samedi 31 juillet 2021

Lignes : collection dirigée par Michel Surya N° 62: Les mots du pouvoir, le pouvoir des mots

 Prendre  dérivés et dérivatifs  par Michel Surya

 

De prendre, les dictionnaires ne disent rien qui prépare vraiment à la fortune imprévue de ses dérivés. Préhendere a d’abord servi à dire : « se saisir de » ; mais le mot eut tôt fait de s’affranchir de ses limites, qui a dit vite aussi, aussitôt sans doute : s’approprier, conquérir, s’emparer. Ce que prise dira sans ambages, le disant d’une ville, d’une position, d’une place forte, et ce qui s’ensuit : destructions, pillages, butins, rapts, viols. Prendre, sinon d’emblée, du moins par association, a été et est resté d’essence agonistique.

Mais : entreprendre, qui n’en dérive pas moins que reprendre, surprendre ? Le fait est qu’entreprendre a adopté tard le même caractère de mot d’ordre. Entreprendre en effet dit quelque chose sans doute aucun de ce qu’il disait avant (attaquer, saisir, s’emparer etc.), même si c’est sournoisement qu’il s’est mis à le dire et le dit maintenant : pour dire le conflit encore, la lutte (des personnes, des classes, des marchés), mais par d’autres moyens. Qui définit l’entreprise comme il a défini l’armée, qu’entreprendre conduit pareillement et qui doit conduire maintenant chacun, c’est ce qui a changé, pour que chacun se suffise, pour qu’il suffise à se suffire, pour que nul n’ait plus besoin qu’on pourvoie à ses besoins, auxquels il revient à chacun de pourvoir. L’échange est étrange ou terrible que l’hystérie capitaliste parvient à imposer, et impose : libre, chacun le sera autant et pour autant qu’il pourvoira à ses besoins, et qu’il se constituera les moyens de ceux-ci, qu’il ne doit plus attendre que de lui, comme il l’attendait il y a peu de l’entreprise au sens déjà passé, encore moins de la régulation par l’Etat de ses moyens (la loi, les services publics, l’égalité de l’accès aux soins, l’équité de l’assurance retraite, etc…°

Entreprendre : tous et chacun le doivent dorénavant, à la mesure de tous et de chacun, faisant autrement dit du nom de tous et de chacun le nom de son entreprise, et de soi-même le nom d’une entreprise, au juste de sa vie une vie d’entrepreneur, et des deux la même chose, livrées aux aléas de la concurrence que les entreprises naturellement se livrent – c’est un jeu, qu’il y aura lieu que tout le monde joue puisqu’il est donné à tout le monde de le jouer à égalité, puisqu’il est juste que tout le monde puisse le jouer, c’est ce qui compte, lequel jeu ne demande que d’être entreprenant, de l’être autant que possible, de l’être autant que les règles le permettent – réduites, on ne peut plus, cela va sans dire. De l’entreprise, le modèle fût admirable ; il ne le sera que plus de l’auto-entreprise qui l’étend, qui l’intime et l’intimise.

 

Qu’auto’entreprend-on en faisant de soi une auto-entreprise. Si l’on suit l’étymologie, on s’auto-saisit, on s’auto-empare, on s’auto-asservit, (langage des armées), exerçant sur soi la domination qui règle tout rapport maintenant, maintenant que la domination se délègue à tous et à chacun comme ne devant pas moins l’exercer sur soi que sur autrui. Il entre, dans ce passage, de la domination d’autrui sur soi à la domination de soi sur soi – et sur autrui-, quelque chose d’admirable qu’il n’y a que le capitalisme, au stade hystérique qui est le sien dorénavant, à pouvoir le premier installer et régir. Quand le premier de cordée prophétise – son ton se veut souvent biblique : traverse la rue et tu trouveras le travail que tu cherches, il énonce juste une variante de la grande tautologie narcissique de règle à ce stade : ayant traversé cette rue, c’est toi que tu retrouveras sur son autre bord, et qui te mettras toi-même au travail que tu devras t’être inventé. Le premier de cordée n’a pas fait un peu de philosophie pour rien. Il en a fait assez pour en conclure que si l’aliénation est un fait de nature, la seule de ses formes qui vaille est celle qu’on exerce sur soi-même (ce serait un philosophe chrétien). Trouve un travail voudra donc dire selon lui : trouve le tien, invente-le, sue dessus, paie-toi avec, même peu, et paie toi-même les charges que l’Etat répartira proportionnellement, le moment venu, sur ton incapacité ou ta retraite.

La domination aura alors franchi ce pas supplémentaire – qui l’innocente.

 

Facétie des signes et des sens quand ils se frôlent d’un peu près : qui entreprend trop, qui se montre à la lettre trop « entreprenant » est un prédateur aussi, c’est du moins le mot qu’on entend et lit partout, s’agissant chaque fois d’entreprise en effet, mais cette fois d’entreprise sexuelle. La prédation sexuelle n’est pas depuis peu pour rien devenue l’objet d’une réprobation aussi unanime, sur laquelle avait jusque-là pesé un silence complaisant. La prédation (de praedatio, pillage, brigandage) n’a et n’aura plus qu’un sens à l’avenir : celui de l’exaction sexuelle, et pour ainsi dire plus celui de l’exaction économique. Le corps sera sacré désormais qui entreprend, dont ce sera le destin dorénavant d’’entreprendre, qui deviendra donc un bien à la puissance deux, le bien de l’auto-exploitation, à la lettre inviolable.

Ce stade de l’auto-exploitation est l’ultime d’un narcissisme décidément crépusculaire.

 

Facétie des signes et des sens, suite : l’emprise – autre dérivée. Employé, dorénavant et au singulier, pour désigner la servitude hypnotico-sexuelle dans laquelle tombent parfois jeunes filles et jeunes gens – mais pour ne pas désigner le préjudice fait à l’idée de prédation en général par les prédateurs sexuels même. Jean-Paul Curnier n’a pas pour rien   affirmé, dans La piraterie dans l’âme, que l’économie capitaliste est nativement et constitutivement prédatrice, qu’elle n’a été et n’est que prédatrice. Je cite l’avant-propos de ce livre : « Mais venons-en au fait : de quoi s’agit-il donc ici ? En quelques mots, de ceci : que la démocratie aurait partie liée, dès son origine, avec la prédation et l’exaction. Plus exactement, qu’elle serait la forme d’organisation politique la mieux adaptée au pillage, à l’extorsion et au brigandage que, par ailleurs, elle condamné sans réserve. » (Lignes, 2017, p.8). Tout le livre le démontre en effet.

 

Macron, dans l’un de ses élans confus dont il semble qu’il s’enivre seul, a dit vouloir rendre à la présidence de la République son aspect « jupitérien » ! Il n’aura donc pas fait beaucoup plus de philologie que de philosophie. Sinon, il n’aurait pas ignoré que Jupiter avait pour l’un de ses surnoms : le Prédateur (pour avoir eu droit à une part des dépouilles : destructions, pillages, butins, rapts, viols, etc.).

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