vendredi 2 juillet 2021

PANNEKOEK (John Harper) : LÉNINE PHILOSOPHE (1938) Partie I

 


AVERTISSEMENT DES TRADUCTEURS Le livre d’Anton Pannekoek Lenin als Philosoph parut en allemand sous la signature de John Harper, en 1938. C’était le premier ouvrage de la Bibliothek der « Räte-Korrespondenz », publié par le Groupe des Communistes Internationaux de Hollande (GIC). Une traduction française (revue par l’auteur) fut publiée en feuilleton dans les cahiers Internationalisme (18 février 1947 - 29 décembre 1947). Ces deux versions sont ronéotypées. Une édition anglaise, imprimée d’après la traduction de l’auteur, publiée sous le titre « Lenin as Philosopher » et cette fois sous la signature d’Anton Pannekoek, paraît à New-York en 1948, grâce aux soins de Paul Mattick (New Essays, New-York, 1948). En 1969, Europäische Verlaganstalt et Europa Verlag font paraître une édition imprimée du texte allemand original avec une préface biographique de Paul Mattick et des remarques critiques de Karl Korsch. C’est cette version allemande qui a servi de base à la présente traduction française. Toutefois, nous nous sommes inspirés également du texte anglais et de la première version française. Nous avons tenu compte de certaines modifications de Pannekoek, et en particulier, nous avons traduit les phrases ajoutées à l’édition anglaise. Ces modifications et ces ajouts sont mis entre crochets.

INTRODUCTION

La Révolution russe a été menée sous la bannière du marxisme. Avant la Première Guerre mondiale, à l’époque où il ne pouvait se livrer qu’à la propagande, le parti bolchevik était considéré comme le champion des idées et de la tactique marxistes. Il était en communauté d’idées et agissait de concert avec les tendances révolutionnaires des partis socialistes européens, lesquelles étaient comme lui nourries de théories marxistes, tandis que le parti menchevik se rapprochait beaucoup plus des tendances réformistes de ces partis [Lors des controverses doctrinales, les penseurs bolcheviks figuraient en bonne place, au côté des membres des écoles marxistes dites autrichienne et hollandaise, au nombre des défenseurs du marxisme intransigeant].

Pendant la Première Guerre mondiale, les bolcheviks firent cause commune avec les groupes radicaux de gauche de l’Occident (par exemple aux conférences de Zimmerwald et de Kienthal) pour maintenir le principe de la lutte de classe en temps de guerre. Lors de la Révolution, les bolcheviks, après avoir adopté le nom de Parti communiste, purent l’emporter parce qu’ils avaient choisi comme principe directeur la lutte de classe des masses ouvrières contre la bourgeoisie. Ainsi Lénine et son parti se révélaient, en théorie comme en pratique, les représentants les plus éminents du marxisme.

Mais une contradiction devait s’affirmer par la suite. Un système de capitalisme d’Etat prit définitivement corps en Russie, non en déviant par rapport aux principes établis par Lénine – dans l’Etat et la révolution par exemple – mais en s’y conformant. Une nouvelle classe avait surgi, la bureaucratie, qui domine et exploite le prolétariat. Cela n’empêche pas que le marxisme soit en même temps propagé et proclamé base fondamentale de l’Etat russe. A Moscou, un « Institut Marx-Engels » s’est mis à publier avec un soin respectueux, dans des éditions de luxe, des textes des maîtres, presque tombés dans l’oubli ou encore inédits. Les partis communistes, dirigés par l’Internationale de Moscou, se réclament du marxisme, mais ils se heurtent de plus en plus à l’opposition des ouvriers [aux idées les plus avancées] qui vivent dans les conditions du capitalisme développé d’Europe occidentale [et d’Amérique], la plus radicale étant celle des communistes de conseils.

Pour tirer au clair ces contradictions, couvrant tous les domaines de la vie et des luttes sociales, il faut aller à la racine des principes fondamentaux, c’est-à-dire philosophiques, de ce que ces courants de pensée divergents appellent le marxisme.

Lénine a exposé ses conceptions philosophiques dans son livre Matérialisme et empiriocriticisme, publié en russe en 1908 et traduit en 1927 en allemand et en anglais.

Vers 1904, quelques intellectuels russes commencèrent de s’intéresser à la philosophie de la nature d’Europe occidentale, et surtout aux idées développées par Ernst Mach, et essayèrent de les intégrer au marxisme. Une véritable tendance « machiste », assez influente, se développa dans le Parti ; ses porte[1]parole principaux étaient Bogdanov, l’un des plus proches collaborateurs politiques de Lénine, et Lunatcharsky. Le conflit, auquel le mouvement révolutionnaire de 1905 avait mis une sourdine, reprit de plus belle aussitôt après, car il n’était pas lié seulement à des controverses théoriques abstraites, mais à de multiples divergences pratiques et tactiques au sein du mouvement socialiste. C’est alors que Lénine prit vigoureusement position contre ces déviations et avec l’appui de Plékhanov, qui d’ailleurs était menchévik, réussit bientôt à liquider l’influence du machisme à l’intérieur du Parti.

Dans sa préface aux traductions anglaise et allemande du livre de Lénine, Deborin [alors interprète officiel du léninisme, mais disgrâcié par la suite] exalte la collaboration des deux plus éminents théoriciens, dans leur lutte pour assurer la victoire définitive du vrai marxisme, sur toutes les tendances antimarxistes.]. Il écrit : « L’opposition de Plekhanov et de Lénine au liquidationnisme, à l’otzovisme, au rafistolage de Dieu et au machisme, scella pour un certain temps l’alliance des deux plus grands cerveaux du marxisme authentique. Elle permit le triomphe du matérialisme dialectique sur les diverses tendances révisionnistes antimarxistes... « Le livre de Lénine représente donc, non seulement un apport considérable à la philosophie, mais aussi un document de premier ordre sur l’histoire du Parti, document qui prit une importance extraordinaire en contribuant à raffermir les assises philosophiques du marxisme et du léninisme, déterminant ainsi, dans une large mesure, l’évolution ultérieure de la pensée philosophique des marxistes russes... Le marxisme sortit victorieux de cette lutte. Le matérialisme dialectique fut son drapeau. »

Mais Deborin ajoute : « Il n’en est malheureusement pas de même au-delà des frontières de l’Union soviétique et particulièrement en Allemagne et en Autriche où fleurissent la scolastique kantienne et l’idéalisme positiviste. On y ignore encore complètement la philosophie marxiste. La traduction du livre de Lénine est donc nécessaire pour diffuser dans le reste du monde les fondements philosophiques du marxisme sur lesquels s’appuie le parti communiste. »

Puisque l’importance du livre de Lénine est soulignée avec une telle force, il est nécessaire d’en faire une étude critique approfondie. Il est clair qu’on ne peut juger à fond de la doctrine de la Troisième Internationale, celle du communisme de parti [Le groupe hollandais opposait le communisme de conseils fondé sur les conseils ouvriers au communisme de parti préconisé par Lénine et les bocheviks] sans examiner de très près ses bases philosophiques.

[Les études de Marx sur la société, qui depuis un siècle jouent un rôle toujours plus important dans le mouvement ouvrier, ont pris forme à partir de la philosophie allemande. Elles ne peuvent être comprises sans un examen de l’évolution intellectuelle et politique du monde européen. Il en va de même tant pour les autres tendances philosophiques et sociales et les autres écoles matérialistes qui se développèrent en même temps que le marxisme que pour les conceptions théoriques sous-jacentes à la Révolution russe. Ce n’est qu’en comparant ces divers systèmes de pensée, leurs origines sociales, leurs contenus philosophiques, qu’on peut porter un jugement bien fondé.]

LE MARXISME

Il est impossible de bien comprendre l’évolution des idées de Marx et de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le marxisme, si on les considère indépendamment de leurs rapports avec les conditions sociales et politiques de l’époque où ils naquirent : l’époque où le capitalisme démarra en Allemagne.

Cette apparition devait faire naître une opposition sans cesse croissante au système politique et à l’absolutisme aristocratique. La bourgeoisie ascendante avait besoin de libertés commerciales et industrielles, d’une législation et d’un gouvernement favorables à ses intérêts, de la liberté de presse et de réunion, pour faire valoir ses droits. Elle se sentait handicapée et opprimée par un régime hostile, par la toute puissance de la police et par une censure étouffant toute critique contre le gouvernement réactionnaire. La lutte, qui aboutit à la Révolution de 1848, dut d’abord être menée au niveau théorique, par le développement d’idées nouvelles et par une critique des conceptions dominantes. Cette critique, qui trouva ses porte-parole les plus remarquables parmi de jeunes intellectuels bourgeois, était dirigée en premier lieu contre la religion et contre la philosophie hégélienne.

La philosophie hégélienne, selon laquelle l’Idée absolue crée le monde par son développement propre, s’aliène en lui, et se voit, au cours de ce développement, transformée à nouveau en conscience propre de l’homme, n’était que le travestissement philosophique du christianisme, sous une forme adaptée au mieux au régime politique d’après 1815, la Restauration. De tout temps, la religion traditionnelle a servi de justification et de fondement théorique à la perpétuation des anciens rapports de classes. Tant qu’un combat politique contre l’oligarchie féodale n’était pas possible de manière ouverte, c’est sous une forme déguisée, celle d’une attaque contre la religion, que la lutte devait être menée. Ce fut, en 1840, l’œuvre d’un groupe de jeunes intellectuels, les Jeunes Hégéliens, au sein duquel Marx se forma et où il prit bientôt la première place.

Pendant qu’il poursuivait ses études, Marx fut séduit par la puissance de la méthode hégélienne, la dialectique, et la fit sienne. Le fait que Marx ait pris pour sujet de thèse de doctorat une comparaison entre les deux grands philosophes matérialistes de la Grèce antique, Démocrite et Epicure, semble indiquer toutefois qu’il n’était pas sans incliner au matérialisme.

Plus tard la bourgeoisie oppositionnelle de Rhénanie fit appel à Marx pour diriger, à Cologne, un nouveau journal. Il dut se plonger dans toutes les tâches pratiques de la lutte politique et sociale, et il la mena avec tant d’énergie qu’au bout d’un an le journal fut interdit. Ce fut aussi à cette époque que Feuerbach fit le pas décisif qui l’amena au matérialisme.

Ecartant purement et simplement le système fantastique de Hegel, Feuerbach, revint à l’expérience toute simple de la vie quotidienne et démontra que la religion était un produit créé par l’homme. Quarante ans plus tard Engels parlait encore du sentiment de libération que causa l’œuvre de Feuerbach et de l’enthousiasme qu’elle fit naître chez Marx, malgré certaines réserves. Aux yeux de Marx, l’œuvre de Feuerbach démontrait qu’au lieu de continuer à s’en prendre à des images du ciel, il fallait s’attaquer aux réalités de la terre. C’est pourquoi Marx écrit, en 1843, dans la Critique de la Philosophie hégélienne du droit : « Pour l’Allemagne, la critique de la religion est terminée quant à l’essentiel, et la critique de la religion est la condition de toute critique... La lutte contre la religion est ainsi indirectement la lutte contre le monde, dont la religion est l’arôme spirituel... La religion est le soupir de la créature accablée, le cœur d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit des temps privés d’esprit. Elle est l’opium du peuple. La suppression de la religion comme bonheur illusoire du peuple est une exigence de son bonheur réel. L’exigence de renoncer à une condition qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est ainsi virtuellement la critique de la vallée de larmes, dont la religion est l’auréole. La critique a arraché les fleurs imaginaires qui ornent nos chaînes, non pour que l’homme porte la chaîne prosaïquement, sans consolation, mais afin qu’il rejette la chaîne et cueille la fleur vivante... La Critique du Ciel se transforme ainsi en critique de la Terre, la critique de la Religion en critique du Droit, la critique de la Théologie en critique de la Politique. » (K. Marx, Critique de la philosophie hégélienne du droit, 1843)

Marx se proposait donc d’analyser la réalité sociale. En collaboration avec Engels, pendant leur séjour à Paris et à Bruxelles, il entreprit l’étude de la Révolution française et du socialisme français, ainsi que de l’économie anglaise et du mouvement ouvrier en Angleterre. Les deux hommes jetaient ainsi les bases de la doctrine, que nous appelons aujourd’hui le matérialisme historique, théorie du développement social par la lutte de classes, que Marx exposa plus tard, d’abord en français en 1846, dans son ouvrage contre Proudhon, Misère de la Philosophie, puis en collaboration avec Engels dans le Manifeste communiste (1847) et dans un texte souvent cité : la préface à la Critique de l’économie politique (1859).

Marx et Engels eux-mêmes qualifieront toujours leur système de matérialisme par opposition à l’« idéalisme » de Hegel et des Jeunes hégéliens. Qu’entendaient-ils par là ? Engels a traité plus tard des problèmes philosophiques fondamentaux du matérialisme historique dans I’Anti[1]Dühring et dans sa brochure sur Feuerbach. Engels écrit dans cette dernière : « La question fondamentale de toute philosophie, et spécialement de toute philosophie moderne, est celle des rapports entre l’être et la pensée... Ceux qui affirmaient la primordialité de l’esprit par rapport à la nature, et admettaient par conséquent une quelconque création du monde, ceux-là constituaient le camp de l’idéalisme. Les autres qui considéraient la nature comme l’élément primordial, appartiennent aux différentes écoles matérialistes. » (F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Londres 1888, Trad. fr. de Bracke, A. Costes Ed., 1952, p. 22-24)

Marx et Engels tenaient pour une vérité allant de soi, non seulement que l’esprit humain est lié à l’organe matériel qu’est le cerveau, mais que l’homme tout entier, avec son cerveau et son esprit, est lié au reste du règne animal et à toute la nature inorganique. Cette conception est commune aux différentes écoles matérialistes. Le caractère particulier du matérialisme marxien apparaît dans les différentes brochures polémiques qui traitent des questions pratiques dans le domaine de la politique et dans le domaine social : pour Marx, le matérialisme, en tant que courant de pensée, est une méthode [Il devait servir à expliquer tous les phénomènes en s’appuyant sur le monde matériel et les réalités existantes]. Dans ses œuvres, Marx ne traite pas de philosophie, il ne présente pas le matérialisme comme un système philosophique : il s’en sert comme d’une méthode d’investigation et démontre ainsi sa validité. Dans l’article cité plus haut, par exemple, il pulvérise la philosophie du Droit de Hegel, non par des dissertations philosophiques mais par une critique foudroyante des conditions politiques réelles d’Allemagne.

La méthode matérialiste consiste à remplacer les arguties et les disputes relatives à des notions abstraites par l’étude du monde réel [Ici se trouve, dans le texte allemand, la même phrase que celle qui commence le paragraphe suivant. Cette phrase, ainsi répétée deux fois, est supprimée dans la version anglaise]. Montrons ce qu’il en est par quelques exemples. Le théologien associe au dicton « l’homme propose et Dieu dispose » une réflexion sur la toute puissance de Dieu. Le matérialiste cherche à savoir pourquoi les résultats sont si peu conformes à ce qu’on attendait ; il en trouve la raison dans les conséquences sociales de l’échange des marchandises et de la concurrence. L’homme politique discute des avantages de la liberté et du socialisme ; le matérialiste se demande quels sont les personnes, les classes qui formulent de telles revendications, quel en est le contenu spécifique, à quel besoin social elles correspondent.

Le philosophe part des spéculations abstraites sur la nature du temps, cherche à déterminer s’il existe ou non un temps absolu ; le matérialiste compare des horloges pour voir si l’on peut, par une méthode incontestable, établir que deux événements se déroulent simultanément ou successivement. Feuerbach avait utilisé avant Marx cette méthode matérialiste en montrant que les concepts et les idées découlent des conditions matérielles : l’homme vivant est la source de toute pensée et concept religieux. Sa doctrine peut être grossièrement résumée dans le jeu de mots populaire : Der Mensch ist was er isst (L’homme est ce qu’il mange. Le jeu de mots porte sur le mot ist – est, du verbe sein, être – et le mot isst – du verbe essen, manger). Mais pour en démontrer la validité, Feuerbach devait prouver que sa méthode permettait de rendre compte clairement du phénomène religieux. En effet si l’on ne parvient pas à élucider la nature du lien causal, le matérialisme devient insoutenable et une rechute dans l’idéalisme risque fort de s’en suivre. Marx fit ressortir que le principe du retour à l’homme vivant ne pouvait à lui seul tout expliquer.

En 1845, dans les Thèses sur Feuerbach, Marx précisait en ces termes ce qui distingue la méthode matérialiste de Feuerbach de la sienne : « Feuerbach dissout l’être religieux dans l’être humain (das menschliche Wesen). Mais l’être humain n’est pas une abstraction inhérente à chacun des individus pris isolément, dans sa réalité, l’être humain est l’ensemble des rapports sociaux. » (Thèse 6)

« Son travail consiste à dissoudre le monde religieux en le ramenant à ses fondements temporels. Mais le fait que les fondements temporels se détachent d’eux-mêmes et se fixent dans les nuages tels un royaume indépendant, ne peut s’expliquer que par les discordances et les contradictions internes (Selbstzerrissenheit und Sichselbstwidersprechen) de cette base temporelle. Il faut donc à la fois comprendre celle-ci dans ses contradictions et la révolutionner pratiquement. » (Thèse 4)

L’homme ne peut être compris que comme être social. Il faut remonter de l’individu à la société et c’est alors que seront surmontées les contradictions de cette société d’où provient la religion. Le monde réel, le monde sensible et matériel, celui dans lequel il faut chercher l’origine de toute idéologie et de toute conscience, c’est la société humaine dans son développement. Bien entendu, à l’arrière-plan de la société, il y a la nature sur laquelle elle repose et dont elle n’est qu’une partie transformée par l’homme.

Ces thèses devaient être développées dans l’Idéologie allemande, écrite dans les années 1845- 1846 et restée à l’état de manuscrit jusqu’à ce qu’en 1925 Riazanov, encore directeur de l’institut Marx-Engels de Moscou, en publie la partie consacrée à Feuerbach (l’ensemble de cet ouvrage n’a été publié qu’en 1932). II s’agit de toute évidence d’un texte écrit au fil de la plume mais qui n’en donne pas moins un exposé brillant de toutes les idées essentielles de Marx sur l’évolution de la société. Ces idées sont reprises sous une forme plus condensée, en termes pratiques, dans une brochure de propagande prolétarienne, le Manifeste communiste, et en termes théoriques dans la préface de la Critique de l’économie politique.

Dans l’Idéologie allemande, Marx combat tout d’abord la conception dominante qui veut que la conscience soit l’unique principe créateur et l’opinion que les idées, en s’engendrant les unes les autres, déterminent l’histoire du monde. Marx traite ces conceptions par le mépris comme des « fantasmagories dans le cerveau humain (...) des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle, que l’on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. » (K. Marx, L’idéologie allemande, Ed. sociales, 1965, p. 26)

Il importait de mettre vigoureusement l’accent sur le fait que le monde réel, le monde matériel donné par l’expérience, était à la source de toute idéologie. Mais il fallait critiquer tout aussi vigoureusement les théories matérialistes qui trouvèrent leur épanouissement chez Feuerbach. Revenir à l’homme biologique et à ses besoins essentiels ouvre assurément la possibilité de mettre l’idéologie en question; toutefois, le problème reste entier tant qu’on persiste à concevoir l’individu comme un être abstrait, isolé. Certes, on peut établir de la sorte le caractère fantasmagorique des idées religieuses, mais sans pouvoir expliquer pourquoi et comment elles prennent la forme de contenu de la pensée. La seule façon de rendre compte de la vie spirituelle des hommes c’est de partir de la société et de son développement historique, cette réalité suprême quoi l’existence humaine se trouve soumise. Feuerbach, voulant élucider la religion au moyen de l’homme « réel », allait chercher ce dernier dans l’individu, dans la généralité humaine de l’individu. Or ceci rie permet en rien de comprendre le monde des idées. Voilà la raison pour laquelle il ne pouvait que retomber dans l’idéologie de l’amour universel.

Dans la mesure où il est matérialiste, Feuerbach ne fait jamais intervenir l’histoire, et dans la mesure où il fait entrer l’histoire en ligne de compte il n’est pas matérialiste. (K. Marx, op. cit., p. 51)

Là où Feuerbach a échoué, le matérialisme historique a réussi. ll fournit une explication des idées humaines par le monde matériel réel. On trouve dans la phrase suivante un résumé de cette brillante interprétation du développement historique de la société : « Les hommes, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. » (id., p. 26)

Ainsi donc le matérialisme, en tant que relation entre la réalité et la pensée, se démontre fondé en pratique. C’est par l’expérience que nous connaissons la réalité. Elle se révèle à nous, comme monde extérieur par l’intermédiaire de nos sens. Ceci fournit à la philosophie en tant que théorie de la connaissance, un principe fondamental : le monde matériel empiriquement saisissable est la réalité qui détermine la pensée.

Le problème fondamental de toute théorie de la connaissance, l’épistémologie, a toujours été celui-ci : quelle part de vérité revient à la pensée ? Le terme « critique de la connaissance » (Erkenntniskritik), si courant chez les philosophes de métier pour désigner cette théorie, prouve déjà leur scepticisme à cet égard. C’est à ce problème que se rapportent les deuxièmes et cinquièmes thèses sur Feuerbach, qui une fois encore, insistent sur le rôle déterminant joué par l’activité pratique de l’homme, fait essentiel de sa vie : « La question de savoir si la pensée humaine peut accéder à une vérité objective n’est pas une question du domaine de la théorie : c’est une question de la pratique. C’est dans la pratique que l’homme doit démontrer la vérité, c’est-à-dire la réalité et la puissance, l’en-deçà de sa pensée. » (Thèse 2)

Feuerbach, non satisfait de la pensée abstraite, en appelle à l’intuition (Anschauung), mais il ne conçoit pas la réalité sensorielle (die Sinnlichkeit) comme activité pratique, comme activité des sens humains (praktische, menschlich-sinnliche Tätigkeit). (Thèse 5)

Mais pourquoi pratique ? C’est qu’en premier lieu, l’homme doit vivre. Sa structure anatomique, ses aptitudes, toute son activité sont adaptées à cette fin. En utilisant ses facultés, il doit s’insérer et se maintenir dans le milieu qui l’entoure, c’est-à-dire tout d’abord dans la nature, puis, en qualité d’individu, dans la société. Font également partie de ces facultés, l’activité du cerveau, l’organe de la pensée, et la faculté même de penser. Penser est une faculté du corps. A chaque instant de sa vie l’homme se sert du raisonnement et de sa faculté de penser pour tirer des conclusions de ses expériences, en déduire des prévisions, fonder sur elles ses espérances, et régler sa conduite et son activité. La justesse de ses conclusions, la rectitude de sa pensée sont démontrées par le fait même que l’homme existe, car elles sont une condition sine qua non de sa survie. Penser c’est s’adapter de manière efficace à la vie, et c’est par ce biais que la pensée humaine devient vérité, non d’une manière absolue, mais dans un sens général.

Partant de l’expérience, l’homme formule des généralisations des règles, des lois de la nature sur lesquelles reposent ses prévisions ultérieures. En général ces prévisions tombent juste, puisque l’homme subsiste.

Mais parfois, elles peuvent être fausses et entraîner l’échec, la ruine et la mort. La vie est un processus continu d’apprentissage, d’adaptation, de développement. La pratique de la vie soumet la justesse du raisonnement à une épreuve aussi permanente qu’impitoyable.

Examinons tout d’abord le cas des sciences de la nature. C’est dans la pratique de ces sciences que le raisonnement trouve sa forme la plus pure, la plus abstraite. C’est pourquoi les philosophes de la nature prennent ce type de pensée comme seul sujet de leur étude sans remarquer combien il est semblable au mode de pensée de chaque homme dans son activité quotidienne. Le raisonnement utilisé dans la recherche scientifique n’est qu’une branche spéciale très élaborée du processus général du travail social. Ce processus de travail exige une connaissance exacte des phénomènes de la nature et leur caractérisation sous forme de « lois de la nature » pouvant être utilisées dans le domaine technique avec un succès assuré. L’élaboration de ces lois, déduites d’expériences spécialement conçues à cet effet, tel est le rôle des spécialistes scientifiques. Dans l’étude de la nature tout le monde s’accorde pour penser que le critère de la vérité, c’est la pratique, l’expérience. Les régularités qu’on y découvre, exprimées sous forme de lois de la nature « peuvent être généralement utilisées avec confiance comme guide dans les activités pratiques de l’homme, même si fréquemment elles ne sont pas tout à fait correctes, déçoivent souvent l’attente, et doivent être améliorées constamment et étendues sous l’effet des progrès de la science. Si l’on s’est plu quelquefois à voir en l’homme le législateur de la nature », il faut tout de suite ajouter que souvent la nature se soucie fort peu de ces lois et sans cesse lui crie : fais-en de meilleures.

Cependant, la pratique de la vie comporte beaucoup plus qu’une simple exploration scientifique de la nature. Le rapport du chercheur scientifique au monde extérieur reste toujours, malgré l’expérimentation celui de l’observation sensorielle : le monde est pour lui une chose extérieure à observer. Mais dans la réalité l’homme affronte la nature au travers de son activité pratique, agit sur elle et se l’approprie. L’homme ne s’oppose pas à la nature comme à un monde extérieur auquel il serait étranger. De ses mains, par son travail, il transforme le monde dans une mesure telle qu’on reconnaît à peine le matière primitive. Et dans ce processus il se transforme lui-même. Ainsi crée-t-il ce monde nouveau qui est le sien : la société humaine, au sein d’une nature métamorphosée en appareil technique. L’homme est le créateur de ce monde. Dès lors pourquoi se demander si sa pensée atteint la vérité. L’objet de sa pensée est ce qu’il produit lui-même au moyen de ses activités corporelles et cérébrales et qu’il domine grâce à son cerveau.

Ce n’est donc pas une question de vérités partielles. [Engels dans sa brochure sur Feuerbach, cite la synthèse de l’alizarine (colorant naturel de la garance) comme critère de la vérité de la pensée humaine. Cette synthèse ne prouve en fait que la validité des formules chimiques employées : elle ne peut prouver la validité du matérialisme face à la chose en soi de Kant. Ce concept, comme on peut le voir dans la préface à la Critique de la raison pure, dérivait tout droit de l’incapacité de la philosophie bourgeoise à expliquer l’origine terrestre de la loi morale. Ce n’est pas l’industrie chimique qui a réfuté la chose en soi, mais le matérialisme historique en expliquant la loi morale par la société. C’est le matérialisme historique qui a mis Engels en mesure de discerner les sophismes de la philosophie de Kant, d’en démontrer la fausseté, et non les raisons qu’il en donne lui-même dans sa brochure.]

[Ainsi encore une fois, il ne s’agit pas de vérités partielles dans un domaine spécifique de la connaissance, que les résultats pratiques confirment ou infirment.] Il s’agit d’un problème philosophique : la pensée humaine peut-elle atteindre la vérité profonde du monde ? On comprend aisément que le philosophe, confiné dans le silence de son cabinet, hanté par des conceptions philosophiques abstraites, elles-mêmes dérivées de notions scientifiques abstraites, qui ont été formulées par une science restant en dehors de la vie pratique, puisse être assailli par le doute au sein d’un tel monde de fantômes. Mais pour l’homme qui reste dans la vie pratique, cette question ne peut avoir aucun sens. La vérité de la pensée, dit Marx, n’est rien d’autre que le pouvoir et l’emprise sur le réel.

Bien entendu, cette proposition ne va pas sans sa réciproque : la pensée ne peut arriver à la vérité dès lors que l’esprit humain ne parvient pas à dominer le monde. Marx a montré dans le Capital que l‘homme laisse son esprit s’abandonner à la croyance mystique en des êtres surnaturels, et commence à douter de la possibilité d’atteindre la vérité, dès que le produit de ses mains devient une force autonome, séparée de lui, qu’il ne domine plus, mais qui s’oppose à lui sous forme de marchandise et de capital, une sorte d’être social indépendant et hostile qui le domine et menace même de le détruire. C’est ainsi que pendant les siècles passés, le mythe d’une vérité céleste surnaturelle inaccessible à l’homme a pesé sur la pratique matérialiste de la vie quotidienne. Lorsque la société aura pris un développement tel que l’homme soit capable de comprendre entièrement les forces sociales et ait appris à les dominer entièrement – c’est-à-dire dans la société communiste – alors la pensée humaine deviendra conforme au monde réel. Mais même avant d’atteindre à ce niveau, encore théorique, lorsque l’homme percevra clairement la structure de la société et comprendra que la production sociale est la base de toute vie, et par là même du développement futur de l’humanité, quand le cerveau arrivera réellement, ne fût-ce que théoriquement, à dominer le monde, alors la pensée deviendra entièrement vraie. Ceci veut dire que par la science de la société (que Marx a formulée et dont les thèses se sont trouvées confirmées dans la pratique) le matérialisme acquiert une base et un pouvoir permanent et devient la seule philosophie épousant vraiment le monde réel. Ainsi la théorie marxiste de la société implique une transformation de la philosophie.

Pour Marx, cependant, il ne s’agissait pas de philosophie pure : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe c’est de le transformer. »

Ainsi s’exprime-t-il dans la dernière des thèses sur Feuerbach. La situation du monde le contraignit à l’action pratique. D’abord entraînés par l’opposition à l’absolutisme allemand de la bourgeoisie naissante, puis puisant de nouvelles forces dans la lutte des prolétariats anglais et français contre la bourgeoisie, Marx et Engels, en étudiant la réalité sociale, en arrivèrent à la conclusion que seule la révolution prolétarienne qui se profilait derrière la révolution bourgeoise pourrait amener l’émancipation complète de l’humanité. A partir de cette époque, toute leur activité fut consacrée à cette révolution et, dans le Manifeste communiste, ils dégagèrent les premières voies qui s’ouvraient à la lutte de classe des ouvriers.

Depuis le marxisme est indissolublement lié à la lutte de classes prolétarienne. Si nous nous demandons maintenant ce qu’il faut entendre par « marxisme » il faut d’abord se rendre bien compte que ce terme n’englobe pas tout ce que Marx a écrit ou pensé. Ses conceptions de jeunesse, par exemple, entre autres celles qui ont été citées ci-dessus, ne s’y rattachent que partiellement: elles représentent des étapes du développement qui aboutit au marxisme. [Celui-ci ne fut pas construit d’un seul coup.] Si déjà dans le Manifeste communiste, le rôle de la lutte de classe prolétarienne et le but communiste sont exposés, la théorie du capital et de la plus-value n’a été élaborée que beaucoup plus tard. En outre les conceptions successives de Marx lui-même évoluèrent avec les conditions sociales et politiques. En 1848, quand le prolétariat commençait tout juste à se constituer, le caractère de la révolution et le rôle de l’Etat se présentaient d’une tout autre manière qu’à la fin du siècle, ou que de nos jours. L’essentiel cependant c’est ce que le marxisme a apporté à la science. C’est tout d’abord le matérialisme historique, la théorie selon laquelle les forces productives et les rapports sociaux déterminent tous les phénomènes politiques et idéologiques et la vie spirituelle en général, le système de production, fondé lui-même sur l’état des forces productives, déterminant le développement de la société, plus particulièrement, par l’intermédiaire de la lutte de classes. C’est ensuite la présentation du capitalisme en tant que phénomène historique temporaire l'analyse de sa structure par la théorie de la valeur et de la plus- value et l’explication de l’existence en son sein de tendances révolutionnaires vers une société communiste résultant d’une révolution prolétarienne Ces théories ont enrichi pour toujours le domaine du savoir humain. Elles constituent le noyau solide du marxisme en tant que système de pensée, dont, dans de nouvelles conditions, on pourra tirer de nouvelles conclusions.

Avec cette base scientifique le marxisme est plus qu’une simple science; c’est une nouvelle conception du passé et de l’avenir, du sens de la vie, de l’essence du monde et de la pensée. C’est une révolution spirituelle, une nouvelle conception du monde, un nouveau système de vie. Mais en tant que conception du monde, il n’existe en réalité que par la classe qui le professe : les ouvriers qui s'en pénètrent, prennent conscience de ce qu’ils sont, c’est-à-dire la classe de l’avenir qui croissant en nombre en force et en conscience prendra en mains la production et deviendra par la révolution maîtresse de sa propre destinée. Ainsi le marxisme, théorie de la révolution prolétarienne, n’est une réalité, et du même coup, une force vive que dans l’esprit et le cœur des ouvriers révolutionnaires.

Ceci sous-entend que le marxisme ne saurait être une doctrine immuable ou un dogme stérile qui impose ses vérités. La société se développe, le prolétariat se développe, la science se développe. De nouvelles formes, de nouveaux phénomènes surgissent dans le capitalisme, dans la politique, dans la science, que Marx et Engels n’ont pu prévoir ni pressentir [Les formes de pensée et de lutte que les conditions passées imposaient, doivent donc être remplacées par des formes nouvelles valables pour des conditions nouvelles]. Mais la méthode de recherche qu’ils ont forgée demeure toujours un guide et un outil excellents pour expliquer les nouveaux événements. Le prolétariat, qui s’est énormément accru avec le capitalisme, n’en est qu’aux premiers pas de sa révolution, et, par conséquent, de son développement marxiste; le marxisme commence seulement à prendre sa véritable signification en tant que force vive du prolétariat. Le marxisme est donc une théorie vivante dont la croissance est liée a celle du prolétariat et aux tâches comme aux fins de sa lutte.

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