes, dont les
expériences ont servi à constituer le monde, meurent, le monde n’en reste pas
moins inchangé. Je sais que lorsque mes sensations, mon « acquis »,
disparaîtront avec ma mort, le monde continuera d’exister. Les expériences
scientifiques admises par tous nous ont permis de conclure qu’il y a des
millénaires il n’y avait pas d’hommes sur la Terre ni même d’êtres vivants. Le
fait de l’évolution, qui repose sur nos sensations regroupées dans la science,
démontre qu’il a existé un monde dont la sensation était exclue. Ainsi on passe
d’un monde intersubjectif, commun à tous les hommes, à un monde objectif
indépendant de l’homme. La conception du monde en est entièrement changée. Une
fois ce monde objectif constitué tous les phénomènes sont considérés comme
indépendants de l’observateur, et deviennent des relations entre les diverses
parties du monde total. Le monde est l’ensemble de ces innombrables parties qui
agissant les unes sur les autres. Chaque partie consiste en la totalité de ses
actions et réactions avec le reste du monde ; toutes ces actions mutuelles
forment les phénomènes que la science étudie. L’homme est aussi une partie du
monde : nous ne sommes que la totalité de nos actions et réactions avec le
monde extérieur. Nos sensations apparaissent maintenant sous un nouveau jour.
Elles représentent les actions du monde sur nous-mêmes, mais ne sont qu’une
partie infime de toutes les interrelations qui constituent l’univers. Bien
entendu, elles sont la seule réalité qui nous soit directement donnée. Quand
l’homme construit le monde à partir de ses expériences personnelles, il
reconstruit dans son esprit un monde objectif qui existe déjà. De nouveau nous
nous trouvons face à une double image du monde et de nouveau se posent les
problèmes de la théorie de la connaissance. Le matérialisme historique a montré
comment on peut les résoudre sans faire appel à la métaphysique.
On
peut se demander pourquoi deux philosophes de la nature aussi éminents n’ont
pas franchi le pas qui les eût menés à la constitution d’un monde objectif,
alors que la logique de leurs raisonnements eût dû les y conduire. On ne peut
se l’expliquer qu’à partir de leur conception du monde. Leur façon instinctive
d’attaquer les problèmes est antimatérialiste. En s’arrêtant à un monde
subjectif ou intersubjectif construit à partir de l’expérience personnelle, ils
parviennent à une conception moniste du monde, dans laquelle le monde physique
se compose d’éléments psychiques, et réfutent le matérialisme. On a ici un exemple
particulièrement significatif de la manière dont une conception de classe
arrive à déterminer l’orientation de la science et de la philosophie.
En
résumé, nous pouvons dire qu’il faut distinguer deux phases dans les
conceptions de Mach. Dans la première il ramène les phénomènes de la nature aux
sensations, montrant ainsi leur caractère subjectif, Il ne cherche pas à
utiliser ces sensations pour construire par des déductions précises un monde
objectif. Ce monde objectif, il l’accepte comme quelque chose d’évident,
d’allant de soi, mais poussé par son désir de ne voir la réalité immédiate que
dans les sensations considérées comme des éléments psychiques, il lui donne un
vague caractère mystique. Vient ensuite la deuxième phase, le passage du monde
des phénomènes au monde de Ia physique. Ce que la physique et aussi le sens
commun, convaincu par la vulgarisation scientifique, considèrent comme la
réalité du monde (matière, atomes, énergie, lois de la nature, formes de
l’espace et du temps, le moi) ne sont que des abstractions à partir d’un groupe
de phénomènes. Mach réunit les deux étapes en une seule en disant que les
choses sont des complexes de sensations.
La
deuxième phase nous ramène à Dietzgen. La similitude est ici manifeste. Les
différences entre Mach et Dietzgen proviennent de leurs conceptions de classe.
Dietzgen s’est basé sur le matérialisme dialectique et ses conceptions étaient
une conséquence directe du marxisme. Mach, influencé par la réaction qui
naissait au sein de la classe bourgeoise, considérait que sa tâche était une
critique fondamentale du matérialisme naturaliste sous une forme qui assure la
suprématie sur la matière à un quelconque principe spirituel. En outre il y a
une différence dans leurs attitudes personnelles et leurs buts spécifiques.
Dietzgen était un philosophe aux vues larges qui a cherché à expliquer le
fonctionnement du cerveau humain. L’expérience pratique, aussi bien dans le
domaine de la vie quotidienne que dans celui de la science, lui a servi de
matériau pour connaître la connaissance. Mach était un physicien qui a surtout
cherché à améliorer la manière dont opérait jusqu’alors, dans la recherche
scientifique, l’esprit humain. Le but de Dietzgen était de faire apparaître
clairement le rôle de la connaissance dans l’évolution sociale, pour que la
lutte du prolétariat puisse en profiter. Le but de Mach était d’améliorer la
pratique de la recherche scientifique pour en faire profiter les sciences de Ia
nature.
Quand
il parle de l’application pratique de ses conceptions, Mach s’exprime de
différentes façons, parfois de manière extravagante. Ici il pense qu’il est
inutile d’employer les abstractions courantes : « Nous connaissons uniquement
des sensations, toute hypothèse sur les noyaux (c’est-à-dire sur les particules
composant la matière) et sur leurs actions réciproques qui donneraient
naissance aux sensations est entièrement vaine et superflue. » (E. Mach,
Analyse des sensations, op. cit., p. 10)
Là
au contraire il ne veut pas discréditer le sens commun, le réalisme « naïf » qui
rend les plus grands services à l’homme dans sa vie de tous les jours. Ce
réalisme est un produit de la nature qui s’est développé peu à peu tandis que
tout système philosophique n’est qu’un produit artificiel et éphémère, visant
des buts temporaires. Il nous faut donc comprendre « pourquoi et dans quel but
nous adoptons dans la plus grande partie de notre vie tel point de vue et
pourquoi, dans quel but et quelle direction, nous devons l’abandonner
temporairement. Aucun point de vue n’a de validité éternelle, chaque principe
n’a d’importance que pour un but déterminé. » (id., p. 30)
Dans
l’application pratique de ses conceptions à la physique Mach n’a rencontré que
peu d’écho. Il s’en prenait surtout à la matière et aux atomes tels qu’ils
étaient présentés dans la physique de son époque. Sans doute ils ne sont que
des abstractions et doivent être considérés comme tels : « Personne n’a jamais
vu d’atomes où que ce soit et n’en verra jamais; comme toutes les autres
substances, ce sont des produits de l’esprit. » (E. Mach, Le développement de
la mécanique, op. cit., p. 463)
Mais
ce n’est pas la seule raison pour les rejeter. En fait, ce sont des
abstractions dénuées de pratique qui représentent une tentative d’expliquer
tous les phénomènes physiques par la mécanique, par le mouvement de petites
particules. Or « il est clair que les hypothèses mécaniques ne permettent pas
d’atteindre à la véritable économie de pensée scientifique. » (id., p. 469)
Mais
lorsque dès 1873 il présente sa critique de l’explication de la chaleur par
l’agitation des atomes et de l’électricité par l’écoulement d’un fluide, il ne
rencontre aucun écho chez les physiciens. Ceux-ci bien au contraire ont
continué à développer ce type d’explications, dont les conséquences ont
toujours été confirmées. Dans le cas de l’électricité, par exemple, la
découverte de l’électron et de sa charge élémentaire a conduit à une théorie de
type corpusculaire, qui permit à la théorie atomique de s’étendre avec de plus
en plus de succès. La génération de physiciens qui a succédé à celle de Mach,
si elle avait certaines sympathies pour ses conceptions philosophiques, ne l’a
pas suivi sur le chemin des applications pratiques. Ce n’est qu’au XXe siècle
lorsque la théorie atomique et celle de l’électron eurent pris un essor
remarquable et que la théorie de la relativité eut fait son apparition que de
graves contradictions internes se firent jour dans la physique. Les principes
de Mach se révélèrent alors les meilleurs guides pour vaincre ces difficultés.
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