[International Council Correspondance (I.C.C), vol. n° 1, décembre 1935]
Plus le visage embaumé de
Lénine jaunit et se parchemine, plus la queue des visiteurs à la porte de son
mausolée s’allonge, et moins les gens s’intéressent au véritable personnage et
à sa dimension historique. Chaque jour, de nouveaux monuments sont élevés à sa
mémoire, des metteurs en scène en font le héros de leurs films, des livres sont
écrits à son propos et les pâtissiers russes confectionnent des figurines de
pain d’épice à son effigies. Mais les traits flous des Lénine en chocolat
égalent bien les histoires inexactes et douteuses qui courent à son sujet. Et
bien que l’Institut Lénine publie ses œuvres complètes, elles ne signifient
désormais plus rien en comparaison des légendes fabuleuses qui se sont
développées autour de son nom. Dès l’instant où les gens commencèrent à
s’intéresser aux boutons de col de Lénine, ils cessèrent d’attacher de
l’importance à ses idées. Dès à présent, chacun façonne son propre Lénine,
sinon d’après sa propre image, du moins selon ses propres désirs. La légende de
Lénine est à la nouvelle Russie ce que la légende napoléonienne est à la France
et ce que la légende du roi Frederik est à l’Allemagne. Et, de même qu’il y eut
un temps où les gens refusaient de croire à la mort de Napoléon et où d’autres
attendaient la résurrection du roi Frederik, de même il existe encore
aujourd’hui en Russie des paysans pour lesquels le « petit père Tsar » n’est
pas mort, mais continue de satisfaire son insatiable appétit d’hommages sans
cesse réitérés. D’autres font brûler éternellement des veilleuses sous son
portrait ; pour ceux[1]là,
il est un saint, un rédempteur qu’il faut prier pour qu’il vous vienne en aide.
Pour les millions d’yeux braqués sur ces millions de portraits, Lénine
symbolise le Moïse russe, Saint George, Ulysse, Hercule, le diable ou le bon
dieu. Le culte de Lénine a donné le jour à une nouvelle religion devant
laquelle les plus athées des communistes ploient du genou avec empressement –
cela simplifie bien la vie à tout point de vue. Lénine leur apparaît comme le
père de la République soviétique, l’homme qui permit à la révolution de
triompher, le grand chef sans lequel ils n’existeraient pas. La Révolution
russe est devenue, non seulement en Russie et dans la légende populaire, mais
aussi pour une large fraction de l’intelligentsia marxiste à travers le monde,
un événement mondial si étroitement lié au génie de Lénine, qu’il semblerait
que sans lui la révolution – et par là même, l’histoire du monde – aurait pris
un tour entièrement différent. L’analyse véritablement objective de la
Révolution russe révélera pourtant immédiatement l’ineptie d’une telle
conception.
« L’affirmation selon laquelle
l’histoire est faite par les grands hommes est totalement dénuée de fondement
sur le plan théorique. » C’est avec ces mots que Lénine a lui-même donné
naissance à la légende qui veut qu’il soit le seul responsable du succès de la
Révolution russe. Il estimait que la Première Guerre mondiale avait été la
cause directe de la révolution et qu’elle en avait déterminée l’heure. Sans
cette guerre, a-t-il dit, « la révolution aurait sans doute été remise à
plusieurs décades ». Dire de la Révolution russe qu’elle s’est déclenchée et
qu’elle s’est développée en grande partie grâce à Lénine, c’est identifier la
révolution à la prise du pouvoir par les bolcheviks. Trotsky lui-même a dit que
tout le mérite du succès du soulèvement d’Octobre, revenait à Lénine ; que,
malgré l’opposition de presque tous ses camarades de parti, il avait seul pris
la décision de l’insurrection. Mais la prise du pouvoir par les bolcheviks ne
dota pas la révolution de l’esprit de Lénine. Tout au contraire, Lénine
s’adapta si bien aux nécessités de la révolution que l’on peut quasiment dire
qu’il accomplit l’œuvre de cette classe qu’il combattait ouvertement [La
bourgeoisie]. Certes, on a souvent affirmé que la prise du pouvoir par les
bolcheviks avait permis à une révolution démocratique-bourgeoise de se muer en
une révolution socialiste-prolétarienne. Mais qui pourra croire sérieusement
qu’un seul acte politique ait pu remplacer tout un développement historique ; que
sept mois – de février à octobre – aient suffi pour créer les bases économiques
d’une révolution socialiste dans un pays qui commençait à peine à se
débarrasser de ses chaînes féodales et absolutistes et à s’ouvrir à l’influence
du capitalisme moderne ?
Jusqu’à l ‘époque de la
révolution, et encore aujourd’hui dans une large mesure, la question agraire a
joué un rôle décisif dans le développement économique et social de la Russie.
Sur les 174 millions d’habitants que comptait le pays avant la guerre, 24 millions
seulement vivaient dans les villes. Pour chaque milliers de travailleurs
rémunérés, 719 travaillaient dans le secteur agricole. En dépit du rôle
considérable qu’ils jouaient dans l’économie du pays, les paysans continuaient
de mener, dans leur grande majorité, une existence misérable. L’Etat, la
noblesse et les gros propriétaires terriens exploitaient la population sans le
moindre scrupule, avec une brutalité toute asiatique.
Depuis l’abolition du servage
(1861), le manque de terre n’a cessé d’être au centre de la politique
intérieure. C’est ce manque qui fut à l’origine de toutes les tentatives de
réforme, car il portait en lui les germes de la révolution naissante qu’il
fallait enrayer. La politique économique du régime tsariste qui décrétait sans
cesse de nouveaux impôts indirects ne pouvait qu’aggraver la situation des
paysans. Les dépenses pour l’armée, la flotte et la machine gouvernementale
atteignirent des proportions gigantesques. La majeure partie du budget national
était gaspillée à des fins non productives, ce qui eut pour résultat de ruiner
totalement la base économique agricole.
« La liberté et la terre »,
telle fut inévitablement la demande révolutionnaire des paysans. Et tel fut le
slogan de la série de soulèvements paysans qui devaient, de 1902 à 1906,
prendre une ampleur particulière. Cette agitation, qui coïncidait avec les
mouvements ouvriers de grèves générales, ne manqua pas d’ébranler violemment le
cœur même du tsarisme, à tel point que cette période à pu être qualifiée de «
répétition générale » de la révolution de 1917. La manière dont le tsarisme
réagit devant ces révoltes est particulièrement bien décrite par l’expression
de Bogdanovitch, alors vice-gouverneur de Tambiovsk : « Plus il y a de fusillés
et moins il y a de prisonniers. » Et l’un des officiers qui avait pris part à
la répression desinsurrections écrivit : « Ce n’était que carnage tout autour
de nous ; tout brûlait ; on tirait, on abattait, on égorgeait. » C’est dans
cette mer de sang et de flammes que naquit la révolution de 1917.
Malgré ces défaites,
l’agitation paysanne se fit plus menaçante. Elle conduisit à la réforme
Stolypine, qui devait toutefois s’avérer vide de contenu ; les promesses ne
furent pas tenues et la question agraire ne fit pas le moindre pas en avant.
Ces faibles tentatives d’apaisement ne firent en fait que renforcer les
revendications paysannes. L’aggravation de la situation des paysans pendant la
guerre, la défaite des armées tsaristes sur le front, l’agitation montante dans
les villes, la politique chaotique du gouvernement qui perdait la tête,
l’incertitude générale qui s’en suivit pour toutes les classes de la société,
conduisirent à la révolution de Février, dont le premier acte fut de mettre
brusquement fin à la brûlante question agraire. Cette révolution ne fut
cependant pas marquée politiquement par le mouvement paysan, qui se borna à lui
apporter toute sa force. Les premières déclarations du comité central des
conseils d’ouvriers et de soldats de Saint-Petersbourg ne firent même pas état de
la question agraire. Mais les paysans devaient vite attirer sur eux l’attention
du nouveau gouvernement. En avril et mai 1917, les masses paysannes, déçues et
fatiguées d’attendre, commencèrent à s’emparer des terres. Craignant de ne pas
avoir leur part dans la nouvelle distribution, les soldats des premières lignes
abandonnèrent leurs tranchées et rentrèrent en toute hâte dans leurs villages.
Mais ils gardèrent leurs armes et le gouvernement ne put s’opposer à leur
désertion. Les appels au sentiment national et au caractère sacré des intérêts
russes ne furent d’aucun ressort devant la nécessité pressante, pour les
masses, de pourvoir enfin à leurs besoins économiques. Et ces besoins ne
pouvaient être satisfaits que par la paix et la terre. On dit qu’à l’époque,
des paysans auxquels on avait demandé de rester au front pour empêcher que les
Allemands n’occupent Moscou avaient paru fort étonnés et avaient répondu aux
émissaires du gouvernement : « Qu’est ce que cela peut nous faire ? Nous sommes
du gouvernement de Tamboff. »
Lénine et les bolcheviks n’ont
pas inventé le slogan victorieux de « la terre aux paysans » ; ils n’ont fait
qu’accepter la véritable révolution paysanne qui se déroulait indépendamment
d’eux. Profitant des hésitations du régime de Kérensky qui espérait pouvoir
résoudre la question agraire par des pourparlers pacifiques, les bolcheviks
s’attirèrent les sympathies des paysans et purent ainsi renverser le
gouvernement et prendre le pouvoir. Mais ils remportèrent cette victoire
uniquement en tant qu’agents de la volonté des paysans – en sanctionnant leurs
appropriations des terres – et ce n’est que grâce à leur appui qu’ils purent se
maintenir au pouvoir.
Le slogan « la terre aux
paysans » n’a rien à voir avec les principes du communisme. La parcellisation
des grands domaines en une multitude de petites entreprises agricoles
indépendantes était exactement le contraire du socialisme et ne pouvait se
justifier que comme une tactique nécessaire. Les changements qui s’opérèrent
ultérieurement dans la politique paysanne de Lénine et des bolcheviks furent
impuissants à modifier les conséquences inévitables de cet opportunisme. Malgré
les efforts de collectivisation qui, jusqu’à nos jours, se sont surtout limités
à l’aspect technique des processus de production, l’agriculture russe est
encore aujourd’hui essentiellement déterminées par les intérêts économiques
privés. De même que l’industrie, elle doit nécessairement s’orienter vers une
économie de capitalisme d’Etat. Bien que le capitalisme d’Etat vise à
transformer la population rurale en une masse de salariés agricoles, il est
fort improbable que ce but soit atteint quand on pense aux incidences
révolutionnaires d’une telle aventure. La collectivisation actuelle ne peut
être considérée comme l’accomplissement du socialisme. Tel est le point de vue
d’observateurs étrangerscomme Maurice Hindus, qui estime, pour sa part, que «
même si les Soviets venaient à s’effondrer, l’agriculture russe demeurerait
collectivisée, et son contrôle serait peut-être davantage entre les mains des
paysans que du gouvernement ». Toutefois, même si la politique agricole
bolchevique était menée à bien, même si le capitalisme d’Etat s’étendait à
toutes les branches de l’économie nationale, la situation des ouvriers ne
serait en rien modifiée. Du reste, un tel régime ne pourrait être considéré
comme une phase de transition vers le véritable socialisme, puisque les
éléments de la population qui sont aujourd’hui favorisés par le capitalisme
d’Etat, défendraient leurs privilèges en s’opposant à tout changement, comme le
firent les propriétaires terriens pendant la révolution de 1917.
Les ouvriers qui ne
constituaient alors qu’une faible partie de la population n’eurent pas de
réelle influence sur le caractère de la révolution russe. Quant aux éléments
bourgeois qui avaient combattu le tsarisme, ils devaient vite reculer devant la
nature de leurs propres tâches. Ils ne pouvaient se rallier à la position
révolutionnaire de la question agraire, puisqu’une expropriation générale des
terres pouvait très facilement déclencher une expropriation des entreprises
industrielles. Ils ne furent suivis ni par les ouvriers ni par les paysans et
le sort de la bourgeoisie fut décidé par l’alliance temporaire entre ces deux
groupes. Ce furent les ouvriers et non la bourgeoisie qui achevèrent la
révolution bourgeoise ; la place des capitalistes fut prise d’assaut par
l’appareil étatique des bolcheviks sous le slogan léniniste : « Si capitalisme
il faut, faisons-le nous-même. » Certes, les ouvriers des villes renversèrent
le capitalisme, mais ils trouvèrent vite un nouveau maître : le gouvernement
bolchevique. Dans les villes industrielles, la lutte des travailleurs se
poursuivit au nom de revendications socialistes et indépendamment de la
révolution paysanne en cours (du moins en apparence, car celle-ci devait
déterminer la lutte ouvrière de façon décisive). Les revendications
révolutionnaires des ouvriers ne purent être satisfaites. Certes, les ouvriers
pouvaient, avec l’aide des paysans, accéder au pouvoir étatique, mais ce nouvel
Etat prit rapidement une position qui était directement opposée aux intérêts
des travailleurs. Opposition qui a pris une tournure telle que l’on peut
aujourd’hui parler de « starisme rouge » : suppression des grèves,
déportations, exécution massives, et par conséquent, naissance de nouvelles
organisations illégales qui mènent une lutte communiste contre le faux
socialisme actuel. Le fait que l’on parle aujourd’hui détendre la démocratie en
Russie, et d’introduire une sorte de régime parlementaire, de même que la
résolution du dernier congrès des Soviets sur le démantèlement de la dictature
ne sont que pures manœuvres tactiques destinées à atténuer la violence avec
laquelle le gouvernement a dernièrement réprimé l’opposition. Il faut se garder
de prendre ces promesses au sérieux ; elles ne sont que l’excroissance de la
pratique léniniste qui n’a jamais hésité à faire deux choses contradictoires à
la fois lorsque cela s’avérait nécessaire à sa stabilité et à sa sécurité. Ce
cheminement en zig-zag de la politique léniniste s’explique par la nécessité
pour le gouvernement de s’adapter constamment aux variations dans les rapports
de forces entre les classes, de manière à toujours demeurer maître de la
situation. Ainsi ce qui était rejeté hier est accepté aujourd’hui, et vice
versa ; le manque de principe a été érigé en principe, et le parti bolchevique
ne se préoccupe que de l’exercice du pouvoir à tout prix.
Toutefois, ce qui nous
intéresse ici est uniquement de bien montrer comment la révolution russe n’a
pas été l’œuvre ni de Lénine ni des bolcheviks, mais de la révolte paysanne. Et
Zinoviev lui-même, encore au pouvoir à l’époque et du côté de Lénine,
remarquait lors du XIème congrès du parti bolchevique (mars-avril 1922) : « Ce
ne fut pas l’avant-garde prolétarienne qui se battit à nos côtés, qui décida de
notre victoire, mais bien l’appui que nous accordèrent les soldats, parce que
nous voulions la paix. Et l’armée, c’était les paysans. Si nous n’avions pas
été soutenus par des millions de soldats paysans, nous n’aurions jamaisvaincus
la bourgeoisie. » Parce que les paysans se préoccupaient davantage de la terre
que de la manière dont était géré le pays, les bolcheviks eurent tout loisir de
conquérir le pouvoir. Les paysans laissèrent volontiers le Kremlin aux
bolcheviks, à la seule condition que ceux-ci ne s’interposent pas dans leur
lutte contre les grands propriétaires terriens.
L’action de Lénine ne fut pas
davantage déterminante dans les villes. Au contraire, il fut entraîné sans
pouvoir offrir de résistance dans le sillage des ouvriers qui allèrent bien
au-delà des bolcheviks dans leurs demandes et dans leur pratique. Lénine n’a
pas conduit la révolution, c’est la révolution qui l’a conduit. Bien que
jusqu’au soulèvement d’octobre Lénine ait restreint ses premières exigences
ambitieuses, se bornant à réclamer le contrôle de la production, et bien qu’il
ait souhaité s’arrêter, une fois achevée la socialisation des banques et des
moyens de transport, sans aller jusqu’à abolir totalement la propriété privée,
les ouvriers devaient passer outre et exproprier toutes les entreprises. Il
n’est pas sans intérêt de noter que le premier décret du gouvernement
bolchevique fut dirigé contre ces expropriations sauvages des usines par les
conseils ouvriers. A l’époque, les soviets étaient plus puissants que
l’appareil du Parti et Lénine fut forcé de décréter la nationalisation de
toutes les entreprises industrielles. Et ce n’est que sous la pression des
ouvriers que les bolcheviks consentirent à altérer leurs plans. Peu à peu, le
pouvoir étatique allait s’affermir au détriment des soviets qui n’ont plus
guère aujourd’hui qu’un rôle décoratif.
Pendant les premières années
de la révolution, et jusqu’à l’introduction de la Nep en 1921, il y eut
toutefois quelques expériences réellement communistes en Russie. Elles furent
non pas l’œuvre de Lénine, mais de ces forces qui firent de lui un véritable
caméléon politique, tantôt réactionnaire et tantôt révolutionnaire. Il devait
ainsi faire figure d’extrémiste pendant les nouveaux soulèvements paysans
contre les bolcheviks, en accordant une large audience aux ouvriers et aux
paysans pauvres qui s’étaient trouvés lésés par la première distribution de
terres. Cette politique fut un échec : les paysans pauvres refusèrent de
soutenir les bolcheviks. Lénine se retourna donc vers les paysans moyens,
n’hésitant pas à favoriser des éléments capitalistes tandis que ses anciens
alliés étaient abattus à coup de canon, comme ce fut le cas à Cronstadt.
Le pouvoir, rien que le pouvoir
; c’est à cela que se réduit en fin de compte toute la sagesse politique de
Lénine. Que le chemin suivi et les moyens utilisés pour atteindre ce but
déterminent à leur tour la façon dont ce pouvoir est appliqué, voilà qui ne le
préoccupait guère. Le socialisme pour lui n’était, en dernière analyse, qu’une
sorte de capitalisme d’Etat sur le « modèle des postes allemandes » [L’Etat et
la révolution, Ed. de Moscou, p. 66.]. Et il devait dépasser ce capitalisme
postal sur sa lancée, puisque, en fait, il n’y avait rien d’autre à dépasser.
Il s’agissait uniquement de savoir qui bénéficierait du capitalisme d’Etat, et
personne ne sut égaler Lénine dans ce domaine. Georges Bernard Shaw, retour de
Russie, n’avait pas tort de déclarer dans une conférence de la Société Fabienne
de Londres que « le communisme russe n’est rien d’autre que la mise en pratique
du programme fabien que nous soutenons depuis 40 ans ».
Et pourtant, personne n’a
jusqu’à présent soupçonné les Fabiens de constituer une force révolutionnaire à
l’échelle mondiale. Alors que Lénine est avant tout acclamé comme un
révolutionnaire, en dépit du fait que le gouvernement russe actuel, chargé
d’administrer son « domaine », publie des démentis vigoureux chaque fois que la
presse parle de toasts portés par des Russes à la révolution mondiale – comme
ce fut le cas récemment à propos d’un article du New York Times sur le Congrès
des soviets russes. La légende qui veut que Lénine symbolise la révolution
mondiale s’est établie à partir de la politique internationaleconséquente qu’il
a poursuivi pendant la Première Guerre mondiale. A l’époque, Lénine ne pouvait
concevoir que la révolution russe n’aurait pas de répercussions et qu’elle
serait abandonnée à elle-même. Et ceci pour deux raisons : la première étant qu’une
telle conception aurait été en contradiction avec la situation objective qui
résultait de la Première Guerre mondiale ; la seconde qu’il supposait que
l’attaque des nations impérialistes contre les bolcheviks aurait raison de la
Révolution russe si le prolétariat d’Europe occidentale ne venait à sa
rescousse. L’appel de Lénine à la révolution mondiale était un appel au soutien
et au maintien du pouvoir bolchevique. La preuve en est son inconsistance sur
la question suivante : en même temps qu’il réclamait la révolution mondiale, il
demandait le « droit d’autodétermination de tous les peuples opprimés » pour
leur libération nationale. Il espérait avec ces deux slogans affaiblir les
forces d’intervention des pays capitalistes dans les affaires russes, en
détournant leur attention sur leurs propres territoires et colonies. Les
bolcheviks pouvaient ainsi souffler et, pour prolonger autant que possible
cette trêve, ils firent usage de leur Internationale. Celle-ci se fixa une
double tâche : d’une part, soumettre les travailleurs d’Europe occidentale et
d’Amérique aux décisions de Moscou ; d’autre part, renforcer l’influence du
Kremlin sur les peuples d’Asie orientale. La politique internationale
reproduisait le cours de la Révolution russe. Le but visé était d’unir les
intérêts des ouvriers et des paysans à l’échelle mondiale et de les contrôler à
travers l’organe bolchevique, l’Internationale communiste. Le pouvoir
bolchevique russe serait soutenu dans cette voie au moins ; et au cas où la
révolution mondiale se propagerait vraiment, les bolcheviks pourraient dominer
le monde. Si le premier dessein fut couronné de succès, il n’en fut pas de même
du second. La révolution mondiale ne put progresser qu’en tant qu’imitation de
la révolution russe, et les limitations nationales de la victoire en Russie
firent nécessairement apparaître les bolcheviks comme une force
contre-révolutionnaire à l’échelle internationale. L’exigence d’une «
révolution mondiale » se transforma donc en une théorie de « la construction du
socialisme dans un seul pays ». Ceci n’est pas un travestissement de la pensée
de Lénine – comme l’affirme aujourd’hui Trotsky – mais bien la conséquence
directe de la pseudo[1]politique
de révolution mondiale que poursuivit Lénine lui-même.
Il était évident à l’époque,
même pour de nombreux bolcheviks, que si la révolution ne dépassait pas la
Russie, elle aurait pour effet d’entraver la révolution mondiale. Dans son
ouvrage, Les problèmes économiques de la dictature du prolétariat, publié en
1921 par l’Internationale communiste, Eugène Varga écrivait par exemple : « Il
est à craindre que la Russie ne puisse plus être la force motrice de la
révolution internationale…Il y a des communistes en Russie qui sont fatigués
d’attendre la révolution européenne et qui souhaitent tirer le meilleur parti
possible de leur isolement national… Avec une Russie qui se désintéresserait de
la révolution sociale des autres pays, les nations capitalistes feraient bon
voisinage. Je suis loin de penser qu’un tel engorgement de la Russie
révolutionnaire suffirait à arrêter le progrès de la révolution mondiale. Mais
sa marche ne avant en serait ralentie. » A la même époque, l’accentuation des
crises internes en Russie devait amener la grande majorité des communistes à
penser de même. En fait, bien avant déjà, en 1920, Lénine et Trotsky avaient
fait de leur mieux pour endiguer les forces révolutionnaires d’Europe. La paix
mondiale était indispensable à l’établissement d’un capitalisme d’Etat en
Russie, sous les auspices des bolcheviks. Il n’était guère souhaitable que
cette paix soit troublée par des guerres ou par de nouvelles révolutions, car
dans chaque cas, un pays comme la Russie serait nécessairement impliqué. C’est
ainsi que Lénine, par des scissions et des intrigues, décida d’imposer aux
mouvements ouvriers d’Europe occidentale la voie néo-réformiste qui devait
conduire à leur désintégration. Soutenu par Lénine, Trotsky devait ainsi
s’adresser sévèrement aux insurgés du centre de l’Allemagne (1921) : « Nous
dirons tout simplement aux ouvriers allemands que nous considérons cette
tactique de l’offensive comme des plus dangereuses, etson application pratique
comme le plus grand crime politique. » Toujours avec l’approbation de Lénine et
à propos d’une autre situation révolutionnaire, Trotsky déclarait, en 1923, au
correspondant du Manchester Guardian : « Nous nous intéressons bien entendu à
la victoire des classes travailleuses, mais il ne serait pas du tout de notre
intérêt de voir une révolution éclater dans une Europe exsangue et de voir le
prolétariat ne recevoir que des ruines des mains de la bourgeoisie. Nous
voulons pour l’instant maintenir la paix. » Dix ans plus tard, l’Internationale
communiste n’opposa pas la moindre résistance à la prise du pouvoir par Hitler.
Trotsky n’a pas seulement tort, mais il doit aussi avoir perdu la mémoire –
sans doute parce qu’il a perdu son uniforme – lorsqu’il décrit le refus de
Staline de soutenir les communistes allemands comme étant une trahison des
principes du léninisme. Alors que ce genre de trahison a été constamment
pratiquée aussi bien par Trotsky que par Lénine. Mais une des maximes de
Trotsky n’était-elle pas que ce qui compte n’est pas ce que l’on fait, mais qui
le fait ? Dans son attitude envers le fascisme allemand, Staline s’est en fait
illustré comme le meilleur disciple de Lénine. Les bolcheviks eux-mêmes
n’auraient pas hésité à contracter des alliances avec la Turquie et à soutenir
politiquement et économiquement les gouvernements de ce pays, même à une époque
où les communistes y étaient sévèrement réprimés et parfois plus sauvagement
que ne le fit jamais Hitler.
Si l’on considère que
l’Internationale communiste, dans la mesure où elle continue d’exister, n’est
rien d’autre que le bureau de tourisme russe, et si l’on considère l’échec de
tous les mouvements communistes dirigés depuis Moscou, il est bien évident que
la légende de Lénine, ce révolutionnaire international, est à ce point
affaiblie que l’on peut espérer qu’elle n’aura plus cours dans un proche
avenir. Déjà aujourd’hui les nostalgiques de l’Internationale communiste ne se
servent plus du concept de révolution mondiale, mais parlent plutôt de « Patrie
des travailleurs », formule dont ils tirent leur enthousiasme aussi longtemps
qu’ils n’ont pas à y vivre en tant qu’ouvriers. Ceux qui persistent à faire de
Lénine un révolutionnaire international ne cherchent en fait qu’à réveiller les
vieux rêves léninistes de domination du monde, rêves que la lumière du jour a
réduit en poussière.
Aucun personnage de l’histoire
moderne n’a été aussi mal interprété et autant défiguré que ne l’a été Lénine.
Nous avons montré qu’on ne peut lui attribuer le succès de la révolution russe,
et que sa théorie et sa pratique n’avaient pas la portée internationale que
l’on a voulu trop souvent leur donner. De même qu’il n’a pas, en dépit de
toutes les affirmations contraires, élargi ni enrichi le marxisme. Dans
l’ouvrage de Thomas B. Brameld, A Philosophical Approach to Communism,
récemment publié par l’université de Chicago, le communisme est encore défini
comme « une synthèse des doctrines de Marx, d’Engels et de Lénine ». Et ce
n’est pas uniquement dans ce livre, mais aussi dans toute la littérature du
parti communiste, que Lénine est ainsi situé. Staline a décrit le léninisme
comme « le marxisme de la période impérialiste ». Mais un tel jugement ne se
justifie que par une surestimation sans fondement de Lénine. Car Lénine n’a pas
ajouté au marxisme le moindre élément qui puisse être qualifié de nouveau et
d’original. Sa position philosophique n’est autre que le matérialisme
dialectique tel qu’il a été développé par Marx, Engels et Plékhanov. Et c’est à
lui qu’il se réfère pour tout problème important – qu’il brandit comme critère
universel, comme arme de la dernière heure. Dans son principal ouvrage philosophique,
Marxisme et empirio-criticisme, il s’est borné à répéter Engels en opposant les
différentes conceptions philosophiques et en terminant par l’opposition entre
matérialisme et idéalisme. Le matérialisme affirmant la primauté de la nature
sur l’esprit, l’idéalisme partant de la démarche inverse. Lénine a repris à son
compte cette définition en l’étayant d’éléments empruntés à diverses sources.
Il n’a apporté aucun enrichissement majeur à la dialectique marxienne et il est
impossible, dans le domaine philosophique, de parler d’une école léniniste.
Pour ce qui est de l’économie,
l’œuvre de Lénine reste bien en deçà de ce que l’on a voulu y voir. Certes, ses
écrits économiques sont davantage marxistes que ceux de ses contemporains, mais
ils ne sont que l’application brillante de doctrines existantes basées sur le
marxisme. Du reste, Lénine n’avait aucunement l’intention de s’ériger en
théoricien économique original, puisqu’il estimait que Marx avait déjà tout dit
en ce domaine. Convaincu qu’il était impossible de dépasser Marx, il devait se
borner à prouver que les postulats marxistes concordaient avec la situation
existante. Son principal ouvrage d’économie, Le Développement du capitalisme en
Russie en dit long sur ce point. Lénine n’a jamais voulu être autre chose que
le disciple de Marx et seule la légende peut parler d’une théorie du «
léninisme ».
Lénine se voulait avant tout
un politicien pratique. Ses ouvrages théoriques sont presque exclusivement de
nature polémique. Il s’y attaque aux ennemis théoriques et autres du marxisme,
avec lequel il s’identifie. Pour le marxisme, la pratique décide de la justesse
d’une théorie. En tant que praticien au service de la pensée de Marx, Lénine a
peut être rendu un immense service au marxisme. Toutefois, chaque pratique est,
pour le marxisme, une pratique sociale que les individus ne peuvent modifier ou
influencer que dans une faible mesure, et sur laquelle ils ne peuvent jamais
avoir d’action décisive. On ne peut nier que l’union de la théorie et de la
pratique, du but final envisagé et des problèmes concrets qui se posent dans
l’instant – préoccupations constantes de Lénine – ne soit une grande réussite.
Mais cette réussite ne peut se mesurer que par le succès qui l’accompagne, et
ce succès, nous l’avons déjà dit, fut refusé à Lénine. Non seulement son œuvre
s’est avérée incapable de faire avancer le mouvement révolutionnaire mondial,
mais elle n’a pas su établir les conditions préalables à la construction d’une
véritable société socialiste en Russie. Les succès qu’il a pu remporter, loin
de le rapprocher de son but, l’en ont éloigné.
La situation qui existe
aujourd’hui en Russie et la condition des travailleurs à travers le monde
devraient suffire à prouver à tout observateur communiste que la politique «
léniniste » actuelle est l’exacte opposée de la phraséologie qu’elle emploie.
Cette contradiction finira bien par détruire la légende artificielle de Lénine
et l’histoire pourra enfin remettre Lénine à sa véritable place.
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