vendredi 23 juillet 2021

FEMME, FAMILLE ET MORALE SEXUELLE Parti communiste italien 1946-1970 Ferme résolution contre le divorce partie 1

 

Une des premières préoccupations du nouveau Parti Communiste Italien (PCI), dès qu'il émergea de la clandestinité, fut celle de souligner avec force sa fidélité à l'institution de la famille, dans sa version bourgeoise national-populaire. Si, au cours des meetings, ses dirigeants soutenaient qu'ils avaient des projets "différents" dans le domaine des rapports matrimoniaux, les positions qu'ils défendaient dans la réalité étaient essentiellement conservatrices et se différenciaient bien peu des attitudes petites[1]bourgeoises qui étaient en vogue en Italie à cette époque.

En effet, les dirigeants communistes témoignèrent de quelques inquiétudes dans la lutte qu'ils menaient pour le maintien de la stabilité du mariage, qu'ils considéraient comme un des pivots des institutions sociales que la société italienne avait construites durant les longues années de domination de la bourgeoisie. Palmiro Togliatti, avant son retour en Italie, s'était déjà empressé de présenter à l'avance sa pensée dans le journal L'alba [L'Aube], édité en Russie pour les prisonniers italiens, et dans lequel il accusait le fascisme de ne protéger la famille qu'en paroles. Il était implicite que, si le fascisme n'avait pas sauvegardé l'institution familiale, le communisme dans sa version russe le faisait, lui au contraire, concrètement.

Noi Donne [Nous, les femmes], organe de l'organisation communiste Unione Donne Italiane (UDI) [Union des Femmes Italiennes], reliait, dans son premier numéro «légal» du 10 juillet 1944, la question de la famille non pas à une conception socialiste, mais à une vision nationale : « Nous voulons reconstruire notre famille », y soulignait-on avec force, « et c'est pourquoi nous sommes directement intéressées par tous les problèmes de la vie nationale ». Dans ce périodique, les problématiques sociales féminines étaient naturellement ignorées, et au contraire, ses pages étaient remplies d'articles qui allaient de l'exaltation de la femme partisane jusqu'aux conseils pratiques de cuisine.

Comme exemple à imiter, on montrait aux femmes italiennes la femme soviétique, dont on faisait continuellement l'éloge pour sa sujétion au régime stalinien. Le modèle de famille proposé était justement le modèle russe dans lequel, selon la propagande de l'époque, une morale rigide, une progéniture nombreuse et un attachement comme il se doit à la patrie étaient en vigueur. C'est dans ce but que l'on chercha à utiliser, dans le territoire à peine libéré, les délégations soviétiques qui étaient envoyées au fur et à mesure en Italie méridionale. En octobre 1944, par exemple, quatre délégués syndicaux russes furent employés pour une tournée de propagande. À Reggio Calabria, au cours de pompeuses manifestations, ils ne manquèrent pas d'exalter et de proposer en exemple la famille russe, qui aurait été « protégée et respectée comme fondement de la société soviétique ».

En 1945, la guerre terminée, le PCI donna à l'impression un opuscule intitulé La famille, le divorce, l'amour, dont l'auteur, Rita Montagnana, était membre du Comité Central, responsable de la section féminine du parti, directrice de Noi Donne, et, pour le moment, encore épouse de Togliatti. Cet écrit était destiné à circuler par dizaines de milliers de copies dans les sections et les cellules communistes afin de porter à la connaissance de la base l'opinion du sommet du parti sur un sujet qui était considéré comme très important à ce moment-là. La conclusion que l'on en tirait, c'était que l'unité de la famille était l'élément central sur lequel la société italienne se fondait, et qu'elle devait donc être défendue avec ténacité. Il s'agissait d'une unité à laquelle l'introduction du divorce pouvait attenter. C'est pour cette raison que Rita Montegnana affirmait très clairement :

La revendication du divorce n'est pas ressentie par la grande majorité des femmes, en particulier par celles du peuple, qui sont résolument contre le divorce. Pourquoi devrions-nous, nous les communistes, qui sommes pour la démocratie, poser aujourd'hui cette revendication? (…) Du reste, si les femmes sont aujourd'hui contre le divorce, cela démontre leur intelligence et leur sensibilité politique et nationale.

Cet opuscule répand des peurs inutiles parmi les femmes, en laissant entendre que le divorce pourrait être employé par les hommes pour se défaire de leurs épouses, argument qui anticipe celui qui sera utilisé par les partisans catholiques de l'abrogation quelques décennies plus tard, dans les années soixante-dix, lors de la campagne pour le référendum.

La conclusion de Montagnana était péremptoire et ne laissait aucune place au doute : « Il n'est venu à l'esprit d'aucune d'entre nous, vraiment d'aucune, de parler de divorce ».

Il pourrait sembler à première vue que cette manière de prendre position par rapport à la famille était une attitude tactique due à la nécessité de s'affirmer parmi les masses catholiques, dont une partie importante se reconnaissait ouvertement dans la Démocratie chrétienne (DC), et aussi à la volonté déterminée de se gagner les bonnes grâces de la haute hiérarchie ecclésiastique. En réalité, la conception de la famille qui était exprimée n'était pas du tout étrangère aux idées que les communistes italiens avaient assimilées au travers de l'expérience soviétique, laquelle, depuis les années trente, avait manifesté au fur et à mesure des positions de plus en plus réactionnaires. La restauration stalinienne de cette période-là, en ce qui concerne les droits de la femme, s'accompagna d'accents pour la plupart résolument régressifs qui identifiaient, de façon prédominante, la femme à son rôle maternel, alors que le divorce était vu comme un mal auquel on ne devait recourir que dans les cas exceptionnels.

Ce n'est pas par hasard si l'épouse de Togliatti, quand on lui demandait si les communistes étaient par principe contre le divorce, répondait évidemment de manière négative, en expliquant : « Nous estimons que l'on ne devrait en arriver au divorce – quand il y a des enfants – que dans les cas extrêmes, de la même façon que l'on en arrive à l'amputation d'un membre quand de ne pas le faire aboutirait à la mort du patient ». Et elle ajoutait : « C'est ce qui se passe aujourd'hui en Union soviétique où, bien que l'on admette le divorce, l'on fait tout ce qui est possible pour limiter le nombre des divorces et pour ressouder toujours plus les liens familiaux ». De toute façon, même ce divorce «restreint» n'était considéré ni comme actuel ni comme opportun pour l'Italie de cette période-là.

Les communistes étaient donc pour la «défense de la famille» telle qu'elle était à ce moment-là. Malgré tout, devant nécessairement se distinguer des catholiques sur le plan politique, ils cherchaient à souligner qu'ils tendaient à la réalisation d'une famille «fondée sur des bases neuves», dans une société elle aussi «profondément transformée», en se gardant bien cependant de spécifier comment cette société nouvelle aurait dû être structurée et quelles seraient les bases sur lesquelles elle devait être édifiée. Cela voulait dire que tout restait à l'intérieur d'une description volontairement vague. En réalité, le seul exemple positif qui était proposé était, comme toujours, l'exemple soviétique, et en effet Montagnana ajoutait : « La jeunesse soviétique masculine et féminine est éduquée aux sentiments d'une saine morale. (…) Une jeunesse entière qui se consacre, comme la jeunesse soviétique, au travail, à l'étude, au sport, à l'art, à la défense de sa patrie, quand celle-ci est attaquée, est portée à une vie non pas dissolue mais sévère et honnête ».

Toujours la même année, le 5 juin, Togliatti s'arrêtait un instant sur ce même thème à la première conférence féminine du PCI. Après avoir parlé de la nécessité de l'émancipation de la femme, il expliquait :

Dans un pays profondément bouleversé (…) nous avons besoin de manière particulière de reconstruire et de défendre l'unité de la famille. (…) C'est pourquoi nous sommes opposés à poser quelque problème que ce soit qui tendrait à briser ou à affaiblir l'unité de la famille. (…) Nous avons besoin de défendre la famille, enfin, pour résoudre les problèmes de l'enfance.

Le secrétaire général du parti proposait, même si c'était avec des expressions plus sophistiquées, mais identiques quant à la substance, les mêmes thèses que son épouse, en présentant des problématiques qui étaient à même d'émouvoir les femmes italiennes, mais qui en réalité n'avaient rien à voir avec le problème en question.

Il y a trop d'enfants en Italie qui vont pieds nus, qui ont perdu leurs parents, qui souffrent, qui ne mangent pas suffisamment, qui se corrompent, qui, si on ne les sauve pas de la situation dans laquelle ils se trouvent, ne pourront pas devenir des jeunes robustes, des hommes audacieux et courageux.

En définitive, Togliatti exprimait des idées qui contredisaient les thèses formulées dans la première partie de son discours, dans lequel il avait traité vaguement d'«émancipation féminine», et qui confirmaient la position, de fait, subordonnée de la femme au sein de la famille.

L'attitude strictement négative du PCI à l'égard de l'introduction du divorce prit un caractère encore plus fort lorsque le problème sembla devenir d'actualité. En 1946, à Trieste, le gouvernement allié, qui gouvernait encore le territoire, avait chargé un avocat d'élaborer un projet de loi qui prévoirait la réintroduction du divorce dans la Vénétie Julienne, laquelle avait joui, jusqu'à l'avènement du fascisme, de cette institution, dans la mesure où elle appartenait à l'Autriche. Et cette région aurait dû faire fonction de «modèle» pour une éventuelle extension ultérieure de la réforme à toute l'Italie. Le 16 septembre, le projet de loi était prêt, mais il ne fut jamais traduit en loi, et il n'est pas à exclure que, dans la décision du gouvernement militaire allié, aient interféré des pressions d'en haut, faisant observer l'inopportunité d'introduire l'institution du divorce dans une zone destinée à constituer, en tant que territoire italien de fait, un précédent indésirable pour tout le reste du pays.

Le PCI se garda bien de profiter de l'occasion offerte par la décision alliée pour en demander la mise en œuvre et l'extension à toute l'Italie. Au contraire, la nouvelle députée catholique Leonilde (Nilde) Iotti, à peine élue comme indépendante sur les listes du PCI pour la Constituante, publiait, précisément en ce mois de septembre, dans la revue théorique du PCI, Rinascita [Renaissance], un article intitulé «La famille et l'État» dans lequel elle insistait sur la valeur de la famille « en tant que noyau primordial sur lequel les citoyens et l'État peuvent et doivent s'appuyer pour le renouveau matériel et moral de la vie italienne ». Et même, la crise de l'État italien d'après-guerre menaçait la «saine moralité» du peuple qui, jusqu'à présent, « avait rencontré ses manifestations en particulier dans la famille ». Afin que l'on ne se méprenne pas, et pour que sa pensée et celle du parti soient mieux comprises, la future compagne du secrétaire général expliquait très pesamment :

Quant à l'indissolubilité du mariage, nous jugeons comme inopportun de la mettre en discussion, surtout du fait des considérations déjà développées concernant la nécessité du renforcement de l'institution familiale.

L'intervention de Iotti fut soutenue, peu après, par Umberto Terracini lui-même qui, dans un meeting à Terni, définissait le divorce comme un problème qui intéressait essentiellement les riches, comme un luxe bourgeois qui n'était pas destiné aux prolétaires. Et puisque c'était une institution à laquelle seuls les riches pourraient accéder, on demandait qu'elle soit refusée à toutes les couches de la population.

Avec ces interventions résolues, les communistes dévoilaient leur aversion pour un régime qui existait dans tous les pays civilisés du monde, et qui n'était refusé en Europe que par l'Espagne fasciste et par l'Irlande arriérée.

Au cours du débat sur l'article 29 de la Constitution, qui concernait l'organisation de la famille, débat qui eut lieu en avril 1947 à la Constituante, Togliatti affirma que son parti était opposé à l'insertion dans la Constitution du terme «indissoluble», qui aurait pu apparaître comme une prise de position en faveur de la possibilité de dissolution du mariage, du moins dans l'avenir. En réalité, son problème était éminemment juridique; ce qu'il voulait, c'était uniquement que la Constitution ne mentionne pas l'indissolubilité du mariage parce que, au fond, sur le problème du divorce, il était d'accord avec les catholiques. « Nous ne voulons pas du divorce », précisa-t-il à cette occasion, « mais nous ne voulons pas non plus que l'on inclue la déclaration d'indissolubilité du mariage dans cet article de la Constitution ». Le débat qui s'est déroulé à propos de l'article 29 est assez significatif de la façon dont les communistes, pour faire bonne figure, n'ont pas hésité, à des époques plus récentes, à s'approprier les batailles des autres. L'article de la Constitution concernant la famille dit : « La République reconnaît les droits de la famille en tant que société naturelle fondée sur le mariage ». Le texte original du même article présenté par les démocrates-chrétiens affirmait reconnaître « les droits de la famille en tant que société naturelle fondée sur le mariage indissoluble ». Togliatti, en collaboration avec Iotti et Maria Maddalena Rossi, déclara, comme on l'a déjà dit, qu'il considérait que le terme «indissoluble» ne devait pas être inséré dans le texte constitutionnel, « mais ils s'abstinrent de chercher à le supprimer par crainte d'offenser la DC ». Ce fut le parlementaire Umberto Grilli qui présenta un amendement qui supprima le terme indésirable. Le Parti Socialiste Italien (PSI) et le PCI se sentirent ainsi contraints d'appuyer l'amendement Grilli qui passa de seulement trois voix, et uniquement parce que 170 membres de l'Assemblée (y compris beaucoup de démocrates-chrétiens) étaient absents.

 Dans un témoignage recueilli sous forme d'une longue interview par le journaliste Pasquale Balsamo, Terracini raconta la suppression du terme «indissoluble» comme une « belle bataille, commencée à titre personnel par le camarade communiste Umberto Grilli ». Et Terracini toujours, répondant à la question : « Comment se fait-il que ce soit justement un constituant communiste qui ait présenté un amendement aussi bouleversant? », affirmait que « ce camarade, modeste mais irréductible dans ses convictions, sut saisir au vol une grande occasion pour mettre en œuvre une "affirmation de principe" ». En réalité, l'héroïque «camarade communiste» Grilli n'était pas du tout communiste, mais c'était un socialiste de droite qui, au moment de la discussion plénière de l'article 29, était déjà passé dans les rangs du Parti Socialiste des Travailleurs Italiens (PSLI) de Giuseppe Saragat.

Le PCI contribua ainsi de manière significative, dans ces années d’activité législative intense, à maintenir une organisation arriérée, archaïque de la famille, organisation qui, par-dessus tout, ne correspondait en aucune façon aux conditions sociales de la société italienne. Il continua de persister dans son affirmation quant à la valeur de l'«unité familiale» et aux fonctions pédagogiques et moralisatrices de la famille indivisible. C'est vrai aussi qu'aucun groupe politique, à l'Assemblée Constituante, ne fut particulièrement actif pour soutenir une législation favorable au divorce. Et en effet les démocrates[1]chrétiens ne trouvèrent pas beaucoup de députés ayant l'intention d'insister pour introduire le divorce en Italie, mais seulement des députés opposés à voir le principe de l'indissolubilité inscrit dans la Constitution.

Togliatti déconseillait de se mettre à discuter du divorce avec la justification que le pays avait des problèmes bien plus importants à résoudre et il présenta à l'approbation de la sous-commission la motion suivante :

La première sous-commission, constatant que personne n'a présenté la proposition de modifier la législation en vigueur pour ce qui concerne l'indissolubilité du mariage, ne considère pas comme opportun de parler de cette question dans le texte constitutionnel.

La position du PCI était donc très claire : il n'était pas besoin d'aborder le sujet brûlant du divorce; en revanche, il n'y avait aucune prise de position contre le problème de l'indissolubilité du mariage, mais seulement l'objection qu'il ne s'agissait pas d'«un problème constitutionnel».

Il pourrait sembler que Togliatti, par son attitude, voulait laisser une porte ouverte, de façon à ne pas bloquer constitutionnellement l'organisation de la famille. Mais la réalité est autre, tant il est vrai que l'indissolubilité du mariage a été ensuite sanctionnée par la Constitution elle-même, grâce au Traité du Latran rappelé dans l'article 7 de la Constitution italienne, article voté aussi par les communistes. « Aujourd'hui », se demandait en effet rhétoriquement La Civiltà Cattolica [La Civilisation catholique], « pourrait-on introduire le divorce en Italie sans violer le Traité du Latran? Beaucoup le nient, et avec toute raison, parce que le divorce est manifestement contraire à l'esprit et, du moins en un certain sens, à la lettre des accords solennellement admis et reconnus par la Constitution dans l'article 7 ». Pie XII lui[1]même, assurément peu reconnaissant envers les communistes, admettait, dans un discours adressé à des juristes réunis en congrès en 1949, :

Grâce à Dieu, votre devoir est ici considérablement allégé par le fait qu'en Italie le divorce, cause de tant d'angoisses intérieures, également pour le magistrat qui doit suivre la loi, n'a pas droit de cité.

Toutefois ce n'était pas seulement grâce à Dieu que le divorce n'avait pas été introduit en Italie, mais aussi grâce aux communistes. « L'adhésion du PCI non seulement à des modèles culturels mais aussi à des principes de moralité absolus et traditionnels », a écrit l'Américain Stephen Grundle, « avait une raison politique précise », mais elle relevait d' « une perspective générale qui était en contradiction avec la structure de la société telle qu'elle était en train d'émerger au milieu de ce siècle. Dans les années suivantes, quand le développement économique provoquera des changements à tous les niveaux de la société italienne, le parti se trouvera de plus en plus prisonnier de son conservatisme ».

Il faudra que passent de nombreuses années avant que les dirigeants communistes ne commencent à sentir que la société italienne ne pouvait plus supporter une condition matrimoniale aussi extrêmement arriérée. Valdo Magnani, qui entre autres était un cousin de Nilde Iotti, rappelait, dans une interview accordée en 1980 et, ce n'est pas un hasard, publiée posthumément en 1988, que, tandis que les réformistes avaient agité le problème du divorce, en présentant d'ailleurs des projets de loi, les communistes avaient continué à être rigoristes, parce qu'ils voulaient précisément se présenter au pays en qualité de conservateurs.

Et l'image de la femme qui, dans ces années-là, était exposée dans la presse communiste n'échappait pas à une représentation liée au foyer domestique, à l'unité forcée de la famille et à l'épouse «mère de famille». À l'occasion du 8 mars 1949, par exemple, dans les pages de Vie Nuove [Voies nouvelles], les femmes étaient appelées à se mobiliser, justement au nom de la famille et du foyer, à participer à « la lutte quotidienne de la vie », puisqu'elles étaient « des mères, des épouses, des filles, des compagnes d'hommes » que cette lutte faisait aller de l'avant. Deux ans auparavant, toujours à l'occasion de l'échéance du 8 mars, on avait parlé, dans Noi Donne, d'une fête joyeuse « dans les pays vraiment démocratiques où la femme participe activement à la vie politique et économique, tout en restant la mère respectée et aimée ».

Les conseils que les différentes rubriques des journaux communistes prodiguaient à leurs lectrices frisaient le conservatisme le plus tenace, et ils auraient pu paraître tranquillement dans des périodiques catholiques comme Famiglia Cristiana [Famille Chrétienne]. Une lectrice de Catanzaro, par exemple, écrivait que son mari la trompait, et elle demandait : « Que puis-je faire? Me chercher moi aussi une liaison ou rester fidèle à mon mari? ». Et voici la réponse :

Sois gentille avec ton mari, prépare-lui toujours de bons plats, tiens-lui toujours prêts des habits propres et repassés, fais-lui savoir que tu as l'intention d'avoir n'importe quelle activité pour te sentir occupée, montre-toi intelligente et compréhensive. Je suis sûre que les rapports avec ton mari s'amélioreront.

C'est cette même attitude que prenait Renata Viganó qui signait, à partir de mars 1951, la rubrique «Poste restante» dans le périodique de l'UDI. Elle répondait ainsi à une lectrice malheureuse :

Tu ne dois pas t'en aller. Tu ne peux pas quitter la maison de ton mari. La gosse a le droit d'être épargnée, sa petite vie est une chose douce et innocente qu'il faut sauvegarder. Patience, ma bonne, le temps est un grand remède.

Trois semaines auparavant, du reste, le conseil donné par la journaliste, en réponse à une lettre analogue en provenance de Piombino, avait été la suivante : « Supporte, sois bonne, patiente, pense toujours à l'avenir de tes gosses (…). Je comprends que je te demande un sacrifice permanent, mais la vie est ainsi, en particulier pour les épouses et les mères, dans l'intérêt et pour l'amour de leur mari et de leurs enfants ». En somme, comme le disait la réponse à une autre lettre dans la même revue : « Mieux vaut une famille mal faite qu'une famille défaite ».

Si, dans certains cas peu nombreux, on s'aventurait à conseiller la séparation d'avec le mari parjure, en revanche l'attitude qui prévalait était celle de considérer l'unité de la famille comme une valeur inestimable.

Dans les années cinquante, quelques rares prises de position en faveur du divorce apparurent; cependant, elles ne provenaient jamais de la part des dirigeants du parti mais de certains journalistes de second plan. Au cours de l'année 1953, par exemple, on soutint timidement l'opportunité du divorce dans Vie Nuove. Toutefois, l'orientation qui prévalait était celle qui était exprimée dans Les courtes leçons de Zetkin, ouvrage dans lequel on affirmait que les communistes reconnaissaient, sur un plan de principe, « la justesse du droit au divorce », mais où, en même temps cependant, on en repoussait l'introduction en Italie dans la mesure où il était nécessaire préalablement de créer les conditions dans lesquelles le divorce pourrait effectivement contribuer « à assurer à la femme sa complète indépendance personnelle » et ne constituerait pas « au contraire un privilège ou un motif de licence » comme cela était le cas « dans la société bourgeoise ».

Parfois, l'avortement et le divorce étaient abordés sous l’angle de l'excommunication et avec le langage sinistre qui est typique du stalinisme. Dans un article de l'Unità [l'Unité], Giulio Trevisani rappelait que beaucoup d'eau était « passée sous les ponts de la Volga et du Don » depuis l'époque où il existait une morale plus désinvolte, c'est-à-dire depuis les années qui avaient suivi immédiatement la révolution d'Octobre, et que celle qui courait en ce moment dans le canal formé par ces deux fleuves était on ne peut plus limpide, parce que, depuis de nombreuses années, elle avait été « épurée des soi-disant trotskistes [sic] qui la polluaient ». L'avortement en Union Soviétique, expliquait Trevisani, « est aujourd'hui un délit grave et le divorce y est bien éloigné de la facilité américaine, puisque, même si les conjoints sont d'accord, le tribunal peut ne pas l'accorder ».

En 1956, la Commission féminine nationale proposa au parti de revoir en partie sa position sur le divorce, mais, à l’évidence, il ne se passa rien. Cinq années plus tard, Giorgio Amendola écrivit que les modifications de la structure de la famille contribuaient à libérer les femmes et donnaient naissance à « de nouvelles mœurs, une nouvelle conscience et une nouvelle morale ». Ce qui ne voulait pas dire que le PCI était prêt à abandonner la position réactionnaire qu'il avait prise sur le divorce, mais seulement que les premières fissures commençaient à apparaître dans l'ancienne orientation.

Ce fut en 1964, à l'intérieur de l'UDI, que l'on entreprit finalement de soulever la question du divorce. Ce furent les jeunes de l'organisation qui mirent le problème sur le tapis et qui, cette année-là, au cours d'une réunion qui se tenait au théâtre Brancaccio de Rome, demandèrent ouvertement que l'on vote une résolution en faveur de l'introduction du divorce dans la législation italienne.

La question était devenue pressante et, dans cette période, le sujet commençait à être débattu de plus en plus fréquemment dans l'opinion publique. Les journaux quotidiens et hebdomadaires (évidemment non communistes) lui consacraient beaucoup d'enquêtes et de sondages. Des tables rondes et des réunions d'étude s'organisaient à propos du divorce. Le PCI au contraire, dans son attitude générale, continuait à rester fidèle aux positions qui exaltaient les vertus de la famille monogamique soviétique, fondée sur un moralisme rigide et sur le sacrifice pour le bien de la collectivité. Ce n'est pas par hasard si la requête des jeunes militantes de l'UDI rencontra l'opposition de la majeure partie des adhérents du parti, qui la rejetèrent.

Même à l'intérieur du PCI, cependant, certains commencèrent à comprendre que l'on ne pouvait plus écarter un problème qui était aussi ressenti par une partie de la population. Luciana Castellina, qui travaillait à la section féminine, convainquit Nilde Iotti d'organiser une réunion sur le thème Famille et société dans l'analyse marxiste, qui pouvait être utilisé pour affronter la question du divorce sans toutefois l'admettre explicitement.

De nombreux leaders communistes participèrent à ces assises qui se tinrent en mai 1964. À la fin de la réunion introductive de Luciana Castellina, laquelle avait critiqué l'organisation de la famille italienne, Pietro Ingrao s'approcha d'elle et lui murmura : « Tu es folle de parler comme ça, il va y avoir maintenant le bordel dans le parti ». Au cours des interventions suivantes, Emilio Sereni entra dans une vive polémique avec Umberto Cerroni. La réunion fut présentée dans Rinascita par un article sur le mode autocritique de Giuseppe Chiarante, article où il était affirmé : « L'involution stalinienne a sans aucun doute pesé à cet égard aussi sur la ligne des partis communistes occidentaux, en déterminant un retard indéniable aussi bien dans l'élaboration théorique que dans l'initiative politique. (…) Il est évident que la bataille doit commencer par les sujets les plus brûlants, tels que l’égalité de la femme et du mari, le divorce, la position des enfants illégitimes ».

Cela apparaissait comme une défaite de l'orientation familiale traditionnelle, et tenace, du PCI. À l’inverse, sur la même page, un long article de Togliatti, présenté avec une plus grande évidence, avec un titre coloré de rouge et intitulé «Quelques observations en marge», s’opposait frontalement à l’intervention de tendance libérale de Chiarante : « Un sens de la réalité adéquat ne correspond pas à la rigueur de l’écrit », argumentait le secrétaire général, qui caractérisait en outre « d’évidentes contradictions et incertitudes dans l’indication de la voie du renouveau ».

Togliatti ne niait pas à l'évidence la nécessité d'une réforme «profonde» de la famille. Le travail des femmes appelait précisément la nécessité de cette réforme, qui malgré tout n'était pas suffisante : « Qu'on examine l'exemple de pays profondément différents du nôtre, où la grande majorité des femmes travaille, mais où la famille ne s'est pas radicalement rénovée, à part l'existence de normes juridiques plus avancées (divorce, enfants illégitimes, égalité) encore inconcevables chez nous, qui ont en partie assaini l'atmosphère morale de la famille mais n'en ont pas transformé la structure de fond ».

Comme on le voit, en 1964, le divorce, déjà introduit dans tous les pays civilisés depuis de très nombreuses années, était pour Togliatti une réforme «encore inconcevable» en Italie; et ce divorce, entre autres, même s'il était introduit, ne contribuerait en aucun cas à l'«assainissement» de l'atmosphère morale de la famille. C'est pourquoi, on ne parvient pas à comprendre ce qu'est cette «profonde réforme» que la famille italienne nécessitait, et que Togliatti invoquait à grand bruit. Selon sa façon de voir, il fallait créer entre les femmes et les hommes une «nouvelle conscience» et une nouvelle conception des rapports familiaux. Il s'agissait, comme on peut s'en rendre compte, de très belles paroles dont le contenu n'était clair que pour le secrétaire général, vu qu'il excluait l'intervention de nouvelles lois et étant donné que son parti lui-même s'était bien gardé d'engager une politique qui aurait eu pour objectif le développement d'une famille rénovée.

Togliatti insistait enfin sur le fait que « la famille a été, jusqu'à présent, un des lieux principaux de la formation de la personne et de l'homme », et il prévenait : « Nous ne devons pas avoir peur d'affronter la question, y compris sur le plan de la moralité. C'est pourquoi, les positions qui débouchent sur une sorte d'indifférence quasi anarchiste face à n'importe quelle forme de prétendue liberté sexuelle, sont non seulement erronées, mais aussi négatives et sans résultat ».

Ainsi que l'on peut le remarquer à partir de ses propres affirmations, Togliatti « était resté ancré dans un jugement sur la société italienne qui ne correspondait plus à la réalité. Les transformations sociales avaient aussi impliqué profondément les couches populaires (…) mais pour Togliatti une réforme comme celle du divorce représentait une exigence qui n'était répandue que dans les couches moyennes. (…) Il continuait à répéter que le divorce était une réforme qui allait à l'encontre des intérêts de la femme italienne, du fait de sa condition de totale dépendance économique par rapport à son mari. » C'était ce même argument que son ex-épouse avait utilisé vingt ans auparavant, et que les opposants au divorce agiteront ensuite, dix ans plus tard, au cours du référendum, pour convaincre les femmes de voter pour l'abrogation de la loi (ce fut même l'argument principal des discours d'Amintore Fanfani).

Pendant ce temps, à l'intérieur du parti, comme conséquence de la réunion de 1964, la section féminine commença à travailler à un projet de loi pour la réforme du droit de la famille, dans le cadre duquel il était prévu le «petit divorce», c'est-à-dire un divorce compris comme la ratification d'une séparation entre conjoints déjà advenue. L'idée était de présenter le projet à la conférence suivante des femmes communistes, et donc de le faire proposer aux Chambres par les parlementaires du parti.

À la veille de la conférence, la direction du PCI se réunit pour discuter de l'opportunité de cette action. Entre-temps, Togliatti était mort et Luigi Longo l'avait remplacé à la direction du parti. Celui-ci, qui parlait maintenant comme secrétaire général et dans une circonstance officielle, affirma : « Il doit être possible aussi en Italie, dans le plus grand respect des sentiments religieux des citoyens, de parvenir à la dissolution du lien matrimonial quand les conditions de cohabitation sont devenues impossibles ».

Longo, heureusement divorcé depuis longtemps, prenait probablement une position aussi résolue parce qu’il s'était aperçu que le problème était en train d'exploser dans la société et que sa solution ne pouvait plus être différée.

Dans la discussion qui s'enflamma sur la proposition de la section féminine, le nouveau secrétaire se montra assez complaisant avec le projet. Même Emanuele Malacuso s'aligna sur lui, mais Gian Carlo Pajetta et Giorgio Amendola se déclarèrent résolument contre. Le jugement politique, encore une fois, était que l'Italie n'était pas mûre pour cette «liberté bourgeoise». C'est pourquoi on concéda aux camarades la possibilité de présenter le projet à la conférence des femmes communistes, mais non pas au Parlement où il aurait pu prendre dangereusement la forme d'un projet de loi.

En 1965 cependant, il s'était produit un fait inattendu et non désiré par les communistes : Loris Fortuna avait présenté un projet de loi sur le divorce. Le PCI se trouva de la sorte hors de position et dépassé à gauche par le PSI et par les radicaux. C'est pourquoi, deux ans après, en mars 1967, il présenta à son tour un projet de loi : la proposition Spagnoli. En réalité, la majeure partie des dirigeants du PCI continuait à être opposée à la réforme du droit de la famille, et par conséquent elle mettait tout en œuvre pour conjurer l'avènement du divorce. Malgré tout, le 10 décembre 1970, le parti fut publiquement contraint de choisir et de prendre position en faveur de la loi, laquelle fut même votée par quelques dizaines de parlementaires démocrates-chrétiens.

Il faut bien dire que l'on n'était pas arrivé à la loi de manière indolore. Au contraire, on était parvenu au vote final après un chemin parlementaire tortueux qui avait vu un dialogue serré entre la DC, les laïques et, surtout, les communistes, qui considéraient, eux, la loi comme trop avancée. Au Sénat, en effet, en première lecture, la loi Fortuna (devenue maintenant Fortuna-Baslini) avait été sur le point de ne pas passer. Les communistes avaient proposé leur médiation, tout d'abord à Giacomo Mancini, du PSI, puis au démocrate-chrétien Arnaldo Forlani. L'affaire réussit et déboucha sur le Comité présidé par Giovanni Leone, lequel présenta des amendements qui permirent l'approbation de la loi.

Immédiatement, les secteurs catholiques les plus extrémistes lancèrent la campagne du référendum pour l'abrogation de la loi, qui aura lieu quatre années plus tard.

Lorsque la menace référendaire se dessina, le PCI chercha, à tout prix, un nouveau compromis avec la DC, en faisant proposer à Tullia Carrettoni, indépendante de gauche élue sur les listes communistes, des modifications substantielles à la loi qui, de fait, la dénaturaient complètement. Si d'une part le projet Carrettoni se présentait comme «correctif» de certaines «imperfections», de l'autre, il représentait un « fléchissement évident face aux prétentions des opposants au divorce, en rendant encore plus difficile la procédure pour accéder au divorce ». Loris Fortuna le définit comme « un recul catastrophique des positions laïques pour venir en aide aux opposants au divorce ». Les radicaux virent dans la proposition Carrettoni la formule destinée à faire fonction de base pour d'ultérieurs fléchissements à l'égard de la DC qui, en définitive, visait seulement à vider complètement de son contenu la réglementation sur le divorce. La dissolution anticipée des Chambres fit passer à la trappe la proposition Carrettoni et prorogea les délais du référendum, qui fut décalé d'un an.

Dans la période qui s'écoula entre l'approbation de la loi et le référendum, les communistes ne se donnèrent pas pour vaincus et nouèrent des pourparlers avec de hauts représentants ecclésiastiques. Le dirigeant communiste Paolo Bufalini raconte : « Nous proposions une conception de la famille très sérieuse. (…) Notre opposition au référendum provenait de la volonté de ne pas diviser les grandes masses populaires qui s’appuyaient, entre autres, sur une culture catholique ancrée dans le peuple. C'est pourquoi, nous avons mené, en accord avec les socialistes et les autres laïques, et ensemble avec les démocrates-chrétiens, ces pourparlers discrets avec l'Église, de manière très sérieuse et tenace. »

Monseigneur Gaetano Bonicelli, porte-parole à cette époque de la Conférence Épiscopale Italienne, a rappelé que les communistes, lors des rencontres secrètes, « offraient la possibilité d'une révision assez substantielle de la loi votée en décembre 1970. En fait, ils abandonnaient son principe en en réduisant la portée pratique. On en arriva également à la formulation de tous les articles de la nouvelle loi ».

Ce furent Paolo Bufalini et Tullia Carrettoni, en qualité de responsables du parti, qui s'occupèrent de ces propositions. « Pendant deux mois », continue monseigneur Boncelli, « on peut dire que j'ai eu moi aussi des contacts avec eux. On faisait des propositions de part et d'autre. Pour ce qui me concerne, j'en référais à mon supérieur direct, monseigneur Bartoletti, qui (…) était en relation personnelle avec le Saint Père. (…) Et le champ des pourparlers s'élargit beaucoup. (…) Il y avait sur la table beaucoup de choses, même très éloignées du divorce. »

Le secrétaire du parti Enrico Berlinguer chercha tout au long de ces mois un compromis. Carlo Galluzzi se rappelle :

Quand la possibilité que la consultation référendaire soit désormais inévitable avait commencé à se concrétiser, Berlinguer était entré en fibrillation. Il avait tout fait pour éviter cette collision, en activant ses canaux privés avec l'Église et en faisant écrire presque tous les jours dans l'Unità qu'il n'était jamais trop tard pour arriver à un accord qui aurait non seulement garanti la paix religieuse mais aussi la stabilité du régime démocratique. Aux Boutiques Obscures [le siège du PCI], il courait le bruit que Berlinguer avait un problème de conscience, que, en réalité, l'abolition de l'indissolubilité du mariage représentait pour lui une brèche dangereuse qui s'ouvrait dans les mœurs du pays tout entier.

Par-dessus tout, le secrétaire du parti était aussi pessimiste à propos d'un insuccès possible du référendum, parce qu'il était sûr que le résultat serait catastrophique et que la victoire des opposants au divorce atteindrait un niveau record. Le référendum insérait également un gros coin dans le dialogue avec la DC, c'est-à-dire qu'il représentait un éloignement du «compromis historique».

Mis au pied du mur par la décision de Fanfani qui, prévoyant une grande victoire pour les catholiques, avait résolu de mener le combat jusqu'au bout, le PCI fut obligé de prendre position. La campagne du référendum, lancée par les radicaux, « fut affrontée par le PCI sans grande conviction ». Berlinguer en fit part avec une certaine préoccupation au journaliste de l'Unità Ugo Baudel : « Nous arriverons au maximum à 35% ». Et à Gianni Cervetti, à l'occasion d'un meeting à Milan : « Il vaut mieux que je ne dise pas ce que sont mes prévisions, car sinon je découragerai les camarades ». « C'était un calcul », a commenté l'historien Aurelio Lepre, « qui démontrait le peu de connaissance des transformations en cours, surtout sur le plan des attitudes mentales. En réalité, les attitudes mentales découlaient d'une situation qui avait poussé un secteur de la société italienne à poser d'une façon pressante le problème du divorce et à faire en sorte qu'on ne puisse pas le différer. »

Le référendum du 12-13 mai 1974 marqua une victoire sensationnelle pour ceux qui soutenaient la loi sur le divorce, mais, en même temps, elle frappa de surprise les dirigeants communistes, en mettant en lumière l'écart énorme qui séparait le PCI de la société italienne.

Le moralisme dans le parti

Mais revenons aux années quarante, quand Togliatti ne perdait aucune occasion pour exalter le rôle de la famille monogamique indissoluble et quand il insistait sur la présentation du PCI comme le défenseur de la tradition et de l'ordre social, en répandant une morale matrimoniale rigide opposée au divorce. Eh bien, précisément au cours de ces années-là, les familles des dirigeants, en particulier de ceux qui étaient à la tête du parti depuis plusieurs années, s'étaient défaites ou étaient en train de se défaire, donnant naissance à de nouvelles unions plus ou moins formelles.

Ainsi, par exemple, quand Togliatti et Montagnana, dans leurs écrits et leurs discours, inculquaient aux militants de base et à la population la valeur primaire de l'unité de la famille, la leur était en train de se défaire. D'autres dirigeants « historiques » avaient changé de partenaire ou en changeraient dans les périodes suivantes : de Luigi Longo à Mauro Scoccimarro, de Ruggero Grieco à Agostino Novella, d'Arturo Colombi à Girolamo Li Causi et à Gian Carlo Pajetta. Le problème touchait aussi Umberto Terracini qui professait cependant en public une foi sincère contre le divorce. Et comme il aimait présenter sa compagne d’alors comme son épouse, un scandale naquit quand, à l’automne de 1947, le jeune chroniqueur de la revue Oggi [Aujourd'hui], Ugo Zatterin, révéla que leur union n’était pas régulière, étant donné qu'elle était encore l'épouse d'un officier et qu'il était encore marié avec une femme russe, Alma Leks. En somme, à ce moment-là, ils étaient des concubins publics.

À la base du parti, et dans certains secteurs de l'appareil, la relation entre Togliatti et Nilde Iotti n'était pas appréciée dans la mesure où elle constituait aussi une contradiction évidente de la politique familialiste diffusée de manière publique et insistante par les dirigeants communistes eux-mêmes. Massimo Caprara, le secrétaire d'alors de Togliatti, raconte :

Au cours d'une réunion convoquée exprès, la direction du parti avait désapprouvé leur relation par un vote majoritaire, avec le seul désaccord d'Estella, Teresa Noce, qui saisit l'occasion pour attaquer l'inconstance de son mari comme celle de tous les autres. Et en demandant des mesures contre eux, mais non contre Palmiro et Nilde. Afin de forcer la situation et d'imposer leur choix de vie, outre le fait qu'ils étaient à la recherche d'un appartement que Secchi, chargé de la logistique des chefs, ne leur fournit jamais, Togliatti et Iotti décidèrent d'aller vivre, sans autorisation, dans l'hôtellerie, au septième étage des Boutiques Obscures.

Aucun des membres du parti ne savait encore que Togliatti s'était installé «abusivement» à l'intérieur de l'immeuble des Boutiques Obscures. Et Caprara de commenter : « L'idée ne m'effleura jamais, durant ces mois-là, du grotesque de la situation du secrétaire du plus puissant et nombreux Parti communiste d'Europe, contraint d'entrer chez lui furtivement, (…) pour se cacher non pas de ses adversaires mais des dirigeants du parti dont il était le chef. Indiscuté en tout. Sauf sur un dogme : le respect rigoureux en public de la morale bourgeoise. »

Puisque les communistes étaient continuellement désignés par les démocrates-chrétiens comme des destructeurs de la famille, des partisans de l'amour libre et des libertins, et en définitive, comme des individus exagérément immoraux, le PCI, afin de repousser ces attaques entachées d'erreurs et de prétextes, s'appliqua à supprimer de sa ligne politique jusqu'à la plus petite tentation d'être favorable au divorce et, dans certains cas, ses dirigeants réagirent avec fermeté à l'accusation d'avoir obtenu le divorce. Il arriva, par exemple, à Teresa Noce, épouse de Luigi Longo, alors numéro deux du parti, de démentir avec aplomb au Corriere della Sera [Courier du Soir] – qui en avait donné la nouvelle en avant-première – d'avoir entamé des démarches pour son divorce, en alléguant comme preuve de bonne foi et de cohérence, l'aversion du parti pour cette institution.

En réalité, c'était Longo qui avait entamé les démarches à son insu, à Saint Marin, en falsifiant sa signature. Quand elle sut la vérité, (…) enragée et déchaînée, Teresa Noce fit un esclandre. « Mais comment, - disait-elle aux quatre vents, en protestant contre le PCI – vous nous avez demandé de voter l'article 7 de la Constitution pour inclure le Concordat dans la charte constitutionnelle, qui sanctionne par conséquent l'abolition du divorce, et maintenant vous me demandez de faire le contraire dans ma vie privée. Comment pouvez-vous me proposer une telle farce? Je ne suis pas d'accord (…) je refuse d'accorder le divorce à mon mari (…). » Cela n'empêcha pas, malgré tout, que le secrétaire et le vice-secrétaire du PCI fassent tous les deux ce qu'ils avaient décidé de faire, à savoir de dissoudre leurs liens conjugaux.

Les tentatives de Noce de soulever la question à l'intérieur de l'organisation aboutirent à son éviction de la direction du parti qu'elle avait contribué à fonder.

Ce qui résulte de cette histoire exemplaire, c'est que les dirigeants pouvaient faire ce qu'ils voulaient de leur vie familiale pourvu que les masses, qui étaient exclues des privilèges dont ils jouissaient, n'en sachent rien. On pourrait appliquer au PCI la définition d'«hypocrisie sociale de couches» créée par Gramsci : « Les couches populaires sont forcées d'observer la "vertu"; ceux qui la prêchent, ne l'observent pas, tout en lui rendant un hommage verbal, et donc l'hypocrisie n'est pas totale mais de couches ». C'est pourquoi, si les dirigeants catholiques, qui soutenaient l'indissolubilité du mariage pour la masse de la population, accédaient à une annulation facile du mariage par l'intermédiaire de la Rote, les dirigeants communistes eux aussi parvenaient par d'autres voies à la dissolution de leur mariage. Et en effet il y eut de nombreux couples de dirigeants communistes qui obtinrent, évidemment dans la plus grande discrétion, le divorce dans les pays de l'Est. Une lettre de 1951 écrite par Edoardo D'Onofrio à un autre dirigeant communiste de premier plan, à propos des adversités matrimoniales de ce dernier, révèle le jésuitisme profond des communistes. Il suggérait un recours plus que discret au tribunal de Saint Marin, pour lequel – affirmait le responsable des cadres – un avocat de confiance était déjà disponible.

Si, d'une part, les chefs historiques du PCI se séparaient de leurs premières femmes et se mariaient avec d'autres compagnes, de l'autre, on veillait au contraire scrupuleusement sur la «moralité» des couples des simples militants ou des dirigeants moyens et de base. Et comme les dirigeants non mariés pouvaient donner lieu à des ragots, le Bureau des cadres des Boutiques Obscures n'hésitait pas à réprimander les jeunes fonctionnaires célibataires, pour les presser à contracter mariage et pour passer un savon aux moins soumis. Le Bureau des cadres était, en fait, le bras séculier de la Section d'organisation, et il avait, entre autres, la tâche de classer, de fournir des informations sur et de surveiller de façon occulte les fonctionnaires du parti. Il était dirigé par Edoardo D'Onofrio, surnommé Edo, Romain d'origine ouvrière et stalinien à la fidélité éprouvée.

L'usage d'écrire des autobiographies était en vigueur dans le parti. On demandait à chaque nouvel adhérent de remplir une fiche qui devait contenir même les faits personnels les plus intimes. Le rapport faisait ensuite l'objet d'une discussion publique, par l'ensemble des camarades de la section ou du cours du parti. La moralité individuelle était l'un des éléments sur lesquels, souvent, la discussion se concentrait. Et même si cela était surtout vrai pour les femmes, les hommes aussi étaient soumis à ce type d'examen.

Une section de Gênes, par exemple, consacra de longues séances et des débats exténuants sur l'opportunité que l'un de ses adhérents, qui devint ensuite un haut dirigeant, soit ou non dans l'obligation de mentionner dans son autobiographie le fait que sa femme le trompait régulièrement. Mario Pirani, alors jeune cadre du PCI, à la veille d'un transfert dans la fédération communiste de Venise, fut appelé par D'Onofrio qui fit semblant de «s'informer» (puisqu'il la connaissait fort bien) sur sa situation sentimentale. « Mais », lui dit-il, « tu n'avais pas une amitié pour une jeune camarade? Pourquoi donc ne vous mariez[1]vous pas? ». Et il l'admonesta : « Tu vas aller dans une petite ville, les yeux de tous seront braqués sur toi, rappelle-toi qu'un communiste doit être un exemple pour les autres. » Renato Mieli écrit aussi dans ses souvenirs :

Je sentais (…) que mes affaires sentimentales suscitaient une curiosité malveillante. On disait dans le PCI que j'étais un coureur de jupons invétéré, continuellement à la recherche de nouvelles aventures. (…) C'était (…) un racontar haineux afin de me faire voir sous un mauvais jour. Togliatti lui-même m'avait fait dire que je sois plus attentif afin de ne pas donner lieu à des médisances fâcheuses.

À Naples, pendant de nombreuses années après 1945, le parti fut dirigé par Salvatore Cacciapuoti, un stalinien de fer, qui avait comme secrétaire Renzo Lapiccirella. Celui-ci vivait avec Francesca Spada, une femme séparée avec deux enfants. « En 1945 », raconte l'écrivain Ermanno Rea, « quand Renzo avait à peine commencé sa relation avec Francesca, ou peut-être avant même qu'elle n'ait commencé officiellement, Cacciapuoti l'avait convoqué un jour dans son bureau et, lors d'un entretien discret, il lui avait intimé de briser cette relation. » Pour le parti, le fait qu'un communiste vive avec une femme mariée constituait à l'évidence une grave infraction à l'éthique populaire.

Mais, tandis que Cacciapuoti exigeait que les militants fassent montre d'une morale réactionnaire, pour lui, le comportement était tout à fait différent. Ses « fréquentes demandes de prestations sexuelles aux "camarades" femmes qui évoluaient dans la fédération avaient une certaine solennité : elles semblaient faire allusion, même de façon très obscure, à une sorte de devoir auquel il aurait été tout à fait inopportun de se soustraire. Beaucoup naturellement s'y soustrayaient (…). Il y en avait au contraire qui tombaient dans le piège (…). Et qui y tombaient avec bénéfice : une petite carrière politique peut être une matière d'échange acceptable. » Une sorte de do ut des, en somme.

Ermanno Rea a aussi parlé, pour ce qui concerne le communisme napolitain, d’une sorte d'«obsession machiste». Mais pour la base ouvrière, pour l'extérieur et pour le public, la famille monogamique indissoluble était, dans toutes les années cinquante, la carte de visite que le parti présentait à la société. « Dans ces années-là », confirme Teresa Noce, « il y eut un grand travail dans toutes les fédérations d'Italie pour réunir à nouveau les familles séparées par la guerre et aussi pour mettre un peu d'ordre dans la vie des camarades. » Et même « les querelles, les trahisons, les désaccords, étaient portés devant le secrétaire de section ».

Le discours emphatique qui était tenu sur la famille et sur une morale «positive» et «saine» en Union Soviétique était constamment confirmé aussi bien à l'intérieur qu'à l'adresse de l'extérieur. Aux lecteurs ingénus qui écrivaient à Vie Nuove pour demander si ce que disaient certains calomniateurs, selon lesquels l'amour libre, c'est-à-dire une certaine liberté sexuelle, régnait en Russie, était vrai, il était répondu aigrement : (…)

la théorie du prétendu «amour libre» comme système de vie est rigoureusement condamné par le marxisme en tant que déviation anarchisante et phénomène de dissolution petite-bourgeoise.

Si le modèle de famille auquel on faisait référence était le modèle soviétique, on insistait cependant d'un autre côté pour accréditer l'idée que le PCI était le continuateur des«bonnes traditions italiennes». Ce que le Parti prêchait aux quatre vents ne contredisait pas du tout les images traditionnelles de la famille catholique italienne. C'est pourquoi justement, les transgressions et les infidélités conjugales continuaient à l'intérieur du parti à faire scandale et étaient stigmatisées comme des manifestations d'un manque de «sérieux» civique. Non seulement la vie en commun more uxorio (que les catholiques définissent comme le «concubinage»), mais également la séparation entre conjoints, suscitaient réprobations et ragots, et, à des niveaux plus élevés du parti, étaient considérées de façon négative. Luciana Castellina, qui a expérimenté durant toutes les années cinquante et soixante l'idéologie du PCI, a affirmé :

Il arrivait assez souvent qu'une camarade tombe amoureuse du secrétaire de section. Dans ces cas-là, si l'un des deux était marié, la vie dans le parti devenait difficile pour elle, et parfois pour lui : ils étaient destitués de leur charge, déplacés, et entourés d'un climat de réprobation morale. 

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