Lignes N°62: "Les mots du pouvoir, le pouvoir des mots"
Les mots du Pouvoir... par Philippe Blanchon
Prenons le mot "pouvoir" lui-même, ayant à portée de main le texte d'Althusser "Marx et ses limites". Le philosophe propose une réflexion théorique de fond: qu'est ce que l'Etat et, conséquemment, que sont les corps d' Etat? Cette question lui apparait déterminante en tant que communiste, dix ans après 68, car laissée vacante par Marx. Il en fut de même avec Lénine, et du fait d'une de ces "limites", le bureaucratisme était inévitable ("au désespoir" du révolutionnaire, dit-il) allant fournir les outils nécessaires à Staline pour la mise en place d'un Etat totalitaire.
Althusser va plus loin, réfléchissant en matérialiste à ce qu'est l'Etat, il le compare à une machine - qui transforme une matière première en une matière seconde, comme la combustion du bois produit la vapeur pouvant propulser un train. En marxiste, ma matière première pour Althusser est la violence conséquente à la lutte de classes et la matière seconde sera le pouvoir, l 'Etat donc; Etat devant être doté, pour fonctionner, de corps d'Etat.
Ce point atteint, le penseur peut faire le lien avec son texte sur les appareils idéologiques d' Etat, écrit en 1970. La lutte de classes menée par la bourgeoisie engendre de la violence, l'Etat imposera une violence légale: le pouvoir - le combustible étant la loi - avec sa police au cœur de sa machinerie...Comme la classe exploitée doit se doter d'outils intellectuels, on lui imposera un enseignement au service de l'idéologie dominante. La classe pouvant s'armer, on fortifiera les armées nationales, etc. Et l'information assurera le contrôle de l'ensemble.
Althusser développe son argumentaire passé et va préciser que c'est au sein du prolétariat que le Pouvoir va recruter pour ses corps d'Etat: policiers, professeurs, militaires, etc. Ainsi, dit-il, quelle révolution possible? Il y aura des mouvements sociaux avec des revendications précises - salaires, retraites, statuts, etc.- mais aucune remise en cause systémique. L'Etat - le Pouvoir - est, comme qui dirait, bien gardé.
En quoi rappeler ceci aujourd'hui me semble pertinent? Parce qu'il y eut les Gilets jaunes...Alors qu'il y eut surgissement de ce qui fut un réflexe de défense de classe, aucun syndicat n'a suivi; en décembre 2018, ils ont même condamné le mouvement. Comment, dès lors, faire l'impasse sur ce fait: c'est dans la fonction publique que l'on trouve le plus de syndicalistes? Les Gilets jaunes furent sidérés de l'absence en leur sein des enseignants notamment, et plus encore de la violence sans bornes de la police. Les syndicats ont prouvé que la pérennité de l'Etat-pouvoir leur importait davantage que la lutte de classes, tandis que la police a montré qui avait été spécifiquement recruté dans ses troupes. Les syndiqués, révoltés, qui ont rejoint le mouvement l'ont suffisamment dit et répété, il suffisait de se trouver à leurs côtés pour les entendre. Comme on n'eut de cesse de montrer que la Police d'Etat était prête à se comporter comme une milice idéologique.
Cela étant, toute logique dit s'entendre car il est clair aussi que la préservation de l'Etat peut sembler, aujourd'hui, nécessaire - notamment aux syndicats - , l'idéologie néolibérale par la victoire d'une classe est prête à son abolition partielle - ne gardant que sa police- pour passer les pleins pouvoirs aux détenteurs de capitaux.
Marx dit que l'Etat disparaitra par la victoire du prolétariat et l'abolition des classes. Soit, en théorie, mais Althusser a raison de pointer ces limites ( ces impensés) surtout à l'heure où se planifie la destruction que l'on a dite: quelles phases éventuellement transitoires et, in fine , quelle organisation nouvelle des sociétés humaines, seraient-elles sans classes? Une autre question, encore: comment ne pas laisser, après ce diagnostic posé, le champ libre à diverses idéologies pré-marxistes - qui parfois ignorent les luttes engagées en se réfugiant dans des utopies qui n'aident en rien l'abolition du prolétariat, ni ne sont en mesure de mener un combat pour l'amélioration de son sort?
Il faudrait revenir à la "coupure épistémologique". Marx explicite la capitalisme et sa barbarie. Si on ne fait pas le travail nécessaire afin de rappeler que la plus-value et "l'armée de réserve" conditionnent l'esclavage moderne, on laisse la classe dans l'ignorance - comme on la laissa longtemps dans celle de la rotondité de la terre ou lui enseigna ( et lui enseigne encore en certains lieux) que nous serions issus d' Adam et Eve -, ses échecs seront alors inévitables. On le voit, les termes "moraux" comme "humanisme", "solidarité" etc. sont devenus les termes du pouvoir afin de semer de la confusion où la confusion est déjà maitresse.
S'il n'y a pas reprise d'un travail de divulgation marxiste - de travail critique nécessaire à partir de ses "limites" -, rien ne pourra changer, voire, ne pourront que prospérer fascismes et guerres planifiées par les Etats-pouvoirs avec leurs corps d'Etats armés, céderaient-ils une partie de leurs appareils à leurs alliés, détenteurs des capitaux - comme c'est le cas déjà avec les médias, etc.
Poser les questions, ce n'est pas y répondre. Mais ne pas les poser, c'est être certain de n'avoir jamais les réponses.
Et le poète me direz-vous ( comme j'ai écrit ailleurs qu'il n'apportait que des réponses)? Il a œuvré, avec orgueil, contre la langue du Pouvoir. "Orgueil plus bienveillant que les charités perdues" dit Rimbaud. Il ne connait de limites que celles imposées par son art, retournant les mots détournés par les totalitarismes, et un créateur n'est jamais aussi lucide qu'à sa tâche. Il se doit, toujours, d'assumer ses défaillances, de tenir le mors des mots au galop; sinon, c'est le tocsin qui l'emporte...
Mais devant les questions posées par Althusser - se faisant de plus en plus pressantes - son humilité ne peut qu'être grande. Et comme le philosophe en son temps, il en appelle à un travail collectif afin que ces questions trouvent la voie de leur résolution.
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