mardi 20 juillet 2021

Voltairine de Cleyre : « Le mariage est une mauvaise action »

(Cette conférence présente le point de vue négatif sur le mariage, dont le côté positif a été défendu par la Dr Henrietta P. Westbrook sous le titre « Le mariage est une bonne action ». Les deux conférences ont été prononcées dans les locaux de la Radical Liberal League, à Philadelphie le 28 avril 1907.)

Laissez-moi tout d’abord éclaircir deux points, dès le départ. Ainsi, lorsque la discussion débutera, nous pourrons nous concentrer sur l’essentiel.

1) Comment peut-on distinguer entre une bonne et une mauvaise action ?

2) Quelle est ma définition du mariage ?

Relativité des actes et des besoins*

D’après ma compréhension du puzzle de l’univers, aucun acte n’est, à mon avis, totalement juste ou totalement mauvais. Le jugement que l’on porte sur un acte est relatif et il dépend de l’évolution sociale des êtres humains qui progressent consciemment mais très lentement par rapport au reste de l’univers. Le bien et le mal sont des conceptions sociales ; attention, je ne dis pas qu’il s’agit de conceptions humaines. Les mots de bien et de mal ont certainement été inventés par des hommes ; mais les conceptions du bien et du mal, qu’elles soient obscures ou qu’elles soient très claires, ont été conçues avec plus ou moins d’efficacité par des êtres sociaux intelligents. La définition du Bien, entérinée par la conduite des êtres qui vivent en société, est la suivante : est considéré comme juste le comportement qui sert le mieux les besoins d’une société donnée.

Mais qu’est-ce qui détermine ces besoins ? Dans le passé, ces besoins étaient surtout déterminés par la réaction inconsciente de la structure (sociale ou individuelle) à la pression du milieu. Jusqu’à récemment, je pensais encore comme Huxley (1), Von Hartman (2) et mon professeur Lum (3). Selon eux, les besoins sont entièrement déterminés par les réactions des hommes à leur milieu naturel ; la conscience peut choisir d’obéir ou de s’opposer à ce milieu, mais elle n’a aucune voix dans le cours du développement social : si elle décide de s’y opposer, elle ne fait que provoquer sa propre ruine, mais ne modifie pas l’idéal inconsciemment déterminé.

Conscience et évolution

Ces dernières années, j’en suis arrivée à la conclusion que la conscience prend une part de plus en plus importante dans l’orientation des problèmes sociaux ; si elle est pour le moment une voix mineure, et le restera encore longtemps, elle représente cependant un pouvoir qui menace de renverser les vieux processus et les vieilles lois, et de les remplacer par d’autres pouvoirs et d’autres idéaux. Je ne connais pas de perspective plus fascinante que celle du rôle de la conscience dans l’évolution présente et à venir. Cependant, ce n’est pas l’objet de notre réflexion aujourd’hui. Je n’en parle que parce qu’elle détermine ce qui constitue notre conception actuelle du bien-être, mais je maintiens que le vieil idéal a été considérablement modifié par la réaction inconsciente contre les choses superflues produites par la tendance inconsciente vers un certain objectif. *

La question devient alors : quel est l’idéal croissant de la société humaine, idéal inconsciemment signalé et inconsciemment discerné et éclairé ?

D’après tous les indicateurs du progrès, cela me semble être la liberté de l’individu ; une société dont l’organisation économique, politique sociale et sexuelle assurera et augmentera constamment l’éventail d’être à ses différentes unités ; dont la solidarité et la continuité dépendront de l’attraction libre de ses composantes, et en aucun cas ne reposera sur l’obligation, quelles qu’en soient les formes. Si vous n’acceptez pas que telle est la tendance sociale actuelle, vous ne serez sans doute pas d’accord avec le reste de ma démonstration. Car il serait trop facile de prouver que le maintien des vieilles divisions de la société en classes, chacune d’elles accomplissant des fonctions spécialisés — prêtres, militaires, salariés, capitalistes, domestiques, nourrices, etc. — que ce maintien, donc, est en accord avec la force croissante de la société, donc que le mariage est une bonne action.

Ma position, le point de départ à partir duquel je mesurerai une bonne ou une mauvaise action, est la suivante : la tendance sociale actuelle s’oriente vers la liberté de l’individu, ce qui implique la réalisation de toutes les conditions nécessaires à l’avènement de cette liberté.

Second point : quelle est ma définition du mariage ?

Ma position sur le mariage

Il y a quinze ou dix-huit ans, alors que je n’étais pas encore sortie du couvent depuis assez longtemps pour avoir oublié ses enseignements, et que je n’avais pas encore assez vécu ni fait assez d’expériences pour fabriquer mes propres définitions, je considérais que le mariage était « un sacrement de l’Eglise » ou bien « une cérémonie civile patronnée par l’Etat », grâce à laquelle un homme et une femme étaient unis pour la vie, ou jusqu’à ce qu’un tribunal prononce leur séparation. Avec toute l’énergie d’une libre[1]penseuse néophyte, je critiquais le mariage religieux parce qu’un prêtre n’a aucun droit d’intervenir dans la vie privée des individus, ; je condamnais l’expression « jusqu’à ce que la mort nous sépare », parce qu’il s’agissait d’un promesse immorale qui rend une personne esclave de ses sentiments actuels et détermine tout son avenir ; je dénonçais la misérable vulgarité des cérémonies religieuse et civile, parce qu’elles mettaient les relations intimes entre deux individus au centre de l’attention publique.

Je défends toujours ces positions. Rien n’est plus vulgaire à mes yeux que le prétendu sacrement du mariage ; il est une insulte à la délicatesse parce qu’il proclame aux oreilles du monde entier une affaire strictement privée. Ai-je besoin de rappeler, par exemple, la littérature indigne d’être imprimée et qui pourtant le fut, concernant le mariage d’Alice Roosevelt, lorsque la prétendue « princesse américaine » fut l’objet de commentaires aux quatre coins du pays, parce que le monde entier devait être informé de son futur mariage avec Mr. Longworth !

Contre toute relation permanente

Mais aujourd’hui ce n’est ni au mariage civil ni au mariage religieux que je me réfère, lorsque j’affirme que le mariage est une mauvaise action. La cérémonie elle-même n’est qu’une forme, un fantôme, une coquille vide. Par mariage, j’entends son contenu réel, la relation permanente entre un homme et une femme, relation sexuelle et économique qui permet de maintenir la vie au foyer et la vie familiale actuelle. Je me moque de savoir s’il s’agit d’un mariage polygame, polyandre or monogame. Cela m’est indifférent qu’il soit célébré par un prêtre, un magistrat, en public ou en privé, ou qu’il n’y ait pas le moindre contact entre les époux. Non, ce que j’affirme c’est qu’une relation de dépendance permanente nuit au développement de la personnalité, et c’est cela que je combats. Maintenant, mes opposants savent sur quel terrain je me situe.

Dans le passé, il m’est arrivé de plaider de façon effusive et sincère pour l’union exclusive entre un homme et une femme, tant qu’ils restent unis par les liens de l’amour. Et j’ai défendu aussi l’idée que cette union devrait être dissoute lorsque l’un ou l’autre le désirerait. A cette époque je parlais de façon extrêmement enthousiaste des liens de l’amour et seulement de ceux-là.

Aujourd’hui, je préfère un mariage fondé uniquement sur des considérations financières à un mariage fondé sur l’amour. Non pas parce que je m’intéresse le moins du monde à la pérennité du mariage, mais parce que je me soucie de la pérennité de l’amour. Et je crois que la façon la plus facile, la plus sûre et la plus pratique de tuer l’amour est le mariage — le mariage tel que je l’ai défini. Je pense que la seule façon de préserver l’amour dans la condition extatique qui lui vaut de bénéficier d’une appellation spécifique — sinon ce sentiment relève du désir ou de l’amitié —, la seule façon, disais-je, de préserver l’amour est de maintenir la distance. Ne jamais permettre que l’amour soit souillé par les mesquineries indécentes d’une communion intime permanente. Mieux vaut mépriser tous les jours votre ennemi que mépriser la personne que vous aimez.

Je suppose que ceux qui ne connaissent pas les raisons de mon opposition aux formes légales et sociales vont s’exclamer : « Alors, vous voulez donc en finir avec toute relation entre les sexes ? Vous souhaitez que la terre ne soit plus peuplée que des nonnes et de moines ? » Absolument pas. Je ne m’inquiète pas de la repopulation de la Terre, et je ne verserais aucune larme si l’on m’apprenait que le dernier être humain vient de naître. Mais je ne prêche pas pour autant l’abstinence sexuelle totale. Si les avocats du mariage devaient simplement plaider contre l’abstinence, leur tâche serait aisée. Les statistiques de la folie, et en général de toutes sortes d’aberrations, constitueraient à elles seules un solide élément à charge. Non, je ne crois pas que l’être humain moralement le plus élevé soit un être sans sexualité, ni celui qui extirpe ses passions avec violence, que cette violence soit dictée par la religion ou la science.

Je souhaiterais que les gens considèrent leurs instincts normaux, d’une façon normale, c’est-à-dire qu’ils ne soient si gloutons ni abstinents, qu’il n’exaltent pas leurs vertus au-delà de leur utilité véritable, ni qu’ils les dénoncent comme les servantes du Mal, deux attitudes très répandues en ce qui concerne la passion sexuelle. En bref, je souhaiterais que les hommes et les femmes organisent leurs vies de telle façon qu’ils pourront être toujours, à toute époque, des êtres libres, sur ce plan comme sur d’autres. Chaque individu doit fixer les limites de l’abstinence ou de l’indulgence, ce qui est normal pour l’un étant excessif pour l’autre, et ce qui excessif à une période de l’existence étant normal à une autre. En ce qui concerne les effets de la satisfaction normale d’un appétit normal sur la population, je contrôlerais ces effets de manière consciente, comme ils le sont déjà, dans une certaine mesure, aujourd’hui, et ils le seront de plus en plus, au fur et à mesure que progresseront nos connaissances. Le taux de natalité en France et aux Etats-Unis (chez les Américains nés en Amérique) montre le développement d’un tel contrôle conscient des naissances.

Le mariage est contraire à l’épanouissement de l’individu

« Mais, diront les avocats du mariage, qu’est-ce qui, dans le mariage, interfère avec le livre développement de l’individu ? Que signifie le libre développement de l’individu s’il n’est pas l’expression de la masculinité et de la féminité ? Qu’y a-t-il de plus essentiel pour ces deux facteurs que d’être parents et d’éduquer des enfants ? Le fait que l’éducation d’un enfant dure de 15 à 20 ans n’est-il pas l’élément essentiel qui détermine l’existence d’un foyer permanent ? »

Ce type d’argumentation est avancé par les partisans du mariage ayant l’esprit scientifique. Ceux qui ont l’esprit religieux invoquent la volonté de Dieu, ou d’autres raisons métaphysiques. Je ne répondrai pas à ces derniers. Je m’intéresserai aujourd’hui seulement à ceux qui prétendent que, l’Homme étant le dernier maillon de l’évolution, les nécessités de chaque espèce qui déterminent des relations sociales et sexuelles entre espèces alliées façonneront et détermineront ces relations chez l’Homme ; selon eux, si, chez les animaux supérieurs, la durée de l’apprentissage détermine la durée de la conjugalité, alors l’une des plus grandes réussites de l’Homme est d’avoir considérablement étendu la durée de l’apprentissage, et donc de s’être fixé pour idéal une relation familiale permanente.

Ce n’est que l’extension consciente de ce que l’inconscient, ou peut-être l’adaptation semi-consciente, a déjà déterminé pour les animaux supérieurs, et en partie chez les espèces sauvages. Si les gens sont raisonnables, sensibles et contrôlent leurs instincts (de toute façon, certains se contrôleront quelles que soient les circonstances), le mariage ne permet-il pas d’atteindre ce grand objectif de la fonction sociale élémentaire, qui est en même temps une exigence essentielle pour le développement individuel, mieux qu’aucun autre mode de vie ? Malgré toutes ses imperfections, n’est-ce pas le meilleur mode de vie que l’on ait trouvé jusqu’à présent ?

En essayant de prouver la thèse inverse, je ne m’intéresserai pas aux échecs patents du mariage. Cela ne m’intéresse pas de démontrer que de nombreux mariages échouent ; les archives des tribunaux le prouvent abondamment. Mais de même qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, le nombre de divorces ne prouve pas que le mariage, en lui-même, est une mauvaise chose, il démontre seulement qu’un nombre important d’individus commettent des erreurs. Cet argument inattaquable n’est pas un argument contre l’indissolubilité du mariage mais contre le mariage lui-même.

Aujourd’hui, je m’intéresserai aux mariages heureux — les mariages au sein desquels, quelles que soient les frictions, l’homme et la femme ont passé beaucoup de moments agréables ensemble ; des mariages où la famille a vécu grâce au travail honnête, décemment payé (dans les limites du système du salariat) du père, et préservée par le souci d’économie et les soins de la mère ; où les enfants ont reçu une bonne éducation et où ils ont démarré dans la vie sans problème, et où leurs parents ont continué à vivre sous le même toit pour finir leur vie ensemble, chacun étant assuré que l’autre représente un(e) ami(e) qui lui sera fidèle jusqu’à la mort. Telle est, d’après moi, le meilleur type de mariage qui puisse exister, et je sais qu’il s’agit plus souvent d’un doux rêve que d’une réalité. Mais parfois ce rêve réussit à se réaliser. Je maintiens néanmoins que, du point de vue de l’objectif de la vie, c’est-à-dire du libre développement de l’individu, ceux qui ont réussi leur mariage ont mené une vie moins réussie que ceux qui ont eu une vie moins heureuse.

L’instinct de reproduction

En ce qui concerne le premier point (le fait que l’éducation des parents serait l’une des nécessités fondamentales de l’expression de soi), je pense que c’est ici que la conscience va bouleverser les méthodes de la vie. La vie, qui opère inconsciemment, cherchait aveuglément à se préserver par la reproduction, par la reproduction multiple. L’esprit est simplement bousculé par la productivité d’un seul brin de blé, d’un poisson, d’une reine des abeilles ou d’un homme. On est scandalisé** par le gâchis incroyable de l’effort reproductif ; par la pitié impuissante pour les petites choses, l’infinitude de ces petites vies, qui doivent naître, souffrir et mourir, parce qu’elles n’ont rien à manger ou qu’elles servent de proies pour d’autres créatures, et tout cela dans un seul but : afin que, au sein d’une multitude, une petite minorité survive et perpétue l’espèce ! L’homme, en guerre contre la nature et qui n’en est pas encore maître, a obéi au même instinct et, en procréant de façon prolifique, il a poursuivi sa guerre.

Pour le patriarche hébreu de l’Antiquité comme pour le pionnier américain, une grande famille était synonyme de force, de richesse et un moyen de poursuivre sa conquête des forêts et des terres vierges. C’était sa seule ressource contre l’anéantissement. C’est pourquoi l’instinct de reproduction a été l’un des moteurs déterminants de l’action humaine.

Tout instinct obéit à une loi : il survit longtemps après que le besoin qu’il a créé a cessé d’exister, et cette loi agit de façon perverse. La façon habituelle de tenir compte d’une telle survie depuis que cette chose existe est une part essentielle de la structure, qui n’est pas obligée de rendre des comptes à elle[1]même ni d’être satisfaite. Je suis persuadée, néanmoins, que plus la conscience se développe, ou, en d’autres termes, plus nous devenons conscients des conditions de la vie et de nos relations dans ce cadre, de leurs nouvelles exigences et de la meilleure façon de les satisfaire, plus rapidement les instincts de la volonté seront dissociés de la structure.

Comment se présente la guerre contre la nature aujourd’hui ? Pourquoi, au prix de quelle catastrophe planétaire, sommes-nous certains de la conquérir ? La conscience ! La puissance du cerveau ! La volonté de domination ! L’invention, la découverte, la maîtrise des forces cachées. Nous ne sommes plus obligés d’utiliser la méthode aveugle d’une propagation illimitée de l’espèce pour fournir à l’humanité des chasseurs, des pêcheurs, des bergers, des agriculteurs et des éleveurs. Par conséquent, le besoin initial qui a créé l’instinct de reproduction prolifique a disparu ; cet instinct est voué à disparaître, et il est en train de mourir, mais il disparaîtra plus rapidement si les hommes comprennent de mieux en mieux la situation globale.

Plus les cerveaux ont une production prolifique, plus les idées s’étendent, se multiplient et conquièrent de pouvoir, plus la nécessité d’une reproduction abondante décline. Tel est mon premier point. Donc l’épanouissement de l’individu n’implique plus d’avoir de nombreux enfants, ni même d’en avoir un seul. Je ne veux pas dire que, bientôt, plus personne ne voudra avoir d’enfants, et je ne prophétise pas le suicide de l’espèce humaine. Simplement, je pense que moins il y aura d’hommes et de femmes qui naîtront, plus il y aura de chances que ceux-ci survivent, se développent et réalisent de choses. En fait, la confrontation entre ces différentes tendances a déjà amené la conscience sociale actuelle à prendre cette direction.

La reproduction et les autres besoins

Supposons que la majorité des hommes désirent encore, ou allons plus loin, admettons que la majorité désirent encore se reproduire de façon limitée, la question est maintenant la suivante : ce besoin est-il essentiel au développement de l’individu ou existe-t-il d’autres besoins tout aussi impérieux ? S’il existe d’autres besoins aussi impérieux, doit-on les prendre autant en compte lorsque l’on veut décider de la meilleure manière de conduire sa vie ? S’il n’existe pas d’autres besoins aussi impératifs, peut-on encore discuter pour savoir si le mariage est le meilleur moyen d’assurer l’épanouissement de l’individu ? En répondant à ces questions, je pense qu’il sera utile de distinguer entre la majorité et la minorité.

Pour une minorité l’éducation des enfants sera le besoin dominant de leur vie et pour une majorité cela constituera seulement un besoin parmi d’autres. Et qu’en est-il des autres besoins ? Les autres appétits physiques et spirituels ? Le désir de manger, de s’habiller et de se logemer après le goût de chaque individu ; le désir d’association sexuelle et pas en vue de a reproduction ; les désirs artistiques ; le désir de savoir, avec ses milliers de ramifications, qui emportera peut-être l’âme des profondeurs du concret jusqu’aux hauteurs de l’abstraction ; le désir de faire, c’est-à-dire d’imprimer sa volonté sur la structure sociale, qu’il s’agisse d’un mécanicien, d’un, d’un, d’un traducteur de rêves, — quelle que soit l’activité personnelle.

 Le désir de se nourrir, se loger et se vêtir, ce désir devrait toujours reposer sur le pouvoir de chaque individu de se procurer les choses par soi-même. Mais le repli sur soi est tel que, au bout de quelques années d’existence commune, l’interdépendance rend chaque partenaire impuissant. Lorsque les circonstances détruisent leur belle combinaison, l’homme en est généralement moins affecté, la femme terriblement plus. Elle n’a fait qu’une seule chose dans une sphère isolée, et même si elle a peut-être appris à bien la faire (ce qui n’est pas du tout sûr, parce que la méthode d’entraînement n’est absolument pas satisfaisante), cela ne lui a pas donné la confiance nécessaire pour gagner sa vie de façon indépendante. Elle est surtout timide, incapable de s’occuper des conditions de la lutte. Elle est passée à côté du monde de la production, elle ne le connaît absolument pas. D’un autre côté, quelle sorte de métier est-ce pour elle que de devenir l’employée de maison d’une autre femme qui la dominera ? Les conditions de travail et la rémunération des services domestiques sont telles que n’importe quel esprit indépendant préférerait être esclave dans une usine : au moins l’esclavage est limité à une quantité d’heures fixe.

Quant aux hommes, je vais vous citer une anecdote : il y quelques jours de cela, un syndicaliste très combatif m’a déclaré, apparemment sans éprouver la moindre honte, que sans sa femme il vivrait comme un vagabond et un ivrogne, tout simplement parce qu’il n’est pas capable de tenir une maison ; et à ses yeux le principal mérite de leur accord mutuel est que son épouse s’occupe bien de son estomac. Jamais je n’aurais pensé que quelqu’un puisse admettre se trouver dans un tel état d’impuissance, mais cet homme m’a sans doute dit la vérité.

Eh bien, ce type d’aveu est une des plus graves objections au mariage, comme à toute autre condition qui produit des résultats semblables. En choisissant sa position économique dans la société, on devrait toujours veiller à ce qu’elle permette de laisser l’individu debout — de façon à ce qu’il reste une personne entière, ayant toutes ces capacités pour produire et se protéger elle-même, un être qui soit centré sur lui[1]même.

L’hypocrisie sexuelle des femmes

En ce qui concerne l’appétit sexuel, en dehors de la reproduction, les avocats du mariage prétendent, et avec de bonnes raisons, qu’il procure une satisfaction normale à un appétit normal. Selon eux, il constitue un garde-fou physique et moral contre les excès et leurs conséquences, les maladies. Nous avons sans cesse la preuve douloureuse que le mariage n’est pas très efficace sur ce plan-là. Quant à ce qu’il pourrait accomplir, il est presque impossible de le savoir ; car l’ascétisme religieux a tellement implanté le sentiment de la honte dans l’esprit humain, à propos du sexe, que le premier instinct, lorsqu’il est soumis à la discussion, semble dementir à son sujet.

C’est particulièrement le cas avec les femmes. La majorité des femmes souhaitent créer l’impression qu’elles sont dépourvues de désir sexuel et pensent se décerner le plus beau compliment lorsqu’elles déclarent : « Personnellement, je suis très froide ; je n’ai jamais éprouvé une telle attraction. » Parfois elles disent la vérité mais le plus souvent il s’agit d’un mensonge — mensonge issu des enseignements pernicieux diffusés par l’Eglise pendant des siècles. Une personne normalement développée comprendra qu’elle ne se rend pas hommage à elle-même en se déniant le droit d’exister complètement, pour elle[1]même ou par elle-même ; il est certain que lorsqu’une telle déficience existe vraiment, d’autres qualités peuvent se développer, qualités peut-être d’une plus grande valeur. En général, cependant, quels que soient les mensonges des femmes, une telle déficience n’existe pas. Habituellement, les êtres jeunes et sains des deux sexes désirent avoir de telles relations. Le mariage est-il donc la meilleure réponse à ce besoin humain ?

Les effets catastrophiques de la vie commune

Supposons qu’ils se marient, disons à vingt ans, ou quelques années plus tard, ce qui est généralement le cas puisque c’est l’âge où l’appétit sexuel est le plus actif ; les deux partenaires (et pour le moment je mets de côté la question des enfants) se trouveront trop et trop souvent en contact et rapidement ils ne savoureront plus la présence de l’autre. L’irritation commencera. Les petits détails de la vie en commun amèneront le mépris. Ce qui était autrefois une joie exceptionnelle deviendra un fait accompli, et détruira toute délicatesse. Souvent cela devient une torture physique pour l’un des partenaires (le plus souvent la femme) tandis que cela procure encore un peu de plaisir à l’autre, et ce pour une raison simple : les corps, tout comme les âmes, se développent rarement, voire, jamais de façon parallèle.

Et ce manque de parallélisme est le plus grave argument que l’on puisse présenter contre le mariage. Même si deux personnes sont parfaitement et constamment adaptées l’une à l’autre, rien ne prouve qu’elles continueront à l’être durant le reste de leur existence. Et aucune période n’est plus décevante, en ce qui concerne le développement futur, que l’âge dont je viens de parler. L’âge où les désirs et les attractions physiques sont les plus forts est aussi le moment où ces mêmes désirs obscurcissent ou réfrènent d’autres éléments de la personnalité.

Les terribles tragédies de l’antipathie sexuelle, qui produisent le plus souvent de la honte, ne seront jamais dévoilées. Mais elles ont causé d’innombrables meurtres sur cette terre. Et même dans les foyers où l’on a maintenu l’harmonie et où tout est apparemment pacifique, le climat familial est tel principalement à cause de la résignation et de l’auto-négation soit de l’homme soit de la femme. L’un des partenaires accepte de s’effacer presque totalement pour préserver la famille et le respect de la société.

Même si ces phénomènes, cette dégradation physique sont horribles, rien n’est plus terrible que la dévastation des âmes. Lorsque la période de l’attraction physique prédominante se termine et que les tendances de chaque âme commencent à s’affirmer de plus en plus ouvertement, rien n’est plus horrible que de se rendre compte que l’on est lié à quelqu’un, que l’on va vivre jusqu’à sa mort avec quelqu’un dont on sent que l’on s’éloigne chaque jour de plus en plus. « Pas un jour de plus ensemble ! » affirment les partisans de l’union libre. Je trouve de tels slogans encore plus absurdes que les discours de ceux qui croient en la sainteté du mariage. Les liens existent, les liens de la vie commune, l’amour du foyer que l’on a construit ensemble, les habitudes d’association et de dépendance ; ce sont de vraies chaînes, qui tiennent prisonniers les deux partenaires, et dont il n’est pas facile de se débarrasser. Ce n’est ni au bout d’un jour ou dun mois, mais seulement après une longue hésitation, une longue lutte et des souffrances, des souffrances très éprouvantes, que la séparation se produira. Et souvent elle ne se produit même pas.

Deux exemples

Un chapitre de la vie de deux hommes récemment décédés illustrera mon propos. Ernest Crosby a fait un mariage, je suppose heureux, avec une femme à l’esprit et aux sentiments conservateurs. A l’âge de 38 ans, alors qu’il occupait le poste de juge à la cour internationale au Caire, il est devenu révolutionnaire. Mais sa conception de l’honneur l’a obligé à continuer d’assurer des fonctions sociales qu’il méprisait ! Pour citer l’un de ses amis, Leonard Abbot, « il était comme prisonnier dans son palais, servi par des domestiques et des laquais. Et à la fin il est devenu l’esclave de ses biens ». Si Crosby n’avait pas été lié par les liens du mariage et des relations familiales avec quelqu’un qui avait des conceptions de la vie et de l’honneur très différentes des siennes, le bilan de sa vie n’aurait-il pas été plus positif ? Comme son maître à penser Tolstoi, sa vie contredisait ses oeuvres parce qu’il était marié avec une femme qui ne s’était pas développée parallèlement à lui.

Le second exemple est celui de Hugh O. Pentecost. A partir de 1887, quelles que soient ses tendances spéciales, Pentecost sympathisa avec la lutte du mouvement ouvrier, s’opposant à l’oppression et à toutes les formes de persécution. Cependant, sous l’influence de ses relations familiales, et parce qu’il sentait qu’il devait atteindre un plus grand confort matériel et un meilleur standing social que ce que pouvait lui apporter la position de conférencier révolutionnaire, il consentit à partir d’un certain moment à devenir la marionnette de ceux qu’il avait si sévèrement condamnés, à devenir procureur. Et pire encore : il prétendit avoir été trompé lorsqu’il avait commis la plus belle action de sa vie en protestant contre l’exécution des anarchistes de Chicago en 1886. Que l’influence familiale ait pesé sur lui, je l’ai appris de sa propre bouche ; il s’agit d’une répétition, à petite échelle, de la trahison de Benedict Arnold qui pour l’amour de sa femme aux idées conservatrices laissa toute l’infamie peser sur lui. Je ne suis pas ici en train d’excuser son attitude, de brandir le vieil argument de la tentation d’Eve, mais ce facteur a certainement joué un rôle. J’ai évoqué le cas de ces deux hommes parce que ce sont des hommes publics ; mais chacun de nous connaît de tels exemples chez des personnes beaucoup moins célèbres, et souvent c’est la femme dont les aspirations spirituelles sont avilies par les liens du mariage.

Et ce n’est qu’un aspect du problème. En effet, que penser de l’individu conservateur qui se trouve lié à quelqu’un qui offense constamment tous ses principes ? Les gens ne pensent pas, ne peuvent pas penser et éprouver les mêmes sentiments au même moment, sur une longue période ; c’est pourquoi les moments où ils nouent des liens devraient être peu fréquents et ne pas être contraignants.

L’éducation des enfants

Mais revenons à la question des enfants. Dans la mesure où il s’agit d’un désir normal, ne peut-il être satisfait sans le sacrifice de la liberté individuelle que requiert le mariage ? Je ne vois aucune raison pour que ce soit impossible. Un enfant peut être élevé aussi bien par une seule, deux ou plusieurs personnes ; la découverte de la vie sera bien plus agréable si elle a lieu dans une atmosphère de liberté et de force indépendante que dans un climat de répression et de mécontentement cachés. Je n’ai aucune solution satisfaisante à offrir aux différentes questions que pose l’éducation des enfants ; mais les partisans du mariage sont dans le même cas que moi.

Par contre je suis convaincue qu’aucune des exigences de la vie ne devrait empêcher un développement futur. Les vieilles méthodes d’éducation des enfants, dans le cadre des liens indissolubles du mariage, n’ont pas donné des résultats convaincants. (Les parents conservateurs considèrent sans doute que leurs enfants révolutionnaires sont des ratés, mais il ne leur vient probablement pas à l’esprit que c’est leur système qui est responsable de cet échec.) L’union libre ne donne pas de meilleurs résultats, ni des résultats pires. Et le destin d’un enfant élevé par un seul parent n’est ni plus malheureux ou heureux qu’un autre. Des journaux comme Lucifer regorgent d’hypothèses, de théories et d’expériences, mais jusqu’ici on n’a jamais trouvé de principes d’éducation infaillibles pour les parents, qu’ils soient biologiques ou adoptifs. C’est pourquoi je ne vois pas aucune raison de sacrifier le reste de sa vie pour un élément aussi incertain.

Si vous voulez que l’amour et le respect puissent durer, ayez des relations peu fréquentes et peu durables. Pour que la vie puisse croître, il faut que les hommes et les femmes restent des personnalités séparées. Ne partagez rien avec votre amant(e) que vous ne partageriez avec un( e ) ami( e ). C’est parce que je crois que le mariage détruit l’amour, transforme le respect en mépris, souille la vie privée et limite la croissance des deux partenaires, que je pense que « le mariage est une mauvaise action ».

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