«Dans un pays sous-développé,
le parti doit être organisé de telle sorte qu’il ne se contente pas d’avoir des
contacts avec les masses. Le parti doit être l’expression directe des masses.
Le parti n’est pas une administration chargée de transmettre les ordres du
gouvernement. Il est le porte-parole énergique et le défenseur incorruptible
des mas[1]ses.
Pour parvenir à cette conception du parti, il faut avant toute cho[1]se
se débarrasser de l’idée très occidentale, très bourgeoise donc très méprisante
que les masses sont incapables de se diriger. »
Il est vrai que si l’on prend
la précaution d’utiliser un langage compréhensible par les seuls licenciés en
droit ou en sciences économiques, la preuve sera aisément faite que les masses
doivent être dirigées. Mais si l’on parle le langage concret, si l’on n’est pas
obsédé par la volonté perverse de brouiller les cartes, de se débarrasser du
peuple, alors on s’aperçoit que les masses saisis[1]sent toutes les nuances, toutes les astuces.
Le recours à un langage technique signifie que l’on est décidé à considérer les
masses comme des profanes. Ce langage dissimule mal le désir des conférenciers
de tromper le peuple, de le laisser en dehors. L’entreprise d’obscurcissement
du langage est un masque derrière lequel se profile une plus vaste entreprise
de dépouillement. On veut à la fois enlever au peuple et ses biens et sa
souveraineté.
À partir de ces expériences,
on expliqua au peuple le fonctionne[1]ment
des grandes lois économiques en se basant sur des cas concrets. L’accumulation
du capital cessa d’être une théorie pour devenir un comportement très réel et
très présent. Le peuple comprit comment à partir d’un commerce on peut [182]
s’enrichir, agrandir ce commerce. Alors, seulement, les paysans racontèrent que
cet épicier leur prêtait à des taux usuraires ; d’autres rappelèrent comment il
les avait expul[1]sés
de leurs terres et comment de propriétaires ils étaient devenus ouvriers. Plus
le peuple comprend, plus il devient vigilant, plus il devient conscient qu’en
définitive tout dépend de lui et que son salut réside dans sa cohésion, dans la
connaissance de ses intérêts et de l’identification de ses ennemis. Le peuple
comprend que la richesse n’est pas le fruit du travail mais le résultat d’un
vol organisé et proté[1]gé.
Les riches cessent d’être des hommes respectables, ils ne sont plus que des
bêtes carnassières, des chacals et des corbeaux qui se vautrent dans le sang du
peuple. Dans une autre perspective les com[1]missaires politiques ont dû décider que
personne ne travaillerait plus pour personne. La terre est à ceux qui la
travaillent. C’est un principe qui est devenu par l’explication une loi
fondamentale au sein de la révo[1]lution
algérienne. Les paysans qui employaient des ouvriers agricoles ont été obligés
de remettre des parts à leurs anciens employés.
Dans ces régions où nous avons
pu mener à bien ces expériences édifiantes, où nous avons assisté à la
construction de l’homme par l’institution révolutionnaire, les paysans ont
saisi très clairement ce principe qui veut qu’on travaille avec d’autant plus
de goût qu’on s’engage plus lucidement dans l’effort. On a pu faire comprendre
aux masses que le travail n’est pas une dépense d’énergie, ou le fonction[1]nement
de certains muscles, mais qu’on travaille davantage avec son cerveau et son
cœur [183] qu’avec ses muscles et sa sueur. De même, dans ces régions libérées
mais en même temps exclues de l’ancien cir[1]cuit commercial on a dû modifier la
production autrefois uniquement tournée vers les villes et l’exportation. On a
mis en place une produc[1]tion
de consommation pour le peuple et pour les unités de l’Armée de libération
nationale. On a quadruplé la production de lentilles et orga[1]nisé
la fabrication du charbon de bois. Les légumes verts et le charbon ont été
dirigés des régions du nord vers le sud par les montagnes, tan[1]dis
que les zones du sud envoyaient de la viande vers le nord. C’est le FLN qui a
décidé cette coordination, qui a mis en place le système de communications.
Nous n’avions pas de techniciens, pas de planifica[1]teurs venus des grandes écoles occidentales.
Mais dans ces régions libérées, la ration journalière atteignait le chiffre
inconnu jusqu’alors de 3 200 calories. Le peuple ne s’est pas contenté de
triompher de cette épreuve. Il s’est posé des questions théoriques. Par exemple
: pourquoi certaines régions ne voyaient-elles jamais d’oranges avant la guerre
de libération, alors qu’on en expédiait annuellement des milliers de tonnes
vers l’étranger, pourquoi les raisins étaient-ils inconnus d’un grand nombre
d’Algériens alors que des millions de grappes faisaient les délices des peuples
européens ? Le peuple a aujourd’hui une notion très claire de ce qui lui
appartient. Le peuple algérien sait aujourd’hui qu’il est le propriétaire
exclusif du sol et du sous-sol de son pays. Et si certains ne comprennent pas
l’acharnement du FLN à ne tolérer aucun empiétement sur cette propriété et sa
farouche volonté de refuser tout compromis sur les principes, alors il faut que
les uns et les autres se souviennent que le peuple algérien est aujourd’hui un
peuple adulte, responsable, conscient. En bref, le peuple algérien est un
peuple propriétaire.
Dans un pays sous-développé,
l’expérience prouve que l’important n’est pas que trois cents personnes
conçoivent et décident mais que l’ensemble, même au prix d’un temps double ou
triple, comprenne et décide. En fait le temps mis à expliquer, le temps « perdu
» à humaniser le travailleur sera rattrapé dans l’exécution. Les gens doivent
savoir où ils vont et pourquoi ils y vont. L’homme politique ne doit pas
ignorer que l’avenir restera bouché tant que la conscience du peuple sera
rudimentaire, primaire, opaque. Nous, hommes politi[1]ques africains, devons avoir des idées très
claires sur la situation de notre peuple.
On croit souvent en effet,
avec une légèreté criminelle, que politiser les masses c’est épisodiquement leur
tenir un grand discours politique. On pense qu’il suffit au leader ou à un
dirigeant de parler sur un ton doctoral des grandes choses de l’actualité pour
être quitte avec cet impérieux devoir de politisation des masses. Or, politiser
c’est ouvrir l’esprit, c’est éveiller l’esprit, mettre au monde l’esprit.
C’est, comme le disait Césaire, « inventer des âmes ». Politiser les masses ce
n’est pas, ce ne peut pas être faire un discours politique. C’est s’acharner
avec rage à faire comprendre aux masses que tout dépend d’elles, que si nous
stagnons c’est de leur faute et que si nous avançons, c’est aussi de leur
faute, qu’il n’y a pas de démiurge, qu’il n’y a pas d’homme illustre et
responsable de tout, mais que le démiurge c’est le peuple et que les mains
magiciennes ne sont en définitive que les mains du peuple. Pour réaliser ces
choses, pour les incarner véritablement, répétons-le, il faut décentraliser à
l’extrême. La circulation du sommet à la base et de la base au sommet doit être
un principe rigide non par souci de formalisme mais parce que tout simplement
le respect de ce principe est la garantie du salut. C’est de la base que
montent les for[1]ces
qui dynamisent le sommet et lui permettent dialectiquement [188] d’effectuer un
nouveau bond.
Il n’y a pas de mains pures,
il n’y a pas d’innocents, pas de spectateurs. Nous sommes tous en train de nous
salir les mains dans les marais de notre sol et le vide effroyable de nos
cerveaux. Tout spectateur est un lâche ou un traître.
Le pays sous-développé doit se
garder de perpétuer les traditions féodales qui consacrent la priorité de
l’élément masculin sur l’élément féminin. Les femmes recevront une place
identique aux hommes non dans les articles de la Constitution mais dans la vie
quotidienne, à l’usine, à l’école, dans les assemblées. Si dans les pays
occidentaux on encaserne les militaires, cela ne veut pas dire que ce soit
toujours la meilleure formule. On n’est pas tenu de militariser les recrues. Le
service peut être civil ou militaire et de toute façon il est recommandé que
chaque citoyen valide puisse à tout moment s’intégrer dans une unité combattante
et défendre les acquisitions nationales et sociales.
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