Une des premières
préoccupations du nouveau Parti Communiste Italien (PCI), dès qu'il émergea de
la clandestinité, fut celle de souligner avec force sa fidélité à l'institution
de la famille, dans sa version bourgeoise national-populaire. Si, au cours des
meetings, ses dirigeants soutenaient qu'ils avaient des projets
"différents" dans le domaine des rapports matrimoniaux, les positions
qu'ils défendaient dans la réalité étaient essentiellement conservatrices et se
différenciaient bien peu des attitudes petites[1]bourgeoises qui étaient en vogue en Italie à
cette époque.
En effet, les dirigeants
communistes témoignèrent de quelques inquiétudes dans la lutte qu'ils menaient
pour le maintien de la stabilité du mariage, qu'ils considéraient comme un des
pivots des institutions sociales que la société italienne avait construites
durant les longues années de domination de la bourgeoisie. Palmiro Togliatti,
avant son retour en Italie, s'était déjà empressé de présenter à l'avance sa
pensée dans le journal L'alba [L'Aube], édité en Russie pour les prisonniers
italiens, et dans lequel il accusait le fascisme de ne protéger la famille
qu'en paroles. Il était implicite que, si le fascisme n'avait pas sauvegardé
l'institution familiale, le communisme dans sa version russe le faisait, lui au
contraire, concrètement.
Noi Donne [Nous, les femmes],
organe de l'organisation communiste Unione Donne Italiane (UDI) [Union des
Femmes Italiennes], reliait, dans son premier numéro «légal» du 10 juillet
1944, la question de la famille non pas à une conception socialiste, mais à une
vision nationale : « Nous voulons reconstruire notre famille », y soulignait-on
avec force, « et c'est pourquoi nous sommes directement intéressées par tous
les problèmes de la vie nationale ». Dans ce périodique, les problématiques
sociales féminines étaient naturellement ignorées, et au contraire, ses pages
étaient remplies d'articles qui allaient de l'exaltation de la femme partisane
jusqu'aux conseils pratiques de cuisine.
Comme exemple à imiter, on
montrait aux femmes italiennes la femme soviétique, dont on faisait
continuellement l'éloge pour sa sujétion au régime stalinien. Le modèle de
famille proposé était justement le modèle russe dans lequel, selon la
propagande de l'époque, une morale rigide, une progéniture nombreuse et un
attachement comme il se doit à la patrie étaient en vigueur. C'est dans ce but
que l'on chercha à utiliser, dans le territoire à peine libéré, les délégations
soviétiques qui étaient envoyées au fur et à mesure en Italie méridionale. En
octobre 1944, par exemple, quatre délégués syndicaux russes furent employés
pour une tournée de propagande. À Reggio Calabria, au cours de pompeuses
manifestations, ils ne manquèrent pas d'exalter et de proposer en exemple la
famille russe, qui aurait été « protégée et respectée comme fondement de la
société soviétique ».
En 1945, la guerre terminée,
le PCI donna à l'impression un opuscule intitulé La famille, le divorce,
l'amour, dont l'auteur, Rita Montagnana, était membre du Comité Central,
responsable de la section féminine du parti, directrice de Noi Donne, et, pour
le moment, encore épouse de Togliatti. Cet écrit était destiné à circuler par
dizaines de milliers de copies dans les sections et les cellules communistes
afin de porter à la connaissance de la base l'opinion du sommet du parti sur un
sujet qui était considéré comme très important à ce moment-là. La conclusion
que l'on en tirait, c'était que l'unité de la famille était l'élément central
sur lequel la société italienne se fondait, et qu'elle devait donc être
défendue avec ténacité. Il s'agissait d'une unité à laquelle l'introduction du
divorce pouvait attenter. C'est pour cette raison que Rita Montegnana affirmait
très clairement :
La revendication du divorce
n'est pas ressentie par la grande majorité des femmes, en particulier par
celles du peuple, qui sont résolument contre le divorce. Pourquoi
devrions-nous, nous les communistes, qui sommes pour la démocratie, poser
aujourd'hui cette revendication? (…) Du reste, si les femmes sont aujourd'hui
contre le divorce, cela démontre leur intelligence et leur sensibilité
politique et nationale.
Cet opuscule répand des peurs
inutiles parmi les femmes, en laissant entendre que le divorce pourrait être
employé par les hommes pour se défaire de leurs épouses, argument qui anticipe
celui qui sera utilisé par les partisans catholiques de l'abrogation quelques
décennies plus tard, dans les années soixante-dix, lors de la campagne pour le
référendum.
La conclusion de Montagnana
était péremptoire et ne laissait aucune place au doute : « Il n'est venu à
l'esprit d'aucune d'entre nous, vraiment d'aucune, de parler de divorce ».
Il pourrait sembler à première
vue que cette manière de prendre position par rapport à la famille était une
attitude tactique due à la nécessité de s'affirmer parmi les masses
catholiques, dont une partie importante se reconnaissait ouvertement dans la
Démocratie chrétienne (DC), et aussi à la volonté déterminée de se gagner les
bonnes grâces de la haute hiérarchie ecclésiastique. En réalité, la conception
de la famille qui était exprimée n'était pas du tout étrangère aux idées que les
communistes italiens avaient assimilées au travers de l'expérience soviétique,
laquelle, depuis les années trente, avait manifesté au fur et à mesure des
positions de plus en plus réactionnaires. La restauration stalinienne de cette
période-là, en ce qui concerne les droits de la femme, s'accompagna d'accents
pour la plupart résolument régressifs qui identifiaient, de façon prédominante,
la femme à son rôle maternel, alors que le divorce était vu comme un mal auquel
on ne devait recourir que dans les cas exceptionnels.
Ce n'est pas par hasard si
l'épouse de Togliatti, quand on lui demandait si les communistes étaient par
principe contre le divorce, répondait évidemment de manière négative, en
expliquant : « Nous estimons que l'on ne devrait en arriver au divorce – quand
il y a des enfants – que dans les cas extrêmes, de la même façon que l'on en
arrive à l'amputation d'un membre quand de ne pas le faire aboutirait à la mort
du patient ». Et elle ajoutait : « C'est ce qui se passe aujourd'hui en Union
soviétique où, bien que l'on admette le divorce, l'on fait tout ce qui est
possible pour limiter le nombre des divorces et pour ressouder toujours plus
les liens familiaux ». De toute façon, même ce divorce «restreint» n'était
considéré ni comme actuel ni comme opportun pour l'Italie de cette période-là.
Les communistes étaient donc
pour la «défense de la famille» telle qu'elle était à ce moment-là. Malgré
tout, devant nécessairement se distinguer des catholiques sur le plan
politique, ils cherchaient à souligner qu'ils tendaient à la réalisation d'une
famille «fondée sur des bases neuves», dans une société elle aussi
«profondément transformée», en se gardant bien cependant de spécifier comment
cette société nouvelle aurait dû être structurée et quelles seraient les bases
sur lesquelles elle devait être édifiée. Cela voulait dire que tout restait à
l'intérieur d'une description volontairement vague. En réalité, le seul exemple
positif qui était proposé était, comme toujours, l'exemple soviétique, et en
effet Montagnana ajoutait : « La jeunesse soviétique masculine et féminine est
éduquée aux sentiments d'une saine morale. (…) Une jeunesse entière qui se
consacre, comme la jeunesse soviétique, au travail, à l'étude, au sport, à
l'art, à la défense de sa patrie, quand celle-ci est attaquée, est portée à une
vie non pas dissolue mais sévère et honnête ».
Toujours la même année, le 5
juin, Togliatti s'arrêtait un instant sur ce même thème à la première
conférence féminine du PCI. Après avoir parlé de la nécessité de l'émancipation
de la femme, il expliquait :
Dans un pays profondément
bouleversé (…) nous avons besoin de manière particulière de reconstruire et de
défendre l'unité de la famille. (…) C'est pourquoi nous sommes opposés à poser
quelque problème que ce soit qui tendrait à briser ou à affaiblir l'unité de la
famille. (…) Nous avons besoin de défendre la famille, enfin, pour résoudre les
problèmes de l'enfance.
Le secrétaire général du parti
proposait, même si c'était avec des expressions plus sophistiquées, mais
identiques quant à la substance, les mêmes thèses que son épouse, en présentant
des problématiques qui étaient à même d'émouvoir les femmes italiennes, mais
qui en réalité n'avaient rien à voir avec le problème en question.
Il y a trop d'enfants en
Italie qui vont pieds nus, qui ont perdu leurs parents, qui souffrent, qui ne
mangent pas suffisamment, qui se corrompent, qui, si on ne les sauve pas de la
situation dans laquelle ils se trouvent, ne pourront pas devenir des jeunes
robustes, des hommes audacieux et courageux.
En définitive, Togliatti
exprimait des idées qui contredisaient les thèses formulées dans la première
partie de son discours, dans lequel il avait traité vaguement d'«émancipation
féminine», et qui confirmaient la position, de fait, subordonnée de la femme au
sein de la famille.
L'attitude strictement
négative du PCI à l'égard de l'introduction du divorce prit un caractère encore
plus fort lorsque le problème sembla devenir d'actualité. En 1946, à Trieste,
le gouvernement allié, qui gouvernait encore le territoire, avait chargé un
avocat d'élaborer un projet de loi qui prévoirait la réintroduction du divorce
dans la Vénétie Julienne, laquelle avait joui, jusqu'à l'avènement du fascisme,
de cette institution, dans la mesure où elle appartenait à l'Autriche. Et cette
région aurait dû faire fonction de «modèle» pour une éventuelle extension
ultérieure de la réforme à toute l'Italie. Le 16 septembre, le projet de loi
était prêt, mais il ne fut jamais traduit en loi, et il n'est pas à exclure que,
dans la décision du gouvernement militaire allié, aient interféré des pressions
d'en haut, faisant observer l'inopportunité d'introduire l'institution du
divorce dans une zone destinée à constituer, en tant que territoire italien de
fait, un précédent indésirable pour tout le reste du pays.
Le PCI se garda bien de
profiter de l'occasion offerte par la décision alliée pour en demander la mise
en œuvre et l'extension à toute l'Italie. Au contraire, la nouvelle députée
catholique Leonilde (Nilde) Iotti, à peine élue comme indépendante sur les
listes du PCI pour la Constituante, publiait, précisément en ce mois de
septembre, dans la revue théorique du PCI, Rinascita [Renaissance], un article
intitulé «La famille et l'État» dans lequel elle insistait sur la valeur de la
famille « en tant que noyau primordial sur lequel les citoyens et l'État
peuvent et doivent s'appuyer pour le renouveau matériel et moral de la vie
italienne ». Et même, la crise de l'État italien d'après-guerre menaçait la
«saine moralité» du peuple qui, jusqu'à présent, « avait rencontré ses
manifestations en particulier dans la famille ». Afin que l'on ne se méprenne
pas, et pour que sa pensée et celle du parti soient mieux comprises, la future
compagne du secrétaire général expliquait très pesamment :
Quant à l'indissolubilité du
mariage, nous jugeons comme inopportun de la mettre en discussion, surtout du
fait des considérations déjà développées concernant la nécessité du
renforcement de l'institution familiale.
L'intervention de Iotti fut
soutenue, peu après, par Umberto Terracini lui-même qui, dans un meeting à
Terni, définissait le divorce comme un problème qui intéressait essentiellement
les riches, comme un luxe bourgeois qui n'était pas destiné aux prolétaires. Et
puisque c'était une institution à laquelle seuls les riches pourraient accéder,
on demandait qu'elle soit refusée à toutes les couches de la population.
Avec ces interventions
résolues, les communistes dévoilaient leur aversion pour un régime qui existait
dans tous les pays civilisés du monde, et qui n'était refusé en Europe que par
l'Espagne fasciste et par l'Irlande arriérée.
Au cours du débat sur
l'article 29 de la Constitution, qui concernait l'organisation de la famille,
débat qui eut lieu en avril 1947 à la Constituante, Togliatti affirma que son
parti était opposé à l'insertion dans la Constitution du terme «indissoluble»,
qui aurait pu apparaître comme une prise de position en faveur de la
possibilité de dissolution du mariage, du moins dans l'avenir. En réalité, son
problème était éminemment juridique; ce qu'il voulait, c'était uniquement que
la Constitution ne mentionne pas l'indissolubilité du mariage parce que, au
fond, sur le problème du divorce, il était d'accord avec les catholiques. «
Nous ne voulons pas du divorce », précisa-t-il à cette occasion, « mais nous ne
voulons pas non plus que l'on inclue la déclaration d'indissolubilité du
mariage dans cet article de la Constitution ». Le débat qui s'est déroulé à
propos de l'article 29 est assez significatif de la façon dont les communistes,
pour faire bonne figure, n'ont pas hésité, à des époques plus récentes, à
s'approprier les batailles des autres. L'article de la Constitution concernant
la famille dit : « La République reconnaît les droits de la famille en tant que
société naturelle fondée sur le mariage ». Le texte original du même article
présenté par les démocrates-chrétiens affirmait reconnaître « les droits de la
famille en tant que société naturelle fondée sur le mariage indissoluble ».
Togliatti, en collaboration avec Iotti et Maria Maddalena Rossi, déclara, comme
on l'a déjà dit, qu'il considérait que le terme «indissoluble» ne devait pas
être inséré dans le texte constitutionnel, « mais ils s'abstinrent de chercher
à le supprimer par crainte d'offenser la DC ». Ce fut le parlementaire Umberto
Grilli qui présenta un amendement qui supprima le terme indésirable. Le Parti
Socialiste Italien (PSI) et le PCI se sentirent ainsi contraints d'appuyer
l'amendement Grilli qui passa de seulement trois voix, et uniquement parce que
170 membres de l'Assemblée (y compris beaucoup de démocrates-chrétiens) étaient
absents.
Dans un témoignage recueilli sous forme d'une
longue interview par le journaliste Pasquale Balsamo, Terracini raconta la
suppression du terme «indissoluble» comme une « belle bataille, commencée à
titre personnel par le camarade communiste Umberto Grilli ». Et Terracini
toujours, répondant à la question : « Comment se fait-il que ce soit justement
un constituant communiste qui ait présenté un amendement aussi bouleversant? »,
affirmait que « ce camarade, modeste mais irréductible dans ses convictions,
sut saisir au vol une grande occasion pour mettre en œuvre une
"affirmation de principe" ». En réalité, l'héroïque «camarade
communiste» Grilli n'était pas du tout communiste, mais c'était un socialiste
de droite qui, au moment de la discussion plénière de l'article 29, était déjà
passé dans les rangs du Parti Socialiste des Travailleurs Italiens (PSLI) de
Giuseppe Saragat.
Le PCI contribua ainsi de
manière significative, dans ces années d’activité législative intense, à
maintenir une organisation arriérée, archaïque de la famille, organisation qui,
par-dessus tout, ne correspondait en aucune façon aux conditions sociales de la
société italienne. Il continua de persister dans son affirmation quant à la
valeur de l'«unité familiale» et aux fonctions pédagogiques et moralisatrices
de la famille indivisible. C'est vrai aussi qu'aucun groupe politique, à
l'Assemblée Constituante, ne fut particulièrement actif pour soutenir une
législation favorable au divorce. Et en effet les démocrates[1]chrétiens
ne trouvèrent pas beaucoup de députés ayant l'intention d'insister pour
introduire le divorce en Italie, mais seulement des députés opposés à voir le
principe de l'indissolubilité inscrit dans la Constitution.
Togliatti déconseillait de se
mettre à discuter du divorce avec la justification que le pays avait des
problèmes bien plus importants à résoudre et il présenta à l'approbation de la
sous-commission la motion suivante :
La première sous-commission,
constatant que personne n'a présenté la proposition de modifier la législation
en vigueur pour ce qui concerne l'indissolubilité du mariage, ne considère pas
comme opportun de parler de cette question dans le texte constitutionnel.
La position du PCI était donc
très claire : il n'était pas besoin d'aborder le sujet brûlant du divorce; en
revanche, il n'y avait aucune prise de position contre le problème de
l'indissolubilité du mariage, mais seulement l'objection qu'il ne s'agissait pas
d'«un problème constitutionnel».
Il pourrait sembler que
Togliatti, par son attitude, voulait laisser une porte ouverte, de façon à ne
pas bloquer constitutionnellement l'organisation de la famille. Mais la réalité
est autre, tant il est vrai que l'indissolubilité du mariage a été ensuite
sanctionnée par la Constitution elle-même, grâce au Traité du Latran rappelé
dans l'article 7 de la Constitution italienne, article voté aussi par les
communistes. « Aujourd'hui », se demandait en effet rhétoriquement La Civiltà
Cattolica [La Civilisation catholique], « pourrait-on introduire le divorce en
Italie sans violer le Traité du Latran? Beaucoup le nient, et avec toute
raison, parce que le divorce est manifestement contraire à l'esprit et, du
moins en un certain sens, à la lettre des accords solennellement admis et
reconnus par la Constitution dans l'article 7 ». Pie XII lui[1]même,
assurément peu reconnaissant envers les communistes, admettait, dans un
discours adressé à des juristes réunis en congrès en 1949, :
Grâce à Dieu, votre devoir est
ici considérablement allégé par le fait qu'en Italie le divorce, cause de tant
d'angoisses intérieures, également pour le magistrat qui doit suivre la loi,
n'a pas droit de cité.
Toutefois ce n'était pas
seulement grâce à Dieu que le divorce n'avait pas été introduit en Italie, mais
aussi grâce aux communistes. « L'adhésion du PCI non seulement à des modèles
culturels mais aussi à des principes de moralité absolus et traditionnels », a
écrit l'Américain Stephen Grundle, « avait une raison politique précise », mais
elle relevait d' « une perspective générale qui était en contradiction avec la
structure de la société telle qu'elle était en train d'émerger au milieu de ce
siècle. Dans les années suivantes, quand le développement économique provoquera
des changements à tous les niveaux de la société italienne, le parti se
trouvera de plus en plus prisonnier de son conservatisme ».
Il faudra que passent de
nombreuses années avant que les dirigeants communistes ne commencent à sentir
que la société italienne ne pouvait plus supporter une condition matrimoniale
aussi extrêmement arriérée. Valdo Magnani, qui entre autres était un cousin de
Nilde Iotti, rappelait, dans une interview accordée en 1980 et, ce n'est pas un
hasard, publiée posthumément en 1988, que, tandis que les réformistes avaient
agité le problème du divorce, en présentant d'ailleurs des projets de loi, les
communistes avaient continué à être rigoristes, parce qu'ils voulaient
précisément se présenter au pays en qualité de conservateurs.
Et l'image de la femme qui,
dans ces années-là, était exposée dans la presse communiste n'échappait pas à
une représentation liée au foyer domestique, à l'unité forcée de la famille et
à l'épouse «mère de famille». À l'occasion du 8 mars 1949, par exemple, dans
les pages de Vie Nuove [Voies nouvelles], les femmes étaient appelées à se
mobiliser, justement au nom de la famille et du foyer, à participer à « la
lutte quotidienne de la vie », puisqu'elles étaient « des mères, des épouses,
des filles, des compagnes d'hommes » que cette lutte faisait aller de l'avant.
Deux ans auparavant, toujours à l'occasion de l'échéance du 8 mars, on avait
parlé, dans Noi Donne, d'une fête joyeuse « dans les pays vraiment
démocratiques où la femme participe activement à la vie politique et
économique, tout en restant la mère respectée et aimée ».
Les conseils que les
différentes rubriques des journaux communistes prodiguaient à leurs lectrices
frisaient le conservatisme le plus tenace, et ils auraient pu paraître tranquillement
dans des périodiques catholiques comme Famiglia Cristiana [Famille Chrétienne].
Une lectrice de Catanzaro, par exemple, écrivait que son mari la trompait, et
elle demandait : « Que puis-je faire? Me chercher moi aussi une liaison ou
rester fidèle à mon mari? ». Et voici la réponse :
Sois gentille avec ton mari,
prépare-lui toujours de bons plats, tiens-lui toujours prêts des habits propres
et repassés, fais-lui savoir que tu as l'intention d'avoir n'importe quelle
activité pour te sentir occupée, montre-toi intelligente et compréhensive. Je
suis sûre que les rapports avec ton mari s'amélioreront.
C'est cette même attitude que
prenait Renata Viganó qui signait, à partir de mars 1951, la rubrique «Poste
restante» dans le périodique de l'UDI. Elle répondait ainsi à une lectrice
malheureuse :
Tu ne dois pas t'en aller. Tu
ne peux pas quitter la maison de ton mari. La gosse a le droit d'être épargnée,
sa petite vie est une chose douce et innocente qu'il faut sauvegarder.
Patience, ma bonne, le temps est un grand remède.
Trois semaines auparavant, du
reste, le conseil donné par la journaliste, en réponse à une lettre analogue en
provenance de Piombino, avait été la suivante : « Supporte, sois bonne,
patiente, pense toujours à l'avenir de tes gosses (…). Je comprends que je te
demande un sacrifice permanent, mais la vie est ainsi, en particulier pour les
épouses et les mères, dans l'intérêt et pour l'amour de leur mari et de leurs
enfants ». En somme, comme le disait la réponse à une autre lettre dans la même
revue : « Mieux vaut une famille mal faite qu'une famille défaite ».
Si, dans certains cas peu
nombreux, on s'aventurait à conseiller la séparation d'avec le mari parjure, en
revanche l'attitude qui prévalait était celle de considérer l'unité de la famille
comme une valeur inestimable.
Dans les années cinquante,
quelques rares prises de position en faveur du divorce apparurent; cependant,
elles ne provenaient jamais de la part des dirigeants du parti mais de certains
journalistes de second plan. Au cours de l'année 1953, par exemple, on soutint
timidement l'opportunité du divorce dans Vie Nuove. Toutefois, l'orientation
qui prévalait était celle qui était exprimée dans Les courtes leçons de Zetkin,
ouvrage dans lequel on affirmait que les communistes reconnaissaient, sur un
plan de principe, « la justesse du droit au divorce », mais où, en même temps
cependant, on en repoussait l'introduction en Italie dans la mesure où il était
nécessaire préalablement de créer les conditions dans lesquelles le divorce pourrait
effectivement contribuer « à assurer à la femme sa complète indépendance
personnelle » et ne constituerait pas « au contraire un privilège ou un motif
de licence » comme cela était le cas « dans la société bourgeoise ».
Parfois, l'avortement et le divorce
étaient abordés sous l’angle de l'excommunication et avec le langage sinistre
qui est typique du stalinisme. Dans un article de l'Unità [l'Unité], Giulio
Trevisani rappelait que beaucoup d'eau était « passée sous les ponts de la
Volga et du Don » depuis l'époque où il existait une morale plus désinvolte,
c'est-à-dire depuis les années qui avaient suivi immédiatement la révolution
d'Octobre, et que celle qui courait en ce moment dans le canal formé par ces
deux fleuves était on ne peut plus limpide, parce que, depuis de nombreuses
années, elle avait été « épurée des soi-disant trotskistes [sic] qui la
polluaient ». L'avortement en Union Soviétique, expliquait Trevisani, « est
aujourd'hui un délit grave et le divorce y est bien éloigné de la facilité américaine,
puisque, même si les conjoints sont d'accord, le tribunal peut ne pas
l'accorder ».
En 1956, la Commission
féminine nationale proposa au parti de revoir en partie sa position sur le
divorce, mais, à l’évidence, il ne se passa rien. Cinq années plus tard,
Giorgio Amendola écrivit que les modifications de la structure de la famille
contribuaient à libérer les femmes et donnaient naissance à « de nouvelles
mœurs, une nouvelle conscience et une nouvelle morale ». Ce qui ne voulait pas
dire que le PCI était prêt à abandonner la position réactionnaire qu'il avait
prise sur le divorce, mais seulement que les premières fissures commençaient à
apparaître dans l'ancienne orientation.
Ce fut en 1964, à l'intérieur
de l'UDI, que l'on entreprit finalement de soulever la question du divorce. Ce
furent les jeunes de l'organisation qui mirent le problème sur le tapis et qui,
cette année-là, au cours d'une réunion qui se tenait au théâtre Brancaccio de
Rome, demandèrent ouvertement que l'on vote une résolution en faveur de
l'introduction du divorce dans la législation italienne.
La question était devenue
pressante et, dans cette période, le sujet commençait à être débattu de plus en
plus fréquemment dans l'opinion publique. Les journaux quotidiens et
hebdomadaires (évidemment non communistes) lui consacraient beaucoup d'enquêtes
et de sondages. Des tables rondes et des réunions d'étude s'organisaient à
propos du divorce. Le PCI au contraire, dans son attitude générale, continuait
à rester fidèle aux positions qui exaltaient les vertus de la famille
monogamique soviétique, fondée sur un moralisme rigide et sur le sacrifice pour
le bien de la collectivité. Ce n'est pas par hasard si la requête des jeunes
militantes de l'UDI rencontra l'opposition de la majeure partie des adhérents
du parti, qui la rejetèrent.
Même à l'intérieur du PCI,
cependant, certains commencèrent à comprendre que l'on ne pouvait plus écarter
un problème qui était aussi ressenti par une partie de la population. Luciana
Castellina, qui travaillait à la section féminine, convainquit Nilde Iotti
d'organiser une réunion sur le thème Famille et société dans l'analyse
marxiste, qui pouvait être utilisé pour affronter la question du divorce sans
toutefois l'admettre explicitement.
De nombreux leaders communistes
participèrent à ces assises qui se tinrent en mai 1964. À la fin de la réunion
introductive de Luciana Castellina, laquelle avait critiqué l'organisation de
la famille italienne, Pietro Ingrao s'approcha d'elle et lui murmura : « Tu es
folle de parler comme ça, il va y avoir maintenant le bordel dans le parti ».
Au cours des interventions suivantes, Emilio Sereni entra dans une vive
polémique avec Umberto Cerroni. La réunion fut présentée dans Rinascita par un
article sur le mode autocritique de Giuseppe Chiarante, article où il était
affirmé : « L'involution stalinienne a sans aucun doute pesé à cet égard aussi
sur la ligne des partis communistes occidentaux, en déterminant un retard
indéniable aussi bien dans l'élaboration théorique que dans l'initiative
politique. (…) Il est évident que la bataille doit commencer par les sujets les
plus brûlants, tels que l’égalité de la femme et du mari, le divorce, la
position des enfants illégitimes ».
Cela apparaissait comme une
défaite de l'orientation familiale traditionnelle, et tenace, du PCI. À
l’inverse, sur la même page, un long article de Togliatti, présenté avec une
plus grande évidence, avec un titre coloré de rouge et intitulé «Quelques
observations en marge», s’opposait frontalement à l’intervention de tendance
libérale de Chiarante : « Un sens de la réalité adéquat ne correspond pas à la
rigueur de l’écrit », argumentait le secrétaire général, qui caractérisait en
outre « d’évidentes contradictions et incertitudes dans l’indication de la voie
du renouveau ».
Togliatti ne niait pas à
l'évidence la nécessité d'une réforme «profonde» de la famille. Le travail des
femmes appelait précisément la nécessité de cette réforme, qui malgré tout
n'était pas suffisante : « Qu'on examine l'exemple de pays profondément
différents du nôtre, où la grande majorité des femmes travaille, mais où la
famille ne s'est pas radicalement rénovée, à part l'existence de normes
juridiques plus avancées (divorce, enfants illégitimes, égalité) encore
inconcevables chez nous, qui ont en partie assaini l'atmosphère morale de la
famille mais n'en ont pas transformé la structure de fond ».
Comme on le voit, en 1964, le
divorce, déjà introduit dans tous les pays civilisés depuis de très nombreuses
années, était pour Togliatti une réforme «encore inconcevable» en Italie; et ce
divorce, entre autres, même s'il était introduit, ne contribuerait en aucun cas
à l'«assainissement» de l'atmosphère morale de la famille. C'est pourquoi, on
ne parvient pas à comprendre ce qu'est cette «profonde réforme» que la famille
italienne nécessitait, et que Togliatti invoquait à grand bruit. Selon sa façon
de voir, il fallait créer entre les femmes et les hommes une «nouvelle
conscience» et une nouvelle conception des rapports familiaux. Il s'agissait,
comme on peut s'en rendre compte, de très belles paroles dont le contenu
n'était clair que pour le secrétaire général, vu qu'il excluait l'intervention
de nouvelles lois et étant donné que son parti lui-même s'était bien gardé
d'engager une politique qui aurait eu pour objectif le développement d'une
famille rénovée.
Togliatti insistait enfin sur
le fait que « la famille a été, jusqu'à présent, un des lieux principaux de la
formation de la personne et de l'homme », et il prévenait : « Nous ne devons
pas avoir peur d'affronter la question, y compris sur le plan de la moralité.
C'est pourquoi, les positions qui débouchent sur une sorte d'indifférence quasi
anarchiste face à n'importe quelle forme de prétendue liberté sexuelle, sont
non seulement erronées, mais aussi négatives et sans résultat ».
Ainsi que l'on peut le
remarquer à partir de ses propres affirmations, Togliatti « était resté ancré
dans un jugement sur la société italienne qui ne correspondait plus à la
réalité. Les transformations sociales avaient aussi impliqué profondément les
couches populaires (…) mais pour Togliatti une réforme comme celle du divorce
représentait une exigence qui n'était répandue que dans les couches moyennes.
(…) Il continuait à répéter que le divorce était une réforme qui allait à l'encontre
des intérêts de la femme italienne, du fait de sa condition de totale
dépendance économique par rapport à son mari. » C'était ce même argument que
son ex-épouse avait utilisé vingt ans auparavant, et que les opposants au
divorce agiteront ensuite, dix ans plus tard, au cours du référendum, pour
convaincre les femmes de voter pour l'abrogation de la loi (ce fut même
l'argument principal des discours d'Amintore Fanfani).
Pendant ce temps, à
l'intérieur du parti, comme conséquence de la réunion de 1964, la section
féminine commença à travailler à un projet de loi pour la réforme du droit de
la famille, dans le cadre duquel il était prévu le «petit divorce»,
c'est-à-dire un divorce compris comme la ratification d'une séparation entre
conjoints déjà advenue. L'idée était de présenter le projet à la conférence
suivante des femmes communistes, et donc de le faire proposer aux Chambres par
les parlementaires du parti.
À la veille de la conférence,
la direction du PCI se réunit pour discuter de l'opportunité de cette action.
Entre-temps, Togliatti était mort et Luigi Longo l'avait remplacé à la
direction du parti. Celui-ci, qui parlait maintenant comme secrétaire général
et dans une circonstance officielle, affirma : « Il doit être possible aussi en
Italie, dans le plus grand respect des sentiments religieux des citoyens, de
parvenir à la dissolution du lien matrimonial quand les conditions de
cohabitation sont devenues impossibles ».
Longo, heureusement divorcé
depuis longtemps, prenait probablement une position aussi résolue parce qu’il
s'était aperçu que le problème était en train d'exploser dans la société et que
sa solution ne pouvait plus être différée.
Dans la discussion qui
s'enflamma sur la proposition de la section féminine, le nouveau secrétaire se
montra assez complaisant avec le projet. Même Emanuele Malacuso s'aligna sur
lui, mais Gian Carlo Pajetta et Giorgio Amendola se déclarèrent résolument
contre. Le jugement politique, encore une fois, était que l'Italie n'était pas
mûre pour cette «liberté bourgeoise». C'est pourquoi on concéda aux camarades
la possibilité de présenter le projet à la conférence des femmes communistes,
mais non pas au Parlement où il aurait pu prendre dangereusement la forme d'un
projet de loi.
En 1965 cependant, il s'était
produit un fait inattendu et non désiré par les communistes : Loris Fortuna
avait présenté un projet de loi sur le divorce. Le PCI se trouva de la sorte
hors de position et dépassé à gauche par le PSI et par les radicaux. C'est
pourquoi, deux ans après, en mars 1967, il présenta à son tour un projet de loi
: la proposition Spagnoli. En réalité, la majeure partie des dirigeants du PCI
continuait à être opposée à la réforme du droit de la famille, et par
conséquent elle mettait tout en œuvre pour conjurer l'avènement du divorce.
Malgré tout, le 10 décembre 1970, le parti fut publiquement contraint de
choisir et de prendre position en faveur de la loi, laquelle fut même votée par
quelques dizaines de parlementaires démocrates-chrétiens.
Il faut bien dire que l'on n'était
pas arrivé à la loi de manière indolore. Au contraire, on était parvenu au vote
final après un chemin parlementaire tortueux qui avait vu un dialogue serré
entre la DC, les laïques et, surtout, les communistes, qui considéraient, eux,
la loi comme trop avancée. Au Sénat, en effet, en première lecture, la loi
Fortuna (devenue maintenant Fortuna-Baslini) avait été sur le point de ne pas
passer. Les communistes avaient proposé leur médiation, tout d'abord à Giacomo
Mancini, du PSI, puis au démocrate-chrétien Arnaldo Forlani. L'affaire réussit
et déboucha sur le Comité présidé par Giovanni Leone, lequel présenta des
amendements qui permirent l'approbation de la loi.
Immédiatement, les secteurs
catholiques les plus extrémistes lancèrent la campagne du référendum pour
l'abrogation de la loi, qui aura lieu quatre années plus tard.
Lorsque la menace référendaire
se dessina, le PCI chercha, à tout prix, un nouveau compromis avec la DC, en
faisant proposer à Tullia Carrettoni, indépendante de gauche élue sur les listes
communistes, des modifications substantielles à la loi qui, de fait, la
dénaturaient complètement. Si d'une part le projet Carrettoni se présentait
comme «correctif» de certaines «imperfections», de l'autre, il représentait un
« fléchissement évident face aux prétentions des opposants au divorce, en
rendant encore plus difficile la procédure pour accéder au divorce ». Loris
Fortuna le définit comme « un recul catastrophique des positions laïques pour
venir en aide aux opposants au divorce ». Les radicaux virent dans la
proposition Carrettoni la formule destinée à faire fonction de base pour
d'ultérieurs fléchissements à l'égard de la DC qui, en définitive, visait
seulement à vider complètement de son contenu la réglementation sur le divorce.
La dissolution anticipée des Chambres fit passer à la trappe la proposition
Carrettoni et prorogea les délais du référendum, qui fut décalé d'un an.
Dans la période qui s'écoula
entre l'approbation de la loi et le référendum, les communistes ne se donnèrent
pas pour vaincus et nouèrent des pourparlers avec de hauts représentants
ecclésiastiques. Le dirigeant communiste Paolo Bufalini raconte : « Nous
proposions une conception de la famille très sérieuse. (…) Notre opposition au
référendum provenait de la volonté de ne pas diviser les grandes masses
populaires qui s’appuyaient, entre autres, sur une culture catholique ancrée
dans le peuple. C'est pourquoi, nous avons mené, en accord avec les socialistes
et les autres laïques, et ensemble avec les démocrates-chrétiens, ces
pourparlers discrets avec l'Église, de manière très sérieuse et tenace. »
Monseigneur Gaetano Bonicelli,
porte-parole à cette époque de la Conférence Épiscopale Italienne, a rappelé
que les communistes, lors des rencontres secrètes, « offraient la possibilité
d'une révision assez substantielle de la loi votée en décembre 1970. En fait,
ils abandonnaient son principe en en réduisant la portée pratique. On en arriva
également à la formulation de tous les articles de la nouvelle loi ».
Ce furent Paolo Bufalini et
Tullia Carrettoni, en qualité de responsables du parti, qui s'occupèrent de ces
propositions. « Pendant deux mois », continue monseigneur Boncelli, « on peut
dire que j'ai eu moi aussi des contacts avec eux. On faisait des propositions
de part et d'autre. Pour ce qui me concerne, j'en référais à mon supérieur
direct, monseigneur Bartoletti, qui (…) était en relation personnelle avec le
Saint Père. (…) Et le champ des pourparlers s'élargit beaucoup. (…) Il y avait
sur la table beaucoup de choses, même très éloignées du divorce. »
Le secrétaire du parti Enrico
Berlinguer chercha tout au long de ces mois un compromis. Carlo Galluzzi se
rappelle :
Quand la possibilité que la
consultation référendaire soit désormais inévitable avait commencé à se concrétiser,
Berlinguer était entré en fibrillation. Il avait tout fait pour éviter cette
collision, en activant ses canaux privés avec l'Église et en faisant écrire
presque tous les jours dans l'Unità qu'il n'était jamais trop tard pour arriver
à un accord qui aurait non seulement garanti la paix religieuse mais aussi la
stabilité du régime démocratique. Aux Boutiques Obscures [le siège du PCI], il
courait le bruit que Berlinguer avait un problème de conscience, que, en
réalité, l'abolition de l'indissolubilité du mariage représentait pour lui une
brèche dangereuse qui s'ouvrait dans les mœurs du pays tout entier.
Par-dessus tout, le secrétaire
du parti était aussi pessimiste à propos d'un insuccès possible du référendum,
parce qu'il était sûr que le résultat serait catastrophique et que la victoire
des opposants au divorce atteindrait un niveau record. Le référendum insérait
également un gros coin dans le dialogue avec la DC, c'est-à-dire qu'il
représentait un éloignement du «compromis historique».
Mis au pied du mur par la
décision de Fanfani qui, prévoyant une grande victoire pour les catholiques,
avait résolu de mener le combat jusqu'au bout, le PCI fut obligé de prendre
position. La campagne du référendum, lancée par les radicaux, « fut affrontée
par le PCI sans grande conviction ». Berlinguer en fit part avec une certaine
préoccupation au journaliste de l'Unità Ugo Baudel : « Nous arriverons au
maximum à 35% ». Et à Gianni Cervetti, à l'occasion d'un meeting à Milan : « Il
vaut mieux que je ne dise pas ce que sont mes prévisions, car sinon je
découragerai les camarades ». « C'était un calcul », a commenté l'historien
Aurelio Lepre, « qui démontrait le peu de connaissance des transformations en
cours, surtout sur le plan des attitudes mentales. En réalité, les attitudes
mentales découlaient d'une situation qui avait poussé un secteur de la société
italienne à poser d'une façon pressante le problème du divorce et à faire en
sorte qu'on ne puisse pas le différer. »
Le référendum du 12-13 mai
1974 marqua une victoire sensationnelle pour ceux qui soutenaient la loi sur le
divorce, mais, en même temps, elle frappa de surprise les dirigeants
communistes, en mettant en lumière l'écart énorme qui séparait le PCI de la
société italienne.
Le
moralisme dans le parti
Mais revenons aux années
quarante, quand Togliatti ne perdait aucune occasion pour exalter le rôle de la
famille monogamique indissoluble et quand il insistait sur la présentation du
PCI comme le défenseur de la tradition et de l'ordre social, en répandant une
morale matrimoniale rigide opposée au divorce. Eh bien, précisément au cours de
ces années-là, les familles des dirigeants, en particulier de ceux qui étaient
à la tête du parti depuis plusieurs années, s'étaient défaites ou étaient en
train de se défaire, donnant naissance à de nouvelles unions plus ou moins
formelles.
Ainsi, par exemple, quand
Togliatti et Montagnana, dans leurs écrits et leurs discours, inculquaient aux
militants de base et à la population la valeur primaire de l'unité de la
famille, la leur était en train de se défaire. D'autres dirigeants «
historiques » avaient changé de partenaire ou en changeraient dans les périodes
suivantes : de Luigi Longo à Mauro Scoccimarro, de Ruggero Grieco à Agostino
Novella, d'Arturo Colombi à Girolamo Li Causi et à Gian Carlo Pajetta. Le
problème touchait aussi Umberto Terracini qui professait cependant en public
une foi sincère contre le divorce. Et comme il aimait présenter sa compagne
d’alors comme son épouse, un scandale naquit quand, à l’automne de 1947, le
jeune chroniqueur de la revue Oggi [Aujourd'hui], Ugo Zatterin, révéla que leur
union n’était pas régulière, étant donné qu'elle était encore l'épouse d'un
officier et qu'il était encore marié avec une femme russe, Alma Leks. En somme,
à ce moment-là, ils étaient des concubins publics.
À la base du parti, et dans
certains secteurs de l'appareil, la relation entre Togliatti et Nilde Iotti
n'était pas appréciée dans la mesure où elle constituait aussi une
contradiction évidente de la politique familialiste diffusée de manière
publique et insistante par les dirigeants communistes eux-mêmes. Massimo
Caprara, le secrétaire d'alors de Togliatti, raconte :
Au cours d'une réunion
convoquée exprès, la direction du parti avait désapprouvé leur relation par un
vote majoritaire, avec le seul désaccord d'Estella, Teresa Noce, qui saisit
l'occasion pour attaquer l'inconstance de son mari comme celle de tous les
autres. Et en demandant des mesures contre eux, mais non contre Palmiro et
Nilde. Afin de forcer la situation et d'imposer leur choix de vie, outre le
fait qu'ils étaient à la recherche d'un appartement que Secchi, chargé de la
logistique des chefs, ne leur fournit jamais, Togliatti et Iotti décidèrent
d'aller vivre, sans autorisation, dans l'hôtellerie, au septième étage des
Boutiques Obscures.
Aucun des membres du parti ne
savait encore que Togliatti s'était installé «abusivement» à l'intérieur de
l'immeuble des Boutiques Obscures. Et Caprara de commenter : « L'idée ne
m'effleura jamais, durant ces mois-là, du grotesque de la situation du
secrétaire du plus puissant et nombreux Parti communiste d'Europe, contraint
d'entrer chez lui furtivement, (…) pour se cacher non pas de ses adversaires
mais des dirigeants du parti dont il était le chef. Indiscuté en tout. Sauf sur
un dogme : le respect rigoureux en public de la morale bourgeoise. »
Puisque les communistes
étaient continuellement désignés par les démocrates-chrétiens comme des
destructeurs de la famille, des partisans de l'amour libre et des libertins, et
en définitive, comme des individus exagérément immoraux, le PCI, afin de
repousser ces attaques entachées d'erreurs et de prétextes, s'appliqua à
supprimer de sa ligne politique jusqu'à la plus petite tentation d'être
favorable au divorce et, dans certains cas, ses dirigeants réagirent avec
fermeté à l'accusation d'avoir obtenu le divorce. Il arriva, par exemple, à
Teresa Noce, épouse de Luigi Longo, alors numéro deux du parti, de démentir
avec aplomb au Corriere della Sera [Courier du Soir] – qui en avait donné la
nouvelle en avant-première – d'avoir entamé des démarches pour son divorce, en
alléguant comme preuve de bonne foi et de cohérence, l'aversion du parti pour
cette institution.
En réalité, c'était Longo qui
avait entamé les démarches à son insu, à Saint Marin, en falsifiant sa
signature. Quand elle sut la vérité, (…) enragée et déchaînée, Teresa Noce fit
un esclandre. « Mais comment, - disait-elle aux quatre vents, en protestant
contre le PCI – vous nous avez demandé de voter l'article 7 de la Constitution pour
inclure le Concordat dans la charte constitutionnelle, qui sanctionne par
conséquent l'abolition du divorce, et maintenant vous me demandez de faire le
contraire dans ma vie privée. Comment pouvez-vous me proposer une telle farce?
Je ne suis pas d'accord (…) je refuse d'accorder le divorce à mon mari (…). »
Cela n'empêcha pas, malgré tout, que le secrétaire et le vice-secrétaire du PCI
fassent tous les deux ce qu'ils avaient décidé de faire, à savoir de dissoudre
leurs liens conjugaux.
Les tentatives de Noce de
soulever la question à l'intérieur de l'organisation aboutirent à son éviction
de la direction du parti qu'elle avait contribué à fonder.
Ce qui résulte de cette
histoire exemplaire, c'est que les dirigeants pouvaient faire ce qu'ils
voulaient de leur vie familiale pourvu que les masses, qui étaient exclues des
privilèges dont ils jouissaient, n'en sachent rien. On pourrait appliquer au
PCI la définition d'«hypocrisie sociale de couches» créée par Gramsci : « Les
couches populaires sont forcées d'observer la "vertu"; ceux qui la
prêchent, ne l'observent pas, tout en lui rendant un hommage verbal, et donc
l'hypocrisie n'est pas totale mais de couches ». C'est pourquoi, si les
dirigeants catholiques, qui soutenaient l'indissolubilité du mariage pour la
masse de la population, accédaient à une annulation facile du mariage par
l'intermédiaire de la Rote, les dirigeants communistes eux aussi parvenaient
par d'autres voies à la dissolution de leur mariage. Et en effet il y eut de
nombreux couples de dirigeants communistes qui obtinrent, évidemment dans la
plus grande discrétion, le divorce dans les pays de l'Est. Une lettre de 1951
écrite par Edoardo D'Onofrio à un autre dirigeant communiste de premier plan, à
propos des adversités matrimoniales de ce dernier, révèle le jésuitisme profond
des communistes. Il suggérait un recours plus que discret au tribunal de Saint
Marin, pour lequel – affirmait le responsable des cadres – un avocat de
confiance était déjà disponible.
Si, d'une part, les chefs
historiques du PCI se séparaient de leurs premières femmes et se mariaient avec
d'autres compagnes, de l'autre, on veillait au contraire scrupuleusement sur la
«moralité» des couples des simples militants ou des dirigeants moyens et de
base. Et comme les dirigeants non mariés pouvaient donner lieu à des ragots, le
Bureau des cadres des Boutiques Obscures n'hésitait pas à réprimander les
jeunes fonctionnaires célibataires, pour les presser à contracter mariage et
pour passer un savon aux moins soumis. Le Bureau des cadres était, en fait, le
bras séculier de la Section d'organisation, et il avait, entre autres, la tâche
de classer, de fournir des informations sur et de surveiller de façon occulte
les fonctionnaires du parti. Il était dirigé par Edoardo D'Onofrio, surnommé
Edo, Romain d'origine ouvrière et stalinien à la fidélité éprouvée.
L'usage d'écrire des
autobiographies était en vigueur dans le parti. On demandait à chaque nouvel
adhérent de remplir une fiche qui devait contenir même les faits personnels les
plus intimes. Le rapport faisait ensuite l'objet d'une discussion publique, par
l'ensemble des camarades de la section ou du cours du parti. La moralité
individuelle était l'un des éléments sur lesquels, souvent, la discussion se
concentrait. Et même si cela était surtout vrai pour les femmes, les hommes
aussi étaient soumis à ce type d'examen.
Une section de Gênes, par
exemple, consacra de longues séances et des débats exténuants sur l'opportunité
que l'un de ses adhérents, qui devint ensuite un haut dirigeant, soit ou non
dans l'obligation de mentionner dans son autobiographie le fait que sa femme le
trompait régulièrement. Mario Pirani, alors jeune cadre du PCI, à la veille
d'un transfert dans la fédération communiste de Venise, fut appelé par
D'Onofrio qui fit semblant de «s'informer» (puisqu'il la connaissait fort bien)
sur sa situation sentimentale. « Mais », lui dit-il, « tu n'avais pas une
amitié pour une jeune camarade? Pourquoi donc ne vous mariez[1]vous
pas? ». Et il l'admonesta : « Tu vas aller dans une petite ville, les yeux de
tous seront braqués sur toi, rappelle-toi qu'un communiste doit être un exemple
pour les autres. » Renato Mieli écrit aussi dans ses souvenirs :
Je sentais (…) que mes
affaires sentimentales suscitaient une curiosité malveillante. On disait dans
le PCI que j'étais un coureur de jupons invétéré, continuellement à la
recherche de nouvelles aventures. (…) C'était (…) un racontar haineux afin de
me faire voir sous un mauvais jour. Togliatti lui-même m'avait fait dire que je
sois plus attentif afin de ne pas donner lieu à des médisances fâcheuses.
À Naples, pendant de
nombreuses années après 1945, le parti fut dirigé par Salvatore Cacciapuoti, un
stalinien de fer, qui avait comme secrétaire Renzo Lapiccirella. Celui-ci
vivait avec Francesca Spada, une femme séparée avec deux enfants. « En 1945 »,
raconte l'écrivain Ermanno Rea, « quand Renzo avait à peine commencé sa
relation avec Francesca, ou peut-être avant même qu'elle n'ait commencé
officiellement, Cacciapuoti l'avait convoqué un jour dans son bureau et, lors
d'un entretien discret, il lui avait intimé de briser cette relation. » Pour le
parti, le fait qu'un communiste vive avec une femme mariée constituait à
l'évidence une grave infraction à l'éthique populaire.
Mais, tandis que Cacciapuoti
exigeait que les militants fassent montre d'une morale réactionnaire, pour lui,
le comportement était tout à fait différent. Ses « fréquentes demandes de
prestations sexuelles aux "camarades" femmes qui évoluaient dans la
fédération avaient une certaine solennité : elles semblaient faire allusion,
même de façon très obscure, à une sorte de devoir auquel il aurait été tout à
fait inopportun de se soustraire. Beaucoup naturellement s'y soustrayaient (…).
Il y en avait au contraire qui tombaient dans le piège (…). Et qui y tombaient
avec bénéfice : une petite carrière politique peut être une matière d'échange
acceptable. » Une sorte de do ut des, en somme.
Ermanno Rea a aussi parlé,
pour ce qui concerne le communisme napolitain, d’une sorte d'«obsession machiste».
Mais pour la base ouvrière, pour l'extérieur et pour le public, la famille
monogamique indissoluble était, dans toutes les années cinquante, la carte de
visite que le parti présentait à la société. « Dans ces années-là », confirme
Teresa Noce, « il y eut un grand travail dans toutes les fédérations d'Italie
pour réunir à nouveau les familles séparées par la guerre et aussi pour mettre
un peu d'ordre dans la vie des camarades. » Et même « les querelles, les
trahisons, les désaccords, étaient portés devant le secrétaire de section ».
Le discours emphatique qui
était tenu sur la famille et sur une morale «positive» et «saine» en Union
Soviétique était constamment confirmé aussi bien à l'intérieur qu'à l'adresse
de l'extérieur. Aux lecteurs ingénus qui écrivaient à Vie Nuove pour demander
si ce que disaient certains calomniateurs, selon lesquels l'amour libre,
c'est-à-dire une certaine liberté sexuelle, régnait en Russie, était vrai, il
était répondu aigrement : (…)
la théorie du prétendu «amour
libre» comme système de vie est rigoureusement condamné par le marxisme en tant
que déviation anarchisante et phénomène de dissolution petite-bourgeoise.
Si le modèle de famille auquel
on faisait référence était le modèle soviétique, on insistait cependant d'un
autre côté pour accréditer l'idée que le PCI était le continuateur des«bonnes
traditions italiennes». Ce que le Parti prêchait aux quatre vents ne
contredisait pas du tout les images traditionnelles de la famille catholique
italienne. C'est pourquoi justement, les transgressions et les infidélités
conjugales continuaient à l'intérieur du parti à faire scandale et étaient
stigmatisées comme des manifestations d'un manque de «sérieux» civique. Non
seulement la vie en commun more uxorio (que les catholiques définissent comme
le «concubinage»), mais également la séparation entre conjoints, suscitaient
réprobations et ragots, et, à des niveaux plus élevés du parti, étaient
considérées de façon négative. Luciana Castellina, qui a expérimenté durant
toutes les années cinquante et soixante l'idéologie du PCI, a affirmé :
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