lundi 19 juillet 2021

Voltairine de Cleyre DE L’ACTION DIRECTE

 « Vous pourriez, en prenant seulement votre voiture, vous rendre chez moi et me tuer sans débourser d’autres frais qu’un peu d’essence ; cependant, si vous voulez absolument dépenser mille dollars, je vous propose une autre solution : je vous descends d’un coup de revolver et ensuite je donnerai l’argent à ceux qui se battent pour une société libre où il n’y aura plus ni assassins ni présidents, ni mendiants ni sénateurs. »

Réponse de Voltairine de Cleyre au sénateur Joseph R. Hawley qui avait offert une prime de 1000 dollars à quiconque tuerait un anarchiste.

Du point de vue de celui qui pense être capable de discerner la route toute droite menant au progrès humain, si tant est qu’il doit y avoir un progrès ; du point de vue de celui qui discerne un tel chemin sur la carte de son esprit, qui s’efforce de l’indiquer aux autres, et de le leur montrer comme il le voit ; du point de vue de celui qui, en faisant cela, a choisi des expressions claires et simples à ses yeux pour communiquer ses pensées aux autres —, pour un tel individu, il apparaît regrettable et confus pour l’esprit que l’expression « action directe » ait soudain acquis, aux yeux de la majorité des gens, un sens limité, qui n’est pas du tout inclus dans ces deux mots, et que ceux qui pensent comme lui ne lui ont certainement jamais donné.

Cependant, il arrive souvent que le progrès joue avec ceux qui se croient capables de lui fixer des et des limites. Fréquemment des noms, des phrases, des slogans, des mots d’ordre ont été retournés, mis cul par-dessus tête, détournés, déformés à la suite d’événements incontrôlables par ceux qui utilisaient ces expressions correctement/dans leur sens originel ; et ceux qui persistaient à défendre leur interprétation, et insistaient pour qu’on les écoute, ont finalement découvert que la période où se développait l’incompréhension et les préjugés annonçait seulement une nouvelle étape de recherche et de compréhension plus approfondie.

J’ai tendance à penser que c’est ce qui se passera avec le malentendu actuel concernant l’action directe. A travers la mécompréhension, ou la déformation délibérée, de certains journalistes de Los Angeles, à l’époque où les McNamara (1) plaidèrent coupables, ce malentendu a acquis soudain dans l’esprit du peuple le sens d’ « attaques violentes contre la vie et la propriété » des personnes. De la part des journalistes, cela relevait soit d’une ignorance crasse, soit d’une malhonnêteté totale. Mais cela a poussé pas mal de gens à se demander ce qu’est vraiment l’action directe.

Qu’est-ce que l’action directe ?

En réalité, ceux qui la dénoncent si violemment, découvriront, s’ils réfléchissent un peu, qu’ils ont eux-mêmes, à plusieurs reprises, pratiqué l’action directe, et qu’ils le feront encore.

Toute personne qui a pensé, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, qu’elle a le droit d’affirmer quelque chose, et a pris son courage à deux mains ; toute personne qui s’est exprimée, seule ou en commun avec d’autres partageant ses convictions, a pratiqué l’action directe. Il y a une trentaine d’années, je me souviens que l’Armée du Salut pratiquait vigoureusement l’action directe pour défendre la liberté de ses membres de s’exprimer en public, de se rassembler et de prier. On les a arrêtés, verbalisés et emprisonnés des centaines et des centaines de fois, mais ils ont continué à chanter, prier et défiler, jusqu’à ce que finalement ils obligent leurs persécuteurs à les laisser tranquilles. Les Industrial Workers of the World (2) mènent à présent le même combat, et ont, dans plusieurs cas, obligé les représentants du gouvernement à les laisser tranquilles, en utilisant la même tactique de l’action directe.

Toute personne qui a eu un projet, et l’a effectivement mené à bien, ou qui a exposé son plan devant d’autres et a emporté leur adhésion pour qu’ils agissent tous ensemble, sans demander poliment aux autorités compétentes de le concrétiser à leur place, eh bien toute personne qui a agi ainsi a pratiqué l’action directe. Toutes les expériences qui font appel à la coopération relèvent essentiellement de l’action directe.

Toute personne qui a, une fois dans sa vie, eu à régler un litige avec quelqu’un et est allé droit vers les personnes concernées pour le régler, soit en agissant de façon pacifique soit par d’autres moyens, a pratiqué l’action directe. Les grèves et les campagnes de boycott en sont un bon exemple ; beaucoup se souviendront de l’action des ménagères de New York qui ont boycotté les bouchers et obtenu que baisse le prix de la viande : en ce moment même, un boycott du beurre est en train de s’organiser face à la hausse des prix décidée par les fabricants de beurre.

Ces actions ne sont généralement pas le produit du raisonnement de quelqu’un sur les mérites de l’action directe ou indirecte, mais résultent des efforts spontanés de ceux qui se sentent opprimés par une situation donnée.

En d’autres termes, tous les êtres humains sont, la plupart du temps, de fervents partisans du principe de l’action directe, quand ils ne la pratiquent pas. Cependant la plupart des gens n’exercent ni activité politique ni action directe. Ils interviennent sur les deux plans en même temps, sans y réfléchir profondément. Seul un nombre limité d’individus conçoivent l’action politique dans telle ou telle circonstance spécifique, mais personne, absolument personne, n’a jamais été incapable de concevoir l’action directe.

La majorité de ceux qui font profession de réfléchir sont des opportunistes ; ils penchent tantôt vers l’action directe, tantôt vers l’action indirecte, mais sont surtout prêts à utiliser n’importe quel moyen dès lors qu’une occasion se présente. En d’autres termes, ceux qui affirment que le fait d’élire un bon gouverneur est néfaste et ridicule sont aussi ceux qui, sous la pression de certaines circonstances, considèrent qu’il est indispensable de voter pour que tel individu occupe un poste à un moment particulier. Certains croient qu’en général la meilleure façon pour les êtres humains d’obtenir ce qu’ils veulent est d’utiliser la méthode indirecte : en faisant élire et en portant au pouvoir quelqu’un qui donnera force de loi à ce qu’ils désirent ; mais ce sont les mêmes qui parfois, dans des conditions exceptionnelles, prôneront que l’on se mette en grève ; et , comme je l’ai déjà dit, la grève est une forme d’action directe. Ou bien ils agiront comme l’ont fait les agitateurs du Socialist Party (3) (organisation qui désormais s’oppose vigoureusement à l’action directe) l’été dernier, lorsque la police tentait d’interdire leurs meetings. Ils sont allés en force aux lieux de réunion, prêts à prendre la parole à n’importe quel prix, et ils ont fait reculer les forces de l’ordre. Même si cette attitude était illogique de leur part, puisqu’ils se sont opposés aux exécuteurs légaux de la volonté majoritaire, leur action constituait un parfait exemple d’action directe.

Ceux qui, par l’essence de leur conviction, sont attachés à l’action directe sont seulement… mais qui donc ? Les non-violents, précisément ceux qui ne croient pas du tout en la violence ! Ne vous méprenez pas : je ne pense pas du tout que l’action directe soit synonyme de violence. L’action directe peut aboutir à la violence la plus extrême mais elle peut également être aussi pacifique que les eaux paisibles de Shiloa (4). Non, les vrais non-violents peuvent seulement croire en l’action directe, jamais en l’action politique. La base de toute action politique est la coercition ; même lorsque l’Etat fait de bonnes choses, il repose finalement sur les matraques, les fusils, ou les prisons, car son pouvoir peut y avoir recours.

Quelques exemples dans l’histoire américaine

De nos jours, n’importe quel écolier américain a entendu parler de l’action directe de certains non[1]violents, dans le cadre de son programme d’histoire. Le premier exemple qui vient à l’esprit est celui des quakers (5) qui se sont installés au Massachusetts. Les puritains (6) accusèrent les quakers de « troubler les hommes en leur prêchant la paix ». En effet, les quakers refusaient de payer des impôts ecclésiastiques, de porter les armes, de prêter allégeance à tout gouvernement. En agissant ainsi, ils ont pratiqué l’action directe, mais de façon passive. Aussi, les puritains, qui eux étaient des partisans de l’action politique, ont fait voter des lois pour empêcher les quakers d’entrer sur leur territoire, les exiler, leur infliger des amendes, des peines de prison, des mutilations et finalement les pendre. Les quakers ont continué à arriver en Amérique (ce qui était cette fois une forme positive d’action directe) ; et les livres d’histoire nous rappellent que, après la pendaison de quatre quakers, et le de Margaret Brewster (7) attachée à un chariot à travers les rues de Boston, « les puritains renoncèrent à faire taire les nouveaux missionnaires » et que la « ténacité des quakers et leur non-violence finirent par triompher ».

Autre exemple d’action directe, qui appartient aux débuts de l’histoire coloniale : cette fois, il ne s’agit pas d’un conflit pacifique, mais de la révolte de Bacon (8). Tous nos historiens défendent l’action des rebelles dans cette affaire, car ils avaient raison. Et pourtant il s’agissait d’une action directe violente contre une autorité légalement constituée. Pour ceux qui ont oublié les détails de cet événement, laissez[1]moi vous rappeler que les planteurs de Virginie craignaient une attaque générale des Indiens, et avec raison. Etant des partisans de l’action politique, ils demandèrent, ou plutôt leur dirigeant Bacon demanda que le gouverneur lui accorde le droit de recruter des volontaires pour se défendre. Le gouverneur craignait — justement — qu’une compagnie d’hommes armés ne constitue une menace pour lui-même. Il refusa donc d’accorder cette permission à Bacon. A la suite de quoi, les planteurs eurent recours à l’action directe. Ils levèrent des volontaires sans autorisation et combattirent victorieusement contre les Indiens. Le gouverneur décréta que Bacon était un traître mais le peuple était de son côté, si bien que le gouverneur eut peur de le traduire en justice. Finalement, la situation s’envenima tellement que les rebelles mirent le feu à Jamestown. Si Bacon n’était pas mort, bien d’autres événements se seraient produits. Bien sûr, la répression fut terrible, comme cela se passe habituellement lorsqu’une révolte s’effondre d’elle-même ou est écrasée. Cependant, pendant sa brève période de succès, cette révolte corrigea nombre d’abus. Je suis persuadée que, à l’époque, les partisans de l’action politique à tout prix, après que les réactionnaires furent revenus au pouvoir, ont dû s’exclamer : « Regardez tous les maux que provoque l’action directe ! Faites attention, notre colonie a fait un bond d’au moins vingt-cinq ans en arrière » ; ils oubliaient que, si les colons n’avaient pas recouru à l’action directe, les Indiens auraient pris leurs scalps un an plus tôt, au lieu que nombre d’entre eux soient pendus par le gouverneur un an plus tard.

Dans la période d’agitation et d’excitation qui précède une révolution, on assiste à toutes sortes d’actions directes, de la plus pacifique à la plus violente ; je crois que presque tous ceux qui étudient l’histoire des Etats-Unis trouvent que ces actions constituent la partie la plus intéressante de l’histoire, celle qui s’imprègne le plus facilement dans leur mémoire.

Parmi les actions pacifiques, on peut citer notamment les accords de non-importation, les ligues pour porter des vêtements fabriqués dans la colonie et les « comités de correspondance » (10). Comme les hostilités se développaient inévitablement, l’action directe violente prit elle aussi de l’ampleur ; par exemple, on détruisit les timbres fiscaux, ou les cargaisons de thé, on interdit le débarquement des cargaisons de thé, on les plaça dans des locaux humides, on les jeta dans les eaux du port, comme à Boston, ou on obligea un propriétaire d’une cargaison de thé à mettre le feu à son propre bateau, comme à Annapolis. Toutes ces actions sont décrites dans nos manuels d’histoire, et aucun auteur ne les condamne, ni ne présente des excuses, bien qu’il s’agisse à chaque fois d’actions directes contre des autorités légalement constituées et contre le droit de propriété. Si je cite ces exemples et d’autres de même nature, c’est pour souligner deux points à l’intention de ceux qui répètent certains mots comme des perroquets : premièrement, les hommes ont toujours eu recours à l’action directe ; et deuxièmement, ceux qui la condamnent aujourd’hui sont également ceux qui l’approuvent d’un point de vue historique. George Washington dirigeait la Ligue des planteurs de Virginie contre l’importation ; un tribunal lui aurait certainement « enjoint » de ne pas créer une telle organisation et, s’il avait insisté, on lui aurait infligé une amende pour offense à la Cour.

La Guerre de Sécession

Lorsque le grand conflit entre le Nord et le Sud s’intensifia, ce fut encore l’action directe qui précéda et précipita l’action politique. Et je ferai remarquer que l’on n’engage, ni même n’envisage, jamais aucune action politique, tant que les esprits n’ont pas été réveillés par des actes de protestation directe contre les conditions existantes.

L’histoire du mouvement abolitionniste et de la Guerre de Sécession nous offre un énorme paradoxe, même si nous savons bien que l’histoire n’est qu’une chaîne de paradoxes. Sur le plan politique, les États esclavagistes étaient les plus chauds partisans d’une plus grande liberté politique, de l’autonomie de chaque Etat contre toute intervention de la Fédération ; sur le plan politique, les États non esclavagistes voulaient un Etat centralisé et fort, Etat que les Sécessionnistes condamnaient avec raison parce qu’il allait donner naissance à des formes de pouvoir de plus en plus tyranniques. Et c’est ce qui arriva. Depuis la fin de la guerre de Sécession, le pouvoir fédéral s’est de plus en plus mêlé des affaires locales de chaque Etat. Les esclaves salariés, dans leurs luttes actuelles, se retrouvent continuellement en conflit avec ce pouvoir centralisé contre lequel les propriétaires d’esclaves d’antan protestaient (le mot de liberté à la bouche mais la tyrannie au cœur). D’un point de vue éthique, ce sont les États non esclavagistes qui, sur un plan général, prônaient la plus grande liberté pour les hommes, tandis que les sécessionnistes défendaient le principe de l’esclavage. Mais cette position éthique juste était très abstraite : en effet, la majorité des Nordistes, qui n’avaient jamais côtoyé d’esclaves noirs, pensaient que cette forme d’exploitation était probablement une erreur ; mais ils n’étaient pas pressés de la faire disparaître. Seuls les abolitionnistes, qui ne représentaient qu’une petite minorité, avaient une véritable éthique : à leurs yeux seul importait l’abolition de l’esclavage — ils ne se souciaient pas de la sécession ni de l’union entre les États américains. C’était pour eux un problème si essentiel qu’un grand nombre étaient favorables à la dissolution de l’Union ; ils pensaient que le Nord devaient en prendre l’initiative afin que les Nordistes puissent ne plus être accusés de maintenir les Noirs prisonniers de leurs chaînes.

Bien sûr, toutes sortes de gens ayant toutes sortes d’idées voulaient abolir l’esclavage : des quakers comme Whittier (*) (les quakers furent les premiers partisans de l’abolition de l’esclavage, pratiquement dès leur arrivée en Amérique) ; des politiciens modérés qui voulaient racheter tous les esclaves pour résoudre le problème rapidement ; et puis des gens extrêmement violents qui croyaient en la violence et menèrent toutes sortes d’actions radicales.

En ce qui concerne les politiciens, pendant trente ans ils essayèrent de conclure toutes sortes de compromis, de maintenir l’ordre établi, alors que la situation exigeait des actes, ou au moins une parodie d’action. Mais « les étoiles dans leur course combattirent contre Sisera », le système s’effondra de l’intérieur et, sans éprouver le moindre remords, les partisans de l’action directe agrandirent les fissures de l’édifice esclavagiste.

Parmi les différentes expressions de la révolte directe mentionnons l’organisation du « chemin de fer souterrain ». La plupart de ceux qui y participèrent soutenaient les deux formes d’action (directe et politique) ; cependant, même si, d’un point de vue théorique, ils pensaient que la majorité avait le droit d’édicter et d’appliquer des lois, ils n’y croyaient pas totalement. Mon grand-père avait fait partie de ce réseau clandestin et aidé de nombreux esclaves à rejoindre le Canada. C’était un homme très respectueux de la loi, dans la plupart des domaines, même si j’ai souvent pensé qu’il la respectait parce qu’il n’avait pas souvent affaire avec elle ; ayant toujours mené la vie d’un pionnier, la loi était généralement assez loin de lui, mais l’action directe était, par contre, un impératif pour lui. Quoi qu’il en soit, et aussi respectueux de la loi fut-il, il n’éprouvait aucun respect pour les lois esclavagistes, même si elles avaient été votés à une majorité de 500 pour cent. Et il violait consciemment toutes ces lois qui l’empêchaient d’agir.

Parfois, le bon fonctionnement du « chemin de fer souterrain » exigeait l’usage de la violence, et on l’utilisait. Je me souviens qu’une vieille amie me raconta qu’elle et sa mère avaient surveillé leur porte toute la nuit, pendant qu’un esclave recherché se cachait dans leur cave. Toutes deux avaient beau être des descendantes de quakers et sympathiser avec leurs idées, elles avaient un fusil à portée de main, sur la table. Heureusement, elles n’eurent pas besoin de tirer, ce soir-là.

Lorsque la loi sur les esclaves évadés fut votée avec le soutien de certains politiciens du Nord qui voulaient offrir une énième chance aux propriétaires d’esclaves, les partisans de l’action directe décidèrent de libérer les esclaves qui avaient été repris. Ils récupérèrent des esclaves à Shadrac (11) et à Jerry (sous la direction du fameux Gerrit Smith (12) dans ce dernier cas) ; beaucoup d’actions réussirent et certaines échouèrent. Cependant les politiciens continuèrent leurs manœuvres et tentèrent d’adoucir les choses. Les partisans de la paix à tout prix, les plus légalistes, dénoncèrent les abolitionnistes, un peu de la même façon que des gens comme William D. Haywood (13) et Frank Bohn (14) sont dénoncés par leur propre parti aujourd’hui.

John Brown

L’autre jour, j’ai lu dans le quotidien Daily Socialist de Chicago une lettre du secrétaire du Socialist Party de Louisville au secrétaire national. M. Dobbs demandait que l’on remplace Bohn, qui devait venir parler dans sa ville, par un orateur plus sûr et plus sain. Pour expliquer sa démarche, il citait un passage de la conférence de Bohn : « Si les McNamara avaient défendu correctement les intérêts de la classe ouvrière, ils auraient eu raison, de même que John Brown (15) aurait eu raison s’il avait réussi à libérer les esclaves. Pour John Brown, comme pour les McNamara, l’ignorance était leur seul crime. »

Et M. Dobbs de faire le commentaire suivant. « Nous nous élevons fermement contre de tels propos. Cette comparaison entre la révolte ouverte — même si elle était erronée — de John Brown d’un côté, et les méthodes clandestines et meurtrières des McNamara de l’autre, est le fruit d’un raisonnement creux qui conduit à des conclusions logiques très dangereuses. »

M. Dobbs ignore certainement ce que furent la vie et les actions de John Brown. Ce partisan convaincu de la violence aurait traité avec mépris quiconque aurait essayé de le faire passer pour un agneau. Et une fois qu’une personne croit en la violence, c’est à elle de décider quelle est la façon la plus efficace de l’appliquer, en fonction des conditions concrètes et de ses moyens. John Brown n’hésita jamais à utiliser des méthodes conspiratrices. Ceux qui ont lu l’Autobiographie de Frederick Douglas (16) et les Souvenirs de Lucy Colman (17) savent que John Brown avait prévu d’organiser une série de camps fortifiés dans les montagnes de la Virginie-Occidentale, de la Caroline du Nord et du Tennessee, d’envoyer des émissaires secrets parmi les esclaves pour les inciter à venir se réfugier dans ces camps, et ensuite réfléchir aux mesures et aux conditions nécessaires pour fomenter la révolte chez les Noirs. Ce plan échoua surtout parce que les esclaves eux-mêmes ne désiraient pas assez fortement la liberté.

Plus tard, lorsque les politiciens, toujours soucieux de ne rien faire, votèrent la loi Kansas-Nebraska qui laissait les colons décider seuls de la légalité de l’esclavage, les partisans de l’action directe, dans les deux camps, envoyèrent des colons dans ces territoires et ceux-ci s’affrontèrent. Les partisans de l’esclavage arrivèrent les premiers ; ils rédigèrent une constitution qui reconnaissait l’esclavage et une loi punissant de mort toute personne qui aiderait un esclave à s’échapper ; mais les Free Soilers (18), qui arrivèrent un peu plus tard parce qu’ils venaient d’États plus éloignés, rédigèrent une seconde constitution, et refusèrent de reconnaître les lois de leurs adversaires. John Brown se trouvait parmi eux et utilisa la violence, en agissant tantôt ouvertement tantôt clandestinement. C’était un voleur de chevaux et un assassin aux yeux des politiciens décents, favorables à la paix sociale. Et il ne fait pas le moindre doute qu’il vola des chevaux, sans prévenir personne de son intention de les dérober, et qu’il tua des partisans de l’esclavage. Il se battit et réussit à s’en tirer un bon nombre de fois avant qu’il tente de s’emparer du Ferry de Harper (19). S’il n’utilisa pas la dynamite, c’est seulement parce qu’elle n’était pas encore une arme très répandue à l’époque. Il attenta à la vie de beaucoup plus de gens que les deux militants condamnés par M. Dobbs pour leurs méthodes meurtrières. Pourtant les historiens n’ont jamais compris la portée des actions de John Brown. On sait qu’il était un homme violent, qu’il avait du sang sur les mains, qu’il fut condamné et pendu pour haute trahison ; pourtant c’était une âme forte et belle, désintéressée, qui ne pouvait supporter que quatre millions d’hommes soient traités comme des animaux. John Brown pensait que faire la guerre à cette injustice était un devoir sacré qu’il accomplissait sur l’ordre de Dieu — car cet homme très religieux appartenait à l’Eglise presbytérienne.

C’est grâce aux actions de ce genre de précurseurs du changement social, qu’il s’agisse d’actions pacifiques ou guerrières, que la Conscience Humaine, la conscience des masses, s’éveille au besoin du changement. Il serait absurde de prétendre qu’aucun résultat positif n’a jamais été obtenu par l’action politique traditionnelle ; parfois de bonnes choses en résultent. Mais jamais tant que la révolte individuelle, puis la révolte des masses ne l’imposent. L’action directe est toujours l’élément précurseur, déclencheur, à travers lequel la grande masse des indifférents prend conscience que l’oppression est intolérable.

Les luttes actuelles contre l’esclavage salarié

Nous subissons maintenant l’oppression dans ce pays — et pas seulement ici mais dans toutes les parties du monde qui jouissent des bienfaits fort contrastés de la civilisation. Et de même que pour l’ancien esclavage, le nouvel esclavage doit être combattu à la fois par l’action directe et par l’action politique. Une fraction de la population américaine (probablement bien moins importante que le nombre de ceux qui assistent à des meetings de masse) produit la richesse matérielle qui permet à tous de vivre ; exactement de la même façon que quatre millions d’esclaves noirs entretenaient la foule de parasites qui les commandaient. Aujourd’hui ce sont les travailleurs agricoles et les ouvriers d’industrie.

A travers des institutions qu’aucun d’eux n’a créées, mais qu’ils trouvent en place lorsqu’ils viennent au monde, ces travailleurs, la partie la plus indispensable de toute la structure sociale, sans le travail desquels personne ne pourrait ni manger, ni s’habiller, ni se loger, ces travailleurs, disais-je, sont justement ceux qui disposent du moins de nourriture, de vêtements et des pires logements — sans parler des autres avantages que la société est censée leur dispenser, comme l’éducation et l’accès aux plaisirs artistiques.

Ces ouvriers ont, d’une façon ou d’une autre, joint leurs efforts pour que leur condition s’améliore ; en premier lieu par l’action directe, en second lieu par l’action politique. Nous avons des groupes comme le Grange (20), la Farmers’ Alliance (21), les coopératives, les Knights of Labor (22), les syndicats et les Industrial Workers of the World. Tous ont organisé les travailleurs pour alléger le poids que faisaient peser leurs maîtres sur leurs épaules, pour des prix meilleur marché, des conditions de travail un peu meilleures, et une journée de travail un peu plus courte ; ou contre une réduction de salaire, la détérioration des conditions de travail ou l’allongement de la durée du travail. Aucun de ces groupes, à part les IWW, n’a essayé d’envisager une solution radicale de la guerre sociale, solution pourtant inévitable tant que perdureront les conditions sociales et juridiques actuelles. Ces organisations regroupent des gens ordinaires, aux aspirations ordinaires, et elles ont entrepris de faire ce qu’il leur semblait possible et raisonnable de faire. Ces militants ne se sont pas engagés sur un programme politique particulier lorsqu’ils ont créé ces groupes, mais ils se sont associés pour mener une action directe, décidée par eux-mêmes, qu’elle soit positive ou défensive.

Certes, parmi ces organisations, il y avait et il y a des militants qui voyaient au-delà des revendications immédiates ; qui pensaient que le développement continu des forces qui opèrent maintenant devait amener des conditions auxquelles il est impossible que la vie continue de se soumettre et contre lesquelles, par conséquent, elle protestera et protestera violemment ; que la vie n’aura pas d’autre choix que de protester ; que la vie devra protester ou mourir ; et puisqu’il n’est pas dans la nature de la vie de se rendre sans combattre, elle ne mourra pas. Il y a vingt-deux ans, j’ai rencontré des militants de la Farmer’s Alliance qui m’ont dit cela, des Knights of Labor qui m’ont dit cela, des syndicalistes qui m’ont dit cela. Ils voulaient lutter pour des objectifs plus larges que ceux que proposés par leurs organisations ; mais ils devaient aussi accepter leurs camarades de travail comme ils étaient, et essayer de les inciter à lutter pour ce que ceux-ci voyaient. Et ce qu’ils voyaient c’étaient des prix plus bas, des salaires plus élevés, des conditions de travail moins dangereuses ou moins tyranniques, une semaine de travail moins longue. A l’époque où sont nés ces mouvements, les travailleurs agricoles ne pouvaient pas comprendre que leur lutte se rapprochait du combat des ouvriers des usines ou des transports ; et ces derniers ne saisissaient pas non plus quels étaient leurs points communs avec le mouvement des paysans. D’ailleurs, même aujourd’hui, peu d’entre eux le comprennent,. Ils doivent encore apprendre qu’il existe une lutte commune contre ceux qui se sont appropriés les terres, les capitaux et les machines.

Malheureusement les grandes organisations paysannes se sont engagées dans une course stupide au pouvoir politique. Elles ont réussi à prendre le pouvoir dans certains États, mais les tribunaux ont déclaré que les lois qu’elles avaient votées n’étaient pas constitutionnelles, et toutes leurs conquêtes politiques ont été enterrées. A l’origine leur programme était de construire leurs propres hangars, et d’y stocker les produits, de les tenir à l’écart du marché jusqu’à ce qu’ils puissent échapper aux spéculateurs. Ils voulaient aussi organiser des échanges de services et imprimer des billets de crédit pour les produits déposés afin de payer ces échanges. Si ce programme d’aide mutuelle directe avait fonctionné, il aurait montré, dans une certaine mesure, au moins pour un temps, comment l’humanité peut se libérer du parasitisme des banquiers et des intermédiaires. Bien sûr, ce projet aurait fini par être liquidé, à moins que sa vertu exemplaire ne bouleverse tellement l’esprit des hommes qu’il leur donne envie de mettre fin au monopole légal de la terre et des capitaux ; mais au moins ce projet aurait eu un rôle éducatif fondamental. Malheureusement, ce programme se dirigea dans une autre direction et se désintégra surtout à cause de sa futilité.

Les Knights of Labor sont eux aussi devenus pratiquement insignifiants, non pas parce qu’ils n’ont pas eu recours à l’action directe, ni parce qu’ils se sont mêlés de politique, mais parce qu’il s’agissait d’une masse d’ouvriers trop hétérogène pour réussir à combiner leurs efforts de façon efficace.

Pourquoi les patrons ont peur des grèves

Les syndicats ont atteint une taille bien plus imposante que celle des Knights of Labor et leur pouvoir a continué à croître, lentement mais sûrement. Certes cette croissance a connu des fluctuations, des reculs, de grandes organisations ont été créées puis ont disparu. Mais dans l’ensemble, les syndicats constituent un pouvoir en plein développement. Cela est arrivé parce que, malgré leur manque de ressources, ils ont offert, à une certaine section des travailleurs, un moyen pour unir leurs forces, frapper directement leurs maîtres et obtenir ainsi une petite partie de ce qu’ils voulaient — de ce qu’ils devaient essayer d’obtenir étant donné leur situation. La grève est leur arme naturelle, celle qu’ils se sont forgée eux-mêmes. Neuf fois sur dix, les patrons ont peur de la grève, même si, bien sûr, il arrive que certains s’en réjouissent, mais c’est plutôt rare. Les patrons savent qu’ils peuvent gagner contre les grévistes, mais ils ont peur que leur production s’interrompe. La plupart des patrons n’éprouvent aucune crainte d’un vote qui exprimerait « la conscience de classe » des électeurs ; vous pouvez parler du socialisme, ou de n’importe quel autre programme, dans d’innombrables endroits, y compris à la Chambre des députés ; mais le jour où vous commencez à parler de syndicalisme, attendez-vous à perdre votre boulot ou au moins à ce que l’on vous menace et que l’on vous ordonne de vous taire. Pourquoi ? Ce n’est nullement parce que le patron est assez intelligent pour comprendre que l’action politique n’est qu’un miroir aux alouettes où l’ouvrier se laisse prendre, ni parce qu’il pense que le socialisme politique est en train de devenir un mouvement petit[1]bourgeois, pas du tout. Le patron sait que le socialisme est une très mauvaise chose — mais il sait aussi que le socialisme n’est pas pour demain. Par contre, si tous ses ouvriers se syndiquent, il sera immédiatement en péril. Ses ouvriers auront l’esprit rebelle, il devra dépenser de l’argent pour améliorer les conditions de travail dans son usine, il sera obligé de garder des gens qu’il n’aime pas et, en cas de grève, ses machines ou ses locaux seront peut-être endommagés.

On dit souvent, et on le répète parfois jusqu’à la nausée, que les patrons ont une « conscience de classe », qu’ils sont solidement soudés pour défendre leurs intérêts de classe, et qu’ils sont prêts à subir toute sorte de pertes individuelles plutôt que de trahir leurs fameux intérêts communs. Cela n’est absolument pas vrai. La majorité des hommes d’affaire sont exactement comme la plupart des ouvriers : ils se préoccupent beaucoup plus de leur pertes ou de leurs gains personnels que des pertes (ou des victoires) de leur classe. Et quand un syndicat menace un patron, c’est à son portefeuille qu’il s’en prend.

Toute grève est synonyme de violence

Maintenant chacun sait qu’une grève, quelle que soit sa taille, est synonyme de violence. Quelle que soit la préférence morale des grévistes pour des méthodes pacifiques, ils savent que leur action ne sera pas pacifique. Lorsque les employés du télégraphe font grève, ils coupent des câbles et des pylônes, et des jaunes bousillent les instruments de travail parce qu’ils ne savent pas les utiliser. S’il s’agit de sidérurgistes, ils devront s’affronter physiquement aux briseurs de grève, casser des carreaux, saboter des gauges et endommager des rouleaux qui coûtent très cher et détruire des tonnes et des tonnes de matières premières. Si ce sont des mineurs, ils détruiront des pistes et des ponts et feront sauter des installations. S’il s’agit de couturières, un incendie d’origine inconnue éclatera, des pierres voleront à travers une fenêtre apparemment inaccessible ou une brique sera lancée sur la tête d’un patron. S’il s’agit d’une grève des trolleys, les rails seront arrachés ou des barricades seront édifiées avec des voitures incendiées et des, des wagons retournés ou des barrières volées, des automobiles écrasées, brûlées et des moteurs allumés. S’il s’agit de cheminots, des moteurs « mourront », des locomotives démarreront sans conducteur, des chargements dérailleront et des trains seront arrêtés. S’il s’agit d’une grève du bâtiment, on dynamitera des constructions. Et toujours, à chaque fois, tout le temps, des combats éclateront entre d’un côté les briseurs de grève et les jaunes et, de l’autre, les grévistes et leurs sympathisants, entre le Peuple et la Police.

Pour les patrons une grève sera synonyme de lampes torches, de fil de fer barbelé, de routes barrées, de policiers et d’agents provocateurs, de kidnappings violents et d’expulsions, et ils inventeront tous les moyens possibles pour se protéger directement, sans compter l’ultime recours à la police, aux milices, au procureur de l’Etat et aux troupes fédérales. *

Tout le monde sait cela. Tout le monde sourit lorsque les responsables des syndicats protestent en affirmant que leurs organisations sont pacifiques et respectent les lois, parce que tout le monde sait qu’ils mentent. Ils savent que l’on utilise la violence, à la fois ouvertement et clandestinement, et ils savent les grévistes n’ont pas d’autre moyen, s’ils ne veulent pas capituler immédiatement. Et les travailleurs comprennent ceux qui ont recours à la violence parce que des mécréants destructeurs les y poussent, mécréants qui le font par calcul inné. Les gens généralement comprennent que les grévistes agissent ainsi parce qu’ils sont poussés par la dure logique d’une situation qu’ils n’ont pas créée, mais qui les force à mener ces attaques pour renforcer leur lutte pour vivre, sinon ils seront obligés de tomber tout droit dans la misère jusqu’à ce que la mort leur tombe dessus, à l’hospice, dans la rue ou sur le bord d’une rivière. Telle est l’horrible alternative devant laquelle se trouvent les ouvriers ; et c’est ce qui fait d’eux les êtres les plus humains — des hommes qui font un détour pour soigner un chien blessé, ou ramener chez eux un chiot et le nourrir, ou qui font un écart pour ne pas écraser un ver de terre — et ces mêmes personnes ont recours à la violence contre leurs congénères. Ils savent, parce que la réalité leur a appris cette leçon, qu’il s’agit de la seule façon de gagner, si tant est qu’ils puissent gagner quelque chose. Et il m’a toujours semblé que l’une des choses les plus ridicules qu’une personne puisse dire ou faire, lorsqu’un gréviste lui demande de l’aide parce qu’il doit faire face à une situation matérielle délicate, la pire chose qu’elle puisse lui répondre est « Vous n’avez qu’à mieux voter aux prochaines élections ! » alors que celles-ci auront lieu dans six mois, un an voire deux ans.

Malheureusement les gens qui savent le mieux comment la violence est utilisée dans les conflits syndicaux ne s’avancent pas pour dire : « Tel jour, à tel endroit, telle action spécifique a été entreprise, et telles et telles concessions ont été accordées ou tel patron a capitulé. » Agir ainsi mettrait en danger leur liberté et leur pouvoir de continuer le combat. C’est pourquoi ceux qui sont les mieux informés doivent se taire tandis que les ignorants parlent d’abondance. Seuls les faits et non les discours peuvent éclaircir leur position.

Les arguments des adversaires de l’action directe

Et ces temps-ci ce n’est pas le baratin qui manque. Des orateurs et des journalistes, convaincus que je crois en l’action politique et que je pense que seule l’action politique peut permettre aux ouvriers de remporter la bataille, ces gens donc ont dénoncé ce qu’ils appellent l’action directe (ils veulent dire en fait les conspirations violentes) parce qu’elles causeraient des dommages incalculables. Un certain Oscar Ameringer, par exemple, a récemment déclaré à Chicago que la bombe de 1886 avait fait reculer le mouvement pour la journée de huit heures d’un quart de siècle. D’après lui ce mouvement aurait été victorieux si la bombe n’avait pas été lancée. A mon avis ce monsieur commet une grave erreur.

Personne ne peut mesurer l’effet positif ou négatif d’une action, en termes de mois ou d’années. Personne ne peut démontrer que la journée de huit heures aurait pu devenir obligatoire 25 ans auparavant. Nous savons que les législateurs de l’Illinois ont voté une loi pour la journée de 8 heures en 1871 et que ce texte est resté lettre morte. Que l’action directe des ouvriers aurait pu imposer cette loi, personne ne peut le démontrer. Mais on peut affirmer que des facteurs beaucoup plus puissants que la bombe de Haymarket ont joué un rôle.

D’un autre côté, si l’influence négative de la bombe a été si puissante, alors nous devrions nous attendre à ce que les conditions de travail et l’exercice des activités syndicales soient bien plus difficiles à Chicago que dans les villes où rien d’aussi grave ne s’est produit. Eh bien, c’est le contraire. Même les conditions des travailleurs sont déplorables, elles bien moins mauvaises à Chicago que dans d’autres grandes villes, et le pouvoir des syndicats y est plus développé que dans n’importe quelle autre ville, excepté San Francisco. Donc si l’on veut absolument tirer des conclusions à propos de la bombe de Haymarket, on doit tenir compte de ces faits. En ce qui me concerne, je ne pense pas que cet événement ait joué un rôle important dans l’évolution du mouvement ouvrier.

Et il en sera de même avec la campagne actuelle contre la violence. Rien n’a fondamentalement changé. Deux hommes ont été emprisonnés pour ce qu’ils ont fait (il y a vingt-quatre ans leurs semblables ont été pendus pour ce qu’ils n’avaient pas fait) et quelques autres seront peut-être incarcérés. Mais les forces de la vie continueront à se révolter contre leurs chaînes économiques. Cette révolte ne faiblira pas, peu importe le parti qui remportera ou perdra les élections, jusqu’à ce qu’ils brisent ces chaînes.

Comment pourrons-nous briser nos chaînes ?

Les politiciens nous racontent que seule l’action électorale du parti de la classe ouvrière pourra atteindre un tel résultat ; qu’une fois élus ils entreront en possession des sources de la vie et des machines ; que ceux qui aujourd’hui possèdent les forêts, les mines, les terres, les canaux, les usines, les entreprises et qui commandent aussi au pouvoir militaire à leur botte, eh bien que ces gens-là abdiqueront demain leur pouvoir sur le peuple lorsqu’ils auront perdu les élections.

Et en attendant ce jour béni ?

En attendant soyez pacifiques, travaillez bien, obéissez aux lois, faites preuve de patience et menez une existence frugale (comme Madero le conseilla aux paysans mexicains après les avoir vendus à Wall Street). Si certains d’entre vous sont dans une misère noire, ne vous révoltez pas contre votre situation, cela risquerait de « faire reculer le parti ».

Action politique et action directe

J’ai déjà dit que parfois l’action politique obtient quelques résultats positifs — et d’ailleurs pas toujours sous la pression des partis ouvriers. Mais je suis convaincue que les résultats positifs sont contredits par les résultats négatifs ; de même que je suis convaincue que, si l’action directe a parfois des conséquences négatives, celles-ci sont largement compensées par les conséquences positives de l’action directe.

Presque toutes les lois qui ont été originellement conçues pour le bénéfice des ouvriers sont devenues une arme entre les mains de leurs ennemis, ou bien sont restées lettre morte, à moins que le prolétariat, à travers ces organisations, n’ait imposé directement leur application. En fin de compte, c’est toujours l’action directe qui a le rôle moteur. Prenons par exemple la loi antitrusts censée bénéficier au peuple en général et à la classe ouvrière en particulier. Il y environ deux semaines, 250 dirigeants syndicaux ont été cités en justice. La société Illinois Central les accusait en effet d’avoir formé un trust en déclenchant une grève.

Mais la foi aveugle en l’action indirecte, en l’action politique, a des conséquences bien plus graves que celles que je viens de citer. Elle détruit tout sens de l’initiative, elle écrase l’esprit de révolte individuelle, elle apprend aux gens à se reposer sur quelqu’un d’autre afin qu’il fasse pour eux ce qu’ils devraient faire pour eux-mêmes ; et enfin elle fait passer pour naturelle l’idée absurde selon laquelle il faudrait encourager la passivité des masses jusqu’au jour où le parti ouvrier gagnera les élections ; alors, par la seule magie d’un vote majoritaire, cette passivité se transformera tout à coup en énergie. En d’autres termes, on veut nous faire croire que des gens qui ont perdu l’habitude de lutter pour eux-mêmes en tant qu’individus, qui ont accepté toutes les injustices en attendant que leur parti acquière la majorité ; eh bien que ces gens-là vont tout à coup se métamorphoser en de véritables bombes humaines, rien qu’en entassant leurs bulletins dans les urnes !

Les sources de la vie, toutes les richesses naturelles de la terre, tous les outils nécessaires pour une production coopérative doivent devenir accessibles à tous. Le syndicalisme doit élargir et approfondir ses objectifs, sinon il disparaîtra ; et la logique de la situation forcera graduellement les syndicalistes à en prendre conscience. Le problème des ouvriers ne peut être résolu seulement en tabassant des jaunes, tant que des cotisations élevées et d’autres restrictions limitent les adhésions au syndicat et poussent les gens à devenir des jaunes. Les syndicats ne se développeront pas en combattant pour des salaires plus élevés mais en luttant pour une semaine de travail plus courte, ce qui permettra d’augmenter le nombre des membres, d’accepter tous ceux qui veulent adhérer au syndicat. Si les syndicats veulent gagner des batailles, tous les ouvriers doivent s’allier et agir ensemble, agir rapidement (sans en avertir les patrons à l’avance) et profiter de leur liberté d’agir ainsi à chaque fois. Et lorsque les syndicats regrouperont tous les ouvriers, aucune conquête ne sera permanente, à moins qu’ils se mettent en grève pour tout obtenir — ni une augmentation de salaire, ni une amélioration secondaire, mais toutes les richesses naturelles de la nature. Et qu’ils procèdent à l’expropriation directe et totale !

Le pouvoir des ouvriers ne réside pas dans la force de leur vote, mais dans leur capacité de paralyser la production. C’est une grande erreur de supposer que les salariés constituent la majorité des électeurs. Les salariés sont à un endroit aujourd’hui, à un autre demain, et cela empêche un grand nombre d’entre eux de voter ; un grand pourcentage des salariés dans ce pays sont des étrangers qui n’ont pas le droit de voter. La preuve la plus évidente que les dirigeants socialistes le savent parfaitement est qu’ils affadissent leur propagande sur tous les points pour gagner le soutien de la classe capitaliste, du moins des petits entrepreneurs. Leur presse affirme que des spéculateurs de Wall Street leur ont assuré qu’ils sont prêts à acheter des actions de Los Angeles à un administrateur socialiste aussi bien qu’à un administrateur capitaliste. Leurs journaux prétendent que l’administration actuelle de Milwaukee a été favorable aux petits investisseurs ; leurs articles assurent leurs lecteurs de cette ville qu’ils n’ont pas besoin d’aller acheter dans les grands magasins — ils peuvent se rendre chez Machin sur Milwaukee Avenue, qui les servira aussi bien qu’une succursale du grand capital. En clair, ils essaient désespérément de gagner le soutien et de prolonger la vie de cette petite-bourgeoisie que l’économie socialiste fera disparaître, parce que nos socialistes savent qu’ils ne pourront pas obtenir une majorité sans les voix de cette classe sociale.

Au mieux, un parti ouvrier pourrait, en admettant que ses députés restent honnêtes, former un solide groupe parlementaire qui conclurait des alliances ponctuelles avec tel ou tel autre groupe afin d’obtenir quelques réformes politiques ou économiques.

Mais lorsque la classe ouvrière sera regroupée dans une seule grande organisation syndicale, elle pourra montrer à la classe possédante, en cessant brusquement le travail dans toutes les entreprises, que toute la structure sociale repose sur les ouvriers ; que les biens des patrons n’ont aucune valeur sans l’activité des travailleurs ; que des protestations comme les grèves sont inhérentes à ce système fondé sur la propriété privée et qu’elles se reproduiront tant que ce système ne sera pas aboli. Et, après l’avoir montré dans les faits, les ouvriers exproprieront tous les possédants.

« Mais le pouvoir militaire, objectera le partisan de l’action politique, nous devons d’abord obtenir le pouvoir politique, sinon l’armée sera utilisée contre nous ! »

Contre une véritable grève générale, l’armée ne peut rien. Oh, bien sûr, si vous avez un socialiste dans le genre de Briand au pouvoir, il sera prêt à déclarer que les ouvriers sont des fonctionnaires et à essayer de les faire travailler contre leurs propres intérêts. Mais contre le solide mur d’une masse d’ouvriers immobiles, même un Briand se cassera les dents.

En attendant, tant que la classe ouvrière internationale ne se réveillera pas, la guerre sociale se poursuivra, malgré toutes les déclarations hystériques de tous ces gens bien intentionnés qui ne comprennent pas que la vie et ses nécessités puissent s’exprimer ; malgré tous les que ces dirigeants timides ont fait ; malgré toutes les revanches qu’ont pu prendre les réactionnaires ; malgré tout l’argent que les politiciens retirent d’une telle situation. Cette guerre sociale se poursuivra parce que la Vie crie son besoin de vivre et que la Propriété lui dénie le droit de vivre, et que la Vie ne se soumet pas.

Et qu’elle ne se soumettra pas.

Cela durera tant que l’humanité ne se libérera pas elle-même pour chanter l’Hymne à l’Homme de Swinburne

« Gloire à l’Homme dans ses plus beaux exploits

Car l’Homme est le maître de toutes choses. »

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