"Pamela m'a radicalisé" par Mathilde Girard
La dernière campagne publicitaire des cachemires E.B. m'avait ulcéré.
Les fête de Noel approchaient et se multipliaient dans les rues de Paris les affiches de créatures à moitié nues, errantes sur un bout de plage déserte, les yeux pleins d'espoir tournés vers l'horizon, avec pour seul atour un lainage à 500 euros euros noués en sarouel. J'ai pris des photos de ces publicités, que j'envoyai à des amis avec la question: " qui sont ces gens?"
La publicité fait exister des êtres qui rencontrent parfois de vrais humains, dans la rue. En décembre 2018, l'une de ces affiches - une jeune femme à demi nue, son bébé dans les bras, elle et lui enveloppés d'une grande couverture en cachemire jaune paille - fut balayée par ces écrits en noir à la bombe: "Pamela m'a radicalisée".
Il faut voir l'affiche, il faudrait voir l'image.
Pourtant, souvent comme cette fois, le temps manque; on regarde en passant, il faut avancer très vite, on attrape la phrase, l'image, on les photographie, on ne les reverra pas. Elles naissent de la vitesse, du danger et de l'émotion. Elles disent plusieurs choses en même temps, et restent en nous avec leur énigme, leur contenu secret. Elles offrent le condensé d'un savoir collectif, d'une culture, de codes - et leur détournement subversif. Elles jouent, et se jouent des mots du pouvoir, du grand nombre, rivalisent avec la publicité, l'air de dire: on n'est pas si bêtes que vous croyez ( on est pires).
Qui est Pamela Anderson?
Pamela Anderson est une actrice américaine connue dans les années 1990 pour son rôle de Lifegard dans la série Alerte à Malibu. Elle posait souvent nue dans les magazines, parce qu'elle avait de beaux et gros seins refaits. Elle a été l'héroïne d'un nombre considérable d'adolescents du prolétariat télévisuel de ces années-là, dont je fais partie. Je l'avais perdue de vue et j'ai eu de ses nouvelles au moment de ce qui fut appelé après coup la "crise des gilets jaunes". Elle avait posté un tweet favorable au début du mouvement, dès novembre. Elle a donné un moment son image à ce prolétariat qui n'était pas de gauche selon les organisations politiques - elle-même ne l'était pas. Elle-même, Pamela Anderson, était sensible à cette lutte, parce qu'elle venait du peuple de l'image, comme elle, du peuple des mauvaises images.
Le graffiti, en signe de gratitude, mettait l'art des gilets jaunes au service de la cause animale, que Pamela Anderson défend depuis de nombreuses années. Le commerce du cachemire est accusé, et pour que le geste soit efficace, il fallait faire parler la femme de l'affiche. C'est elle à qui l'on fait dire, et qui dit "Pamela m'a radicalisée". C'est moi, la femme parfaite de l'affiche, la femme à l'enfant au cachemire, qui sors de l'image, qui sors de la plage, et me révolte, et te le dis. Moi, la belle femme propre de l'affiche avec enfant sur la plage, je suis gilet jaune. Je sui Pamela. Je suis radicalisée.
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Dans les mêmes semaines, on avait pu lire aussi cette phrase sur les murs: "je me suis radicalisé sur Internet."
Radical, radicalisation, se radicaliser, être radicalisé par: autant d'expressions qui appartiennent au pouvoir et n'ont cessé de discriminer les pratiques politiques de résistance en les assimilant au terrorisme mondialisé depuis le début des années 2000. Depuis le début des années 2000, on a vu l'expression passer d'une acception à l'autre, suivant le moment, la situation, avec une apogée à la suite des attentats de 2015 - radicalisation désignant la conversion politique et religieuse à l'Islam des adolescents perturbés et, par extension, tout comportement d'exception et d'exclusion d'un individu du corps social ou scolaire. La lutte contre la radicalisation a très vite été l'autre nom d'une islamophobie intacte depuis les guerres coloniales. Le mot est resté, n'a cessé de changer, pour qualifier plus récemment à peu près toutes les pratiques politiques qui s'opposent au gouvernement et au capitalisme. Se radicaliser, aujourd'hui, ne peut plus être l'apanage des adolescents anarchistes, autonomes ou islamistes, puisque ce sont même les avocats, les infirmières, les médecins, les juristes, les artisans du BTP, les machinos de l'Opéra de Paris, les cheminots, les salariés de l'éducation nationale, les enseignants-chercheurs, les pompiers...presque tous les corps de métier qui sont désormais poussés à des pratiques politiques "radicales", poussés à démissionner pour ne pas être détruits. Autrefois, on aurait peut-être appelé désobéissance civile ces formes d'aggravation de la grève, mais c'était une autre époque. C'est face à une autre sorte de radicalisation que ces actes naissent, se multiplient et se précipitent, acculés par la criminalité policière et l'absence définitive de considération de la part du gouvernement. Se radicaliser devient inévitable; on se radicalise à notre insu, comme forcément, pour continuer à agir.
Affirmer, écrire: je me radicalise sur Internet, ou grâce à Pamela, est une façon de renverser l'accusation; de s'approprier la faute; de devenir ce coupable fabriqué par les mots du pouvoir pour prendre sa défense.
Mais encore: une façon de sortir les mots de terreur de la terreur et de dire: nous sommes vivants.
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