Prendre dérivés et dérivatifs par Michel Surya
De prendre, les dictionnaires ne disent rien qui prépare vraiment à la
fortune imprévue de ses dérivés. Préhendere
a d’abord servi à dire : « se saisir de » ; mais le mot
eut tôt fait de s’affranchir de ses limites, qui a dit vite aussi, aussitôt
sans doute : s’approprier,
conquérir, s’emparer. Ce que prise
dira sans ambages, le disant d’une ville, d’une position, d’une place forte, et
ce qui s’ensuit : destructions, pillages, butins, rapts, viols. Prendre, sinon d’emblée, du moins par
association, a été et est resté d’essence agonistique.
Mais : entreprendre, qui n’en dérive pas moins
que reprendre, surprendre ? Le
fait est qu’entreprendre a adopté
tard le même caractère de mot d’ordre. Entreprendre
en effet dit quelque chose sans doute aucun de ce qu’il disait avant (attaquer,
saisir, s’emparer etc.), même si c’est sournoisement qu’il s’est mis à le dire
et le dit maintenant : pour dire le conflit encore, la lutte (des
personnes, des classes, des marchés), mais par d’autres moyens. Qui définit l’entreprise
comme il a défini l’armée, qu’entreprendre
conduit pareillement et qui doit conduire maintenant chacun, c’est ce qui a
changé, pour que chacun se suffise, pour qu’il suffise à se suffire, pour que
nul n’ait plus besoin qu’on pourvoie à ses besoins, auxquels il revient à
chacun de pourvoir. L’échange est étrange ou terrible que l’hystérie
capitaliste parvient à imposer, et impose : libre, chacun le sera autant
et pour autant qu’il pourvoira à ses besoins, et qu’il se constituera les
moyens de ceux-ci, qu’il ne doit plus attendre que de lui, comme il l’attendait
il y a peu de l’entreprise au sens déjà passé, encore moins de la régulation
par l’Etat de ses moyens (la loi, les services publics, l’égalité de l’accès
aux soins, l’équité de l’assurance retraite, etc…°
Entreprendre : tous
et chacun le doivent dorénavant, à la mesure de tous et de chacun, faisant
autrement dit du nom de tous et de chacun le nom de son entreprise, et de
soi-même le nom d’une entreprise, au juste de sa vie une vie d’entrepreneur, et
des deux la même chose, livrées aux aléas de la concurrence que les entreprises
naturellement se livrent – c’est un jeu, qu’il y aura lieu que tout le monde
joue puisqu’il est donné à tout le monde de le jouer à égalité, puisqu’il est
juste que tout le monde puisse le jouer, c’est ce qui compte, lequel jeu ne
demande que d’être entreprenant, de l’être autant que possible, de l’être
autant que les règles le permettent – réduites, on ne peut plus, cela va sans
dire. De l’entreprise, le modèle fût admirable ; il ne le sera que plus de
l’auto-entreprise qui l’étend, qui l’intime
et l’intimise.
Qu’auto’entreprend-on en
faisant de soi une auto-entreprise. Si l’on suit l’étymologie, on s’auto-saisit,
on s’auto-empare, on s’auto-asservit, (langage des armées), exerçant sur soi la
domination qui règle tout rapport maintenant, maintenant que la domination se
délègue à tous et à chacun comme ne devant pas moins l’exercer sur soi que sur
autrui. Il entre, dans ce passage, de la domination d’autrui sur soi à la
domination de soi sur soi – et sur autrui-, quelque chose d’admirable qu’il n’y
a que le capitalisme, au stade hystérique qui est le sien dorénavant, à pouvoir
le premier installer et régir. Quand le premier de cordée prophétise – son ton
se veut souvent biblique : traverse
la rue et tu trouveras le travail que tu cherches, il énonce juste une
variante de la grande tautologie narcissique de règle à ce stade : ayant traversé
cette rue, c’est toi que tu retrouveras sur son autre bord, et qui te mettras
toi-même au travail que tu devras t’être inventé. Le premier de cordée n’a pas
fait un peu de philosophie pour rien. Il en a fait assez pour en conclure que
si l’aliénation est un fait de nature, la seule de ses formes qui vaille est
celle qu’on exerce sur soi-même (ce serait un philosophe chrétien). Trouve un
travail voudra donc dire selon lui : trouve le tien, invente-le, sue
dessus, paie-toi avec, même peu, et paie toi-même les charges que l’Etat
répartira proportionnellement, le moment venu, sur ton incapacité ou ta
retraite.
La domination aura alors
franchi ce pas supplémentaire – qui l’innocente.
Facétie des signes et des sens
quand ils se frôlent d’un peu près : qui entreprend trop, qui se montre à
la lettre trop « entreprenant » est un prédateur aussi, c’est du moins le mot qu’on entend et lit partout,
s’agissant chaque fois d’entreprise
en effet, mais cette fois d’entreprise sexuelle. La prédation sexuelle n’est
pas depuis peu pour rien devenue l’objet d’une réprobation aussi unanime, sur
laquelle avait jusque-là pesé un silence complaisant. La prédation (de
praedatio, pillage, brigandage) n’a et n’aura plus qu’un sens à l’avenir :
celui de l’exaction sexuelle, et pour ainsi dire plus celui de l’exaction
économique. Le corps sera sacré désormais qui entreprend, dont ce sera le destin dorénavant d’’entreprendre, qui
deviendra donc un bien à la puissance deux, le bien de l’auto-exploitation, à
la lettre inviolable.
Ce stade de l’auto-exploitation
est l’ultime d’un narcissisme décidément crépusculaire.
Facétie des signes et des
sens, suite : l’emprise – autre dérivée.
Employé, dorénavant et au singulier, pour désigner la servitude
hypnotico-sexuelle dans laquelle tombent parfois jeunes filles et jeunes gens –
mais pour ne pas désigner le préjudice fait à l’idée de prédation en général
par les prédateurs sexuels même. Jean-Paul Curnier n’a pas pour rien affirmé, dans La piraterie dans l’âme, que l’économie capitaliste est nativement
et constitutivement prédatrice, qu’elle n’a été et n’est que prédatrice. Je
cite l’avant-propos de ce livre : « Mais venons-en au fait : de quoi s’agit-il donc ici ? En
quelques mots, de ceci : que la démocratie aurait partie liée, dès son
origine, avec la prédation et l’exaction. Plus exactement, qu’elle serait la
forme d’organisation politique la mieux adaptée au pillage, à l’extorsion et au
brigandage que, par ailleurs, elle condamné sans réserve. » (Lignes,
2017, p.8). Tout le livre le démontre en effet.
Macron, dans l’un de ses élans
confus dont il semble qu’il s’enivre seul, a dit vouloir rendre à la présidence
de la République son aspect « jupitérien » ! Il n’aura donc pas
fait beaucoup plus de philologie que de philosophie. Sinon, il n’aurait pas ignoré
que Jupiter avait pour l’un de ses surnoms : le Prédateur (pour avoir eu droit à une part des dépouilles :
destructions, pillages, butins, rapts, viols, etc.).
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