Protestation ?
La fédération socialiste de la
Seine invitait la population parisienne à venir protester contre l’aventure
marocaine et contre l’arbitraire gouvernemental.
Dix mille personnes ont
répondu à cet appel. Cinq ou six mille seulement purent entrer dans le Manège
St-Paul où avait lieu le meeting. J’ai vu, depuis douze ans que traverse Paris
en tout sens pour porter mon faible tribut contre tous les arbitraires, toutes
les autorités, bien des meetings : je crois que celui-ci est des plus
importants par le nombre d’auditeurs.
Quelle impression me laisse
donc cette réunion ? Une impression banale. Je sens que je ne me trouve pas en
face d’hommes venant protester, mais bien plutôt en face de curieux. Je ne suis
pas dans un meeting de protestation, mais dans une salle de spectacle. On ne
s’indigne pas, on applaudit. Ce n’est point des individualités réunies contre
l’oppression, mais bien plutôt un troupeau qui veut savoir qui le guidera.
Je sens nettement que Jaurès,
Sembat, Willm, pourraient être pour l’expédition du Maroc, sans que le public
applaudisse moins et avec tout autant de « conviction ».
C’est un spectacle. Ce sont
les numéros à sensation qui ont appelé tant de monde ; les Russes ont vidé
leurs maisons pour venir. Ce n’est pas la protestation que l’on vient entendre,
mais Jaurès, mais Sembat, mais Willm. Jaurès surtout. Quand il termine, un
quart de la salle se vide.
Ce n’est pas le meeting où les
auditeurs sont soucieux de la phrase précise, flagellante, mais brève, afin que
le plus grand nombre vienne jeter son cri, dire son mot de froide colère ou de
bouillante logique. Non, c’est la conférence où l’orateur s’attarde à de
longues circonvolutions, fait sonner les mots, rouler les r, multiplie les
gestes, cabotine en un mot.
Le public ne juge pas le fond,
il apprécie la forme. Il n’est pas là pour formuler une opinion sur la Guerre
du Maroc ou l’arbitraire de M. Clemenceau, mais bien plutôt pour jouir de l’art
et des effets oratoires d’un Mounet-Sully ou d’un Jaurès.
Je ne sens pas souffler sur
cette foule entassée la fièvre de l’indignation qui souleva si souvent
l’auditoire lors de l’affaire Dreyfus. Les orateurs parlent pour les oreilles,
flattent l’ouïe, mettent des phrases sonores l’une à coté de l’autre. Le public
en aime l’harmonie ou vibre à leur sonorité. A aucun moment, je ne comprends
que l’auditoire se dresse contre l’arbitraire, prêt à tout pour le vaincre.
Alors que dans les meetings
passionnants, le public ne sait jamais l’heure, que minuit vient sans que nul
ne s’en doute, cette fois-ci, les leaders, les numéros promis entendus, c’est
une débandade générale. On veut l’ordre du jour. On le réclame. Aulagnier et
Gabrielle Petit sont interrompus par des gens pressés de s’en aller dormir.
Ce public veut un ordre du
jour. Il faut qu’on lui codifie son indignation, qu’on mette en formules sa
colère. Il proteste en cadence. Et ce sont les couplets de l’Internationale qui
chante ses douleurs et ses désirs.
Rien ne vient de lui-même ?
Rien ne sort de son cerveau, ni de sa poitrine. Ce n’est pas lui qui fait la
force de ce meeting par l’apport de son activité, de sa puissance. Il ne donne
qu’une chose, sa docilité, sa discipline, mais combien cela est peu dans une
lutte où chacun doit opérer séparément, être une unité, une personnalité.
Le troupeau est là. Il se
tasse. Il se serre. Il s’écrase. Il se moque du loup. Mais, tout à l’heure,
chacun s’en retourne seul ou presque, et la peur, la résignation, l’obéissance
reprendront chacun de ces hommes venant d’applaudir « la vérité qui apparaît et
qui surgit » et qui se sont déclarés prêts à souffrir « pour ne pas rester
indifférents aux crimes qui se commettent là-bas ».
Rien ne sort du public, je le
répète, il reçoit tout de l’orateur, du conférencier lesquels ne peuvent sortir
d’eux-mêmes de quoi donner la force à ces milliers d’hommes en admettant même
qu’ils en eussent le désir.
Leur conférence, leur
discours, ne sont que des tours de force, d’acrobatie, des effets de virtuose,
où paraître passe pour être. Il faut trouver l’éclat de voix et la phrase
redondante, dramatique même pour que le public s’émotionne. Des phrases-clichés
entraînent la claque.
Le public applaudit lorsqu’on
lui parle des « responsabilités françaises », « des traditions révolutionnaires
de la France », « de l’honneur de la France », »des petits soldats de France »,
« du crédit moral de la France », « des prolétaires français », etc.
Et il applaudit avec la même
force lorsqu’on lui parle « de la cause de race humaine », « de la paix
internationale » , « de son internationalisme de fraternité » et « du
patriotisme de proie et de scélératesse des gouvernants », etc.
Ce public n’est pas pour
porter une opinion, pour « juger » ce qui est dit, mais pour recevoir les
paroles de l’oracle, de l’orateur. Lorsque ces dernières sont contradictoires
et diffuses, tant pis. Le public ne vient même pas pour les assimiler, pour
s’en faire une pâture, nourrissant son cerveau vide : il vient pour s’indigner
a l’heure, pour s’émotionner à la minute. Il rentre chez lui en disant : « Il y
avait du monde. Jaurès a été rudement bon. Footit n’a pas bien passé dans le
cercle. Willm était enrhumé. »
Soyons juste. Il vient y
chercher autre chose : la conscience d’avoir fait son devoir de citoyen
socialiste, ainsi que le catholique va à la messe et fait ses Pâques… puis ils
reprennent tout deux leur vie ordinaire dans la pourriture sociale.
Non ! La réunion de hier soir
n’était pas une protestation, c’était une audition. Le public n’était pas formé
de protestataires mais d’auditeurs. Des meetings de ce genre ne réveillent pas
d’autres échos que ceux de la salle où ils se font. Je dis cela, parce que je
le ressens, alors que je voudrais bien aussi pouvoir me leurrer, pouvoir me tromper,
pouvoir croire à une agitation quelconque.
Mais pour cela, il ne faudrait
pas que j’aie vu l’entrée sous la tutelle flicarde et il ne faudrait pas non
plus que j’aie vu défiler les dos courbés des citoyens sous le mépris brutal de
la police.
Le meeting de ce soir-là
m’enlève une dernière illusion : Le public n’accepte pas l’arbitraire et les
crimes des gouvernants parce qu’il les ignore ou ne les comprend pas mais bien
plutôt parce qu’il n’a pas la force de réagir, parce qu’il est trop lâche.
Albert LIBERTAD.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire