La
concurrence
Nous avons vu, dans
l’introduction, comment, dès les débuts de l’évolution industrielle, la
concurrence à donné naissance au prolétariat, en faisant monter le salaire du
tisserand, par suite de l’accroissement de la demande de tissus ce qui incitait
les paysans-tisserands à délaisser la culture de leur champ pour gagner
davantage en tissant ; nous avons vu comment par l’introduction de la grande
culture elle a évincé les petits paysans, les a réduits à l’état de
prolétaires, et les a ensuite attirés en partie dans les villes ; comment elle
a en outre ruiné en grande partie les petits bourgeois et les a eux aussi fait
descendre au rang de prolétaires ; comment elle a centralisé le capital entre
les mains d’un petit nombre de gens et rassemblé la population dans les grandes
villes. Voilà les différentes voies et les différents moyens par lesquels la
concurrence – après s’être manifestée pleinement dans l’industrie moderne et
après s’être librement développée dans toutes ses conséquences – a donné
naissance au prolétariat et l’a développé. Nous aurons maintenant à examiner
son influence sur le prolétariat déjà existant. Et il nous faut d’abord étudier
et expliquer la concurrence des travailleurs entre eux et ses conséquences.
La concurrence est
l’expression la plus parfaite de la guerre de tous contre tous qui fait rage
dans la société bourgeoise moderne. Cette guerre, guerre pour la vie, pour
l’existence, pour tout, et qui peut donc être, le cas échéant, une guerre à
mort, met aux prises non seule[1]ment
les différentes classes de la société, mais encore les différents membres de
ces classes; chacun barre la route à autrui ; et c’est pourquoi chacun cherche
à évincer tous ceux qui se dressent sur son chemin et à prendre leur place. Les
travailleurs se font concurrence tout comme les bourgeois se font concurrence.
Le tisserand qui travaille sur un métier entre en lice contre le tisserand
manuel, le tisserand manuel qui est sans travail ou mal payé contre celui qui a
du travail ou qui est mieux payé, et il cherche à l’écarter de sa route. Or,
cette concurrence des travailleurs entre eux est ce que les conditions de vie
actuelles ont de pire pour le travailleur, l’arme la plus acérée de la
bourgeoisie dans sa lutte contre le prolétariat. D’où les efforts des
travailleurs pour supprimer cette concurrence en s’associant ; d’où la rage de
la bourgeoisie contre ces associations et ses cris de triomphe à chaque défaite
qu’elle leur inflige.
Le prolétaire est démuni de
tout ; il ne peut vivre un seul jour pour soi. La bourgeoisie s’est arrogé le
monopole de tous les moyens d’existence au sens le plus large du terme. Ce dont
le prolétaire a besoin, il ne peut l’obtenir que de cette bourgeoisie dont le
monopole est protégé par le pouvoir d’Etat. Le prolétaire est donc, en droit
comme en fait, l’esclave de la bourgeoisie ; elle peut disposer de sa vie et de
sa mort. Elle lui offre les moyens de vivre, mais seulement en échange d’un «
équivalent », en échange de son travail ; elle va jusqu’à lui concéder
l’illusion qu’il agit de plein gré, qu’il passe contrat avec elle librement,
sans contrainte, en être majeur. Belle liberté, qui ne laisse au prolétaire
d’autre choix que de souscrire aux conditions que lui impose la bourgeoisie, ou
de mourir de faim, de froid, de s’allonger tout nu pour dormir avec les bêtes
des bois. Bel «équivalent », dont le montant est laissé à l’arbitraire de la
bourgeoisie! Et si le prolétaire est assez fou pour préférer mourir de faim,
plutôt que de se soumettre aux « équitables » propositions des bourgeois, « ses
supérieurs naturels » [Expression favorite des industriels anglais. (FE)], eh !
bien, il s’en trouvera bien vite un autre qui accepte, il y a assez de
prolétaires de par le monde, et tous ne sont pas si insensés qu’ils préfèrent
la mort à la vie.
Voilà quelle est la
concurrence des prolétaires entre eux. Si tous les prolétaires affirmaient
seulement leur volonté de mourir de faim plutôt que de travailler pour la
bourgeoisie, celle-ci serait bien contrainte d’abandonner son monopole ; Mais
ce n’est pas le cas; c’est même une éventualité quasiment impossible et voilà
pourquoi la bourgeoisie continue d’être de bonne humeur. Il n’y a qu’une seule
limite à cette concurrence des travailleurs entre eux : aucun d’eux n’acceptera
de travailler pour un salaire inférieur à celui qu’exige sa propre existence ;
s’il doit un jour mourir de faim, il préférera mourir sans rien faire plutôt
qu’en travaillant ; certes, cette limite est toute relative : les uns ont plus
de besoins que les autres ; les uns sont habitués à plus de confort que les
autres : l’Anglais qui est encore un peu civilisé, a plus d’exigences que
l’Irlandais qui erre en haillons, mange des pommes de terre et dort dans une
étable à porcs. Mais cela n’empêche pas l’Irlandais d’entrer en concurrence
avec l’Anglais et de ramener peu à peu le salaire – et, de ce fait, le degré de
civilisation – de l’ouvrier anglais à son propre niveau. Certains travaux
nécessitent un certain degré de civilisation, c’est le cas de presque tous les
travaux industriels ; c’est pourquoi le salaire doit alors, dans l’intérêt même
de la bourgeoisie, être assez élevé pour permettre à l’ouvrier de se maintenir
dans cette sphère. L’Irlandais, fraîchement immigré, campant dans la première
étable venue, et qui, même s’il habite une demeure convenable, est jeté à la
rue chaque semaine parce qu’il boit tout son argent et ne peut payer son loyer,
ferait vraiment un mauvais ouvrier d’usine ; c’est pourquoi il faut donner à l’ouvrier
d’usine un salaire suffisant pour qu’il puisse inculquer à ses enfants
l’habitude d’un travail régulier – mais pas plus qu’il n’est nécessaire pour
qu’il ne puisse se passer du salaire de ses enfants – et en faire autre chose
que de simples ouvriers. Et là encore, la limite – le salaire minimum [Engels
donne à cette expression un sens un peu différent de celui qu’elle a de nos
jours.] – est relative ; dans une famille où chacun travaille, chaque membre a
besoin de gagner d’autant moins et la bourgeoisie a profité largement de
l’occasion qui lui était offerte par le travail mécanique, d’utiliser et
d’exploiter les femmes et les enfants, en vue d’abaisser le salaire. Certes, il
arrive que dans une famille tous les membres ne soient pas aptes au travail et
une famille de ce type aurait du mal si elle voulait travailler au taux du
salaire minimum calculé pour une famille où chacun est apte au travail ; c’est
pourquoi il s’établit dans ce cas un salaire moyen, en vertu duquel une famille
dont tous les membres travaillent vit assez bien, tandis que celle comptant
moins de membres au travail, vit assez mal. Mais au pis aller, tout travailleur
préférera sacrifier le peu de luxe et de civilisation, auquel il s’était
habitué, pour pouvoir simplement subsister ; il préférera habiter une porcherie
plutôt que d’être sans abri, être en guenilles plutôt que de n’avoir pas de
vêtements du tout, manger uniquement des pommes de terre plutôt que de mourir
de faim. Il aimera mieux, en attendant des jours meilleurs, se contenter d’un
demi-salaire que de s’asseoir sans un mot dans la rue et de mourir devant tout
le monde, comme l’a fait plus d’un indigent. Ce peu, ce mieux que rien, c’est
donc le salaire minimum. Et quand il y a plus de travailleurs que la
bourgeoisie ne juge bon d’en occuper, lorsque par conséquent au terme de la
lutte des concurrents, il en reste encore un certain nombre sans travail,
ceux-là précisément, devront mourir de faim ; car le bourgeois ne leur donnera
probablement pas de travail, s’il ne peut vendre avec profit les produits de
leur travail.
Ces indications nous montrent
ce qu’est le salaire minimum. Le maximum est fixé par la concurrence des
bourgeois entre eux – car nous avons vu qu’eux aussi se font concurrence. Le
bourgeois ne peut accroître son capital que par le commerce ou l’industrie, et
pour ces deux activités, il lui faut des ouvriers. Même s’il place son capital
à intérêts, il en a besoin indirectement, car sans commerce ni industrie,
personne ne lui donnerait des intérêts pour son argent, personne ne pouvant
l’utiliser. Ainsi donc, le bourgeois a bien besoin du prolétaire, non pas pour
son existence immédiate – il pourrait vivre de son capital – mais comme on a
besoin d’un article de commerce ou d’une bête de somme : pour s’enrichir. Le prolétaire
fabrique, pour le compte du bourgeois, des marchandises que celui-ci vend avec
profit. Si donc la demande de ces marchandises s’accroît au point que les
travailleurs, qui se concurrencent, soient tous occupés et que même il en
manque, la concurrence entre travailleurs cesse, et c'est au tour des bourgeois
de se faire concurrence. Le capitaliste à la recherche des travailleurs sait
fort bien que l’augmentation des prix due à l’accroissement de la demande, lui
fait réaliser un plus grand bénéfice et il aime mieux payer un salaire un peu
plus élevé que de laisser échapper tout ce profit ; il veut bien risquer un
oeuf pour avoir un bœuf, et s’il a le bœuf, il est prêt à abandonner l’œuf au
prolétaire. C’est ainsi que les capitalistes s’arrachent les prolétaires et que
le salaire monte. Mais pas plus haut que ne le permet l’augmentation de la
demande. Si le capitaliste – qui était prêt à sacrifier une partie de son
profit extra – devait également sacrifier une fraction de son bénéfice normal,
c’est-à-dire de son bénéfice moyen – il se gardera bien de payer un salaire
supérieur au salaire moyen.
C’est grâce à ces quelques
données que nous pouvons définir le salaire moyen. Dans des conditions de vie
moyennes, c’est-à-dire lorsque ni capitalistes ni travailleurs n’ont
respectivement de raisons de se concurrencer particulièrement, lorsque le
nombre des ouvriers disponibles est exactement celui qu’on peut employer pour
fabriquer les marchandises demandées, le salaire sera un peu supérieur au
minimum. Savoir de combien il le dépassera, dépend des besoins moyens et du
niveau de vie des travailleurs. Si les travailleurs sont habitués à consommer
de la viande plusieurs fois par semaine, les capitalistes devront bien accepter
de verser aux travailleurs un salaire suffisant pour qu’ils puissent se
procurer une telle nourriture. Ils ne pourront pas payer moins, puisque les
travailleurs ne se font pas concurrence, et n’ont donc pas de raisons de se
contenter de moins ; ils ne paieront pas davantage, parce que le défaut de
concurrence entre capitalistes ne les incite nullement à attirer chez eux, des
travailleurs par des avantages exceptionnels.
Cette détermination des
besoins et du niveau de vie moyens des travailleurs est devenue, en raison de
la complexité actuelle de la situation de l’industrie anglaise, chose très
difficile et qui, en outre, varie beaucoup avec les différentes catégories
d’ouvriers ainsi que nous l’avons déjà indiqué plus haut. Cependant, la plupart
des travaux industriels exigent une certaine habileté et une certaine
régularité ; et comme celles-ci à leur tour exigent un certain degré de
civilisation, le salaire moyen doit être assez élevé pour inciter les ouvriers
à acquérir cette habileté et à se plier à cette régularité dans le travail.
C’est pourquoi le salaire des ouvriers d'usine est en moyenne plus élevé que
celui des simples débardeurs, journaliers, etc... plus élevé notamment que
celui des travailleurs agricoles, ce qui est dû naturellement pour une bonne
part aussi à la cherté des denrées alimentaires en ville.
Pour parler français [Engels a
écrit bien sûr deutsch gesprochen, m. à in. « pour parler allemand »] : le
travailleur est, en droit et en fait, l’esclave de la classe possédante, de la
bourgeoisie ; il en est l’esclave au point d’être vendu comme une marchandise,
et son prix monte et baisse tout comme celui d’une marchandise. Si la demande
de travailleurs augmente, leur prix monte ; si elle vient à baisser, leur prix
diminue ; si elle baisse au point qu’un certain nombre de travailleurs ne sont
plus vendables et « restent en stock », ils sont laissés pour compte, et comme
ce n’est pas une occupation qui fasse vivre son homme, ils meurent de faim.
Car, pour parler la langue des économistes, les sommes dépensées à leur
entretien ne seraient pas « reproduites », ce serait de l’argent jeté par les
fenêtres, et nul ne gaspille son capital de la sorte. Et, dans cette mesure, la
théorie de la population de M. Malthus est parfaitement juste. Toute la
différence par rapport à l’esclavage antique pratiqué ouvertement, c’est que le
travailleur actuel semble être libre, parce qu’il n’est pas vendu tout d’une
pièce, mais petit à petit, par jour, par semaine, par an, et parce que ce n’est
pas un propriétaire qui le vend à un autre, mais bien lui-même qui est obligé
de se vendre ainsi ; car il n’est pas l’esclave d’un particulier, mais de toute
la classe possédante. Pour lui, la chose au fond n’a point changé. Et si cette
apparence de liberté lui donne nécessairement d’un côté quelque liberté réelle,
elle a aussi cet inconvénient, que personne ne lui garantit sa subsistance et
qu’il peut être congédié à tout instant par son maître, la bourgeoisie, et être
condamné à mourir de faim dès que la bourgeoisie n’a plus d’intérêt à
l’employer, à le faire vivre.
Par contre, la bourgeoisie se
trouve beaucoup plus à son aise dans ce système que dans le cas de l’esclavage
antique ; elle peut congédier ses gens lorsque l’envie l’en prend, sans perdre
pour autant un capital investi, et de plus elle obtient du travail à bien
meilleur compte qu’on ne peut l’obtenir d’esclaves ainsi que le lui démontre A.
Smith pour la consoler [« On a dit qu’un esclave s’use aux frais de son maître,
tandis qu’un travailleur libre s’use à ses propres frais. Mais l’usure de ce
dernier est aussi supportée financièrement par son maître. Le salaire payé aux
journaliers, serviteurs etc... de toutes sortes doit en effet être suffisamment
élevé pour permettre au peuple des journaliers et serviteurs de se reproduite
selon la demande croissante, stationnaire ou décroissante en gens de cette
sorte que formule la société. Mais bien que l’usure d’un travailleur libre soit
aussi aux frais du maître, elle lui coûte en règle générale beaucoup moins que
celle d’un esclave. Le fonds destiné à réparer ou remplacer l’usure d’un
esclave est géré habituellement par un maître négligent ou par un surveillant
inattentif, etc. » A. Smith, Wealth of Nations (La richesse des Nations), 1, 8,
p. 133 de l’édition Mac Culloch en 4 volumes. (FE)].
Il s’ensuit également qu’Adam,
Smith a pleinement raison de poser le principe [op. cit., p. 133] :
« Tout comme pour n’importe quel autre
article, c’est la demande des travailleurs qui règle la production des
travailleurs, la quantité des êtres humains mis au monde, accélérant cette production
lorsqu’elle est trop lente, la stoppant quand elle est trop rapide. »
Exactement comme pour
n’importe quel autre article commercial. S’il y en a trop peu, les prix
montent, c’est-à-dire ici le salaire ; les travailleurs vivent mieux, les
mariages se font plus nombreux, on met au monde davantage d’êtres humains, il
grandit un plus grand nombre d’enfants, jusqu’à ce qu’ait été produit un nombre
suffisant de travailleurs ; s’il y en a trop, les prix baissent, le chômage
survient, avec la misère, la disette et par suite les épidémies qui balaient «
l’excédent de population ». Et Malthus qui développe la formule de Smith citée
plus haut, a lui aussi raison à sa manière quand il prétend qu’il y a toujours
une population excédentaire, toujours trop d’individus sur terre. Il a
simplement tort d’affirmer qu’il y a constamment plus d’hommes sur terre que
n’en peuvent nourrir les subsistances disponibles. La population excédentaire
est au contraire engendrée par la concurrence que se font les travailleurs entre
eux et qui contraint chaque travailleur à travailler chaque jour autant que ses
forces le lui permettent. Si un industriel peut employer les ouvriers neuf
heures par jour il peut, si les ouvriers travaillent dix heures par jour, se
contenter d’en employer neuf et le dixième est mis en chômage. Et si, à une
époque où la demande d’ouvriers n’est pas très forte, l’industriel peut
contraindre sous peine de renvoi, les neuf ouvriers à travailler une heure de
plus chaque jour pour le même salaire, il renverra le dixième et économisera
son salaire. Ce qui se passe ici à petite échelle, se passe dans une nation, à
grande échelle. Le rendement de chaque ouvrier porté au maximum par la
concurrence des ouvriers entre eux, la division du travail, l’introduction du machinisme,
l’utilisation des forces naturelles mettent en chômage une foule d’ouvriers.
Mais ces chômeurs sont perdus pour le marché ; ils ne peuvent plus acheter et
par conséquent, la quantité de marchandises qu’ils demandaient ne trouve plus
preneur, n’a donc plus besoin d’être produite ; les ouvriers antérieurement
occupés à les fabriquer sont mis à leur tour en chômage ; ils disparaissent eux
aussi du marché et ainsi de suite, toujours selon le même cycle – ou plutôt, il
en serait ainsi si d’autres facteurs n’intervenaient pas. La mise en service
des moyens industriels cités plus haut et qui permettent d’accroître la
production, entraîne en effet à la longue une baisse des prix et par suite une
consommation accrue, de sorte qu’une importante fraction des travailleurs en
chômage, trouve enfin à se placer dans de nouvelles branches de travail, bien
sûr après une longue période de souffrances. S’il vient s’y ajouter, comme ce
fut le cas en Angleterre au cours des soixante dernières années, la conquête de
marchés étrangers, qui provoque une augmentation continuelle et rapide de la
demande de produits manufacturés, la demande en travailleurs – et avec elle la
population – croît dans les mêmes proportions. Ainsi, au lieu de diminuer, la
population de l’Empire britannique s’est accrue avec une rapidité considérable,
s’accroît encore constamment – et bien que l’industrie ne cesse de se
développer et, au total, la demande de travailleurs de croître, l’Angleterre
connaît cependant, de l’aveu de tous les partis officiels – (c’est-à-dire des
Tories, des Whigs et des Radicaux), un excès, un excédent de population ; et
malgré tout au total la concurrence des travailleurs entre eux reste plus
importante que celle des patrons pour se procurer des ouvriers.
D’où vient cette contradiction
? De la nature même de l’industrie et de la concurrence ainsi que des crises
économiques qui en résultent. Etant donnée l’anarchie de la production actuelle
et de la répartition des biens de consommation, qui n’ont pas pour fin la
satisfaction immédiate des besoins mais au contraire le profit, étant donné le
système où chacun travaille et s’enrichit sans se soucier d’autrui, il est
inévitable qu’à tout instant un engorgement se produise. L’Angleterre, par
exemple, approvisionne une foule de pays en marchandises de toutes sortes. Même
si l’industriel sait quelle quantité d’articles de chaque sorte chaque pays
consomme par an, il ignore l’importance des stocks qui s’y trouvent et bien
plus encore, quelle quantité d’articles ses concurrents y expédient. Tout ce
qu’il peut faire, c’est de déduire très approximativement l’état des stocks et
des besoins, des prix qui varient sans cesse ; il doit donc nécessairement
envoyer ses marchandises au petit bonheur. Tout s’opère à l’aveuglette, dans
l’incertitude la plus grande, et toujours plus ou moins sous le signe du hasard
[Sur ces ventes de textiles dans des pays étrangers, voir N. S. Buck, The
Development of the Organization of Anglo-American Trade, 1925, pp. 135-148]. A
la moindre nouvelle favorable, chacun expédie tout ce qu’il peut – et bientôt
un marche de ce genre connaît un trop-plein de marchandise, la vente est
stoppée, les capitaux [Au lieu du mot : Kapitalien, figure dans l’édition de
1892 le terme Rückflüsse (rentrées)] ne rentrent pas, les prix baissent, et
l’industrie anglaise n’a plus de travail pour ses ouvriers. Aux débuts de
l’essor industriel, ces engorgements se limitaient à quelques secteurs
industriels et à quelques marchés ; mais par l’effet centralisateur de la
concurrence qui pousse les travailleurs d’un certain secteur, en chômage, vers
les secteurs où le travail est le plus facile à apprendre, et qui déverse sur
les autres marchés les marchandises qu’il n’est plus possible d’écouler sur un
marché déterminé, rapprochant ainsi peu à peu les différentes petites crises,
celles-ci se sont insensiblement fondues en une seule série de crises survenant
périodiquement. Une crise de ce genre survient ordinairement tous les cinq ans,
à la suite d’une brève période de prospérité et de bien-être général ; le
marché intérieur ainsi que tous les marchés extérieurs, débordent de produits
anglais, qu’ils ne peuvent consommer que très lentement ; le développement
industriel est stoppé dans presque tous les secteurs ; les petits industriels
et commerçants, qui ne peuvent survivre au retard prolongé de leurs rentrées de
capitaux font faillite ; les plus importants cessent de faire des affaires tant
que dure la mauvaise période, arrêtent leurs machines, ou bien ne font
travailler qu’« à temps court », c’est-à-dire environ une demi-journée par jour
; le salaire baisse par suite de la concurrence entre chômeurs, la réduction du
temps de travail et le manque de ventes lucratives ; c’est la misère générale
parmi les travailleurs ; les petites économies éventuelles des particuliers
sont rapidement dévorées, les établissements de bienfaisance sont submergés,
l’impôt pour les pauvres est doublé, triplé et reste cependant insuffisant, le
nombre des affamés s’accroît et subitement toute la masse de la population « excédentaire
» apparaît sous forme de statistiques effrayantes. Cela dure un certain temps ;
les « excédentaires » [Dans l’édition de 1892 Ueberschüssigen au lieu de
Ueberflüssigen m. à m. « superflus ».] s’en tirent tant bien que mal ou ne s’en
tirent pas du tout ; la charité et la loi sur les pauvres en aident un grand
nombre à végéter péniblement; d’autres trouvent çà et là, dans les branches
moins directement soumises à la concurrence, et ayant un rapport plus lointain
avec l’industrie, le moyen de subsister précairement – et qu’il faut peu de
chose à l’homme pour subsister un certain temps ! Peu à peu, la situation
s’améliore ; les stocks accumulés sont consommés ; l’abattement général qui
règne chez les industriels et les commerçants empêche que les vides soient trop
vite comblés ; jusqu’à ce qu’enfin, la hausse des prix et les nouvelles
favorables venant de tous côtés rétablissent l’activité.
Les marchés sont la plupart du
temps éloignés ; avant que les premières importations n’y parviennent, la
demande ne cesse de croître et les prix avec elle ; on s’arrache les premières
marchandises arrivées, les premières ventes animent encore davantage les
transactions, les arrivages attendus promettent des prix encore plus élevés ;
dans l’attente d’une augmentation ultérieure, on commence à procéder à des
achats spéculatifs et à soustraire aussi à la consommation, les denrées qui lui
sont destinées au moment même où elles sont le plus nécessaires – la
spéculation fait monter les prix encore plus, en encourageant d’autres
personnes à acheter, et en anticipant sur de futures importations – toutes ces
nouvelles sont transmises en Angleterre, les industriels recommencent à
travailler allégrement, on construit de nouvelles usines, tous les moyens sont
mis en œuvre pour exploiter le moment favorable ; ici aussi la spéculation fait
son apparition, avec le même effet que sur les marchés extérieurs, faisant
monter les prix, soustrayant les denrées à la consommation, poussant ainsi la
production industrielle à une tension extrême – puis surviennent les
spéculateurs « non solvables » qui travaillent avec des capitaux fictifs,
vivent du crédit, perdus s’ils ne peuvent pas vendre sur le champ – ils se
ruent dans cette course générale et désordonnée, dans cette chasse au bénéfice,
augmentant la confusion et la précipitation par leur propre ardeur effrénée,
qui fait monter les prix et la production jusqu’au délire – c’est une équipée
folle qui entraîne dans sa ronde les hommes les plus calmes et les plus
expérimentés ; on forge, on file, on tisse comme s’il fallait équiper de neuf
l’humanité tout entière, comme si l’on avait découvert dans la lune quelques
milliards de nouveaux consommateurs. Tout à coup, les spéculateurs « non
solvables » d’outre-mer, à qui il faut absolument de l’argent, commencent à
vendre – à un prix inférieur à celui du marché, cela va sans dire, car
l’affaire presse – les ventes se multiplient, les prix chancellent, effrayés,
les spéculateurs jettent leurs marchandises sur le marché, le marché est
perturbé, le crédit ébranlé, une firme après l’autre suspend ses paiements, les
faillites se succèdent, et l’on découvre qu’il y a en route et sur le marché,
trois fois plus de marchandises que la consommation n’en exigerait. Ces
nouvelles parviennent en Angleterre, où dans l’intervalle on continue de
fabriquer à plein rendement, et là aussi, la panique s'empare des esprits, les
faillites d’outre-mer en entraînent d’autres en Angleterre, l'arrêt des ventes
ruine en outre un grand nombre de firmes ; là aussi la peur fait jeter
immédiatement sur le marché tous les stocks, ce qui exagère encore la panique.
C’est le début de la crise, qui reprend exactement le même cours que la
précédente et est suivie plus tard d’une période de prospérité. Et ainsi de
suite prospérité, crise, prospérité, crise, ce cycle éternel dans lequel se
meut l’industrie anglaise s’accomplit ordinairement, nous l’avons dit, en cinq
ou six ans.
Il en ressort qu’à toutes les
époques, sauf dans les courtes périodes de plus grande prospérité, l’industrie
anglaise a besoin d’une réserve de travailleurs sans emploi [Cette notion de «
l’armée de réserve du travail » apparaît pour la première fois, semble-t-il,
dans un article du Northern Star du 23 juin 1836 ; cf. Sir John Clapham,
Economic History of Modern Britain, vol. I, 1926, p. 557], afin de pouvoir
produire les masses de marchandises que le marché réclame précisément pendant
les mois où il est le plus animé. Cette réserve est plus ou moins importante
selon que l’état du marché permet ou non d’en occuper une partie. Et, bien que
les régions agricoles, l’Irlande et les secteurs moins intéressés par l’essor,
puissent du moins pour un temps – lorsque la prospérité du marché est à son
apogée – fournir un certain nombre d’ouvriers, ceux-ci constituent d’une part
une minorité et par ailleurs font partie eux aussi de la réserve, avec cette
seule différence que c’est seulement chaque fois la période d’essor économique
qui prouve qu’ils en font partie. Lorsqu’ils s’en vont travailler dans les
secteurs plus animés, on se restreint dans leur région d’origine pour moins
ressentir le vide que cause leur départ, on travaille plus longtemps, on
emploie les femmes et les jeunes gens, et lorsqu’au début de la crise ils sont
congédiés et reviennent, ils s’aperçoivent que leur place est occupée et qu’ils
sont superflus – du moins la plupart d’entre eux. Cette réserve, dont fait
partie durant les crises une foule énorme de gens, et même durant les périodes
que l’on peut définir comme à mi-chemin entre prospérité et crise, un bon nombre
de travailleurs – c’est la « population excédentaire » de l’Angleterre qui
végète péniblement, mendiant et volant, balayant les rues et y ramassant le
crottin, faisant de petits charrois à l’aide d’une brouette ou d’un âne,
vendant au coin des rues, ou accomplissant quelques petits travaux
occasionnels. Dans toutes les grandes villes anglaises, on peut voir une foule
de ces gens qui « maintiennent ensemble leur âme et leur corps » comme disent
les Anglais, grâce à quelques petits gains occasionnels. Il est étonnant de
voir à quelles occupations cette « population superflue » à recours. Les
balayeurs de rues de Londres (cross sweeps) [crossing sweeps dans l’édition de
1892] sont universellement connus ; mais jusqu’à présent ce n’étaient pas
seulement ces carrefours, mais dans d’autres grandes villes, également les rues
principales qui étaient balayées par les chômeurs embauchés dans ce but par
l’office des pauvres, ou les services de voirie ; maintenant on a une machine
qui parcourt chaque jour les rues à grand bruit, et a fait perdre aux chômeurs
cette source de gain. Sur les grandes routes menant aux villes et où règne un
trafic important, on voit quantité de gens avec des voiturettes, qui ramassent
le crottin fraîchement tombé entre les voitures et les omnibus, au risque de se
faire écraser, afin de le vendre – et pour cela ils doivent en outre souvent
verser quelques shillings aux services de voirie ; or, en bien des endroits, ce
ramassage est strictement interdit, parce que l’Adminis[1]tration ne pourrait pas vendre comme engrais
l’ensemble des ordures de la ville, celles-ci ne contenant plus la proportion
congruente de crottin de cheval. Heureux ceux qui, parmi les « superflus »
peuvent se procurer une brouette et peuvent ainsi effectuer quelques transports,
plus heureux ceux qui parviennent à réunir suffisamment d’argent pour s’acheter
un âne avec sa charrette, – l’âne doit chercher lui-même sa nourriture ou bien
reçoit pour pitance quelques déchets glanés çà et là, et il peut malgré tout
rapporter quelque argent.
La grande majorité des «
superflus » se lancent dans le colportage. C’est surtout le samedi soir, quand
toute la population ouvrière est dans la rue, que l’on voit réunis les gens qui
en vivent. Des lacets, des bretelles, des galons, des oranges, des gâteaux,
bref, tous les articles imaginables vous sont offerts par des hommes, des
femmes et des enfants et les autres jours aussi, on voit à tout instant ces
marchands ambulants s’arrêter dans les rues avec des oranges, des gâteaux, de
la « Ginger beer » ou de la « Nettle Beer » [Deux boissons mousseuses et
rafraîchissantes, préparées l’une à partir d’eau, de sucre et d’un peu de
gingembre, l’autre d’eau, de sucre et d’orties, et très en faveur auprès des
travailleurs, surtout auprès des anti[1]alcooliques.
(FE)] ou repartir un peu plus loin. Des allumettes, et d’autres choses de ce
genre, de la cire à cacheter, des appareils brevetés pour allumer le feu,
etc... constituent également les articles de vente de tous ces gens. D’autres
encore – appelés jobbers – circulent dans les rues pour essayer de trouver
quelques menus travaux occasionnels ; quelques-uns d’entre eux réussissent à se
faire une journée de travail ; beaucoup ne sont pas si heureux.
« Aux portes de tous les docks
de Londres, rapporte le Révérend W. Champneys, Prédicateur dans le quartier Est
de Londres [Le pasteur William Weldone Champneys (1807-1875) : recteur de St
Mary’s, Whitechapel (1837-1960), fut l’un des premiers à créer des « écoles en
haillons », ou écoles des pauvres, et une société de prévoyance ouvrière.],
apparaissent chaque matin en hiver, avant le lever du jour, des centaines de
pauvres qui attendent l’ouverture des portes dans l’espoir d’obtenir une
journée de travail, et lorsque les plus jeunes et les plus forts ainsi que les
plus connus, ont été embauchés, des centaines s’en reviennent dans leurs
misérables demeures, désespérés d’avoir perdu leurs illusions. » [Le rapport
dont ce texte est extrait a paru d’abord dans l’hebdomadaire The Weekly
Dispatch et a été repris par le Northern Star du 4 mai 1844, no 338].
Que reste-t-il à ces gens,
quand ils ne trouvent pas de travail et ne veulent pas se révolter contre la
société, sinon mendier ? L’on ne saurait donc s’étonner à la vue de cette foule
de mendiants avec qui la police a sans cesse maille à partir et qui pour la
plupart sont des hommes en état de travailler. Mais la mendicité de ces hommes
a un caractère particulier. Ils errent d’ordinaire en compagnie de leur
famille, chantent dans les rues quelque complainte, ou bien en appellent par un
petit discours à la charité de leurs voisins. Et il est remarquable qu’on
trouve ces mendiants presque uniquement dans les quartiers ouvriers, qu’ils ne
vivent que grâce aux dons que leur font presque exclusivement des ouvriers. Ou
bien encore, toute la famille s’installe silencieusement au bord d’une rue
animée et laisse – sans mot dire – le seul aspect de son dénuement faire son
effet. Là encore, ils ne comptent que sur la sympathie des ouvriers qui savent,
par expérience, ce qu’est la faim et qui peuvent à tout moment se trouver dans
la même situation ; car cette requête muette et pourtant si émouvante ne se
manifeste que dans les rues fréquentées par les ouvriers et aux heures où
ceux-ci y passent ; mais c’est surtout le samedi soir, que les quartiers
ouvriers révèlent leurs « mystères » dans les rues principales, et que la
classe moyenne s’écarte autant que possible de ces quartiers de pestiférés. Et
si l’un de ces « hommes en excédent » a assez de courage et de passion pour
entrer en conflit ouvert avec la société, pour répondre à la guerre camouflée
que lui fait la bourgeoisie, par une guerre ouverte, celui-là s’en va voler,
piller et assassiner.
Selon les rapports des
commissaires de la loi sur les pauvres, il y a en moyenne 1 million et demi de
ces « excédentaires » en Angleterre et au pays de Galles [Selon le Journal of
the Statistical Society of London, vol. 6, 1843, p. 246, le nombre des pauvres
secourus s’élevait très exactement en 1842 à 1.429.356.] ; en Ecosse leur
nombre n’est pas connu avec précision, en raison de l’absence de loi sur les
pauvres [Engels commet ici une légère erreur. Il existait bien une loi sur les
pauvres en Ecosse, mais ses dispositions différaient de celles de la loi
anglaise.], et quant à l’Irlande, nous aurons à en parler plus spécialement. Du
reste, ne sont compris dans ce million et demi, que ceux qui sollicitent
réellement les secours de l’Assistance publique; ce nombre n’inclut pas la
grande masse de ceux qui se débrouillent sans cet ultime secours, dont ils ont
grand peur ; en revanche, une importante fraction de ces 1.500.000 intéresse
les régions agricoles, et n’entre donc pas ici en ligne de compte. Il est
évident que ce [Dans l’édition de 1892 die au lieu de diese, ce qui ne modifie
pas d’ailleurs le sens.] nombre augmente sensiblement en temps de crise, et la
misère atteint alors son maximum. Considérons par exemple la crise de 1842, qui
– étant la plus récente, fut aussi la plus violente – car l’intensité des
crises croît à mesure qu’elles se reproduisent et la prochaine qui aura
probablement lieu en 1847 au plus tard [Note de l’édition de 1887 : And it came
in 1847 (Et elle vint en 1847)], sera selon toute apparence encore plus
violente et plus longue. Durant cette crise, la taxe pour les pauvres a atteint
dans toutes les villes un plafond encore inconnu. A Stockport entre autres, 8
shillings de taxe pour les pauvres étaient prélevés sur chaque livre sterling
de loyer, si bien que cet impôt représentait à lui seul 40 % du rapport total
des loyers de la ville entière ; et pourtant des rues entières étaient
désertes, si bien qu’il y avait au bas mot 20.000 habitants de moins
qu’habituellement, et qu’on pouvait lire aux portes des maisons vides :
Stockport to let (Stockport à louer). A Bolton, où, dans les années normales le
montant des loyers soumis à la taxe pour les pauvres atteignait en moyenne
86.000 livres sterling, il tomba à 36.000 ; en revanche, le nombre des
indigents à secourir s’éleva à 14.000, soit plus de 20 % de la population
totale. A Leeds, l’Assistance publique avait un fonds de réserve de 10.000
livres sterling ; celui-ci, plus le produit d’une collecte de 7.000 livres
sterling, fut épuisé avant même que la crise n’eût atteint son paroxysme. Il en
fut de même partout ; un rapport du Comité de la Ligue contre la loi sur les
grains, de janvier 1843 [Un résumé de ce rapport a été publié dans le
Manchester Guardian du 4 février 1843, p. 5, col. 6], sur la situation des
régions industrielles en 1842, nous apprend que la taxe pour les pauvres était
alors en moyenne deux fois plus élevée qu’en 1839, et que le nombre des
nécessiteux avait triplé, voire quintuplé depuis cette date ; qu’un grand
nombre des postulants appartenaient à une classe qui, jusqu’alors, n’avait
encore jamais sollicité d’aide et que la quantité de vivres dont la classe
ouvrière pouvait disposer était inférieure de deux tiers au moins, à celle dont
elle disposait en 1834-36 ; que la consommation de viande avait beaucoup baissé
: en certains endroits de 20 % en d’autres jusqu’à 60 % ; que même les artisans
exerçant des métiers courants, tels les forgerons, les maçons etc..., qui
autrefois, même en période de dépression économique, travaillaient à plein,
avaient eux aussi beaucoup souffert du manque de travail et de la baisse des salaires,
– et que même encore actuellement, en jan[1]vier 1843, les salaires continuaient à
baisser. Et ce sont là des rapports émanant d’industriels !
On rencontrait dans les rues
des bandes de travailleurs en chômage, car les fabriques avaient fermé leurs portes,
et leurs patrons n’avaient plus de travail à leur offrir ; ils se mettaient à
mendier, seuls ou en groupe, et demandaient l’aumône aux passants – mais pas
humblement, comme le font les mendiants ordinaires ; au contraire d’un air
menaçant que soulignaient leur nombre, leurs gestes et leurs paroles. Tel était
l’aspect de toutes les régions industrielles, de Leicester à Leeds et de
Manchester à Birmingham. Quelques troubles éclataient çà et là ; ainsi en
juillet dans les poteries du Nord-Staffordshire ; il régnait chez les
travailleurs la plus terrible effervescence, jusqu’à ce qu’enfin elle explosât
dans l’insurrection générale des districts industriels. Lorsqu’à la fin de
novembre 1842, j’arrivai à Manchester, on pouvait encore voir une foule de chômeurs
à tous les coins de rues, et beaucoup d’usines étaient encore fermées ; au
cours des mois suivants, jusqu’au milieu de l’année 1843, ces habitués
involontaires des coins de rues disparurent peu à peu, et les fabriques
rouvrirent leurs portes.
Je n’ai sans doute point
besoin de dire quelle misère et quelle détresse accablent ces chô[1]meurs
durant une crise de ce genre. La taxe pour les pauvres ne suffit pas – et de
loin –, la charité des riches est un coup d’épée dans l’eau, dont l’effet
disparaît l’instant d’après ; la mendicité est peu efficace étant donné le
nombre de mendiants. Si les petits commerçants – tant qu’ils le peuvent – ne
faisaient crédit aux travailleurs durant ces crises naturellement ils se font
largement rembourser après coup et si les travailleurs ne s’entraidaient pas
tant qu’ils le peuvent, chaque crise balaierait sans doute des foules d’«
excédentaires » qui mourraient de faim. Mais comme la période de plus grande
dépression est malgré tout brève, – un an, au maximum 2 ans ou 2 ans et demi, –
la plupart d’entre eux sauvent leur peau au prix de graves privations. Nous
verrons qu’indirectement chaque crise fait une foule de victimes, par maladie
etc... En attendant, examinons une autre cause de l’abaissement où se trouvent
les travailleurs anglais, une cause qui contribue a réduire encore sans cesse
le standard de vie de cette classe sociale.
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