[Article publié dans International Council Correspondence, n° 7, avril 1935] Nous avons reçu de Prague les thèses suivantes, parues dans le numéro 20 de Neue Front [Très probablement Neue Front (Organ für proletarisch-revolutionäre Sammlung), journal publié à Paris par des exilés du S.A.P.D. dont Fritz Sternberg et Paul Frölich]. *
Elles sont publiées sous le
titre « Marxisme révolutionnaire et révolution socialiste » par un groupe de
marxistes-révolutionnaires « organisés dans la social-démocratie allemande ».
Voici leur Conception de la voie vers le socialisme. Nos critiques suivent.
1. L’expérience de toutes les
révolutions, durant et depuis la guerre, a montré qu’une politique réformiste
et opportuniste aboutit à la défaite de la classe ouvrière.Le travail
préliminaire à la révolution socialiste, à sa victoire et à sa consolidation,
présuppose donc une rupture radicale avec toutes les politiques réformistes.
2. Cette rupture radicale
exige un changement fondamental dans les moyens, les méthodes et les objectifs
concrets de la lutte politique. Comme preuve de sa transformation interne et de
son acceptation du marxisme révolutionnaire, le Parti doit abandonner son vieux
nom de parti socialiste allemand (S.P.D.) et se transformer en un parti
marxiste-révolutionnaire,
3. Notre objectif est la
réalisation du socialisme sur la base d’une république socialiste allemande des
soviets, sous la direction de la dictature du prolétariat. La dictature
révolutionnaire est l’étape de transition nécessaire vers la société
socialiste. La conquête de la liberté morale et individuelle, pour tous ceux
qui subissent actuellement l’oppression fasciste, présuppose donc la
destruction du système capitaliste au moyen de la dictature du prolétariat.
4. Pour mener cette lutte, le
prolétariat a besoin d’un parti révolutionnaire conscient des objectifs. Ce
parti ne pourra et ne devra se composer que de l’avant-garde révolutionnaire du
prolétariat. Seuls pourront donc devenu: membres ceux qui auront subi avec
succès l’épreuve de la lutte révolutionnaire, qui admettent le principe de la
dictature du prolétariat et se soumettent inconditionnellement aux décisions du
Parti. Le Parti utilise toutes les formes de lutte, légales et illégales. Sa
tâche est de préparer et d’organiser des mouvements de masse, des grèves de
masse et l’insurrection armée.
5. En cas de guerre, le Parti
rejette toute forme déclarée ou dissimulée de « défense de la mère-patrie ».
Bien plutôt, il appelle le prolétariat à l’aider pour transformer la guerre
impérialiste en guerre civile, afin de réaliser la dictature du prolétariat. La
grève générale et l’insurrection armée sont deux des moyens à utiliser pour
atteindre cet objectif.
6. Après la prise du pouvoir
politique, le vieil appareil d’Etat sera totalement démantelé. Tout le pouvoir
légal et l’autorité seront alors transmis aux conseils d’ouvriers, et aux
conseils de petits paysans et d’ouvriers agricoles. Les conseils exercent la
dictature du prolétariat. La direction de la dictature revient au parti
marxiste-révolutionnaire.
7. La consolidation du pouvoir
est prise en charge par le prolétariat en armes, jusqu’à la formation d’une
armée socialiste.
8. La bureaucratie
professionnelle sera abolie. Toutes les personnes exerçant une fonction
publique seront nommées par les conseils et révocables à tout moment.
9. Afin d’apporter leur
soutien à la dictature révolutionnaire, les ouvriers et les fonctionnaires
s’organiseront en syndicats d’industrie.
10. Les imprimeries et les
journaux seront réquisitionnés. La presse, la radio et toutes les autres
sources d’information seront sous la surveillance et le contrôle des conseils.
11. L’ensemble de la propriété
capitaliste sera expropriée sans indemnisation. L’obligation au travail pour
tous sera mise en vigueur, ainsi que le contrôle de la production par les
conseils.
12. Toutes les banques
fusionneront en une banque centrale; il en sera de même pour toutes les
compagnies d’assurances.
13. Toutes les hypothèques sur
les fermes seront annulées. Le fermage sera aboli. Toutes les propriétés qui
dépassent la superficie nécessaire à l’existence d’une famille
(Familienackernahrung) seront expropriées sans indemnisation. On procédera à
une nouvelle répartition des terres en fonction des besoins des paysans pauvres
et des ouvriers agricoles. Les entreprises paysannes seront regroupées en
associations (Genossenschaften), là où les conditions seront réunies, on créera
de grandes entreprises agricoles pilotes.
14. Afin d’assurer le
ravitaillement de la population, le regroupement de tous les consommateurs en
coopératives sera rendu obligatoire. Le commerce de détail aura sa place dans
le système de distribution de la république des soviets.
15. Le commerce extérieur sera
centralisé en un monopole d’Etat.
16. La construction de
l’économie socialiste s’effectuera sous la direction d’un bureau de
planification économique (Planwirtschaftstelle).
17. Toutes les institutions
culturelles, éducatives et récréatives seront administrées au profit de tous.
L’art et la science seront pris en charge par l’État, qui leur apportera tout
son soutien. Le but pédagogique de tous les établissements éducatifs sera de
préparer à la vie dans la communauté socialiste.
La
régression
Après l’effondrement total de
la politique réformiste, ces thèses prônent la voie « révolutionnaire ». Dans
la thèse n° 2, les auteurs appellent cela une « rupture radicale » avec la
politique précédente, réclamant un « changement fondamental dans tes moyens,
les méthodes et les objectifs concrets de la lutte politique ». L’objectif est
ensuite présenté (thèse 3) comme « une république socialiste allemande des
soviets sous la direction de la dictature du prolétariat ».
A première vue, ce programme
semble effectivement en rupture totale avec la vieille politique de la
social-démocratie, puisque l’idée d’une « république socialiste allemande des
soviets » et de « la dictature du prolétariat » ont toujours été combattues
avec véhémence par le parti socialiste allemand (S.P.D.). Mais, d’après les
thèses suivantes (4-7) qui traitent du rôle du Parti avant et après la
révolution, et où il est dit que les organes de la dictature du prolétariat
seront certes les conseils ouvriers, mais, placés sous la « direction » du
Parti, il est évident qu’une rupture radicale avec la politique de la
social-démocratie est hors de question. Il serait plus exact de dire que les
auteurs veulent revenir aux sources de la politique social[1]démocrate
et aux vieilles conceptions sur les moyens et les fins du socialisme. Car en
effet désormais il n’est devenu que trop évident que le S.P.D. pendant et après
la guerre a renoncé à toute politique socialiste, et qu’en choisissant la voie
du réformisme, il a dégénéré en un parti démocratique de réformes. Par le fait
même que cette politique réformiste a abouti au fascisme, il n’y a pas lieu de
parler de rupture avec elle puisqu’elle a cessé d’exister. A ses origines, le
vieux S.P.D. voulait réaliser le « socialisme » mais il souhaitait y parvenir
en utilisant les possibilités légales qu’offrait apparemment la démocratie
bourgeoise. (Une fois devenu exclusivement démocratique, le S.P.D. rejeta les
objectifs du socialisme et donc de la dictature du prolétariat.) Le S.P.D.
s’est écroulé en même temps que cette démocratie bourgeoise à laquelle il était
indissolublement lié. Quiconque veut encore réaliser le socialisme, découvre que
de telles possibilités légales n’existent plus et doit donc chercher à
atteindre son but par d’autres moyens. Or les moyens que ces thèses tentent de
définir ne se différencient nulle part des conceptions que l’on trouvait déjà
dans l’ancienne social[1]démocratie
(avant son embourgeoisement). Les thèses 4 et 7 le prouvent irréfutablement.
Les conceptions qu’elles exposent sont ni plus ni moins celles du parti
social-démocrate russe (bolcheviks) qui ne suivit pas la voie démocratique du
S.P.D. allemand. On retrouve ici « le parti révolutionnaire conscient de
l’objectif », « l’avant-garde » qui mène les masses dans les luttes et jusqu’à
la victoire, qui prépare et organise les actions de masse, les grèves générales
et l’insurrection armée. Et, après la victoire, c’est encore sous la direction
du Parti que les conseils ouvriers doivent fonctionner comme organes étatiques,
et les fonctionnaires et les ouvriers s’organiser en syndicats d’industrie. Les
derniers doutes qui pourraient subsister concernant les détenteurs du pouvoir
réel dans cette république socialiste soviétique ont balayés par la thèse 7 : «
La consolidation du pouvoir est prise en charge par le prolétariat en armes
jusqu’à la formation de l’armée socialiste. » Ce qui signifie qu’après la
victoire, les ouvriers armés, indispensables au renversement des forces de
l’Etat fasciste, devront remettre leurs armes et céder la place à une « armée
socialiste », commandée évidemment par le Parti.
Débarrassée de toutes ses
fioritures, c’est bien la vieille conception social-démocrate des moyens et des
fins du socialisme qui resurgit : l’alpha et l’oméga de la lutte pour le
socialisme, c’est la prise du pouvoir politique par le parti
social-démocrate.En fait, l’exemple de la révolution russe a prouvé que
l’exercice du pouvoir par le Parti n’était nullement synonyme de « dictature du
prolétariat »; il ne s’agit pas non plus d’une dictature du prolétariat qui
s’effectuerait par l’intermédiaire de la dictature du Parti (pour reprendre la
formule de la social-démocratie russe), mais bien d’une dictature sur le
prolétariat. En effet, l’État-parti, en transformant l’ancienne économie
capitaliste privée en une économie d’Etat, subordonne à nouveau les ouvriers,
en tant que salariés, à cette direction étatique. Les thèses 7 à 17 disent
clairement que dans la construction du socialisme – c’est-à-dire dans
l’organisation de l’économie par l’Etat-parti – il faut aussi suivre le modèle
russe. Le point fondamental dans cette organisation de l’économie, est
l’étatisation de tous les moyens de production avec l’Etat comme seul chef
d’entreprise, sous le contrôle des conseils ouvriers. Les petites exploitations
agricoles et individuelles conservent une existence autonome (ce qui, de toute
évidence, n’est qu’une concession à la conjoncture du moment).
Travail
salarié et économie étatisée
Le socialisme que les auteurs
ont en vue se révèle donc être une économie étatisée. Associée à la
planification économique, à l’élimination de la concurrence, source de crises,
et du profit, et au plein emploi des forces productives, elle est conçue comme
le moyen d’élever le niveau de vie des masses dans son ensemble. Puisque la
propriété privée des moyens de production s’oppose à la rationalisation de
l’économie – et, qui plus est, en cas de crise durable empêche tout emploi des
forces productives – l’abolition de la propriété privée apparaît comme
l’objectif immédiat. De là découle la nécessité de concentrer l’économie sous
l’autorité centrale de l’État. A ce stade, il revient aux savants, aux statisticiens,
aux ingénieurs d’organiser effectivement l’économie. Ainsi conçue, la
construction de l’économie socialiste apparaît comme un problème
organisationnel (Lénine), comme une généralisation et un accomplissement de la
tendance déjà amorcée par le capitalisme sous la forme des trusts et des
cartels. L’État devient un trust titanesque qui, grâce à son
hyper-organisation, renverse les obstacles s’opposant à une plus grande
expansion de la production. L’évolution russe a prouvé qu’une telle étatisation
de l’économie n’est rien d’autre que le capitalisme d’État. L’ouvrier demeure
un salarié, désormais rivé au travail par la contrainte étatique (thèse 11). Il
travaille dans des entreprises d’État et vend sa force de travail à l’État, qui
la lui paye sous forme de salaire. Ainsi l’État joue-t-il le rôle du
capitaliste privé exproprié. C’est lui qui désormais dirige le travail salarié,
c’est lui par conséquent qui commande et exploite les ouvriers. La force de
travail devient une marchandise, tout comme dans le système du capitalisme
privé; elle est évaluée par rapport à un produit déjà fabriqué (les moyens de
subsistance, que l’ouvrier reçoit sous forme de salaire). Elle devient une
marchandise, ce qui signifie qu’elle est ravalée au niveau d’une chose, privée
de toute volonté individuelle. De sujet, elle devient objet. Mais comme
l’ouvrier ne peut se dissocier de sa force de travail, il en va de même pour
lui; il devient une chose, il est ravalé au niveau de l’objet, afin d’être
utilisé par le propriétaire des moyens de production comme un autre « moyen de
production ». Il n’est pas besoin d’arguments supplémentaires pour établir que
la condition de salarié, qui est celle de l’ouvrier dans cette économie
étatisée, détermine également sa position sociale.
Mais l’exemple russe ne prouve
pas seulement que le socialisme officiel n’est en réalité qu’un capitalisme
d’État, et que la production étatisée n’est pas la production en fonction des
besoins mais bien la production ordinaire de marchandises. Il a aussi révélé la
formation d’un nouvel élément dirigeant qui dispose à sa guise de la propriété
étatique et en arrive ainsi à occuper une position privilégiée [Nous avons
traduit le mot anglais element par son équivalent français, afin de conserver
son caractère d’imprécision – Note des traducteurs C. Collet et C. Smith, dans
La Contre-révolution bureaucratique, 10/18, 1973]. Cet élément a tout intérêt à
voir s’accroître le pouvoir d’État, puisque c’est précisément ce dernier qui
garantit sa position sociale privilégiée. Comme il concentre entre ses mains
tous les moyens matériels et politiques de la société, c’est lui aussi qui
dirige l’orientation du développement ultérieur. Comment s’étonner alors qu’il
lutte exclusivement pour accroître la propriété étatisée et pour magnifier le
pouvoir d’État!
Une fois que la production
sociale a pris la forme de l’entreprise d’État, l’évolution sociale qui
s’ensuit est déterminée par les rapports de pouvoir ainsi créés. Les ouvriers
sont dépossédés, chaque jour, dans le procès de travail, et ils le sont en fait
par l’État, propriétaire général, qui s’approprie les produits du travail.
L’État est le propriétaire, l’administrateur de la richesse sociale. C’est lui
qui organise et dirige le procès social de production. Il incarne le pouvoir qui
détermine la répartition individuelle du produit social et distribue les
marchandises. Pour saisir la spécificité de cette organisation sociale, il
suffit d’imaginer l’appareil administratif de toutes les entreprises privées
capitalistes, les compagnies boursières, les syndicats, les trusts, etc.,
associé au pouvoir politique de l’État. C’est ainsi que se présente l’État en
tant qu’entrepreneur unique : un conglomérat de tous les organes administratifs
de la propriété privée. Car, de même que l’administration du capital privé est
improductive et sert uniquement comme organe d’appropriation des produits
fabriqués par le travail des autres, l’appareil bureaucratique ne crée pas non
plus de produit et n’a pour but que d’assurer à l’État la production issue du
travail salarié dans les entreprises étatisées.
Ainsi, le développement de
l’économie étatisée est caractérisé par un antagonisme qui ne peut aller qu’en
s’exacerbant. D’un côté, accumulation de possessions et de pouvoir dans les
mains de la bureaucratie, car l’État c’est elle; de l’autre, les ouvriers
salariés et leur travail, dont l’État s’approprie les produits. Plus la
richesse sociale s’accroît sous la forme de propriété d’État, plus
l’exploitation des ouvriers salariés augmente, ainsi que leur impuissance.
C’est aussi leur paupérisation qui s’accroît et, conséquemment, la lutte de
classes entre ouvriers et bureaucratie d’État. Pour s’affirmer dans cette
lutte, la bureaucratie n’a pas d’autre choix que d’étendre l’appareil de
répression étatique. Celui-ci se renforce à mesure que s’aiguise l’antagonisme
des classes. Plus l’État est riche, plus la pauvreté des ouvriers est grande,
et plus aiguë aussi la lutte de classes.
Le
point de vue prolétarien
Les ouvriers salariés ne
peuvent se satisfaire d’un tel « socialisme », même s’il devait les inonder de
bienfaits matériels (ce qui, de plus, reste très douteux). L’abolition de la
domination du capital : tel doit être le but de leur lutte. Le sens de leur
combat, c’est d’en finir avec les rapports capitalistes; afin qu’ils ne soient
plus achetés comme force de travail et, en tant que force productive, ravalés
au même niveau que les machines dans le procès de production, sous le
commandement des nouveaux maîtres. Ils doivent devenir eux-mêmes les maîtres de
leur production, ainsi que de celle réalisée par les machines. Ils doivent
s’emparer des moyens de production, afin de les gérer et de les administrer au
nom de la société, devant laquelle ils sont responsables. Ils doivent parvenir
à assumer eux-mêmes la direction et le management de la production,
l’administration et la distribution des biens produits, s’ils veulent réaliser
l’unité de l’humanité dans une société sans classe, et éviter de retomber dans
l’esclavage.
Cette lutte a aussi pour
conséquence de dégager une autre problématique et d’ouvrir de nouvelles
perspectives, contrairement à ce qui se produit chez les intellectuels. Des
nouvelles conceptions s’élaborent, concernant la régulation des rapports
humains dans la production sociale; des conceptions qui, aux yeux des
intellectuels, semblent incompréhensibles et passent pour utopiques ou
irréalisables. Mais ces conceptions se sont déjà concrétisées d’une puissante
manière lors des soulèvements révolutionnaires des ouvriers salariés. Elles se
sont exprimées pour la première fois sur une grande échelle pendant la Commune
de Paris, qui cherchait à renverser l’autorité centralisée de l’Etat par
l’auto-administration des communes. Ce sont elles qui poussèrent Marx à
abandonner l’idée (exprimée dans le Manifeste Communiste) selon laquelle
l’économie d’Etat mènerait à la disparition de la société de classes. Ce sont
ces conceptions aussi qui furent à l’œuvre dans les conseils d’ouvriers et de
soldats des révolutions russes et allemandes en 1917-1923, où elles acquirent
parfois une force déterminante. Et aucun futur mouvement révolutionnaire
prolétarien n’est concevable sans que cette force y joue un rôle croissant et,
finalement, prépondérant. C’est l’auto-activité des larges masses travailleuses
qui se manifeste dans les conseils ouvriers. Il n’y a là plus rien d’utopique :
c’est la réalité en acte, Avec les conseils d’ouvriers, le prolétariat a
élaboré la forme organisationnelle appropriée à la lutte qu’il mène pour sa
libération. Ainsi, il ne s’agit nullement d’une utopie, d’une théorie vide,
lorsque ces conseils ouvriers, partout où ils se regroupent sur la base de la
production, dans les usines, en organisations d’usines, visent à s’emparer
eux-mêmes des moyens de production et à diriger la production. C’est une
exigence formulée au cours des événements par de larges masses de travailleurs.
Les intellectuels devront mettre fin à ce combat par la force, s’ils veulent
imposer leur contrôle dans l’économie d’Etat.
Du point de vue des conseils
ouvriers, le problème de l’organisation économique ne revient pas à savoir
comment la production doit être dirigée, et organisée au mieux dans ce sens,
mais bien comment les rapports entre les êtres humains seront réglés en
fonction de la production. Car pour les conseils la production n’est plus un
processus objectif, dans lequel l’homme se trouve séparé de son travail, et
donc de son produit, un processus que l’on dirige et que l’on calcule comme
s’il se composait de matériau mort; pour les conseils, la production devient la
fonction vitale des ouvriers. La production – fonction vitale des êtres humains
lorsque chacun est obligé de travailler – est dès aujourd’hui socialisée. On
peut donc imaginer facilement que la participation des êtres humains à cette
production puisse, elle aussi, être régulée socialement sans qu’ils soient
ravalés au même niveau que leurs instruments de travail ni soumis à la
domination d’une classe ou d’une couche spécifique. Une fois le problème posé
en ces termes, la solution semble plutôt facile à trouver. En fait, elle se
présente d’elle-même. C’est le travail accompli dans le domaine de la
production qui servira de critère pour déterminer les rapports mutuels entre
les hommes. Une fois que l’on admet pour facteurs déterminants de la régulation
des rapports sociaux le travail accompli par les individus, et leur
regroupement en organisations d’usines, il n’y a plus place pour aucune sorte
de direction ou de manage-ment qui ne participe pas directement au procès de
production mais se contente de gouverner et de s’approprier les produits des
autres.
Les
conseils ouvriers
Les thèses montrent clairement
que leurs auteurs ne croient pas à la force créatrice du prolétariat. Même
après que les conseils ouvriers aient prouvé indéniable-ment la réalité de
cette force. Avant 1917, aucun chef de la social-démocratie, pas même Lénine,
n’avait admis l’importance des conseils ouvriers, en dépit du rôle considérable
qu’ils avaient joué à Saint[1]Pétersbourg
lors de la révolution de 1905. Il fallut attendre 1917 en Russie, puis en
Allemagne et ailleurs, quand les conseils ouvriers se révélèrent être
l’organisation de combat du prolétariat révolutionnaire en acte, et qu’à
travers eux les larges masses ouvrières exercèrent une influence déterminante
dans les domaines politique et économique, pour que l’attention des gros
bonnets de la social-démocratie les prenne en considération. Mais, loin de
percevoir ces conseils comme la première tentative autonome du prolétariat pour
prendre en mains son propre destin, les grands chefs de la social-démocratie
n’y voyaient qu’un nouveau phénomène organisationnel susceptible de les amener,
eux, au pouvoir. Le prolétariat, cette force sociale puissante et sans cesse en
expansion, n’était à leurs yeux qu’une force quantifiable, au même titre que
les forces productives des usines – une force que l’on emploie pour parvenir à
des fins précises et mettre en pratique des plans préalablement élaborés. Telle
est la conception de l’intellectuel qui dirige le procès capitaliste de
production, telle est également sa conception lorsqu’en tant que
social-démocrate il prétend diriger les forces sociales. Pour lui, le
prolétariat n’a pas de pensée autonome; il pense et agit selon les directives
de ses chefs. C’est pour cette raison que le « parti marxiste-révolutionnaire »
(thèse 6) doit avoir en mains la direction avant de jeter les forces
prolétariennes dans la lutte conformément aux schémas socialistes. Si le «
parti marxiste-révolutionnaire » fait défaut, c’est tout simplement un autre
parti qui utilise la force du prolétariat pour réaliser ses propres plans et
ses desseins particuliers. Le problème, considéré sous cet angle, n’offre
qu’une conclusion : « Sans la direction du Parti, point de socialisme. » De ce
point de vue, les conseils ouvriers apparaissent comme de nouveaux organes
prolétariens où la direction reste à conquérir; aux mains de la direction du
Parti, ils doivent devenir des instruments pour influencer la pensée et la
pratique des masses. C’est dans cet esprit aussi que les thèses conçoivent et
définissent les conseils ouvriers.
Mais la force née des conseils
ouvriers s’est développée selon le schéma exactement inverse. C’était la
volonté des masses qui s’exprimait dans les usines et les rassemblements pour
désigner dans leurs rangs les représentants et les délégués qui agiraient comme
leurs porte[1]paroles,
prêts à tout moment à défendre leur point de vue jusqu’au bout. Cette volonté
de masse ne s’est exprimée jusqu’à présent que sur des problèmes d’intérêt
général, dont personne ne pouvait en fin de compte éluder la solution. Ainsi la
volonté des masses en Russie en 1917 et en Allemagne en 1918 visait à terminer
la guerre. Il fallait mettre fin à la guerre, à tout prix. Tous les scrupules
sur ce point, artificiellement cultivés et entretenus dans les masses
elles-mêmes, furent finalement balayés. Alors s’éleva partout la volonté
générale de mettre fin à la guerre et, pour cela, de mener la lutte contre le
pouvoir militaire de son propre pays; les conseils d’ouvriers et de soldats
n’étant que la forme organisationnelle dans laquelle se concrétisa cette
volonté. Ainsi les conseils ouvriers sont-ils concevables uniquement comme la
forme organisationnelle exprimant la volonté des larges masses ouvrières. Il
faut malgré tout avoir présent à l’esprit qu’une telle volonté ne se concrétise
que lorsque certaines conditions préalables sont réunies, et qu’elle ne se crée
pas de toute pièce grâce aux slogans de tel ou tel parti.
Or, dans son effort pour
s’emparer de la direction des conseils ouvriers, le « parti marxiste[1]révolutionnaire
» suit exactement le cheminement inverse. Il veut utiliser ces organes de la
volonté de masse comme un moyen pour faire agir les masses selon la volonté et
les plans des « chefs ». Le chef, cependant, ne peut voir les masses que »
comme un matériau avec lequel il doit travailler, et, dans ce contexte, la
volonté autonome des masses est un élément hostile. Sous la direction d’un
parti, les conseils ouvriers se trouvent donc privés de leur propre force, et
s’ils subsistent c’est seulement par la tromperie, c’est-à-dire en cachant aux
masses qu’ils sont devenus des instruments aux yeux des chefs. Tel fut le sort
des conseils ouvriers en Russie et en Allemagne une fois que le but premier, la
fin de la guerre, fut atteint et que les divergences surgirent à propos de la
reconstruction de l’ordre social – sur ce point les masses ouvrières n’avaient
plus de volonté unifiée. Les conseils furent récupérés par les diverses
tendances du Parti, ils perdirent même bientôt leur influence sur les masses
ouvrières et, conséquemment, leur utilité pour la politique de parti des chefs.
Ils disparurent donc. C’est seulement dans les programmes des partis «
marxistes-révolutionnaires », qui se préparent à prendre la tète des
soulèvements de masse prochains, qu’on les retrouve comme organes susceptibles
de diriger les masses.
Cependant, l’esprit qui
s’exprima à travers les conseils ouvriers révolutionnaires n’est pas mort. A la
vérité, le point fondamental dans ces organisations consistait en ceci que les
ouvriers y réalisaient la coordination de leur force de classe et le
dépassement de leur dispersion en syndicats, partis, tendances. Lorsque les
ouvriers découvrent cette unité dans la lutte de classes quotidienne,
lorsqu’ils dirigent eux-mêmes la lutte dans des organes formés spontanément, en
rejetant les vieilles organisations génératrices de leur séparation, alors
l’esprit des conseils ouvriers révolutionnaires anime à nouveau les masses
laborieuses; et c’est alors qu’elles expriment leur volonté.
Dans les luttes actuelles,
nous voyons surgir sans cesse les formes embryonnaires de cette action de
classe mais nous constatons en même temps les tentatives, jusqu’ici presque
toujours victorieuses, du vieux mouvement ouvrier pour arracher aux
travailleurs la direction de la lutte et la confier aux bureaucrates des
syndicats. Tout comme l’économie « communiste », telle qu’elle est conçue par
les chefs, doit s’accomplir par la voie détournée de l’appareil d’État
officiel, de même la direction de la lutte doit être retirée à l’autorité des
ouvriers et reprise en mains par l’appareil syndical.
Mais le pouvoir de la classe
dirigeante sous le capitalisme est si considérable que seul le pouvoir de la
classe ouvrière tout entière unie peut le renverser. Ainsi, les rapports de
classes nous montrent que les travailleurs, pour vaincre, doivent auparavant
triompher du vieux mouvement ouvrier en réalisant l’unité dans leurs conseils;
et que l’exercice par les masses elles-mêmes du « pouvoir législatif et
exécutif » dans la lutte est la condition de la victoire. En 1918, en
Allemagne, le slogan révolutionnaire du prolétariat était « Tout le pouvoir aux
conseils ouvriers ». Ce slogan n’a de sens toutefois que si le pouvoir des
conseils est l’expression de la volonté unifiée des larges masses ouvrières –
oui, de la classe ouvrière tout entière. L’unité de toute la classe ouvrière
dans la volonté et dans l’action tel est le sol sur lequel s’érige le pouvoir
des conseils ouvriers. Pour cela, il ne suffit pas que les larges masses, dans
les situations extrêmes, mettent fin par leur propre action à des conditions
devenues insupportables. C’est ce qu’elles firent en 1918, et cela n’amena que
la fin de la guerre. Il faut ajouter à cela la volonté déterminée de
reconstruire la société, et de régler les rapports humains dans le cadre de
cette nouvelle société.
On peut sans crainte compter
sur le capitalisme pour rendre les conditions matérielles intolérables. La
situation de la classe ouvrière devient de plus en plus insupportable; le travail
salarié devient pour des millions d’individus une calamité, un cauchemar auquel
il est impossible d’échapper. La situation devient finalement si tendue que
dans les larges masses surgit la volonté de mettre fin à tout prix à ces
conditions intolérables. Mais, elles ne peuvent en finir sans en même temps
supprimer le salariat. Même le socialisme d’Etat des chefs n’apporte aucun
salut puisqu’il conserve le salariat, réorganisé par le pouvoir d’Etat. C’est
pourquoi à l’action entreprise sous la contrainte de l’extrême nécessité, il
faut ajouter la transformation consciente des rapports sociaux. La suppression
de l’état de détresse et la réorganisation des rapports sociaux ne sont qu’une
seule et même chose; elles sont les deux facettes d’une seule et même action.
Pour sortir de cette situation intolérable, les masses ouvrières, qui en tant
que salariées sont réduites à l’appauvrissement absolu, n’ont qu’une planche de
salut : prendre possession elles-mêmes des moyens de production. Pour y
parvenir, elles doivent, groupées au sein des conseils, s’emparer du pouvoir
social tout en utilisant les moyens de production en commun, c’est-à-dire sur
des bases communistes, pour satisfaire les besoins sociaux.
L’économie
communiste
Le pouvoir du conseil ou du
soviet met fin au salariat ; il fait de l’ouvrier le facteur déterminant de la
production.
Son rôle est d’amener la
classe ouvrière à la libération en transformant les salariés en producteurs
libres et égaux. Mais ces producteurs libres et égaux doivent régler leurs
rapports mutuels en fonction des nouvelles conditions. La régulation rigoureuse
de ces rapports, seule garantie de l’égalité, et donc de la liberté, des
producteurs : telle est, en dernière analyse, la fondation solide sur laquelle
se bâtit la société communiste. Cette régulation des rapports n’est toutefois
rien d’autre que la régulation du processus d’interaction de la société, – la
régulation de la production et de la consommation; de la participation du
producteur individuel à la fabrication des biens et de sa consommation des
biens produits en commun. Comme le travail du producteur individuel représente
en même temps sa participation à la production sociale des biens, il en résulte
nécessairement que ce travail détermine aussi la part qui lui revient des biens
produits. La mesure sociale qui doit régler les rapports des producteurs entre
eux, c’est le travail, défini par son temps d’opération : l’heure de travail.
L’heure de travail individuelle et particulière à chaque producteur ne
constitue pas, cependant, une mesure sociale; elle varie selon les cas et se
renouvelle sans cesse. Il s’agit donc de calculer l’heure moyenne sociale de
travail, la moyenne de toutes les heures de travail différentes, qui doit
devenir le facteur de régulation sociale.
On ne peut ici s’étendre
davantage sur l’heure de travail moyen social comme fondement de l’économie
communiste. A ce sujet, nous recommandons l’ouvrage intitulé Grundprinzipien
Kommunistischer Produktion und Verteilung, publié par le Groupe des Communistes
Internationaux (Hollande). Qu’il nous suffise d’indiquer que, pour nous, la
réalisation de la comptabilité en termes de temps de travail dans la société
communiste est un objectif immédiat, et non pas un problème à considérer «
ultérieurement ».
L’utilisation dans la vie
économique de la comptabilité par le temps de travail se traduit en politique
par la direction de la classe ouvrière sur la société. Les deux phénomènes sont
indissociables. Si la classe ouvrière n’est pas capable d’imposer la
comptabilité par le temps de travail, cela signifie qu’elle ne peut éliminer le
salariat ni assumer la direction et l’administration de la vie sociale. Si le
temps de travail ne devient pas la mesure de la consommation individuelle,
alors il ne reste que la solution du salariat. Dans ce cas, on admet qu’il n’y
a aucun rapport direct entre les producteurs et la richesse sociale. Ce qui
revient à considérer que la séparation créée par le salariat entre les ouvriers
et le produit social est devenue un fait irréversible. En d’autres termes : la
direction du procès de production ne peut incomber aux ouvriers. Elle est donc
transmise aux « statisticiens » et autres savants responsables de la
distribution du « revenu national ». L’alternative est donc celle-ci : d’un
côté, abolition du salariat avec adoption de l’heure de travail moyen social
comme pivot de toute l’économie, sous le contrôle direct des ouvriers; de
l’autre, travail salarié au profit de l’Etat.
En conséquence, les slogans
que nous revendiquons immédiatement pour le pouvoir ouvrier sont les suivants :
les ouvriers placent sous leur contrôle direct toutes les fonctions sociales,
ils nomment et révoquent tous les fonctionnaires. Les ouvriers prennent en main
la direction de la production sociale en s’associant dans les organisations
d’usines et les conseils ouvriers. Ils font entrer eux-mêmes leur usine dans la
forme communiste de l’économie en calculant leur production d’après le temps de
travail moyen social. Ainsi, c’est la société tout entière qui passe dans le
circuit de production communiste. Voilà qui rend dépassée la distinction entre
entreprises « mûres » pour une direction socialisée, et celles qui ne le sont
pas encore. Tel est le programme politique, et en même temps économique, des
salariés ; c’est dans ce sens que leurs conseils transformeront l’économie.
Telles sont les exigences maximales que nous pouvons formuler sur ces questions
; mais ce sont en même temps nos exigences minimales, car il dépend d’elles que
la révolution prolétarienne soit ou ne soit pas.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire