La société païenne était une
association volontaire, la vie sociale étant réglée par l’autogouvernement [5]
. L’État a pris naissance avec la naissance des classes «afin de maîtriser les
antagonismes de classes» et assurer de la sorte la continuité de la société.
Bientôt, et «en règle générale», il se mit au service de «la classe la plus
puissante, celle qui détenait le pouvoir économique, qui avait pu s’assurer
grâce à lui aussi le pouvoir politique» et mettre en place de nouveaux moyens
d’asservissement et d’exploitation de la classe opprimée. Qu’est-ce qui vient
remplacer la direction étatique et autoritaire des chefs et l’obéissance des
sujets quand la Révolution sociale remporte la victoire ?
La dictature du prolétariat
n’était pas, en principe, une institution permanente, mais un processus
commençant par la destruction de l’appareil de l’État autoritaire,
l’instauration d’un État prolétarien et se terminant par l’autonomie
administrative totale, par l’autogouvernement de la société.
Une participation électorale
de 90 % ne fournit aucune indication sur la progression de l’autogouvernement
social, pour la bonne raison qu’elle n’est pas révélatrice du contenu de
l’activité des masses humaines: de plus, elle n’est pas l’apanage du seul
système soviétique: dans les démocraties bourgeoises et même dans les
«plébiscites» fascistes on signale parfois une participation électorale de 90 %
et davantage! C’est là un des principes fondamentaux de la démocratie du
travail de ne pas mesurer la maturité sociale d’une communauté à la quantité
des suffrages exprimés, mais au contenu effectif et tangible de l’activité
sociale de ses membres. « Les masses
laborieuses sont-elles capables – et par quelles méthodes peut-on les rendre
capables – de faire disparaître l’État autoritaire qui se dresse au-dessus de
la société et d’elles-mêmes, de prendre en charge ses fonctions, autrement dit
de développer organiquement l’autogouvernement social ? »
L’insistance de Lénine ne
s’explique qu’au regard de la conviction profondément enracinée et apparemment
indestructible des hommes et de la plupart de leurs leaders que la masse ne
saurait parvenir à l’âge adulte et se passer d’une tutelle autoritaire. «Auto[1]administration»,
«autogouvernement», «discipline non[1]autoritaire»,
voilà des notions qui, face au fascisme, ne suscitent que des sourires ironiques:
on les qualifie de rêves d’anarchistes, d’utopies, de fantasmes! Ceux qui
méprisent et dénigrent ces notions peuvent même se réclamer de Staline qui
avait affirmé qu’il ne saurait être question de supprimer l’État, qu’il
faudrait au contraire renforcer et élargir la puissance de l’État prolétarien.
Ainsi Lénine s’était trompé! L’homme est et restera sujet; sans autorité, sans
contrainte, il ne travaillera pas, il «s’adonnera à son plaisir et à sa
paresse»! Pourquoi donc perdre son énergie et son temps à courir après de
telles chimères! S’il en est ainsi, on aurait dû réclamer aux dirigeants de
l’Union Soviétique une rectification officielle de la doctrine de Lénine; on
aurait dû les sommer de déclarer erroné le texte suivant de Lénine:
«Nous
ne sommes pas des utopistes. Nous ne « rêvons » pas à la manière de supprimer
du jour au lendemain toute administration, toute hiérarchie. Ces rêves
anarchistes, qui se fondent sur une méconnaissance des tâches de la dictature
du prolétariat, sont essentiellement étrangers au marxisme et équivaudraient à
différer la révolution socialiste à l’époque où les hommes auront changé. Or,
il nous faut faire la révolution socialiste avec les hommes de notre temps,
avec les hommes incapables de se passer de hiérarchies, de contrôles, de «
surveillants et de comptables »… Mais on se soumettra à l’avant-garde armée des
exploités et des travailleurs – au prolétariat. On peut et on doit par contre
remplacer sans le moindre délai le ton impérieux si typique des fonctionnaires
de l’État par la simple fonction de « surveillant et de comptable »… Ce sera à
nous, travailleurs, d’organiser nous-mêmes la grosse industrie, en nous
appuyant sur notre expérience du travail et sur les réalisations du
capitalisme, en créant une discipline stricte et sévère, que maintiendra la
puissance étatique des travailleurs en armes; transformons les fonctionnaires
de l’État en simples exécutants de nos ordres, en « surveillants et comptables
» responsables, révocables, médiocrement payés… C’est là notre tâche de
prolétaires, c’est par là que pourra et devra commencer la mise en place de la
révolution prolétarienne. Un tel début basé sur la grosse industrie aboutit à
l’extinction progressive de tout fonctionnarisme, à la lente création d’un
ordre sans guillemets, qui n’ait pas le moindre rapport avec l’esclavage du
salariat [6] , ordre au sein duquel les fonctions sans cesse simplifiées de
surveillance et de comptabilité seront assumées à tour de rôle par tous, pour
devenir à la fin une simple habitude, si bien qu’elles cesseront
progressivement d’être des fonctions spécifiques d’une couche d’individus » (L’État
et la Révolution, p. 5 ss.).
S’il est vrai que la classe
des exploiteurs a été anéantie et que l’éducation socialiste des masses a été
un succès, le maintien «sans faiblir» de la dictature est un non-sens complet.
Si toutes les conditions sont remplies, pourquoi la dictature exerce-t-elle son
pouvoir «sans faiblir»? Contre qui sévit-elle si la classe des exploiteurs
n’existe plus et si les masses ont été éduquées en vue d’assumer leurs
fonctions sociales? Les formules ridicules de ce genre dissimulent toujours une
vérité par trop évidente: la dictature se prolonge, mais elle n’est plus
dirigée contre les exploiteurs de l’ancienne école, mais contre les masses
elles-mêmes.
1) En quoi consiste réellement
la participation des masses à l’administration de l’État? Cette participation
a-t-elle la forme d’une prise en charge progressive des fonctions
administratives, telle qu’elle découle des exigences de la démocratie sociale?
Quelles sont les modalités de cette «participation»?
2) Le patronage formel d’une
entreprise sur une administration n’est pas un autogouvernement.
L’administration domine-t-elle l’entreprise ou l’entreprise domine-t-elle
l’administration ?
3) Des conseils «auprès» des
commissariats du peuple sont des organes superfétatoires ou, dans la meilleure
hypothèse, des organes exécutifs des commissariats, tandis que Lénine exigeait
le remplacement de toutes les fonctions administratives bureaucratiques par des
soviets dont l’action devait s’étendre progressivement dans la masse.
4) L’«introduction» de la
démocratie soviétique et le renforcement simultané de la dictature du
prolétariat équivalent à l’effacement d’une évolution, considérée comme un
objectif, au terme de laquelle l’État prolétarien et la dictature prolétarienne
devraient s’effacer.
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