samedi 17 juillet 2021

Les damnés de la terre par Franz Fanon

 

«Dans un pays sous-développé, le parti doit être organisé de telle sorte qu’il ne se contente pas d’avoir des contacts avec les masses. Le parti doit être l’expression directe des masses. Le parti n’est pas une administration chargée de transmettre les ordres du gouvernement. Il est le porte-parole énergique et le défenseur incorruptible des mas[1]ses. Pour parvenir à cette conception du parti, il faut avant toute cho[1]se se débarrasser de l’idée très occidentale, très bourgeoise donc très méprisante que les masses sont incapables de se diriger. » 

 

Il est vrai que si l’on prend la précaution d’utiliser un langage compréhensible par les seuls licenciés en droit ou en sciences économiques, la preuve sera aisément faite que les masses doivent être dirigées. Mais si l’on parle le langage concret, si l’on n’est pas obsédé par la volonté perverse de brouiller les cartes, de se débarrasser du peuple, alors on s’aperçoit que les masses saisis[1]sent toutes les nuances, toutes les astuces. Le recours à un langage technique signifie que l’on est décidé à considérer les masses comme des profanes. Ce langage dissimule mal le désir des conférenciers de tromper le peuple, de le laisser en dehors. L’entreprise d’obscurcissement du langage est un masque derrière lequel se profile une plus vaste entreprise de dépouillement. On veut à la fois enlever au peuple et ses biens et sa souveraineté.

 

À partir de ces expériences, on expliqua au peuple le fonctionne[1]ment des grandes lois économiques en se basant sur des cas concrets. L’accumulation du capital cessa d’être une théorie pour devenir un comportement très réel et très présent. Le peuple comprit comment à partir d’un commerce on peut [182] s’enrichir, agrandir ce commerce. Alors, seulement, les paysans racontèrent que cet épicier leur prêtait à des taux usuraires ; d’autres rappelèrent comment il les avait expul[1]sés de leurs terres et comment de propriétaires ils étaient devenus ouvriers. Plus le peuple comprend, plus il devient vigilant, plus il devient conscient qu’en définitive tout dépend de lui et que son salut réside dans sa cohésion, dans la connaissance de ses intérêts et de l’identification de ses ennemis. Le peuple comprend que la richesse n’est pas le fruit du travail mais le résultat d’un vol organisé et proté[1]gé. Les riches cessent d’être des hommes respectables, ils ne sont plus que des bêtes carnassières, des chacals et des corbeaux qui se vautrent dans le sang du peuple. Dans une autre perspective les com[1]missaires politiques ont dû décider que personne ne travaillerait plus pour personne. La terre est à ceux qui la travaillent. C’est un principe qui est devenu par l’explication une loi fondamentale au sein de la révo[1]lution algérienne. Les paysans qui employaient des ouvriers agricoles ont été obligés de remettre des parts à leurs anciens employés.

 

Dans ces régions où nous avons pu mener à bien ces expériences édifiantes, où nous avons assisté à la construction de l’homme par l’institution révolutionnaire, les paysans ont saisi très clairement ce principe qui veut qu’on travaille avec d’autant plus de goût qu’on s’engage plus lucidement dans l’effort. On a pu faire comprendre aux masses que le travail n’est pas une dépense d’énergie, ou le fonction[1]nement de certains muscles, mais qu’on travaille davantage avec son cerveau et son cœur [183] qu’avec ses muscles et sa sueur. De même, dans ces régions libérées mais en même temps exclues de l’ancien cir[1]cuit commercial on a dû modifier la production autrefois uniquement tournée vers les villes et l’exportation. On a mis en place une produc[1]tion de consommation pour le peuple et pour les unités de l’Armée de libération nationale. On a quadruplé la production de lentilles et orga[1]nisé la fabrication du charbon de bois. Les légumes verts et le charbon ont été dirigés des régions du nord vers le sud par les montagnes, tan[1]dis que les zones du sud envoyaient de la viande vers le nord. C’est le FLN qui a décidé cette coordination, qui a mis en place le système de communications. Nous n’avions pas de techniciens, pas de planifica[1]teurs venus des grandes écoles occidentales. Mais dans ces régions libérées, la ration journalière atteignait le chiffre inconnu jusqu’alors de 3 200 calories. Le peuple ne s’est pas contenté de triompher de cette épreuve. Il s’est posé des questions théoriques. Par exemple : pourquoi certaines régions ne voyaient-elles jamais d’oranges avant la guerre de libération, alors qu’on en expédiait annuellement des milliers de tonnes vers l’étranger, pourquoi les raisins étaient-ils inconnus d’un grand nombre d’Algériens alors que des millions de grappes faisaient les délices des peuples européens ? Le peuple a aujourd’hui une notion très claire de ce qui lui appartient. Le peuple algérien sait aujourd’hui qu’il est le propriétaire exclusif du sol et du sous-sol de son pays. Et si certains ne comprennent pas l’acharnement du FLN à ne tolérer aucun empiétement sur cette propriété et sa farouche volonté de refuser tout compromis sur les principes, alors il faut que les uns et les autres se souviennent que le peuple algérien est aujourd’hui un peuple adulte, responsable, conscient. En bref, le peuple algérien est un peuple propriétaire.

 

Dans un pays sous-développé, l’expérience prouve que l’important n’est pas que trois cents personnes conçoivent et décident mais que l’ensemble, même au prix d’un temps double ou triple, comprenne et décide. En fait le temps mis à expliquer, le temps « perdu » à humaniser le travailleur sera rattrapé dans l’exécution. Les gens doivent savoir où ils vont et pourquoi ils y vont. L’homme politique ne doit pas ignorer que l’avenir restera bouché tant que la conscience du peuple sera rudimentaire, primaire, opaque. Nous, hommes politi[1]ques africains, devons avoir des idées très claires sur la situation de notre peuple.

 

On croit souvent en effet, avec une légèreté criminelle, que politiser les masses c’est épisodiquement leur tenir un grand discours politique. On pense qu’il suffit au leader ou à un dirigeant de parler sur un ton doctoral des grandes choses de l’actualité pour être quitte avec cet impérieux devoir de politisation des masses. Or, politiser c’est ouvrir l’esprit, c’est éveiller l’esprit, mettre au monde l’esprit. C’est, comme le disait Césaire, « inventer des âmes ». Politiser les masses ce n’est pas, ce ne peut pas être faire un discours politique. C’est s’acharner avec rage à faire comprendre aux masses que tout dépend d’elles, que si nous stagnons c’est de leur faute et que si nous avançons, c’est aussi de leur faute, qu’il n’y a pas de démiurge, qu’il n’y a pas d’homme illustre et responsable de tout, mais que le démiurge c’est le peuple et que les mains magiciennes ne sont en définitive que les mains du peuple. Pour réaliser ces choses, pour les incarner véritablement, répétons-le, il faut décentraliser à l’extrême. La circulation du sommet à la base et de la base au sommet doit être un principe rigide non par souci de formalisme mais parce que tout simplement le respect de ce principe est la garantie du salut. C’est de la base que montent les for[1]ces qui dynamisent le sommet et lui permettent dialectiquement [188] d’effectuer un nouveau bond.

 

Il n’y a pas de mains pures, il n’y a pas d’innocents, pas de spectateurs. Nous sommes tous en train de nous salir les mains dans les marais de notre sol et le vide effroyable de nos cerveaux. Tout spectateur est un lâche ou un traître.

 

Le pays sous-développé doit se garder de perpétuer les traditions féodales qui consacrent la priorité de l’élément masculin sur l’élément féminin. Les femmes recevront une place identique aux hommes non dans les articles de la Constitution mais dans la vie quotidienne, à l’usine, à l’école, dans les assemblées. Si dans les pays occidentaux on encaserne les militaires, cela ne veut pas dire que ce soit toujours la meilleure formule. On n’est pas tenu de militariser les recrues. Le service peut être civil ou militaire et de toute façon il est recommandé que chaque citoyen valide puisse à tout moment s’intégrer dans une unité combattante et défendre les acquisitions nationales et sociales.

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