LE PRÉJUGÉ GOUVERNEMENTAL
Le préjugé gouvernemental
La forme sous laquelle les
premiers hommes ont conçu l'ordre dans la société est la forme patriarcale ou
hiérarchique, c'est-à-dire, en principe, l'autorité, en action, le
gouvernement. La justice, qui plus tard a été distinguée en distributive et
commutative, ne leur est apparue d'abord que sous la première face : un
supérieur rendant à des inférieurs ce qui leur revient à chacun.
L'idée gouvernementale naquit
donc des mœurs de famille et de l'expérience domestique : aucune protestation
ne se produisit alors, le gouvernement paraissant aussi naturel à la société
que la subordination entre le père et ses enfants. C'est pourquoi M. de Bonald
a pu dire, avec raison, que la famille est l'embryon de l'État, dont elle
reproduit les catégories essentielles : le roi dans le père, le ministre dans
la mère, le sujet dans l'enfant. C'est pour cela aussi que les socialistes
fraternitaires, qui prennent la famille pour élément de la société, arrivent
tous à la dictature, forme la plus exagérée du gouvernement. L'administration
de M. Cabet, dans ses États de Nauvoo, en est un bel exemple. Combien de temps
encore nous faudra-t-il pour comprendre cette filiation d'idées ? La conception
primitive de l'ordre par le gouvernement appartient à tous les peuples : et si,
dès l'origine, les efforts qui ont été faits pour organiser, limiter, modifier
l'action du pouvoir, l'approprier aux besoins généraux et aux circonstances, démontrent
que la négociation était impliquée dans l'affirmation, il est certain qu'aucune
hypothèse rivale n'a été émise ; l'esprit est partout resté le même. A mesure
que les nations sont sorties de l'état sauvage et barbare, on les a vues
immédiatement s'engager dans la voie gouvernementale, parcourir un cercle
d'institutions toujours les mêmes, et que tous les historiens et publicistes
rangent sous ces catégories, succédanées l'une à l'autre, monarchie,
aristocratie, démocratie.
Mais voici qui est plus grave.
Le préjugé gouvernemental
pénétrant au plus profond des consciences, frappant la raison de son moule,
toute conception autre a été pendant longtemps rendue impossible, et les plus
hardis parmi les penseurs en sont venus à dire que le gouvernement était un fléau
sans doute, un châtiment pour l'humanité, mais que c'était un mal nécessaire.
Voilà pourquoi, jusqu'à nos
jours, les révolutions les plus émancipatrices, et toutes les effervescences de
la liberté, ont abouti constamment à un acte de foi et de soumission au
pouvoir; pourquoi toutes les révolutions n'ont servi qu'à reconstituer la
tyrannie : je n'en excepte pas plus la Constitution de 93 que celle de 1848,
les deux expressions les plus avancées, cependant, de la démocratie française.
Ce qui a entretenu cette
prédisposition mentale et rendu la fascination pendant si longtemps invincible,
c'est que, par suite de l'analogie supposée entre la société et la famille, le
gouvernement s'est toujours présenté aux esprits comme l'organe naturel de la
justice, le protecteur du faible, le conservateur de la paix. Par cette attribution
de providence et de haute garantie, le gouvernement s'enracinait dans les cœurs
autant que dans les intelligences. Il faisait partie de l'âme universelle ; il
était la foi, la superstition intime, invincible des citoyens. Qu'il lui
arrivât de faiblir, on disait de lui, comme de la religion et de la propriété :
ce n'est pas l'institution qui est mauvaise, c'est l'abus. Ce n'est pas le roi
qui est méchant, ce sont ses ministres. «
Ah ! Si le roi savait ! »
Ainsi, à la donnée
hiérarchique et absolutiste d'une autorité gouvernante, s'ajoutait un idéal
parlant à l'âme et conspirant incessamment contre l'instinct d'égalité et
d'indépendance : tandis que le peuple, à chaque Révolution, croyait réformer,
suivant les inspirations de son cœur, les vices de son gouvernement, il était
trahi par ses idées mêmes ; en croyant mettre le pouvoir dans ses intérêts, il
l'avait toujours, en réalité, contre soi ; au lieu d'un protecteur, il se
donnait un tyran.
L'expérience montre, en effet,
que partout et toujours le gouvernement, quelque populaire qu'il ait été à son
origine, s'est rangé du côté de la classe la plus éclairée et la plus riche
contre la plus pauvre et la plus nombreuse ; qu'après s'être montré quelque
temps libéral, il est devenu peu à peu exceptionnel, exclusif ; enfin, qu'au
lieu de soutenir la liberté et l'égalité entre tous, il a travaillé obstinément
à les détruire, en vertu de son inclination naturelle au privilège.
(...) La négation
gouvernementale, qui est au fond de l'utopie de Morelly ; qui jeta une lueur,
aussitôt étouffée, à travers les manifestations sinistres des enragés et des
hébertistes ; qui serait sortie des doctrines de Babeuf, si Babeuf avait su
raisonner et détruire son propre principe : cette grande et décisive négation
traversa, incomprise, tout le XVIIIe siècle.
Mais une idée ne peut périr :
elle renaît toujours de sa contradictoire. (...) De cette plénitude de
l'évolution politique surgira, à la fin, l'hypothèse opposée; le gouvernement,
s'usant tout seul, enfantera, comme son postulé historique, le Socialisme.
Ce fut Saint-Simon qui, le
premier, dans un langage timide, et avec une conscience obscure encore,
ressaisit la filière :
« L'espèce humaine,
écrivait-il dès l'année 1818, a été appelée à vivre d'abord sous le régime
gouvernemental et féodal ;
« Elle a été destinée à passer
du régime gouvernemental ou militaire sous le régime administratif ou
industriel, après avoir fait suffisamment de progrès dans les sciences positives
et dans l'industrie ;
« Enfin, elle a été soumise
par son organisation à essuyer une crise longue et violente, lors de son
passage du système militaire au système pacifique.
« L'époque actuelle est une
époque de transition :
« La crise de transition a été
commencée par la prédication de Luther : depuis cette époque, la direction des
esprits a été essentiellement critique et révolutionnaire. » (...) Tout
Saint-Simon est dans ces quelques lignes, écrites du style des prophètes, mais
d'une digestion trop rude pour l'époque où elles furent écrites, d'un sens trop
condensé pour les jeunes esprits qui s'attachèrent les premiers au noble
novateur. (...) Qu'a voulu dire Saint-Simon ?
Du moment où, d'une part, la
philosophie succède à la foi et rem[1]place
l'ancienne notion du gouvernement par celle de contrat; où, d'un autre côté, à
la suite d'une Révolution qui abolit le régime féodal, la société demande à
développer, harmoniser ses puissances économiques : de ce moment-là il devient
inévitable que le gouvernement, nié en théorie, se détruise progressivement
dans l'application. Et quand Saint-Simon, pour désigner ce nouvel ordre de
choses, se conformant au vieux style, emploie le mot de gouvernement accolé à
l'épithète d'administratif ou industriel, il est évident que ce mot acquiert
sous sa plume une signification métaphorique ou plutôt analogique, qui ne
pouvait faire illusion qu'aux profanes. Comment se tromper sur la pensée de
Saint-Simon en lisant le passage, plus explicite encore, que je vais citer :
« Si l'on observe la marche
que suit l'éducation des individus, on remarque, dans les écoles primaires,
l'action de gouverner comme étant la plus forte ; et dans les écoles d'un rang
plus élevé, on voit l'action de gouverner les enfants diminuer toujours
d'intensité, tandis que l'enseignement joue un rôle de plus en plus important.
Il en a été de même pour l'éducation de la société. L'action militaire,
c'est-à-dire féodale (gouvernementale), a dû être la plus forte à son origine ;
elle a toujours dû acquérir de l'importance ; et le pouvoir administratif doit
nécessairement finir par dominer le pouvoir militaire. »
À ces extraits de Saint-Simon
il faudrait joindre sa fameuse Parabole, qui tomba, en 1819, comme une hache
sur le monde officiel, et pour laquelle l'auteur fut traduit en cour d'assises
le 20 février 1820 et acquitté. L'étendue de ce morceau, d'ailleurs trop connu,
ne nous permet pas de le rapporter.
La négation de Saint-Simon,
comme l'on voit, n'est pas déduite de l'idée de contrat, que Rousseau et ses
sectateurs avaient depuis quatre-vingts ans corrompue et déshonorée ; elle
découle d'une autre intuition, tout expérimentale et, a posteriori, telle
qu'elle pouvait convenir à un observateur des faits. Ce que la théorie du
contrat, inspiration de la logique providentielle, aurait dès le temps de Jurieu
fait entrevoir dans l'avenir de la société, à savoir la fin des gouvernements,
Saint-Simon, paraissant au plus fort de la mêlée parlementaire, le constate,
lui, d'après la loi des évolutions de l'humanité. Ainsi, la théorie du droit et
la philosophie de l'histoire, comme deux jalons plantés l'un au-devant de
l'autre, conduisaient l'esprit vers une Révolution inconnue : un pas de plus, nous
touchons à l'événement.
(...) Le XVIIIe siècle, je
crois l'avoir surabondamment établi, s'il n'avait été dérouté par le
républicanisme classique, rétrospectif et déclamatoire de Rousseau, serait
arrivé, par le développement de l'idée de contrat, c'est-à-dire par la voie
juridique, à la négation du gouvernement.
Cette négation, Saint-Simon
l'a déduite de l'observation historique et de l'éducation de l'humanité.
Je l'ai conclue à mon tour,
s'il m'est permis de me citer en ce moment où je représente seul la donnée
révolutionnaire, de l'analyse des fonctions économiques et de la théorie du
crédit et de l'échange. Je n'ai pas besoin, je le pense, pour établir cette
tierce aperception, de rappeler les divers ouvrages et articles où elle se
trouve consignée : ils ont, depuis trois ans, obtenu assez d'éclat.
Ainsi l'Idée, semence
incorruptible, passe à travers les âges, illuminant de temps à autre l'homme
dont la volonté est bonne, jusqu'au jour où une intelligence que rien n'intimide,
la recueille, la couve, puis la lance comme un météore sur les masses
électrisées.
L'idée de contrat, sortie de
la Réforme en opposition à celle de gouvernement, a traversé le XVIIe et le XVIIIe
siècle, sans qu'aucun publiciste ne la relevât, sans qu'un seul révolutionnaire
l'aperçût. Tout ce qu'il y eut de plus illustre dans l'Église, la philosophie,
la politique, s'en[1]tendit
au contraire pour la combattre. Rousseau, Sieyès, Robespierre, Guizot toute
cette école de parlementaires, ont été les porte-drapeaux de la réaction. Un
homme, bien tard averti par la dégradation du principe directeur, remet en
lumière l'idée jeune et féconde : malheureusement le côté réaliste de sa
doctrine trompe ses propres disciples ; ils ne voient pas que le producteur est
la négation du gouvernant, que l'organisation est incompatible avec l'autorité;
et pendant trente ans encore on perd de vue la formule.
(...) L'idée anarchique est à
peine implantée dans le sol populaire, qu'il se trouve aussitôt de soi-disant
conservateurs pour l'arroser de leurs calomnies, l'engraisser de leurs violences,
la chauffer sous les vitraux de leur haine, lui prêter l'appui de leurs
stupides réactions. Elle a levé aujourd'hui, grâce à eux, l'idée
antigouvernementale, l'idée du travail, l'idée du contrat ; elle croit, elle
monte, elle saisit de ses vrilles les sociétés ouvrières; et bientôt, comme la
petite graine de l'Évangile, elle formera un arbre immense, qui de ses rameaux
couvrira toute la terre.
La souveraineté de la raison
ayant été substituée à celle de la révélation ;
La notion de contrat succédant
à celle de gouvernement ;
L'évolution historique
conduisant fatalement l'humanité à une pratique nouvelle ;
La critique économique constatant
déjà que sous ce nouveau régime l'institution politique doit se perdre dans
l'organisme industriel :
Concluons sans crainte que la
formule révolutionnaire ne peut plus être ni législation directe, ni
gouvernement direct, ni gouvernement simplifié, elle est : plus de
gouvernement. Ni monarchie, ni aristocratie, ni même démocratie, en tant que ce
troisième terme n’impliquerait un gouvernement quelconque, agissant au nom du
peuple, et se disant peuple. Point d'autorité, point de gouvernement, même
populaire : la Révolution est là.
DU
POUVOIR ABSOLU À L'ANARCHIE
(...) Toute l'idée s'établit
ou se réfute en une suite de termes qui en sont comme l'organisme, et dont le
dernier démontre irrévocable[1]ment
sa vérité ou son erreur. Si l'évolution, au lieu de se faire simplement dans
l'esprit, par les théories, s'effectue en même temps dans les institutions et
les actes, elle constitue l'histoire. C'est le cas qui se présente pour le
principe d'autorité ou de gouvernement.
Le premier terme sous lequel
se manifeste ce principe est le pouvoir absolu. C'est la formule la plus pure,
la plus rationnelle, la plus énergique, la plus franche et, à tout prendre, la
moins immorale et la moins pénible, de gouvernement.
Mais l'absolutisme, dans son
expression naïve, est odieux à la raison et à la liberté ; la conscience des peuples
s'est de tout temps soulevée contre lui ; à la suite de la conscience, la
révolte a fait entendre sa protestation. Le principe a donc été forcé de
reculer : il a reculé pas à pas, par une suite de concessions, toutes plus
insuffisantes les unes que les autres, et dont la dernière, la démocratie pure
ou le gouvernement direct, aboutit à l'impossible et à l'absurde. Le premier
terme de la série étant donc l'absolutisme, le terme final, fatidique, est
l'anarchie, entendue dans tous les sens.
Nous allons passer en revue,
les uns après les autres, les principaux termes de cette grande évolution.
L'humanité demande à ses
maîtres : « Pourquoi prétendez-vous régner sur moi et me gouverner ? » Ils
répondent : « Parce que la société ne peut se passer d'ordre ; parce qu'il faut
dans une société des hommes qui obéissent et qui travaillent, pendant que les
autres commandent et dirigent; parce que les facultés individuelles étant inégales,
les intérêts opposés, les passions antagonistes, le bien particulier de chacun
opposé au bien de tous, il faut une autorité qui assigne la limite des droits
et des devoirs, un arbitre qui tranche les conflits, une force publique qui
fasse exécuter les jugements du souverain. Or, le pouvoir, l'État, est
précisément cette autorité discrétionnaire, cet arbitre qui rend à chacun ce
qui lui appartient, cette force qui assure et fait respecter la paix. Le
gouvernement, en deux mots, est le principe et la garantie de l'ordre social :
c'est ce que déclarent à la fois le sens commun et la nature. »
À toutes les époques, dans la
bouche de tous les pouvoirs vous la re[1]trouvez
identique, invariable, dans les livres des économistes malthusiens, dans les
journaux de la réaction et dans les professions de foi des républicains. Il n'y
a de différence, entre eux tous, que par la mesure des concessions qu'ils
prétendent faire à la liberté sur le principe : concessions illusoires, qui
ajoutent aux formes de gouvernement dites tempérées, constitutionnelles,
démocratiques, etc., un assaisonnement d'hypocrisie dont la saveur ne les rend
que plus méprisables.
Ainsi le gouvernement, dans la
simplicité de sa nature, se présente comme la condition absolue, nécessaire,
sine qua non, de l'ordre. C'est pour cela qu'il aspire toujours, et sous tous
les masques, à l'absolutisme : en effet, d'après le principe, plus le
gouvernement est fort, plus l'ordre approche de la perfection. Ces deux
notions, le gouvernement et l'ordre, seraient donc l'une à l'autre dans le
rapport de la cause à l'effet : la cause serait le gouvernement, l'effet serait
l'ordre. C'est bien aussi comme cela que les sociétés primitives ont raisonné.
(...) Mais ce raisonnement
n'en est pas moins faux, et la conclusion de plein droit inadmissible, attendu
que, d'après la classification logique des idées, le rapport de gouvernement à
ordre n'est point du tout, comme le prétendent les chefs d'État, celui de cause
à effet, c'est celui du particulier au général. L'ordre, voilà le genre ; le
gouvernement, voilà l'espèce. En d'autres termes, il y a plusieurs manières de
concevoir l'ordre : qui nous prouve que l'ordre dans la société soit celui
qu'il plaît à ses maîtres de lui assigner ?
On allègue, d'un côté,
l'inégalité naturelle des facultés, d'où l'on induit celle des conditions ; de
l'autre, l'impossibilité de ramener à l'unité la divergence des intérêts et
d'accorder les sentiments.
Mais, dans cet antagonisme, on
ne saurait voir tout au plus qu'une question à résoudre, non un prétexte à la
tyrannie. L'inégalité des facultés ? La divergence des intérêts ? Eh ! Souverains
à couronne, à faisceaux et à écharpes. Voilà précisément ce que nous appelons
le problème social : et vous croyez en venir à bout par le bâton et la
baïonnette ? Saint-Simon avait bien raison de faire synonymes ces deux mots,
gouvernemental et militaire. Le gouvernement faisant l'ordre dans la société,
c'est Alexandre coupant avec son sabre le nœud gordien.
Qui donc, pasteurs des
peuples, vous autorise à penser que le problème de la contradiction des
intérêts et de l'inégalité des facultés ne peut être résolu ? Que la
distinction des classes en découle nécessairement ? Et que, pour maintenir
cette distinction, naturelle et providentielle, la force est nécessaire,
légitime ? J'affirme, au contraire, et tous ceux que le monde appelle
utopistes, parce qu'ils repoussent votre tyrannie, affirment avec moi que cette
solution peut être trouvée. Quelques-uns ont cru la découvrir dans la
communauté, d'autres dans l'association, d'autres encore dans la série
industrielle. Je dis pour ma part qu'elle est dans l'organisation des forces
économiques, sous la loi suprême du contrat. Qui vous dit qu'aucune de ces hypothèses
n'est vraie ?
À votre théorie
gouvernementale, qui n'a pour cause que votre ignorance, pour principe qu'un
sophisme, pour moyen que la force, pour but que l'exploitation de l'humanité,
le progrès du travail, des idées, vous oppose par ma bouche cette théorie
libérale : trouver une forme de transaction qui, ramenant à l'unité la
divergence des intérêts, identifiant le bien particulier et le bien général,
effaçant l'inégalité de nature par celle de l'éducation, résolve toutes les
contradictions politiques et économiques : où chaque individu soit également et
synonymiquement producteur et consommateur, citoyen et prince, administrateur
et administré; où sa liberté augmente toujours, sans qu'il ait besoin d'en
aliéner jamais rien ; où son bien-être s'accroisse indéfiniment, sans qu'il
puisse éprouver, du fait de la société ou de ses concitoyens, aucun préjudice,
ni dans sa propriété, ni dans son travail, ni dans son revenu, ni dans ses
rapports d'intérêts, d'opinion ou d'affection avec ses semblables.
Quoi ! Ces conditions vous
semblent impossibles à réaliser ? Le contrat social, quand vous considérez l'effrayante
multitude des rap[1]ports
qu'il doit régler, vous paraît ce que l'on peut imaginer de plus inextricable,
quelque chose comme la quadrature du cercle et le mouvement perpétuel. C'est
pour cela que, de guerre lasse, vous vous rejetez dans l'absolutisme, dans la
force.
Considérez cependant que si le
contrat social peut être résolu entre deux producteurs - et qui doute que,
réduit à ces termes simples, il ne puisse recevoir de solution ? -, il peut
être résolu également entre des millions, puisqu'il s'agit toujours du même
engagement, et que le nombre des signatures, en le rendant de plus en plus efficace,
n'y ajoute pas un article. Votre raison d'impuissance ne subsiste donc pas :
elle est ridicule et vous rend inexcusables.
En tout cas, hommes de pouvoir,
voici ce que vous dit le producteur, le prolétaire, l'esclave, celui que vous
aspirez à faire travailler pour vous : Je ne demande le bien ni la brasse de
personne, et ne suis pas disposé à souffrir que le fruit de mon labeur devienne
la proie d'un autre. Je veux aussi l'ordre, autant et plus que ceux qui le
troublent par leur prétendu gouvernement; mais je le veux comme un effet de ma
volonté, une condition de mon travail et une foi de ma raison. Je ne le subirai
jamais venant d'une volonté étrangère et m'imposant pour conditions préalables
la servitude et le sacrifice.
DES
LOIS
Sous l'impatience des peuples
et l'imminence de la révolte, le gouvernement a dû céder; il a promis des
institutions et des lois ; il a déclaré que son plus fervent désir était que
chacun pût jouir du fruit de son travail à l'ombre de sa vigne et de son figuier.
C'était une nécessité de sa position. Dès lors, en effet, qu'il se présentait
comme juge du droit, arbitre souverain des destinées, il ne pouvait prétendre
mener les hommes suivant son bon plaisir. Roi, président, directoire, comité,
assemblée populaire, n'importe, il faut au pouvoir des règles de conduite :
sans cela, comment parviendra-t-il à établir parmi ses sujets une discipline ?
Comment les citoyens se conformeront-ils à l'ordre, si l'ordre ne leur est pas
notifié; si, à peine notifié, il est révoqué, s'il change d'un jour à l'autre,
et d'heure à heure ?
Donc le gouvernement devra
faire des lois, c'est-à-dire s'imposer à lui-même des limites : car tout ce qui
est règle pour le citoyen devient limite pour le prince. Il fera autant de lois
qu'il rencontrera d'intérêts : et puisque les intérêts sont innombrables, que
les rapports naissant les uns des autres se multiplient à l'infini, que
l'antagonisme est sans fin, la législation devra fonctionner sans relâche. Les
lois, les décrets, les édits, les ordonnances, les arrêtés tomberont comme
grêle sur le pauvre peuple. Au bout de quelque temps, le sol politique sera
couvert d'une couche de papier, que les géologues n'auront plus qu'à
enregistrer, sous le nom de formation « papysacée », dans les révolutions du
globe. La Convention, en trois ans, un mois et quatre jours, rendit onze mille
six cents lois et décrets ; la Constituante et la Législative n'avaient guère
moins produit; l'Empire et les gouvernements postérieurs ont travaillé de même.
Actuellement, le Bulletin des Lois en contient, dit-on, plus de cinquante mille;
si nos représentants faisaient leur devoir, ce chiffre énorme serait bientôt
doublé. Croyez-vous que le peuple, et le Gouvernement lui-même, conserve sa
raison dans ce dédale ?
Certes, nous voici loin déjà
de l'institution primitive. Le gouvernement remplit, dit-on, dans la société,
le rôle de père : or, quel père ne s’avisa jamais de faire un pacte avec sa
famille ? D’octroyer une charte à ses enfants ? De faire une balance des
pouvoirs entre lui et leur mère ? Le chef de famille est inspiré, dans son
gouvernement, par son cœur; il ne prend pas le bien de ses enfants, il les
nourrit de son propre travail : guidé par son amour, il ne prend conseil que de
l'intérêt des siens et des circonstances ; sa loi, c'est sa volonté, et tous,
la mère et les enfants, y ont confiance. Le petit État serait perdue, si l'action
paternelle rencontrait la moindre opposition, si elle était limitée dans ses
prérogatives et déterminée à l'avance dans ses effets. Eh quoi ! Serait-il vrai
que le gouvernement n'est pas un père pour le peuple, puisqu'il se soumet à des
règlements, qu'il transige avec ses sujets et se fait le premier esclave d'une
raison qui, divine ou populaire, n'est pas la sienne ?
S'il en était ainsi, je ne
vois pas pourquoi je me soumettrais moi-même à la loi. Qui est-ce qui m'en
garantit la justice, la sincérité ? D'où me vient-elle ? Qui l'a faite ?
Rousseau enseigne en propres termes que, dans un gouvernement véritablement
démocratique et libre, le citoyen, en obéissant à la loi, n'obéit qu'à sa
propre volonté. Or, la loi a été faite sans ma participation, malgré mon
dissentiment absolu, malgré le préjudice qu'elle me fait souffrir. L'État ne
traite point avec moi; il n'échange rien, il me rançonne. Où donc est le lien,
lien de conscience, lien de raison, lien de passion ou d'intérêt, qui m'oblige
?
Mais que dis-je ? Des lois à
qui pense par soi-même et ne doit ré[1]pondre
que de ses propres actes, des lois à qui veut être libre et se sent fait pour
le devenir ? Je suis prêt à traiter, mais je ne veux pas de lois; je n'en
reconnais aucune; je proteste contre tout ordre qu'il plaira à un pouvoir de
prétendue nécessité d'imposer à mon libre arbitre. Des lois ! On sait ce
qu'elles sont et ce qu'elles valent. Toiles d'araignée pour les puissants et
les riches, chaînes qu'aucun acier ne saurait rompre pour les petits et les
pauvres, filets de pêche entre les mains du gouvernement.
Vous dites qu'on fera peu de
lois, qu'on les fera simples, qu'on les fera bonnes. C'est encore une
concession. Le gouvernement est bien coupable, s'il avoue ainsi ses torts !
Des lois en petit nombre, des
lois excellentes ? Mais c'est impossible. Le gouvernement ne doit-il pas régler
tous les intérêts, juger toutes les contestations ? Or, les intérêts sont, par
la nature de la société, innombrables, les rapports variables et mobiles à
l'infi ni : comment est-il possible qu'il ne se fasse que peu de lois ? Comment
seraient-elles simples ? Comment la meilleure loi ne serait-elle pas bientôt détestable
?
On parle de simplification.
Mais si l'on peut simplifier en un point, on peut simplifier en tous ; au lieu
d'un million de lois, une seule suffi t. Quelle sera cette loi ? Ne faites pas
à autrui ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse ; faites à autrui comme
vous désirez qu'il vous soit fait. Voilà la loi et les prophètes. Mais il est
évident que ce n'est plus une loi ; c'est la formule élémentaire de la justice,
la règle de toutes les transactions. La simplification législative nous ramène
donc à l'idée de contrat, conséquemment à la négation de l'autorité. En effet,
si la loi est unique, si elle résout toutes les antinomies de la société, si
elle est consentie et votée par tout le monde, elle est adéquate au contrat
social. En la promulguant, vous proclamez la fin du gouvernement. Qui vous
empêche de la donner tout de suite, cette simplification ?
LE
SYSTÈME REPRÉSENTATIF
(...) Il n'y a pas deux
espèces de gouvernement, comme il n'y a pas deux espèces de religion. Le
gouvernement est de droit divin ou il n'est pas ; de même que la religion est
du ciel ou n'est rien. Gouvernement démocratique et religion naturelle sont
deux contradictions, à moins qu'on ne préfère y voir deux mystifications. Le
peuple n'a pas plus de voix consultative dans l'État que dans l'Église : son
rôle est d'obéir et de croire.
Aussi, comme les principes ne
peuvent faillir, que les hommes seuls ont le privilège de l'inconséquence, le
gouvernement, dans Rousseau, ainsi que dans la Constitution de 91 et toutes
celles qui ont suivi, n'est-il toujours, en dépit du procédé électoral, qu'un
gouvernement de droit divin, une autorité mystique et surnaturelle qui s'impose
à la liberté et à la conscience, tout en ayant l'air de réclamer leur adhésion.
Suivez cette série :
Dans la famille, où l'autorité
est intime au cœur de l'homme, le gouvernement se pose par la génération ;
Dans les mœurs sauvages et barbares,
il se pose par le patriarcat, ce qui rentre dans la catégorie précédente, ou
par la force ;
Dans les mœurs sacerdotales,
il se pose par la foi ;
Dans les mœurs
aristocratiques, il se pose par la primogéniture, ou la caste ;
Dans le système de Rousseau,
devenu le nôtre, il se pose soit par le sort, soit par le nombre.
La génération, la force, la
loi, la primogéniture, le sort, le nombre, toutes choses également inintelligibles
et impénétrables, sur lesquelles il n'y a point à raisonner, mais à se
soumettre : tels sont, je ne dirai pas les principes - l'autorité comme la
liberté ne reconnaît qu'elle-même pour principe -, mais les modes différents
par lesquels s'effectue, dans les sociétés humaines, l'investiture du pouvoir.
À un principe primitif, supérieur, antérieur, indiscutable, l'instinct populaire
a cherché de tout temps une expression qui fût également primitive, supérieure,
antérieure et indiscutable. En ce qui concerne la production du pouvoir, la
force, la loi, l'hérédité ou le nombre sont la forme variable que revêt cette
ordalie ; ce sont des jugements de Dieu.
Est-ce donc que le nombre off
re à votre esprit quelque chose de plus rationnel, de plus authentique, de plus
moral, que la foi ou la force ? Est-ce que le scrutin vous paraît plus sûr que
la tradition ou l'hérédité ? Rousseau déclame contre le droit du plus fort,
comme si la force, plutôt que le nombre, constituait l'usurpation. Mais
qu'est-ce donc que le nombre ? Que prouve-t-il ? Que vaut-il ? Quel rapport
entre l'opinion plus ou moins unanime et sincère des votants, et cette chose
qui domine toute opinion, tout vote, la vérité, le droit ?
Quoi ! Il s'agit de tout ce
qui m'est le plus cher, de ma liberté, de mon travail, de la subsistance de ma
femme et de mes enfants : et lorsque je compte poser avec vous des articles,
vous renvoyez tout à un congrès formé selon le caprice du sort ? Quand je me
présente pour contracter, vous me dites qu'il faut élire des arbitres,
lesquels, sans me connaître, sans m'entendre, prononceront mon absolution ou ma
condamnation ? Quel rapport, je vous prie, entre ce congrès et moi ? Quelle
garantie peut-il m'offrir ? Pourquoi ferais-je à son autorité ce sacrifice
énorme, irréparable, d'accepter ce qu'il lui aura plu de résoudre comme étant
l'expression de ma volonté, la juste mesure de mes droits ? Et quand ce
congrès, après les débats auxquels je n'entends rien, s'en vient m'imposer sa
décision comme loi, me tendre cette loi à la pointe d'une baïonnette, je
demande, s'il est vrai que je fasse partie du souverain, ce que devient ma
dignité, si je dois me considérer comme stipulant, où est le contrat ?
Les députés, prétend-on,
seront les hommes les plus capables, les plus probes, les plus indépendants du
pays ; choisis comme tels par une élite de citoyens les plus intéressés à
l'ordre, à la liberté, au bien[1]être
des travailleurs et au progrès. Initiative sagement conçue, qui répond de la
bonté des candidats !
Mais pourquoi donc les
honorables bourgeois composant la classe moyenne s'entendraient-ils mieux que
moi-même sur mes vrais intérêts ? Il s'agit de mon travail, observez donc, de
l'échange de mon travail, la chose qui, après l'amour, souffre le moins
d'autorité. (...)
(...) Et vous allez livrer mon
travail, mon amour, par procuration, sans mon consentement ! Qui me dit que vos
procureurs n'useront pas de leur privilège pour se faire du pouvoir un
instrument d'exploitation ? Qui me garantit que leur petit nombre ne les
livrera pas, pieds, mains et conscience liés, à la corruption ! Et s'ils ne
veulent se laisser corrompre, s'ils ne parviennent à faire entendre raison à l'autorité,
qui m'assure que l'autorité voudra se soumettre ?
DU
SUFFRAGE UNIVERSEL
(...) La solution est trouvée,
s'écrient les intrépides. Que tous les citoyens prennent part au vote : il n'y
aura puissance qui leur résiste, ni séduction qui les corrompe. C'est ce que
pensèrent, le lendemain de Février, les fondateurs de la République.
Quelques-uns ajoutent : que le
mandat soit impératif, le représentant perpétuellement révocable ; et
l'intégrité de la loi sera garantie, la fi délité du législateur assurée.
Nous entrons dans le gâchis.
Je ne crois nullement, et pour
cause, à cette intuition divinatoire de la multitude, qui lui ferait discerner,
du premier coup, le mérite et l'honorabilité des candidats. Les exemples
abondent de personnages élus par acclamation, et qui, sur le pavois où ils
s'off raient aux regards du peuple enivré, préparaient déjà la trame de leurs
trahisons. À peine si, sur dix coquins, le peuple, dans ses comices, rencontre
un honnête homme...
Mais que me font, encore une
fois, toutes ces élections ? Qu'ai-je besoin de mandataires, pas plus que de
représentants ? Et puisqu'il faut que je précise ma volonté, ne puis-je
l'exprimer sans le secours de personne ? M'en coûtera-t-il davantage, et ne
suis-je pas encore plus sûr de moi que de mon avocat ?
On me dit qu'il faut en finir;
qu'il est impossible que je m'occupe de tant d'intérêts divers; qu'après tout
un conseil d'arbitres, dont les membres auront été nommés par toutes les voix
du peuple, promet une approximation de la vérité et du droit, bien supérieure à
la justice d'un monarque irresponsable, représenté par des ministres insolents
et des magistrats que leur inamovibilité tient, comme le prince, hors de ma
sphère.
D'abord, je ne vois point la nécessité
d'en finir à ce prix : je ne vois pas surtout que l'on en finisse. L'élection
ni le vote, même unanimes, ne résolvent rien. Depuis soixante ans que nous les
pratiquons à tous les degrés l'un et l'autre, qu'avons-nous fi ni ?
Qu'avons-nous seulement défi ni ? Quelle lumière le peuple a-t-il obtenue de
ses assemblées ? Quelles garanties a-t-il conquises ? Quand on lui ferait réitérer,
dix fois l'an, son mandat, renouveler tous les mois ses officiers municipaux et
ses juges, cela ajouterait-il un centime à son revenu ? En serait-il plus sûr,
chaque soir en se couchant, d'avoir le lendemain de quoi manger, de quoi
nourrir ses enfants ? Pourrait-il seulement répondre qu'on ne viendra pas
l'arrêter, le traîner en prison ?
Je comprends que sur des
questions qui ne sont pas susceptibles d'une solution régulière, pour des
intérêts médiocres, des incidents sans importance, on se soumette à une
décision arbitrale. De semblables transactions ont cela de moral, de consolant,
qu'elles attestent dans les âmes quelque chose de supérieur même à la justice,
le senti[1]ment
fraternel. Mais sur des principes, sur l'essence même des droits, sur la
direction à imprimer à la société; mais sur l'organisation des forces industrielles;
mais sur mon travail, ma subsistance, ma vie ; mais sur cette hypothèse même du
gouvernement que nous agitons, je repousse toute autorité présomptive, toute
solution indirecte ; je ne reconnais point de conclave : je veux traiter
directement, individuellement, pour moi-même; le suffrage universel est à mes
yeux une vraie loterie.
GOUVERNEMENT
ET PEUPLE
(...) Je passe tout de suite à
l'hypothèse finale. C'est celle où le peuple, revenant au pouvoir absolu, et se
prenant lui-même, dans son intégralité, pour despote, se traiterait en
conséquence : où par conséquent il cumulerait, comme cela est juste, toutes les
attributions, réunirait en sa personne tous les pouvoirs : législatif,
exécutif, judiciaire et autres, s'il en existe ; où il ferait toutes les lois,
rendrait tous les décrets, ordonnances, arrêtés, arrêts, jugements ;
expédierait tous les ordres, prendrait en lui-même tous ses agents et
fonctionnaires, du haut de la hiérarchie jusqu'en bas ; leur transmettrait
directement et sans intermédiaire ses volontés ; en surveillerait et en assurerait
l'exécution, imposant à tous une responsabilité proportionnelle ; s'adjugerait
toutes les dotations, listes civiles, pensions, encouragements ; jouirait enfin,
roi de fait et de droit, de tous les honneurs et bénéfices de la souveraineté,
pouvoir, argent, plaisir, repos, etc. (...)
Malheureusement ce système,
irréprochable, j'ose le dire, dans son ensemble et ses détails, rencontre dans
la pratique une difficulté insurmontable.
C'est que le gouvernement
suppose un corrélatif, et que si le peuple tout entier, à titre de souverain,
passe gouvernement, on cherche en vain où seront les gouvernés. Le but du
gouvernement est, on se le rappelle, non pas de ramener à l'unité la divergence
des intérêts - à cet égard il se reconnaît d'une parfaite incompétence -, mais
de maintenir l'ordre dans la société malgré le conflit des intérêts. En
d'autres termes, le but du gouvernement est de suppléer au défaut de l'ordre
économique et de l'harmonie industrielle. Si donc le peuple, dans l'intérêt de
sa liberté et de sa souveraineté, se charge du gouvernement, il ne peut plus
s'occuper de la production, puisque, par la nature des choses, production et
gouvernement sont deux fonctions incompatibles, et que vouloir les cumuler, ce
serait introduire la di[1]vision
partout. Donc, encore une fois, où seront les producteurs ? Où les gouvernés ? Où
les administrés ? Où les jugés ? où les exécutifs ?
(...) Il faut arriver à
l'hypothèse extrême, celle où le peuple entre en masse dans le gouvernement,
remplit tous les pouvoirs, et toujours délibérant, votant, exécutant, comme
dans une insurrection, toujours unanime, n'a plus au-dessus de lui ni
président, ni représentants, ni commissaires, ni pays légal, ni majorité, en un
mot, est seul législateur dans sa collectivité et seul fonctionnaire.
Mais si le peuple, ainsi organisé
dans le pouvoir, n'a effectivement plus rien au-dessus de lui, je demande ce
qu'il a au-dessous ? En d'autres termes, où est le corrélatif du gouvernement ?
Où sont les laboureurs, les industriels, les commerçants, les soldats ? Où sont
les travailleurs et les citoyens ?
Dira-t-on que le peuple est
toutes ces choses à la fois, qu'il produit et légifère en même temps, que
travail et gouvernement sont en lui indivis ? C'est impossible, puisque d'un
côté le gouvernement ayant pour raison d'être la divergence des intérêts,
d'autre part aucune solution d'autorité ou de majorité ne pouvant être admise,
le peuple seul dans son unanimité ayant qualité pour faire passer les lois,
conséquemment le débat législatif s'allongeant avec le nombre des législateurs,
les affaires d'État croissant en raison directe de la multitude des hommes
d'État, il n'y a plus lieu ni loisir aux citoyens de vaquer à leurs occupations
industrielles ; ce n'est pas trop de toutes leurs journées pour expédier la
besogne du gouvernement. Pas de milieu : ou travailler ou régner.
(...) C'est ainsi, du reste,
que les choses se passaient à Athènes, où pendant plusieurs siècles, à
l'exception de quelques intervalles de tyrannie, le peuple tout entier fut sur
la place publique, discutant du matin au soir. Mais les vingt mille citoyens
d'Athènes qui constituaient le souverain avaient quatre cent mille esclaves
travaillant pour eux, tandis que le peuple français n'a personne pour le servir
et mille fois plus d'affaires à expédier que les Athéniens. Je répète ma
question : sur quoi le peuple, devenu législateur et prince, légiférera-t-il ? Pour
quels intérêts ? Dans quel but ? Et pendant qu'il gouvernera, qui le nourrira ?
(...) Le peuple en masse passant à l'État, l'État n'a plus la moindre raison
d'être, puisqu'il ne reste plus de peuple : l'équation du gouvernement donne
pour résultat zéro.
PLUS
D'AUTORITÉ
L'idée capitale, décisive, de
cette Révolution, n'est-elle pas, en effet : plus d'autorité, ni dans l'Église,
ni dans l'État, ni dans la terre, ni dans l'argent ?
Or, plus d'autorité, cela veut
dire ce qu'on n'a jamais vu, ce qu'on n'a jamais compris, accord de l'intérêt
de chacun avec l'intérêt de tous, identité de la souveraineté collective et de
la souveraineté individuelle.
Plus d'autorité ! C’est-à-dire
dettes payées, servitudes abolies, hypo[1]thèques
levées, fermages remboursés, dépenses du culte, de la Justice et de l'État
supprimées ; crédit gratuit, échange égal, association libre, valeur réglée ;
éducation, travail, propriété, domicile, bon marché, garantis ; plus
d'antagonisme, plus de guerre, plus de centralisation, plus de gouvernements,
plus de sacerdoces. N'est-ce pas la société sortie de sa sphère, marchant dans
une position renversée, sens dessus dessous ?
Plus d'autorité ! C’est-à-dire
encore le contrat libre à la place de la loi absolutiste ; la transaction
volontaire au lieu de l'arbitrage de l'État; la justice équitable et réciproque,
au lieu de la justice souveraine et distributive ; la morale rationnelle, au
lieu de la morale révélée ; l'équilibre des forces substitué à l'équilibre des
pouvoirs : l'unité économique à la place de la centralisation politique. Encore
une fois, n'est-ce point-là ce que j'oserai appeler une conversion complète, un
tour sur soi-même, une révolution ?
Quelle distance sépare ces
deux régimes, on peut en juger par la différence de leurs styles.
L'un des moments les plus
solennels, dans l'évolution du principe d'autorité, est celui de la
promulgation du Décalogue. La voix de l'ange commande au peuple, prosterné au
pied du Sinaï :
Tu adoreras l'Éternel, lui
dit-il, et rien que l'Éternel ;
Tu ne jugeras que par lui ; Tu
chômeras ses fêtes, et tu lui paieras la dîme ;
Tu honoreras ton père et ta
mère ;
Tu ne tueras pas ;
Tu ne voleras point ;
Tu ne forniqueras pas ;
Tu ne commettras point de faux
;
Tu ne seras point envieux et
calomniateur;
Car l'Éternel l'ordonne, et
c'est l'Éternel qui t'a fait ce que tu es. L'Éternel seul est souverain, seul
sage, seul digne ; l'Éternel punit et récompense, l'Éternel peut te rendre
heureux et malheureux.
Toutes les législations ont
adopté ce style, toutes, parlant à l'homme, emploient la formule souveraine.
L'hébreu commande au futur, le latin à l'impératif, le grec à l'infinitif. Les
modernes ne font pas autrement : (...) quelle que soit la loi, de quelque
bouche qu'elle parte, elle est sacrée, dès lors qu'elle a été prononcée par
cette trompette fatidique, qui chez nous est la majorité.
« Tu ne te rassembleras pas ;
« Tu n'imprimeras pas ;
« Tu ne liras pas ;
« Tu respecteras tes
représentants et tes fonctionnaires, que le sort du scrutin ou le bon plaisir
de l'État t'aura donnés ;
« Tu obéiras aux lois que leur
sagesse t'aura faites ;
« Tu payeras fidèlement le
budget ;
« Et tu aimeras le
gouvernement, ton seigneur et ton dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et
de toute ton intelligence : parce que le gouvernement sait mieux que toi ce que
tu es, ce que tu vaux, ce qui te convient, et qu'il a le pouvoir de châtier
ceux qui désobéissent à ses commandements, comme de récompenser jusqu'à la
quatrième génération ceux qui lui sont agréables. »
Ô personnalité humaine! Se
peut-il que pendant soixante siècles tu aies croupi dans cette abjection ! Tu
te dis sainte et sacrée, et tu n'es que la prostituée, infatigable, gratuite,
de tes valets, de tes moines et de tes soudards. Tu le sais, et tu le souffres
! Être gouverné, c'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré,
réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré,
commandé, par des êtres qui n'ont ni le titre, ni la science, ni la vertu.
Être gouverné, c'est être, à
chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré,
recensé, tarifé, timbré, toisé, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé,
admonesté, empêché, ré[1]formé,
redressé, corrigé. C'est, sous prétexte d'utilité publique, et au nom de
l'intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité,
monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé; puis, à la moindre
résistance, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé,
traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé,
jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé,
déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! Et dire
qu'il y a parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du
bon; des socialistes qui soutiennent, au nom de la liberté, de l'égalité et de
la fraternité, cette ignominie; des prolétaires qui posent leur candidature à
la présidence de la République ! Hypocrisie !... Avec la Révolution, c'est
autre chose. La recherche des causes premières et des causes finales est
éliminée de la science économique comme des sciences naturelles.
L'idée du progrès remplace,
dans la philosophie, celle de l'absolu.
La Révolution succède à la
révélation.
La raison, assistée de
l'expérience, expose à l'homme les lois de la nature et de la société ; puis
elle dit :
Ces lois sont celles de la
nécessité même. Nul homme ne les a faites ; nul ne te les impose. Elles ont été
peu à peu découvertes, et je n'existe que pour en rendre témoignage.
Si tu les observes, tu seras
juste et bon, si tu les violes, tu seras in[1]juste et méchant. Je ne te propose pas
d'autre motif (...), tu es libre d'accepter ou de refuser.
Si tu refuses, tu fais partie
de la société des sauvages. Sorti de la communion du genre humain, tu deviens
suspect. Rien ne te protège. À la moindre insulte, le premier venu peut te
frapper, sans encourir d'autre accusation que celle de sévices inutilement
exercés contre une brute.
Si tu jures le pacte, au
contraire, tu fais partie de la société des hommes libres. Tous les frères
s'engagent avec toi, te promettent fi - délité, amitié, secours, service,
échange (...).
Voilà tout le contrat social.
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