dimanche 4 juillet 2021

l’ Anarchie n° 152, 5 mars 1908. Albert Libertad

 

Protestation ?

La fédération socialiste de la Seine invitait la population parisienne à venir protester contre l’aventure marocaine et contre l’arbitraire gouvernemental.

Dix mille personnes ont répondu à cet appel. Cinq ou six mille seulement purent entrer dans le Manège St-Paul où avait lieu le meeting. J’ai vu, depuis douze ans que traverse Paris en tout sens pour porter mon faible tribut contre tous les arbitraires, toutes les autorités, bien des meetings : je crois que celui-ci est des plus importants par le nombre d’auditeurs.

Quelle impression me laisse donc cette réunion ? Une impression banale. Je sens que je ne me trouve pas en face d’hommes venant protester, mais bien plutôt en face de curieux. Je ne suis pas dans un meeting de protestation, mais dans une salle de spectacle. On ne s’indigne pas, on applaudit. Ce n’est point des individualités réunies contre l’oppression, mais bien plutôt un troupeau qui veut savoir qui le guidera.

Je sens nettement que Jaurès, Sembat, Willm, pourraient être pour l’expédition du Maroc, sans que le public applaudisse moins et avec tout autant de « conviction ».

C’est un spectacle. Ce sont les numéros à sensation qui ont appelé tant de monde ; les Russes ont vidé leurs maisons pour venir. Ce n’est pas la protestation que l’on vient entendre, mais Jaurès, mais Sembat, mais Willm. Jaurès surtout. Quand il termine, un quart de la salle se vide.

Ce n’est pas le meeting où les auditeurs sont soucieux de la phrase précise, flagellante, mais brève, afin que le plus grand nombre vienne jeter son cri, dire son mot de froide colère ou de bouillante logique. Non, c’est la conférence où l’orateur s’attarde à de longues circonvolutions, fait sonner les mots, rouler les r, multiplie les gestes, cabotine en un mot.

Le public ne juge pas le fond, il apprécie la forme. Il n’est pas là pour formuler une opinion sur la Guerre du Maroc ou l’arbitraire de M. Clemenceau, mais bien plutôt pour jouir de l’art et des effets oratoires d’un Mounet-Sully ou d’un Jaurès.

Je ne sens pas souffler sur cette foule entassée la fièvre de l’indignation qui souleva si souvent l’auditoire lors de l’affaire Dreyfus. Les orateurs parlent pour les oreilles, flattent l’ouïe, mettent des phrases sonores l’une à coté de l’autre. Le public en aime l’harmonie ou vibre à leur sonorité. A aucun moment, je ne comprends que l’auditoire se dresse contre l’arbitraire, prêt à tout pour le vaincre.

Alors que dans les meetings passionnants, le public ne sait jamais l’heure, que minuit vient sans que nul ne s’en doute, cette fois-ci, les leaders, les numéros promis entendus, c’est une débandade générale. On veut l’ordre du jour. On le réclame. Aulagnier et Gabrielle Petit sont interrompus par des gens pressés de s’en aller dormir.

Ce public veut un ordre du jour. Il faut qu’on lui codifie son indignation, qu’on mette en formules sa colère. Il proteste en cadence. Et ce sont les couplets de l’Internationale qui chante ses douleurs et ses désirs.

Rien ne vient de lui-même ? Rien ne sort de son cerveau, ni de sa poitrine. Ce n’est pas lui qui fait la force de ce meeting par l’apport de son activité, de sa puissance. Il ne donne qu’une chose, sa docilité, sa discipline, mais combien cela est peu dans une lutte où chacun doit opérer séparément, être une unité, une personnalité.

Le troupeau est là. Il se tasse. Il se serre. Il s’écrase. Il se moque du loup. Mais, tout à l’heure, chacun s’en retourne seul ou presque, et la peur, la résignation, l’obéissance reprendront chacun de ces hommes venant d’applaudir « la vérité qui apparaît et qui surgit » et qui se sont déclarés prêts à souffrir « pour ne pas rester indifférents aux crimes qui se commettent là-bas ».

Rien ne sort du public, je le répète, il reçoit tout de l’orateur, du conférencier lesquels ne peuvent sortir d’eux-mêmes de quoi donner la force à ces milliers d’hommes en admettant même qu’ils en eussent le désir.

Leur conférence, leur discours, ne sont que des tours de force, d’acrobatie, des effets de virtuose, où paraître passe pour être. Il faut trouver l’éclat de voix et la phrase redondante, dramatique même pour que le public s’émotionne. Des phrases-clichés entraînent la claque.

Le public applaudit lorsqu’on lui parle des « responsabilités françaises », « des traditions révolutionnaires de la France », « de l’honneur de la France », »des petits soldats de France », « du crédit moral de la France », « des prolétaires français », etc.

Et il applaudit avec la même force lorsqu’on lui parle « de la cause de race humaine », « de la paix internationale » , « de son internationalisme de fraternité » et « du patriotisme de proie et de scélératesse des gouvernants », etc.

Ce public n’est pas pour porter une opinion, pour « juger » ce qui est dit, mais pour recevoir les paroles de l’oracle, de l’orateur. Lorsque ces dernières sont contradictoires et diffuses, tant pis. Le public ne vient même pas pour les assimiler, pour s’en faire une pâture, nourrissant son cerveau vide : il vient pour s’indigner a l’heure, pour s’émotionner à la minute. Il rentre chez lui en disant : « Il y avait du monde. Jaurès a été rudement bon. Footit n’a pas bien passé dans le cercle. Willm était enrhumé. »

Soyons juste. Il vient y chercher autre chose : la conscience d’avoir fait son devoir de citoyen socialiste, ainsi que le catholique va à la messe et fait ses Pâques… puis ils reprennent tout deux leur vie ordinaire dans la pourriture sociale.

Non ! La réunion de hier soir n’était pas une protestation, c’était une audition. Le public n’était pas formé de protestataires mais d’auditeurs. Des meetings de ce genre ne réveillent pas d’autres échos que ceux de la salle où ils se font. Je dis cela, parce que je le ressens, alors que je voudrais bien aussi pouvoir me leurrer, pouvoir me tromper, pouvoir croire à une agitation quelconque.

Mais pour cela, il ne faudrait pas que j’aie vu l’entrée sous la tutelle flicarde et il ne faudrait pas non plus que j’aie vu défiler les dos courbés des citoyens sous le mépris brutal de la police.

Le meeting de ce soir-là m’enlève une dernière illusion : Le public n’accepte pas l’arbitraire et les crimes des gouvernants parce qu’il les ignore ou ne les comprend pas mais bien plutôt parce qu’il n’a pas la force de réagir, parce qu’il est trop lâche.

Albert LIBERTAD.

 

 


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