« Vous pourriez, en prenant seulement votre voiture, vous rendre chez moi et me tuer sans débourser d’autres frais qu’un peu d’essence ; cependant, si vous voulez absolument dépenser mille dollars, je vous propose une autre solution : je vous descends d’un coup de revolver et ensuite je donnerai l’argent à ceux qui se battent pour une société libre où il n’y aura plus ni assassins ni présidents, ni mendiants ni sénateurs. »
Réponse de Voltairine de
Cleyre au sénateur Joseph R. Hawley qui avait offert une prime de 1000 dollars
à quiconque tuerait un anarchiste.
Du point de vue de celui qui
pense être capable de discerner la route toute droite menant au progrès humain,
si tant est qu’il doit y avoir un progrès ; du point de vue de celui qui
discerne un tel chemin sur la carte de son esprit, qui s’efforce de l’indiquer
aux autres, et de le leur montrer comme il le voit ; du point de vue de celui
qui, en faisant cela, a choisi des expressions claires et simples à ses yeux pour
communiquer ses pensées aux autres —, pour un tel individu, il apparaît
regrettable et confus pour l’esprit que l’expression « action directe » ait
soudain acquis, aux yeux de la majorité des gens, un sens limité, qui n’est pas
du tout inclus dans ces deux mots, et que ceux qui pensent comme lui ne lui ont
certainement jamais donné.
Cependant, il arrive souvent
que le progrès joue avec ceux qui se croient capables de lui fixer des et des
limites. Fréquemment des noms, des phrases, des slogans, des mots d’ordre ont
été retournés, mis cul par-dessus tête, détournés, déformés à la suite
d’événements incontrôlables par ceux qui utilisaient ces expressions
correctement/dans leur sens originel ; et ceux qui persistaient à défendre leur
interprétation, et insistaient pour qu’on les écoute, ont finalement découvert
que la période où se développait l’incompréhension et les préjugés annonçait
seulement une nouvelle étape de recherche et de compréhension plus approfondie.
J’ai tendance à penser que
c’est ce qui se passera avec le malentendu actuel concernant l’action directe.
A travers la mécompréhension, ou la déformation délibérée, de certains
journalistes de Los Angeles, à l’époque où les McNamara (1) plaidèrent
coupables, ce malentendu a acquis soudain dans l’esprit du peuple le sens d’ «
attaques violentes contre la vie et la propriété » des personnes. De la part
des journalistes, cela relevait soit d’une ignorance crasse, soit d’une
malhonnêteté totale. Mais cela a poussé pas mal de gens à se demander ce qu’est
vraiment l’action directe.
Qu’est-ce
que l’action directe ?
En réalité, ceux qui la
dénoncent si violemment, découvriront, s’ils réfléchissent un peu, qu’ils ont
eux-mêmes, à plusieurs reprises, pratiqué l’action directe, et qu’ils le feront
encore.
Toute personne qui a pensé, ne
serait-ce qu’une fois dans sa vie, qu’elle a le droit d’affirmer quelque chose,
et a pris son courage à deux mains ; toute personne qui s’est exprimée, seule
ou en commun avec d’autres partageant ses convictions, a pratiqué l’action
directe. Il y a une trentaine d’années, je me souviens que l’Armée du Salut
pratiquait vigoureusement l’action directe pour défendre la liberté de ses
membres de s’exprimer en public, de se rassembler et de prier. On les a
arrêtés, verbalisés et emprisonnés des centaines et des centaines de fois, mais
ils ont continué à chanter, prier et défiler, jusqu’à ce que finalement ils
obligent leurs persécuteurs à les laisser tranquilles. Les Industrial Workers
of the World (2) mènent à présent le même combat, et ont, dans plusieurs cas,
obligé les représentants du gouvernement à les laisser tranquilles, en
utilisant la même tactique de l’action directe.
Toute personne qui a eu un
projet, et l’a effectivement mené à bien, ou qui a exposé son plan devant
d’autres et a emporté leur adhésion pour qu’ils agissent tous ensemble, sans
demander poliment aux autorités compétentes de le concrétiser à leur place, eh
bien toute personne qui a agi ainsi a pratiqué l’action directe. Toutes les
expériences qui font appel à la coopération relèvent essentiellement de
l’action directe.
Toute personne qui a, une fois
dans sa vie, eu à régler un litige avec quelqu’un et est allé droit vers les
personnes concernées pour le régler, soit en agissant de façon pacifique soit
par d’autres moyens, a pratiqué l’action directe. Les grèves et les campagnes
de boycott en sont un bon exemple ; beaucoup se souviendront de l’action des
ménagères de New York qui ont boycotté les bouchers et obtenu que baisse le
prix de la viande : en ce moment même, un boycott du beurre est en train de
s’organiser face à la hausse des prix décidée par les fabricants de beurre.
Ces actions ne sont
généralement pas le produit du raisonnement de quelqu’un sur les mérites de
l’action directe ou indirecte, mais résultent des efforts spontanés de ceux qui
se sentent opprimés par une situation donnée.
En d’autres termes, tous les
êtres humains sont, la plupart du temps, de fervents partisans du principe de
l’action directe, quand ils ne la pratiquent pas. Cependant la plupart des gens
n’exercent ni activité politique ni action directe. Ils interviennent sur les
deux plans en même temps, sans y réfléchir profondément. Seul un nombre limité
d’individus conçoivent l’action politique dans telle ou telle circonstance
spécifique, mais personne, absolument personne, n’a jamais été incapable de
concevoir l’action directe.
La majorité de ceux qui font
profession de réfléchir sont des opportunistes ; ils penchent tantôt vers
l’action directe, tantôt vers l’action indirecte, mais sont surtout prêts à
utiliser n’importe quel moyen dès lors qu’une occasion se présente. En d’autres
termes, ceux qui affirment que le fait d’élire un bon gouverneur est néfaste et
ridicule sont aussi ceux qui, sous la pression de certaines circonstances,
considèrent qu’il est indispensable de voter pour que tel individu occupe un
poste à un moment particulier. Certains croient qu’en général la meilleure
façon pour les êtres humains d’obtenir ce qu’ils veulent est d’utiliser la
méthode indirecte : en faisant élire et en portant au pouvoir quelqu’un qui
donnera force de loi à ce qu’ils désirent ; mais ce sont les mêmes qui parfois,
dans des conditions exceptionnelles, prôneront que l’on se mette en grève ; et
, comme je l’ai déjà dit, la grève est une forme d’action directe. Ou bien ils
agiront comme l’ont fait les agitateurs du Socialist Party (3) (organisation
qui désormais s’oppose vigoureusement à l’action directe) l’été dernier,
lorsque la police tentait d’interdire leurs meetings. Ils sont allés en force
aux lieux de réunion, prêts à prendre la parole à n’importe quel prix, et ils
ont fait reculer les forces de l’ordre. Même si cette attitude était illogique
de leur part, puisqu’ils se sont opposés aux exécuteurs légaux de la volonté
majoritaire, leur action constituait un parfait exemple d’action directe.
Ceux qui, par l’essence de
leur conviction, sont attachés à l’action directe sont seulement… mais qui donc
? Les non-violents, précisément ceux qui ne croient pas du tout en la violence
! Ne vous méprenez pas : je ne pense pas du tout que l’action directe soit
synonyme de violence. L’action directe peut aboutir à la violence la plus
extrême mais elle peut également être aussi pacifique que les eaux paisibles de
Shiloa (4). Non, les vrais non-violents peuvent seulement croire en l’action
directe, jamais en l’action politique. La base de toute action politique est la
coercition ; même lorsque l’Etat fait de bonnes choses, il repose finalement
sur les matraques, les fusils, ou les prisons, car son pouvoir peut y avoir
recours.
Quelques
exemples dans l’histoire américaine
De nos jours, n’importe quel
écolier américain a entendu parler de l’action directe de certains non[1]violents,
dans le cadre de son programme d’histoire. Le premier exemple qui vient à
l’esprit est celui des quakers (5) qui se sont installés au Massachusetts. Les
puritains (6) accusèrent les quakers de « troubler les hommes en leur prêchant
la paix ». En effet, les quakers refusaient de payer des impôts
ecclésiastiques, de porter les armes, de prêter allégeance à tout gouvernement.
En agissant ainsi, ils ont pratiqué l’action directe, mais de façon passive.
Aussi, les puritains, qui eux étaient des partisans de l’action politique, ont
fait voter des lois pour empêcher les quakers d’entrer sur leur territoire, les
exiler, leur infliger des amendes, des peines de prison, des mutilations et
finalement les pendre. Les quakers ont continué à arriver en Amérique (ce qui
était cette fois une forme positive d’action directe) ; et les livres
d’histoire nous rappellent que, après la pendaison de quatre quakers, et le de
Margaret Brewster (7) attachée à un chariot à travers les rues de Boston, « les
puritains renoncèrent à faire taire les nouveaux missionnaires » et que la «
ténacité des quakers et leur non-violence finirent par triompher ».
Autre exemple d’action
directe, qui appartient aux débuts de l’histoire coloniale : cette fois, il ne
s’agit pas d’un conflit pacifique, mais de la révolte de Bacon (8). Tous nos
historiens défendent l’action des rebelles dans cette affaire, car ils avaient
raison. Et pourtant il s’agissait d’une action directe violente contre une
autorité légalement constituée. Pour ceux qui ont oublié les détails de cet
événement, laissez[1]moi
vous rappeler que les planteurs de Virginie craignaient une attaque générale
des Indiens, et avec raison. Etant des partisans de l’action politique, ils
demandèrent, ou plutôt leur dirigeant Bacon demanda que le gouverneur lui
accorde le droit de recruter des volontaires pour se défendre. Le gouverneur
craignait — justement — qu’une compagnie d’hommes armés ne constitue une menace
pour lui-même. Il refusa donc d’accorder cette permission à Bacon. A la suite
de quoi, les planteurs eurent recours à l’action directe. Ils levèrent des
volontaires sans autorisation et combattirent victorieusement contre les
Indiens. Le gouverneur décréta que Bacon était un traître mais le peuple était
de son côté, si bien que le gouverneur eut peur de le traduire en justice.
Finalement, la situation s’envenima tellement que les rebelles mirent le feu à
Jamestown. Si Bacon n’était pas mort, bien d’autres événements se seraient
produits. Bien sûr, la répression fut terrible, comme cela se passe
habituellement lorsqu’une révolte s’effondre d’elle-même ou est écrasée.
Cependant, pendant sa brève période de succès, cette révolte corrigea nombre
d’abus. Je suis persuadée que, à l’époque, les partisans de l’action politique
à tout prix, après que les réactionnaires furent revenus au pouvoir, ont dû
s’exclamer : « Regardez tous les maux que provoque l’action directe ! Faites
attention, notre colonie a fait un bond d’au moins vingt-cinq ans en arrière »
; ils oubliaient que, si les colons n’avaient pas recouru à l’action directe,
les Indiens auraient pris leurs scalps un an plus tôt, au lieu que nombre
d’entre eux soient pendus par le gouverneur un an plus tard.
Dans la période d’agitation et
d’excitation qui précède une révolution, on assiste à toutes sortes d’actions
directes, de la plus pacifique à la plus violente ; je crois que presque tous ceux
qui étudient l’histoire des Etats-Unis trouvent que ces actions constituent la
partie la plus intéressante de l’histoire, celle qui s’imprègne le plus
facilement dans leur mémoire.
Parmi les actions pacifiques,
on peut citer notamment les accords de non-importation, les ligues pour porter
des vêtements fabriqués dans la colonie et les « comités de correspondance »
(10). Comme les hostilités se développaient inévitablement, l’action directe
violente prit elle aussi de l’ampleur ; par exemple, on détruisit les timbres
fiscaux, ou les cargaisons de thé, on interdit le débarquement des cargaisons
de thé, on les plaça dans des locaux humides, on les jeta dans les eaux du
port, comme à Boston, ou on obligea un propriétaire d’une cargaison de thé à
mettre le feu à son propre bateau, comme à Annapolis. Toutes ces actions sont
décrites dans nos manuels d’histoire, et aucun auteur ne les condamne, ni ne
présente des excuses, bien qu’il s’agisse à chaque fois d’actions directes
contre des autorités légalement constituées et contre le droit de propriété. Si
je cite ces exemples et d’autres de même nature, c’est pour souligner deux
points à l’intention de ceux qui répètent certains mots comme des perroquets :
premièrement, les hommes ont toujours eu recours à l’action directe ; et
deuxièmement, ceux qui la condamnent aujourd’hui sont également ceux qui
l’approuvent d’un point de vue historique. George Washington dirigeait la Ligue
des planteurs de Virginie contre l’importation ; un tribunal lui aurait
certainement « enjoint » de ne pas créer une telle organisation et, s’il avait
insisté, on lui aurait infligé une amende pour offense à la Cour.
La
Guerre de Sécession
Lorsque le grand conflit entre
le Nord et le Sud s’intensifia, ce fut encore l’action directe qui précéda et
précipita l’action politique. Et je ferai remarquer que l’on n’engage, ni même
n’envisage, jamais aucune action politique, tant que les esprits n’ont pas été
réveillés par des actes de protestation directe contre les conditions
existantes.
L’histoire du mouvement
abolitionniste et de la Guerre de Sécession nous offre un énorme paradoxe, même
si nous savons bien que l’histoire n’est qu’une chaîne de paradoxes. Sur le
plan politique, les États esclavagistes étaient les plus chauds partisans d’une
plus grande liberté politique, de l’autonomie de chaque Etat contre toute
intervention de la Fédération ; sur le plan politique, les États non
esclavagistes voulaient un Etat centralisé et fort, Etat que les
Sécessionnistes condamnaient avec raison parce qu’il allait donner naissance à
des formes de pouvoir de plus en plus tyranniques. Et c’est ce qui arriva.
Depuis la fin de la guerre de Sécession, le pouvoir fédéral s’est de plus en
plus mêlé des affaires locales de chaque Etat. Les esclaves salariés, dans leurs
luttes actuelles, se retrouvent continuellement en conflit avec ce pouvoir
centralisé contre lequel les propriétaires d’esclaves d’antan protestaient (le
mot de liberté à la bouche mais la tyrannie au cœur). D’un point de vue
éthique, ce sont les États non esclavagistes qui, sur un plan général,
prônaient la plus grande liberté pour les hommes, tandis que les
sécessionnistes défendaient le principe de l’esclavage. Mais cette position
éthique juste était très abstraite : en effet, la majorité des Nordistes, qui
n’avaient jamais côtoyé d’esclaves noirs, pensaient que cette forme
d’exploitation était probablement une erreur ; mais ils n’étaient pas pressés
de la faire disparaître. Seuls les abolitionnistes, qui ne représentaient
qu’une petite minorité, avaient une véritable éthique : à leurs yeux seul
importait l’abolition de l’esclavage — ils ne se souciaient pas de la sécession
ni de l’union entre les États américains. C’était pour eux un problème si
essentiel qu’un grand nombre étaient favorables à la dissolution de l’Union ;
ils pensaient que le Nord devaient en prendre l’initiative afin que les
Nordistes puissent ne plus être accusés de maintenir les Noirs prisonniers de
leurs chaînes.
Bien sûr, toutes sortes de
gens ayant toutes sortes d’idées voulaient abolir l’esclavage : des quakers
comme Whittier (*) (les quakers furent les premiers partisans de l’abolition de
l’esclavage, pratiquement dès leur arrivée en Amérique) ; des politiciens
modérés qui voulaient racheter tous les esclaves pour résoudre le problème
rapidement ; et puis des gens extrêmement violents qui croyaient en la violence
et menèrent toutes sortes d’actions radicales.
En ce qui concerne les
politiciens, pendant trente ans ils essayèrent de conclure toutes sortes de
compromis, de maintenir l’ordre établi, alors que la situation exigeait des
actes, ou au moins une parodie d’action. Mais « les étoiles dans leur course
combattirent contre Sisera », le système s’effondra de l’intérieur et, sans
éprouver le moindre remords, les partisans de l’action directe agrandirent les
fissures de l’édifice esclavagiste.
Parmi les différentes
expressions de la révolte directe mentionnons l’organisation du « chemin de fer
souterrain ». La plupart de ceux qui y participèrent soutenaient les deux
formes d’action (directe et politique) ; cependant, même si, d’un point de vue
théorique, ils pensaient que la majorité avait le droit d’édicter et
d’appliquer des lois, ils n’y croyaient pas totalement. Mon grand-père avait
fait partie de ce réseau clandestin et aidé de nombreux esclaves à rejoindre le
Canada. C’était un homme très respectueux de la loi, dans la plupart des
domaines, même si j’ai souvent pensé qu’il la respectait parce qu’il n’avait
pas souvent affaire avec elle ; ayant toujours mené la vie d’un pionnier, la
loi était généralement assez loin de lui, mais l’action directe était, par
contre, un impératif pour lui. Quoi qu’il en soit, et aussi respectueux de la
loi fut-il, il n’éprouvait aucun respect pour les lois esclavagistes, même si
elles avaient été votés à une majorité de 500 pour cent. Et il violait
consciemment toutes ces lois qui l’empêchaient d’agir.
Parfois, le bon fonctionnement
du « chemin de fer souterrain » exigeait l’usage de la violence, et on
l’utilisait. Je me souviens qu’une vieille amie me raconta qu’elle et sa mère
avaient surveillé leur porte toute la nuit, pendant qu’un esclave recherché se
cachait dans leur cave. Toutes deux avaient beau être des descendantes de
quakers et sympathiser avec leurs idées, elles avaient un fusil à portée de main,
sur la table. Heureusement, elles n’eurent pas besoin de tirer, ce soir-là.
Lorsque la loi sur les
esclaves évadés fut votée avec le soutien de certains politiciens du Nord qui
voulaient offrir une énième chance aux propriétaires d’esclaves, les partisans
de l’action directe décidèrent de libérer les esclaves qui avaient été repris.
Ils récupérèrent des esclaves à Shadrac (11) et à Jerry (sous la direction du
fameux Gerrit Smith (12) dans ce dernier cas) ; beaucoup d’actions réussirent
et certaines échouèrent. Cependant les politiciens continuèrent leurs manœuvres
et tentèrent d’adoucir les choses. Les partisans de la paix à tout prix, les
plus légalistes, dénoncèrent les abolitionnistes, un peu de la même façon que
des gens comme William D. Haywood (13) et Frank Bohn (14) sont dénoncés par
leur propre parti aujourd’hui.
John
Brown
L’autre jour, j’ai lu dans le
quotidien Daily Socialist de Chicago une lettre du secrétaire du Socialist
Party de Louisville au secrétaire national. M. Dobbs demandait que l’on
remplace Bohn, qui devait venir parler dans sa ville, par un orateur plus sûr
et plus sain. Pour expliquer sa démarche, il citait un passage de la conférence
de Bohn : « Si les McNamara avaient défendu correctement les intérêts de la
classe ouvrière, ils auraient eu raison, de même que John Brown (15) aurait eu
raison s’il avait réussi à libérer les esclaves. Pour John Brown, comme pour
les McNamara, l’ignorance était leur seul crime. »
Et M. Dobbs de faire le
commentaire suivant. « Nous nous élevons fermement contre de tels propos. Cette
comparaison entre la révolte ouverte — même si elle était erronée — de John
Brown d’un côté, et les méthodes clandestines et meurtrières des McNamara de
l’autre, est le fruit d’un raisonnement creux qui conduit à des conclusions
logiques très dangereuses. »
M. Dobbs ignore certainement
ce que furent la vie et les actions de John Brown. Ce partisan convaincu de la
violence aurait traité avec mépris quiconque aurait essayé de le faire passer
pour un agneau. Et une fois qu’une personne croit en la violence, c’est à elle
de décider quelle est la façon la plus efficace de l’appliquer, en fonction des
conditions concrètes et de ses moyens. John Brown n’hésita jamais à utiliser
des méthodes conspiratrices. Ceux qui ont lu l’Autobiographie de Frederick
Douglas (16) et les Souvenirs de Lucy Colman (17) savent que John Brown avait
prévu d’organiser une série de camps fortifiés dans les montagnes de la
Virginie-Occidentale, de la Caroline du Nord et du Tennessee, d’envoyer des
émissaires secrets parmi les esclaves pour les inciter à venir se réfugier dans
ces camps, et ensuite réfléchir aux mesures et aux conditions nécessaires pour
fomenter la révolte chez les Noirs. Ce plan échoua surtout parce que les
esclaves eux-mêmes ne désiraient pas assez fortement la liberté.
Plus tard, lorsque les
politiciens, toujours soucieux de ne rien faire, votèrent la loi
Kansas-Nebraska qui laissait les colons décider seuls de la légalité de
l’esclavage, les partisans de l’action directe, dans les deux camps, envoyèrent
des colons dans ces territoires et ceux-ci s’affrontèrent. Les partisans de
l’esclavage arrivèrent les premiers ; ils rédigèrent une constitution qui
reconnaissait l’esclavage et une loi punissant de mort toute personne qui
aiderait un esclave à s’échapper ; mais les Free Soilers (18), qui arrivèrent
un peu plus tard parce qu’ils venaient d’États plus éloignés, rédigèrent une
seconde constitution, et refusèrent de reconnaître les lois de leurs
adversaires. John Brown se trouvait parmi eux et utilisa la violence, en
agissant tantôt ouvertement tantôt clandestinement. C’était un voleur de
chevaux et un assassin aux yeux des politiciens décents, favorables à la paix
sociale. Et il ne fait pas le moindre doute qu’il vola des chevaux, sans prévenir
personne de son intention de les dérober, et qu’il tua des partisans de
l’esclavage. Il se battit et réussit à s’en tirer un bon nombre de fois avant
qu’il tente de s’emparer du Ferry de Harper (19). S’il n’utilisa pas la
dynamite, c’est seulement parce qu’elle n’était pas encore une arme très
répandue à l’époque. Il attenta à la vie de beaucoup plus de gens que les deux
militants condamnés par M. Dobbs pour leurs méthodes meurtrières. Pourtant les
historiens n’ont jamais compris la portée des actions de John Brown. On sait
qu’il était un homme violent, qu’il avait du sang sur les mains, qu’il fut
condamné et pendu pour haute trahison ; pourtant c’était une âme forte et
belle, désintéressée, qui ne pouvait supporter que quatre millions d’hommes
soient traités comme des animaux. John Brown pensait que faire la guerre à
cette injustice était un devoir sacré qu’il accomplissait sur l’ordre de Dieu —
car cet homme très religieux appartenait à l’Eglise presbytérienne.
C’est grâce aux actions de ce
genre de précurseurs du changement social, qu’il s’agisse d’actions pacifiques
ou guerrières, que la Conscience Humaine, la conscience des masses, s’éveille
au besoin du changement. Il serait absurde de prétendre qu’aucun résultat
positif n’a jamais été obtenu par l’action politique traditionnelle ; parfois
de bonnes choses en résultent. Mais jamais tant que la révolte individuelle,
puis la révolte des masses ne l’imposent. L’action directe est toujours
l’élément précurseur, déclencheur, à travers lequel la grande masse des
indifférents prend conscience que l’oppression est intolérable.
Les
luttes actuelles contre l’esclavage salarié
Nous subissons maintenant
l’oppression dans ce pays — et pas seulement ici mais dans toutes les parties
du monde qui jouissent des bienfaits fort contrastés de la civilisation. Et de
même que pour l’ancien esclavage, le nouvel esclavage doit être combattu à la
fois par l’action directe et par l’action politique. Une fraction de la
population américaine (probablement bien moins importante que le nombre de ceux
qui assistent à des meetings de masse) produit la richesse matérielle qui
permet à tous de vivre ; exactement de la même façon que quatre millions
d’esclaves noirs entretenaient la foule de parasites qui les commandaient.
Aujourd’hui ce sont les travailleurs agricoles et les ouvriers d’industrie.
A travers des institutions
qu’aucun d’eux n’a créées, mais qu’ils trouvent en place lorsqu’ils viennent au
monde, ces travailleurs, la partie la plus indispensable de toute la structure
sociale, sans le travail desquels personne ne pourrait ni manger, ni
s’habiller, ni se loger, ces travailleurs, disais-je, sont justement ceux qui
disposent du moins de nourriture, de vêtements et des pires logements — sans
parler des autres avantages que la société est censée leur dispenser, comme
l’éducation et l’accès aux plaisirs artistiques.
Ces ouvriers ont, d’une façon
ou d’une autre, joint leurs efforts pour que leur condition s’améliore ; en
premier lieu par l’action directe, en second lieu par l’action politique. Nous
avons des groupes comme le Grange (20), la Farmers’ Alliance (21), les
coopératives, les Knights of Labor (22), les syndicats et les Industrial
Workers of the World. Tous ont organisé les travailleurs pour alléger le poids
que faisaient peser leurs maîtres sur leurs épaules, pour des prix meilleur
marché, des conditions de travail un peu meilleures, et une journée de travail
un peu plus courte ; ou contre une réduction de salaire, la détérioration des
conditions de travail ou l’allongement de la durée du travail. Aucun de ces
groupes, à part les IWW, n’a essayé d’envisager une solution radicale de la
guerre sociale, solution pourtant inévitable tant que perdureront les
conditions sociales et juridiques actuelles. Ces organisations regroupent des gens
ordinaires, aux aspirations ordinaires, et elles ont entrepris de faire ce
qu’il leur semblait possible et raisonnable de faire. Ces militants ne se sont
pas engagés sur un programme politique particulier lorsqu’ils ont créé ces
groupes, mais ils se sont associés pour mener une action directe, décidée par
eux-mêmes, qu’elle soit positive ou défensive.
Certes, parmi ces
organisations, il y avait et il y a des militants qui voyaient au-delà des
revendications immédiates ; qui pensaient que le développement continu des
forces qui opèrent maintenant devait amener des conditions auxquelles il est
impossible que la vie continue de se soumettre et contre lesquelles, par
conséquent, elle protestera et protestera violemment ; que la vie n’aura pas
d’autre choix que de protester ; que la vie devra protester ou mourir ; et
puisqu’il n’est pas dans la nature de la vie de se rendre sans combattre, elle
ne mourra pas. Il y a vingt-deux ans, j’ai rencontré des militants de la
Farmer’s Alliance qui m’ont dit cela, des Knights of Labor qui m’ont dit cela,
des syndicalistes qui m’ont dit cela. Ils voulaient lutter pour des objectifs
plus larges que ceux que proposés par leurs organisations ; mais ils devaient
aussi accepter leurs camarades de travail comme ils étaient, et essayer de les
inciter à lutter pour ce que ceux-ci voyaient. Et ce qu’ils voyaient c’étaient
des prix plus bas, des salaires plus élevés, des conditions de travail moins
dangereuses ou moins tyranniques, une semaine de travail moins longue. A
l’époque où sont nés ces mouvements, les travailleurs agricoles ne pouvaient
pas comprendre que leur lutte se rapprochait du combat des ouvriers des usines
ou des transports ; et ces derniers ne saisissaient pas non plus quels étaient
leurs points communs avec le mouvement des paysans. D’ailleurs, même
aujourd’hui, peu d’entre eux le comprennent,. Ils doivent encore apprendre
qu’il existe une lutte commune contre ceux qui se sont appropriés les terres,
les capitaux et les machines.
Malheureusement les grandes
organisations paysannes se sont engagées dans une course stupide au pouvoir
politique. Elles ont réussi à prendre le pouvoir dans certains États, mais les
tribunaux ont déclaré que les lois qu’elles avaient votées n’étaient pas
constitutionnelles, et toutes leurs conquêtes politiques ont été enterrées. A
l’origine leur programme était de construire leurs propres hangars, et d’y
stocker les produits, de les tenir à l’écart du marché jusqu’à ce qu’ils
puissent échapper aux spéculateurs. Ils voulaient aussi organiser des échanges
de services et imprimer des billets de crédit pour les produits déposés afin de
payer ces échanges. Si ce programme d’aide mutuelle directe avait fonctionné,
il aurait montré, dans une certaine mesure, au moins pour un temps, comment
l’humanité peut se libérer du parasitisme des banquiers et des intermédiaires.
Bien sûr, ce projet aurait fini par être liquidé, à moins que sa vertu
exemplaire ne bouleverse tellement l’esprit des hommes qu’il leur donne envie
de mettre fin au monopole légal de la terre et des capitaux ; mais au moins ce
projet aurait eu un rôle éducatif fondamental. Malheureusement, ce programme se
dirigea dans une autre direction et se désintégra surtout à cause de sa
futilité.
Les Knights of Labor sont eux
aussi devenus pratiquement insignifiants, non pas parce qu’ils n’ont pas eu
recours à l’action directe, ni parce qu’ils se sont mêlés de politique, mais
parce qu’il s’agissait d’une masse d’ouvriers trop hétérogène pour réussir à
combiner leurs efforts de façon efficace.
Pourquoi
les patrons ont peur des grèves
Les syndicats ont atteint une
taille bien plus imposante que celle des Knights of Labor et leur pouvoir a
continué à croître, lentement mais sûrement. Certes cette croissance a connu
des fluctuations, des reculs, de grandes organisations ont été créées puis ont
disparu. Mais dans l’ensemble, les syndicats constituent un pouvoir en plein
développement. Cela est arrivé parce que, malgré leur manque de ressources, ils
ont offert, à une certaine section des travailleurs, un moyen pour unir leurs
forces, frapper directement leurs maîtres et obtenir ainsi une petite partie de
ce qu’ils voulaient — de ce qu’ils devaient essayer d’obtenir étant donné leur
situation. La grève est leur arme naturelle, celle qu’ils se sont forgée eux-mêmes.
Neuf fois sur dix, les patrons ont peur de la grève, même si, bien sûr, il
arrive que certains s’en réjouissent, mais c’est plutôt rare. Les patrons
savent qu’ils peuvent gagner contre les grévistes, mais ils ont peur que leur
production s’interrompe. La plupart des patrons n’éprouvent aucune crainte d’un
vote qui exprimerait « la conscience de classe » des électeurs ; vous pouvez
parler du socialisme, ou de n’importe quel autre programme, dans d’innombrables
endroits, y compris à la Chambre des députés ; mais le jour où vous commencez à
parler de syndicalisme, attendez-vous à perdre votre boulot ou au moins à ce
que l’on vous menace et que l’on vous ordonne de vous taire. Pourquoi ? Ce
n’est nullement parce que le patron est assez intelligent pour comprendre que
l’action politique n’est qu’un miroir aux alouettes où l’ouvrier se laisse
prendre, ni parce qu’il pense que le socialisme politique est en train de
devenir un mouvement petit[1]bourgeois,
pas du tout. Le patron sait que le socialisme est une très mauvaise chose —
mais il sait aussi que le socialisme n’est pas pour demain. Par contre, si tous
ses ouvriers se syndiquent, il sera immédiatement en péril. Ses ouvriers auront
l’esprit rebelle, il devra dépenser de l’argent pour améliorer les conditions de
travail dans son usine, il sera obligé de garder des gens qu’il n’aime pas et,
en cas de grève, ses machines ou ses locaux seront peut-être endommagés.
On dit souvent, et on le
répète parfois jusqu’à la nausée, que les patrons ont une « conscience de classe
», qu’ils sont solidement soudés pour défendre leurs intérêts de classe, et
qu’ils sont prêts à subir toute sorte de pertes individuelles plutôt que de
trahir leurs fameux intérêts communs. Cela n’est absolument pas vrai. La
majorité des hommes d’affaire sont exactement comme la plupart des ouvriers :
ils se préoccupent beaucoup plus de leur pertes ou de leurs gains personnels
que des pertes (ou des victoires) de leur classe. Et quand un syndicat menace
un patron, c’est à son portefeuille qu’il s’en prend.
Toute
grève est synonyme de violence
Maintenant chacun sait qu’une
grève, quelle que soit sa taille, est synonyme de violence. Quelle que soit la
préférence morale des grévistes pour des méthodes pacifiques, ils savent que
leur action ne sera pas pacifique. Lorsque les employés du télégraphe font
grève, ils coupent des câbles et des pylônes, et des jaunes bousillent les
instruments de travail parce qu’ils ne savent pas les utiliser. S’il s’agit de
sidérurgistes, ils devront s’affronter physiquement aux briseurs de grève,
casser des carreaux, saboter des gauges et endommager des rouleaux qui coûtent
très cher et détruire des tonnes et des tonnes de matières premières. Si ce
sont des mineurs, ils détruiront des pistes et des ponts et feront sauter des installations.
S’il s’agit de couturières, un incendie d’origine inconnue éclatera, des
pierres voleront à travers une fenêtre apparemment inaccessible ou une brique
sera lancée sur la tête d’un patron. S’il s’agit d’une grève des trolleys, les
rails seront arrachés ou des barricades seront édifiées avec des voitures
incendiées et des, des wagons retournés ou des barrières volées, des
automobiles écrasées, brûlées et des moteurs allumés. S’il s’agit de cheminots,
des moteurs « mourront », des locomotives démarreront sans conducteur, des
chargements dérailleront et des trains seront arrêtés. S’il s’agit d’une grève
du bâtiment, on dynamitera des constructions. Et toujours, à chaque fois, tout
le temps, des combats éclateront entre d’un côté les briseurs de grève et les
jaunes et, de l’autre, les grévistes et leurs sympathisants, entre le Peuple et
la Police.
Pour les patrons une grève
sera synonyme de lampes torches, de fil de fer barbelé, de routes barrées, de
policiers et d’agents provocateurs, de kidnappings violents et d’expulsions, et
ils inventeront tous les moyens possibles pour se protéger directement, sans
compter l’ultime recours à la police, aux milices, au procureur de l’Etat et
aux troupes fédérales. *
Tout le monde sait cela. Tout
le monde sourit lorsque les responsables des syndicats protestent en affirmant
que leurs organisations sont pacifiques et respectent les lois, parce que tout
le monde sait qu’ils mentent. Ils savent que l’on utilise la violence, à la
fois ouvertement et clandestinement, et ils savent les grévistes n’ont pas
d’autre moyen, s’ils ne veulent pas capituler immédiatement. Et les
travailleurs comprennent ceux qui ont recours à la violence parce que des
mécréants destructeurs les y poussent, mécréants qui le font par calcul inné.
Les gens généralement comprennent que les grévistes agissent ainsi parce qu’ils
sont poussés par la dure logique d’une situation qu’ils n’ont pas créée, mais
qui les force à mener ces attaques pour renforcer leur lutte pour vivre, sinon
ils seront obligés de tomber tout droit dans la misère jusqu’à ce que la mort
leur tombe dessus, à l’hospice, dans la rue ou sur le bord d’une rivière. Telle
est l’horrible alternative devant laquelle se trouvent les ouvriers ; et c’est
ce qui fait d’eux les êtres les plus humains — des hommes qui font un détour
pour soigner un chien blessé, ou ramener chez eux un chiot et le nourrir, ou
qui font un écart pour ne pas écraser un ver de terre — et ces mêmes personnes
ont recours à la violence contre leurs congénères. Ils savent, parce que la
réalité leur a appris cette leçon, qu’il s’agit de la seule façon de gagner, si
tant est qu’ils puissent gagner quelque chose. Et il m’a toujours semblé que
l’une des choses les plus ridicules qu’une personne puisse dire ou faire,
lorsqu’un gréviste lui demande de l’aide parce qu’il doit faire face à une
situation matérielle délicate, la pire chose qu’elle puisse lui répondre est «
Vous n’avez qu’à mieux voter aux prochaines élections ! » alors que celles-ci
auront lieu dans six mois, un an voire deux ans.
Malheureusement les gens qui
savent le mieux comment la violence est utilisée dans les conflits syndicaux ne
s’avancent pas pour dire : « Tel jour, à tel endroit, telle action spécifique a
été entreprise, et telles et telles concessions ont été accordées ou tel patron
a capitulé. » Agir ainsi mettrait en danger leur liberté et leur pouvoir de
continuer le combat. C’est pourquoi ceux qui sont les mieux informés doivent se
taire tandis que les ignorants parlent d’abondance. Seuls les faits et non les
discours peuvent éclaircir leur position.
Les
arguments des adversaires de l’action directe
Et ces temps-ci ce n’est pas
le baratin qui manque. Des orateurs et des journalistes, convaincus que je
crois en l’action politique et que je pense que seule l’action politique peut
permettre aux ouvriers de remporter la bataille, ces gens donc ont dénoncé ce
qu’ils appellent l’action directe (ils veulent dire en fait les conspirations
violentes) parce qu’elles causeraient des dommages incalculables. Un certain Oscar
Ameringer, par exemple, a récemment déclaré à Chicago que la bombe de 1886
avait fait reculer le mouvement pour la journée de huit heures d’un quart de
siècle. D’après lui ce mouvement aurait été victorieux si la bombe n’avait pas
été lancée. A mon avis ce monsieur commet une grave erreur.
Personne ne peut mesurer
l’effet positif ou négatif d’une action, en termes de mois ou d’années.
Personne ne peut démontrer que la journée de huit heures aurait pu devenir
obligatoire 25 ans auparavant. Nous savons que les législateurs de l’Illinois
ont voté une loi pour la journée de 8 heures en 1871 et que ce texte est resté
lettre morte. Que l’action directe des ouvriers aurait pu imposer cette loi,
personne ne peut le démontrer. Mais on peut affirmer que des facteurs beaucoup
plus puissants que la bombe de Haymarket ont joué un rôle.
D’un autre côté, si
l’influence négative de la bombe a été si puissante, alors nous devrions nous
attendre à ce que les conditions de travail et l’exercice des activités
syndicales soient bien plus difficiles à Chicago que dans les villes où rien
d’aussi grave ne s’est produit. Eh bien, c’est le contraire. Même les
conditions des travailleurs sont déplorables, elles bien moins mauvaises à
Chicago que dans d’autres grandes villes, et le pouvoir des syndicats y est
plus développé que dans n’importe quelle autre ville, excepté San Francisco.
Donc si l’on veut absolument tirer des conclusions à propos de la bombe de
Haymarket, on doit tenir compte de ces faits. En ce qui me concerne, je ne pense
pas que cet événement ait joué un rôle important dans l’évolution du mouvement
ouvrier.
Et il en sera de même avec la
campagne actuelle contre la violence. Rien n’a fondamentalement changé. Deux
hommes ont été emprisonnés pour ce qu’ils ont fait (il y a vingt-quatre ans
leurs semblables ont été pendus pour ce qu’ils n’avaient pas fait) et quelques
autres seront peut-être incarcérés. Mais les forces de la vie continueront à se
révolter contre leurs chaînes économiques. Cette révolte ne faiblira pas, peu importe
le parti qui remportera ou perdra les élections, jusqu’à ce qu’ils brisent ces
chaînes.
Comment
pourrons-nous briser nos chaînes ?
Les politiciens nous racontent
que seule l’action électorale du parti de la classe ouvrière pourra atteindre
un tel résultat ; qu’une fois élus ils entreront en possession des sources de
la vie et des machines ; que ceux qui aujourd’hui possèdent les forêts, les
mines, les terres, les canaux, les usines, les entreprises et qui commandent
aussi au pouvoir militaire à leur botte, eh bien que ces gens-là abdiqueront
demain leur pouvoir sur le peuple lorsqu’ils auront perdu les élections.
Et en attendant ce jour béni ?
En attendant soyez pacifiques,
travaillez bien, obéissez aux lois, faites preuve de patience et menez une existence
frugale (comme Madero le conseilla aux paysans mexicains après les avoir vendus
à Wall Street). Si certains d’entre vous sont dans une misère noire, ne vous
révoltez pas contre votre situation, cela risquerait de « faire reculer le
parti ».
Action
politique et action directe
J’ai déjà dit que parfois
l’action politique obtient quelques résultats positifs — et d’ailleurs pas
toujours sous la pression des partis ouvriers. Mais je suis convaincue que les
résultats positifs sont contredits par les résultats négatifs ; de même que je
suis convaincue que, si l’action directe a parfois des conséquences négatives,
celles-ci sont largement compensées par les conséquences positives de l’action
directe.
Presque toutes les lois qui
ont été originellement conçues pour le bénéfice des ouvriers sont devenues une
arme entre les mains de leurs ennemis, ou bien sont restées lettre morte, à
moins que le prolétariat, à travers ces organisations, n’ait imposé directement
leur application. En fin de compte, c’est toujours l’action directe qui a le
rôle moteur. Prenons par exemple la loi antitrusts censée bénéficier au peuple
en général et à la classe ouvrière en particulier. Il y environ deux semaines,
250 dirigeants syndicaux ont été cités en justice. La société Illinois Central
les accusait en effet d’avoir formé un trust en déclenchant une grève.
Mais la foi aveugle en
l’action indirecte, en l’action politique, a des conséquences bien plus graves
que celles que je viens de citer. Elle détruit tout sens de l’initiative, elle
écrase l’esprit de révolte individuelle, elle apprend aux gens à se reposer sur
quelqu’un d’autre afin qu’il fasse pour eux ce qu’ils devraient faire pour
eux-mêmes ; et enfin elle fait passer pour naturelle l’idée absurde selon
laquelle il faudrait encourager la passivité des masses jusqu’au jour où le
parti ouvrier gagnera les élections ; alors, par la seule magie d’un vote
majoritaire, cette passivité se transformera tout à coup en énergie. En
d’autres termes, on veut nous faire croire que des gens qui ont perdu
l’habitude de lutter pour eux-mêmes en tant qu’individus, qui ont accepté
toutes les injustices en attendant que leur parti acquière la majorité ; eh
bien que ces gens-là vont tout à coup se métamorphoser en de véritables bombes
humaines, rien qu’en entassant leurs bulletins dans les urnes !
Les sources de la vie, toutes
les richesses naturelles de la terre, tous les outils nécessaires pour une
production coopérative doivent devenir accessibles à tous. Le syndicalisme doit
élargir et approfondir ses objectifs, sinon il disparaîtra ; et la logique de
la situation forcera graduellement les syndicalistes à en prendre conscience.
Le problème des ouvriers ne peut être résolu seulement en tabassant des jaunes,
tant que des cotisations élevées et d’autres restrictions limitent les
adhésions au syndicat et poussent les gens à devenir des jaunes. Les syndicats
ne se développeront pas en combattant pour des salaires plus élevés mais en
luttant pour une semaine de travail plus courte, ce qui permettra d’augmenter
le nombre des membres, d’accepter tous ceux qui veulent adhérer au syndicat. Si
les syndicats veulent gagner des batailles, tous les ouvriers doivent s’allier
et agir ensemble, agir rapidement (sans en avertir les patrons à l’avance) et
profiter de leur liberté d’agir ainsi à chaque fois. Et lorsque les syndicats
regrouperont tous les ouvriers, aucune conquête ne sera permanente, à moins
qu’ils se mettent en grève pour tout obtenir — ni une augmentation de salaire,
ni une amélioration secondaire, mais toutes les richesses naturelles de la
nature. Et qu’ils procèdent à l’expropriation directe et totale !
Le pouvoir des ouvriers ne
réside pas dans la force de leur vote, mais dans leur capacité de paralyser la
production. C’est une grande erreur de supposer que les salariés constituent la
majorité des électeurs. Les salariés sont à un endroit aujourd’hui, à un autre
demain, et cela empêche un grand nombre d’entre eux de voter ; un grand
pourcentage des salariés dans ce pays sont des étrangers qui n’ont pas le droit
de voter. La preuve la plus évidente que les dirigeants socialistes le savent
parfaitement est qu’ils affadissent leur propagande sur tous les points pour
gagner le soutien de la classe capitaliste, du moins des petits entrepreneurs.
Leur presse affirme que des spéculateurs de Wall Street leur ont assuré qu’ils
sont prêts à acheter des actions de Los Angeles à un administrateur socialiste
aussi bien qu’à un administrateur capitaliste. Leurs journaux prétendent que
l’administration actuelle de Milwaukee a été favorable aux petits investisseurs
; leurs articles assurent leurs lecteurs de cette ville qu’ils n’ont pas besoin
d’aller acheter dans les grands magasins — ils peuvent se rendre chez Machin
sur Milwaukee Avenue, qui les servira aussi bien qu’une succursale du grand
capital. En clair, ils essaient désespérément de gagner le soutien et de
prolonger la vie de cette petite-bourgeoisie que l’économie socialiste fera
disparaître, parce que nos socialistes savent qu’ils ne pourront pas obtenir
une majorité sans les voix de cette classe sociale.
Au mieux, un parti ouvrier
pourrait, en admettant que ses députés restent honnêtes, former un solide
groupe parlementaire qui conclurait des alliances ponctuelles avec tel ou tel
autre groupe afin d’obtenir quelques réformes politiques ou économiques.
Mais lorsque la classe
ouvrière sera regroupée dans une seule grande organisation syndicale, elle
pourra montrer à la classe possédante, en cessant brusquement le travail dans
toutes les entreprises, que toute la structure sociale repose sur les ouvriers
; que les biens des patrons n’ont aucune valeur sans l’activité des
travailleurs ; que des protestations comme les grèves sont inhérentes à ce
système fondé sur la propriété privée et qu’elles se reproduiront tant que ce
système ne sera pas aboli. Et, après l’avoir montré dans les faits, les
ouvriers exproprieront tous les possédants.
« Mais le pouvoir militaire,
objectera le partisan de l’action politique, nous devons d’abord obtenir le
pouvoir politique, sinon l’armée sera utilisée contre nous ! »
Contre une véritable grève
générale, l’armée ne peut rien. Oh, bien sûr, si vous avez un socialiste dans
le genre de Briand au pouvoir, il sera prêt à déclarer que les ouvriers sont
des fonctionnaires et à essayer de les faire travailler contre leurs propres
intérêts. Mais contre le solide mur d’une masse d’ouvriers immobiles, même un
Briand se cassera les dents.
En attendant, tant que la
classe ouvrière internationale ne se réveillera pas, la guerre sociale se
poursuivra, malgré toutes les déclarations hystériques de tous ces gens bien
intentionnés qui ne comprennent pas que la vie et ses nécessités puissent
s’exprimer ; malgré tous les que ces dirigeants timides ont fait ; malgré
toutes les revanches qu’ont pu prendre les réactionnaires ; malgré tout
l’argent que les politiciens retirent d’une telle situation. Cette guerre
sociale se poursuivra parce que la Vie crie son besoin de vivre et que la
Propriété lui dénie le droit de vivre, et que la Vie ne se soumet pas.
Et qu’elle ne se soumettra
pas.
Cela durera tant que
l’humanité ne se libérera pas elle-même pour chanter l’Hymne à l’Homme de
Swinburne
« Gloire à l’Homme dans ses
plus beaux exploits
Car l’Homme est le maître de
toutes choses. »
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