AVERTISSEMENT DES TRADUCTEURS
Le livre d’Anton Pannekoek Lenin als Philosoph parut en allemand sous la
signature de John Harper, en 1938. C’était le premier ouvrage de la Bibliothek
der « Räte-Korrespondenz », publié par le Groupe des Communistes Internationaux
de Hollande (GIC). Une traduction française (revue par l’auteur) fut publiée en
feuilleton dans les cahiers Internationalisme (18 février 1947 - 29 décembre
1947). Ces deux versions sont ronéotypées. Une édition anglaise, imprimée
d’après la traduction de l’auteur, publiée sous le titre « Lenin as Philosopher
» et cette fois sous la signature d’Anton Pannekoek, paraît à New-York en 1948,
grâce aux soins de Paul Mattick (New Essays, New-York, 1948). En 1969,
Europäische Verlaganstalt et Europa Verlag font paraître une édition imprimée
du texte allemand original avec une préface biographique de Paul Mattick et des
remarques critiques de Karl Korsch. C’est cette version allemande qui a servi
de base à la présente traduction française. Toutefois, nous nous sommes
inspirés également du texte anglais et de la première version française. Nous
avons tenu compte de certaines modifications de Pannekoek, et en particulier,
nous avons traduit les phrases ajoutées à l’édition anglaise. Ces modifications
et ces ajouts sont mis entre crochets.
INTRODUCTION
La Révolution russe a été
menée sous la bannière du marxisme. Avant la Première Guerre mondiale, à
l’époque où il ne pouvait se livrer qu’à la propagande, le parti bolchevik
était considéré comme le champion des idées et de la tactique marxistes. Il
était en communauté d’idées et agissait de concert avec les tendances
révolutionnaires des partis socialistes européens, lesquelles étaient comme lui
nourries de théories marxistes, tandis que le parti menchevik se rapprochait
beaucoup plus des tendances réformistes de ces partis [Lors des controverses
doctrinales, les penseurs bolcheviks figuraient en bonne place, au côté des
membres des écoles marxistes dites autrichienne et hollandaise, au nombre des
défenseurs du marxisme intransigeant].
Pendant la Première Guerre
mondiale, les bolcheviks firent cause commune avec les groupes radicaux de gauche
de l’Occident (par exemple aux conférences de Zimmerwald et de Kienthal) pour
maintenir le principe de la lutte de classe en temps de guerre. Lors de la
Révolution, les bolcheviks, après avoir adopté le nom de Parti communiste,
purent l’emporter parce qu’ils avaient choisi comme principe directeur la lutte
de classe des masses ouvrières contre la bourgeoisie. Ainsi Lénine et son parti
se révélaient, en théorie comme en pratique, les représentants les plus
éminents du marxisme.
Mais une contradiction devait
s’affirmer par la suite. Un système de capitalisme d’Etat prit définitivement
corps en Russie, non en déviant par rapport aux principes établis par Lénine –
dans l’Etat et la révolution par exemple – mais en s’y conformant. Une nouvelle
classe avait surgi, la bureaucratie, qui domine et exploite le prolétariat.
Cela n’empêche pas que le marxisme soit en même temps propagé et proclamé base
fondamentale de l’Etat russe. A Moscou, un « Institut Marx-Engels » s’est mis à
publier avec un soin respectueux, dans des éditions de luxe, des textes des
maîtres, presque tombés dans l’oubli ou encore inédits. Les partis communistes,
dirigés par l’Internationale de Moscou, se réclament du marxisme, mais ils se
heurtent de plus en plus à l’opposition des ouvriers [aux idées les plus
avancées] qui vivent dans les conditions du capitalisme développé d’Europe
occidentale [et d’Amérique], la plus radicale étant celle des communistes de
conseils.
Pour tirer au clair ces
contradictions, couvrant tous les domaines de la vie et des luttes sociales, il
faut aller à la racine des principes fondamentaux, c’est-à-dire philosophiques,
de ce que ces courants de pensée divergents appellent le marxisme.
Lénine a exposé ses
conceptions philosophiques dans son livre Matérialisme et empiriocriticisme,
publié en russe en 1908 et traduit en 1927 en allemand et en anglais.
Vers 1904, quelques
intellectuels russes commencèrent de s’intéresser à la philosophie de la nature
d’Europe occidentale, et surtout aux idées développées par Ernst Mach, et
essayèrent de les intégrer au marxisme. Une véritable tendance « machiste »,
assez influente, se développa dans le Parti ; ses porte[1]parole principaux étaient Bogdanov, l’un des
plus proches collaborateurs politiques de Lénine, et Lunatcharsky. Le conflit,
auquel le mouvement révolutionnaire de 1905 avait mis une sourdine, reprit de
plus belle aussitôt après, car il n’était pas lié seulement à des controverses
théoriques abstraites, mais à de multiples divergences pratiques et tactiques
au sein du mouvement socialiste. C’est alors que Lénine prit vigoureusement
position contre ces déviations et avec l’appui de Plékhanov, qui d’ailleurs
était menchévik, réussit bientôt à liquider l’influence du machisme à
l’intérieur du Parti.
Dans sa préface aux traductions
anglaise et allemande du livre de Lénine, Deborin [alors interprète officiel du
léninisme, mais disgrâcié par la suite] exalte la collaboration des deux plus
éminents théoriciens, dans leur lutte pour assurer la victoire définitive du
vrai marxisme, sur toutes les tendances antimarxistes.]. Il écrit : «
L’opposition de Plekhanov et de Lénine au liquidationnisme, à l’otzovisme, au
rafistolage de Dieu et au machisme, scella pour un certain temps l’alliance des
deux plus grands cerveaux du marxisme authentique. Elle permit le triomphe du
matérialisme dialectique sur les diverses tendances révisionnistes
antimarxistes... « Le livre de Lénine représente donc, non seulement un apport
considérable à la philosophie, mais aussi un document de premier ordre sur l’histoire
du Parti, document qui prit une importance extraordinaire en contribuant à
raffermir les assises philosophiques du marxisme et du léninisme, déterminant
ainsi, dans une large mesure, l’évolution ultérieure de la pensée philosophique
des marxistes russes... Le marxisme sortit victorieux de cette lutte. Le
matérialisme dialectique fut son drapeau. »
Mais Deborin ajoute : « Il
n’en est malheureusement pas de même au-delà des frontières de l’Union
soviétique et particulièrement en Allemagne et en Autriche où fleurissent la
scolastique kantienne et l’idéalisme positiviste. On y ignore encore
complètement la philosophie marxiste. La traduction du livre de Lénine est donc
nécessaire pour diffuser dans le reste du monde les fondements philosophiques
du marxisme sur lesquels s’appuie le parti communiste. »
Puisque l’importance du livre
de Lénine est soulignée avec une telle force, il est nécessaire d’en faire une
étude critique approfondie. Il est clair qu’on ne peut juger à fond de la
doctrine de la Troisième Internationale, celle du communisme de parti [Le
groupe hollandais opposait le communisme de conseils fondé sur les conseils
ouvriers au communisme de parti préconisé par Lénine et les bocheviks] sans
examiner de très près ses bases philosophiques.
[Les études de Marx sur la
société, qui depuis un siècle jouent un rôle toujours plus important dans le
mouvement ouvrier, ont pris forme à partir de la philosophie allemande. Elles
ne peuvent être comprises sans un examen de l’évolution intellectuelle et
politique du monde européen. Il en va de même tant pour les autres tendances
philosophiques et sociales et les autres écoles matérialistes qui se
développèrent en même temps que le marxisme que pour les conceptions théoriques
sous-jacentes à la Révolution russe. Ce n’est qu’en comparant ces divers
systèmes de pensée, leurs origines sociales, leurs contenus philosophiques,
qu’on peut porter un jugement bien fondé.]
LE MARXISME
Il est impossible de bien
comprendre l’évolution des idées de Marx et de ce qu’il est convenu d’appeler
aujourd’hui le marxisme, si on les considère indépendamment de leurs rapports
avec les conditions sociales et politiques de l’époque où ils naquirent : l’époque
où le capitalisme démarra en Allemagne.
Cette apparition devait faire
naître une opposition sans cesse croissante au système politique et à
l’absolutisme aristocratique. La bourgeoisie ascendante avait besoin de
libertés commerciales et industrielles, d’une législation et d’un gouvernement
favorables à ses intérêts, de la liberté de presse et de réunion, pour faire
valoir ses droits. Elle se sentait handicapée et opprimée par un régime
hostile, par la toute puissance de la police et par une censure étouffant toute
critique contre le gouvernement réactionnaire. La lutte, qui aboutit à la
Révolution de 1848, dut d’abord être menée au niveau théorique, par le
développement d’idées nouvelles et par une critique des conceptions dominantes.
Cette critique, qui trouva ses porte-parole les plus remarquables parmi de
jeunes intellectuels bourgeois, était dirigée en premier lieu contre la
religion et contre la philosophie hégélienne.
La philosophie hégélienne,
selon laquelle l’Idée absolue crée le monde par son développement propre,
s’aliène en lui, et se voit, au cours de ce développement, transformée à
nouveau en conscience propre de l’homme, n’était que le travestissement
philosophique du christianisme, sous une forme adaptée au mieux au régime
politique d’après 1815, la Restauration. De tout temps, la religion
traditionnelle a servi de justification et de fondement théorique à la
perpétuation des anciens rapports de classes. Tant qu’un combat politique
contre l’oligarchie féodale n’était pas possible de manière ouverte, c’est sous
une forme déguisée, celle d’une attaque contre la religion, que la lutte devait
être menée. Ce fut, en 1840, l’œuvre d’un groupe de jeunes intellectuels, les
Jeunes Hégéliens, au sein duquel Marx se forma et où il prit bientôt la première
place.
Pendant qu’il poursuivait ses
études, Marx fut séduit par la puissance de la méthode hégélienne, la
dialectique, et la fit sienne. Le fait que Marx ait pris pour sujet de thèse de
doctorat une comparaison entre les deux grands philosophes matérialistes de la
Grèce antique, Démocrite et Epicure, semble indiquer toutefois qu’il n’était
pas sans incliner au matérialisme.
Plus tard la bourgeoisie
oppositionnelle de Rhénanie fit appel à Marx pour diriger, à Cologne, un
nouveau journal. Il dut se plonger dans toutes les tâches pratiques de la lutte
politique et sociale, et il la mena avec tant d’énergie qu’au bout d’un an le
journal fut interdit. Ce fut aussi à cette époque que Feuerbach fit le pas
décisif qui l’amena au matérialisme.
Ecartant purement et
simplement le système fantastique de Hegel, Feuerbach, revint à l’expérience
toute simple de la vie quotidienne et démontra que la religion était un produit
créé par l’homme. Quarante ans plus tard Engels parlait encore du sentiment de
libération que causa l’œuvre de Feuerbach et de l’enthousiasme qu’elle fit
naître chez Marx, malgré certaines réserves. Aux yeux de Marx, l’œuvre de
Feuerbach démontrait qu’au lieu de continuer à s’en prendre à des images du
ciel, il fallait s’attaquer aux réalités de la terre. C’est pourquoi Marx
écrit, en 1843, dans la Critique de la Philosophie hégélienne du droit : « Pour
l’Allemagne, la critique de la religion est terminée quant à l’essentiel, et la
critique de la religion est la condition de toute critique... La lutte contre
la religion est ainsi indirectement la lutte contre le monde, dont la religion
est l’arôme spirituel... La religion est le soupir de la créature accablée, le
cœur d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit des temps privés d’esprit.
Elle est l’opium du peuple. La suppression de la religion comme bonheur
illusoire du peuple est une exigence de son bonheur réel. L’exigence de
renoncer à une condition qui a besoin d’illusions. La critique de la religion
est ainsi virtuellement la critique de la vallée de larmes, dont la religion
est l’auréole. La critique a arraché les fleurs imaginaires qui ornent nos
chaînes, non pour que l’homme porte la chaîne prosaïquement, sans consolation,
mais afin qu’il rejette la chaîne et cueille la fleur vivante... La Critique du
Ciel se transforme ainsi en critique de la Terre, la critique de la Religion en
critique du Droit, la critique de la Théologie en critique de la Politique. »
(K. Marx, Critique de la philosophie hégélienne du droit, 1843)
Marx se proposait donc
d’analyser la réalité sociale. En collaboration avec Engels, pendant leur
séjour à Paris et à Bruxelles, il entreprit l’étude de la Révolution française
et du socialisme français, ainsi que de l’économie anglaise et du mouvement
ouvrier en Angleterre. Les deux hommes jetaient ainsi les bases de la doctrine,
que nous appelons aujourd’hui le matérialisme historique, théorie du
développement social par la lutte de classes, que Marx exposa plus tard,
d’abord en français en 1846, dans son ouvrage contre Proudhon, Misère de la
Philosophie, puis en collaboration avec Engels dans le Manifeste communiste
(1847) et dans un texte souvent cité : la préface à la Critique de l’économie
politique (1859).
Marx et Engels eux-mêmes
qualifieront toujours leur système de matérialisme par opposition à l’«
idéalisme » de Hegel et des Jeunes hégéliens. Qu’entendaient-ils par là ?
Engels a traité plus tard des problèmes philosophiques fondamentaux du
matérialisme historique dans I’Anti[1]Dühring
et dans sa brochure sur Feuerbach. Engels écrit dans cette dernière : « La
question fondamentale de toute philosophie, et spécialement de toute
philosophie moderne, est celle des rapports entre l’être et la pensée... Ceux
qui affirmaient la primordialité de l’esprit par rapport à la nature, et
admettaient par conséquent une quelconque création du monde, ceux-là
constituaient le camp de l’idéalisme. Les autres qui considéraient la nature comme
l’élément primordial, appartiennent aux différentes écoles matérialistes. » (F.
Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande,
Londres 1888, Trad. fr. de Bracke, A. Costes Ed., 1952, p. 22-24)
Marx et Engels tenaient pour
une vérité allant de soi, non seulement que l’esprit humain est lié à l’organe
matériel qu’est le cerveau, mais que l’homme tout entier, avec son cerveau et
son esprit, est lié au reste du règne animal et à toute la nature inorganique.
Cette conception est commune aux différentes écoles matérialistes. Le caractère
particulier du matérialisme marxien apparaît dans les différentes brochures
polémiques qui traitent des questions pratiques dans le domaine de la politique
et dans le domaine social : pour Marx, le matérialisme, en tant que courant de
pensée, est une méthode [Il devait servir à expliquer tous les phénomènes en
s’appuyant sur le monde matériel et les réalités existantes]. Dans ses œuvres,
Marx ne traite pas de philosophie, il ne présente pas le matérialisme comme un
système philosophique : il s’en sert comme d’une méthode d’investigation et
démontre ainsi sa validité. Dans l’article cité plus haut, par exemple, il
pulvérise la philosophie du Droit de Hegel, non par des dissertations
philosophiques mais par une critique foudroyante des conditions politiques
réelles d’Allemagne.
La méthode matérialiste consiste
à remplacer les arguties et les disputes relatives à des notions abstraites par
l’étude du monde réel [Ici se trouve, dans le texte allemand, la même phrase
que celle qui commence le paragraphe suivant. Cette phrase, ainsi répétée deux
fois, est supprimée dans la version anglaise]. Montrons ce qu’il en est par
quelques exemples. Le théologien associe au dicton « l’homme propose et Dieu
dispose » une réflexion sur la toute puissance de Dieu. Le matérialiste cherche
à savoir pourquoi les résultats sont si peu conformes à ce qu’on attendait ; il
en trouve la raison dans les conséquences sociales de l’échange des
marchandises et de la concurrence. L’homme politique discute des avantages de
la liberté et du socialisme ; le matérialiste se demande quels sont les
personnes, les classes qui formulent de telles revendications, quel en est le
contenu spécifique, à quel besoin social elles correspondent.
Le philosophe part des
spéculations abstraites sur la nature du temps, cherche à déterminer s’il
existe ou non un temps absolu ; le matérialiste compare des horloges pour voir
si l’on peut, par une méthode incontestable, établir que deux événements se
déroulent simultanément ou successivement. Feuerbach avait utilisé avant Marx
cette méthode matérialiste en montrant que les concepts et les idées découlent
des conditions matérielles : l’homme vivant est la source de toute pensée et
concept religieux. Sa doctrine peut être grossièrement résumée dans le jeu de
mots populaire : Der Mensch ist was er isst (L’homme est ce qu’il mange. Le jeu
de mots porte sur le mot ist – est, du verbe sein, être – et le mot isst – du
verbe essen, manger). Mais pour en démontrer la validité, Feuerbach devait
prouver que sa méthode permettait de rendre compte clairement du phénomène
religieux. En effet si l’on ne parvient pas à élucider la nature du lien
causal, le matérialisme devient insoutenable et une rechute dans l’idéalisme
risque fort de s’en suivre. Marx fit ressortir que le principe du retour à
l’homme vivant ne pouvait à lui seul tout expliquer.
En 1845, dans les Thèses sur
Feuerbach, Marx précisait en ces termes ce qui distingue la méthode
matérialiste de Feuerbach de la sienne : « Feuerbach dissout l’être religieux
dans l’être humain (das menschliche Wesen). Mais l’être humain n’est pas une
abstraction inhérente à chacun des individus pris isolément, dans sa réalité,
l’être humain est l’ensemble des rapports sociaux. » (Thèse 6)
« Son travail consiste à
dissoudre le monde religieux en le ramenant à ses fondements temporels. Mais le
fait que les fondements temporels se détachent d’eux-mêmes et se fixent dans
les nuages tels un royaume indépendant, ne peut s’expliquer que par les
discordances et les contradictions internes (Selbstzerrissenheit und
Sichselbstwidersprechen) de cette base temporelle. Il faut donc à la fois
comprendre celle-ci dans ses contradictions et la révolutionner pratiquement. »
(Thèse 4)
L’homme ne peut être compris
que comme être social. Il faut remonter de l’individu à la société et c’est
alors que seront surmontées les contradictions de cette société d’où provient
la religion. Le monde réel, le monde sensible et matériel, celui dans lequel il
faut chercher l’origine de toute idéologie et de toute conscience, c’est la
société humaine dans son développement. Bien entendu, à l’arrière-plan de la
société, il y a la nature sur laquelle elle repose et dont elle n’est qu’une
partie transformée par l’homme.
Ces thèses devaient être
développées dans l’Idéologie allemande, écrite dans les années 1845- 1846 et
restée à l’état de manuscrit jusqu’à ce qu’en 1925 Riazanov, encore directeur
de l’institut Marx-Engels de Moscou, en publie la partie consacrée à Feuerbach
(l’ensemble de cet ouvrage n’a été publié qu’en 1932). II s’agit de toute
évidence d’un texte écrit au fil de la plume mais qui n’en donne pas moins un
exposé brillant de toutes les idées essentielles de Marx sur l’évolution de la
société. Ces idées sont reprises sous une forme plus condensée, en termes
pratiques, dans une brochure de propagande prolétarienne, le Manifeste
communiste, et en termes théoriques dans la préface de la Critique de
l’économie politique.
Dans l’Idéologie allemande,
Marx combat tout d’abord la conception dominante qui veut que la conscience
soit l’unique principe créateur et l’opinion que les idées, en s’engendrant les
unes les autres, déterminent l’histoire du monde. Marx traite ces conceptions
par le mépris comme des « fantasmagories dans le cerveau humain (...) des
sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle, que
l’on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. »
(K. Marx, L’idéologie allemande, Ed. sociales, 1965, p. 26)
Il importait de mettre
vigoureusement l’accent sur le fait que le monde réel, le monde matériel donné
par l’expérience, était à la source de toute idéologie. Mais il fallait
critiquer tout aussi vigoureusement les théories matérialistes qui trouvèrent
leur épanouissement chez Feuerbach. Revenir à l’homme biologique et à ses
besoins essentiels ouvre assurément la possibilité de mettre l’idéologie en
question; toutefois, le problème reste entier tant qu’on persiste à concevoir
l’individu comme un être abstrait, isolé. Certes, on peut établir de la sorte
le caractère fantasmagorique des idées religieuses, mais sans pouvoir expliquer
pourquoi et comment elles prennent la forme de contenu de la pensée. La seule
façon de rendre compte de la vie spirituelle des hommes c’est de partir de la
société et de son développement historique, cette réalité suprême quoi
l’existence humaine se trouve soumise. Feuerbach, voulant élucider la religion
au moyen de l’homme « réel », allait chercher ce dernier dans l’individu, dans
la généralité humaine de l’individu. Or ceci rie permet en rien de comprendre
le monde des idées. Voilà la raison pour laquelle il ne pouvait que retomber
dans l’idéologie de l’amour universel.
Dans la mesure où il est
matérialiste, Feuerbach ne fait jamais intervenir l’histoire, et dans la mesure
où il fait entrer l’histoire en ligne de compte il n’est pas matérialiste. (K.
Marx, op. cit., p. 51)
Là où Feuerbach a échoué, le
matérialisme historique a réussi. ll fournit une explication des idées humaines
par le monde matériel réel. On trouve dans la phrase suivante un résumé de cette
brillante interprétation du développement historique de la société : « Les
hommes, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels,
transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les
produits de leur pensée. » (id., p. 26)
Ainsi donc le matérialisme, en
tant que relation entre la réalité et la pensée, se démontre fondé en pratique.
C’est par l’expérience que nous connaissons la réalité. Elle se révèle à nous,
comme monde extérieur par l’intermédiaire de nos sens. Ceci fournit à la
philosophie en tant que théorie de la connaissance, un principe fondamental :
le monde matériel empiriquement saisissable est la réalité qui détermine la
pensée.
Le problème fondamental de
toute théorie de la connaissance, l’épistémologie, a toujours été celui-ci :
quelle part de vérité revient à la pensée ? Le terme « critique de la
connaissance » (Erkenntniskritik), si courant chez les philosophes de métier
pour désigner cette théorie, prouve déjà leur scepticisme à cet égard. C’est à
ce problème que se rapportent les deuxièmes et cinquièmes thèses sur Feuerbach,
qui une fois encore, insistent sur le rôle déterminant joué par l’activité
pratique de l’homme, fait essentiel de sa vie : « La question de savoir si la
pensée humaine peut accéder à une vérité objective n’est pas une question du
domaine de la théorie : c’est une question de la pratique. C’est dans la
pratique que l’homme doit démontrer la vérité, c’est-à-dire la réalité et la
puissance, l’en-deçà de sa pensée. » (Thèse 2)
Feuerbach, non satisfait de la
pensée abstraite, en appelle à l’intuition (Anschauung), mais il ne conçoit pas
la réalité sensorielle (die Sinnlichkeit) comme activité pratique, comme
activité des sens humains (praktische, menschlich-sinnliche Tätigkeit). (Thèse
5)
Mais pourquoi pratique ? C’est
qu’en premier lieu, l’homme doit vivre. Sa structure anatomique, ses aptitudes,
toute son activité sont adaptées à cette fin. En utilisant ses facultés, il
doit s’insérer et se maintenir dans le milieu qui l’entoure, c’est-à-dire tout
d’abord dans la nature, puis, en qualité d’individu, dans la société. Font
également partie de ces facultés, l’activité du cerveau, l’organe de la pensée,
et la faculté même de penser. Penser est une faculté du corps. A chaque instant
de sa vie l’homme se sert du raisonnement et de sa faculté de penser pour tirer
des conclusions de ses expériences, en déduire des prévisions, fonder sur elles
ses espérances, et régler sa conduite et son activité. La justesse de ses
conclusions, la rectitude de sa pensée sont démontrées par le fait même que
l’homme existe, car elles sont une condition sine qua non de sa survie. Penser
c’est s’adapter de manière efficace à la vie, et c’est par ce biais que la
pensée humaine devient vérité, non d’une manière absolue, mais dans un sens
général.
Partant de l’expérience,
l’homme formule des généralisations des règles, des lois de la nature sur
lesquelles reposent ses prévisions ultérieures. En général ces prévisions
tombent juste, puisque l’homme subsiste.
Mais parfois, elles peuvent
être fausses et entraîner l’échec, la ruine et la mort. La vie est un processus
continu d’apprentissage, d’adaptation, de développement. La pratique de la vie
soumet la justesse du raisonnement à une épreuve aussi permanente
qu’impitoyable.
Examinons tout d’abord le cas
des sciences de la nature. C’est dans la pratique de ces sciences que le
raisonnement trouve sa forme la plus pure, la plus abstraite. C’est pourquoi
les philosophes de la nature prennent ce type de pensée comme seul sujet de
leur étude sans remarquer combien il est semblable au mode de pensée de chaque
homme dans son activité quotidienne. Le raisonnement utilisé dans la recherche
scientifique n’est qu’une branche spéciale très élaborée du processus général
du travail social. Ce processus de travail exige une connaissance exacte des
phénomènes de la nature et leur caractérisation sous forme de « lois de la
nature » pouvant être utilisées dans le domaine technique avec un succès
assuré. L’élaboration de ces lois, déduites d’expériences spécialement conçues
à cet effet, tel est le rôle des spécialistes scientifiques. Dans l’étude de la
nature tout le monde s’accorde pour penser que le critère de la vérité, c’est
la pratique, l’expérience. Les régularités qu’on y découvre, exprimées sous
forme de lois de la nature « peuvent être généralement utilisées avec confiance
comme guide dans les activités pratiques de l’homme, même si fréquemment elles
ne sont pas tout à fait correctes, déçoivent souvent l’attente, et doivent être
améliorées constamment et étendues sous l’effet des progrès de la science. Si
l’on s’est plu quelquefois à voir en l’homme le législateur de la nature », il
faut tout de suite ajouter que souvent la nature se soucie fort peu de ces lois
et sans cesse lui crie : fais-en de meilleures.
Cependant, la pratique de la
vie comporte beaucoup plus qu’une simple exploration scientifique de la nature.
Le rapport du chercheur scientifique au monde extérieur reste toujours, malgré
l’expérimentation celui de l’observation sensorielle : le monde est pour lui une
chose extérieure à observer. Mais dans la réalité l’homme affronte la nature au
travers de son activité pratique, agit sur elle et se l’approprie. L’homme ne
s’oppose pas à la nature comme à un monde extérieur auquel il serait étranger.
De ses mains, par son travail, il transforme le monde dans une mesure telle
qu’on reconnaît à peine le matière primitive. Et dans ce processus il se
transforme lui-même. Ainsi crée-t-il ce monde nouveau qui est le sien : la
société humaine, au sein d’une nature métamorphosée en appareil technique.
L’homme est le créateur de ce monde. Dès lors pourquoi se demander si sa pensée
atteint la vérité. L’objet de sa pensée est ce qu’il produit lui-même au moyen
de ses activités corporelles et cérébrales et qu’il domine grâce à son cerveau.
Ce n’est donc pas une question
de vérités partielles. [Engels dans sa brochure sur Feuerbach, cite la synthèse
de l’alizarine (colorant naturel de la garance) comme critère de la vérité de
la pensée humaine. Cette synthèse ne prouve en fait que la validité des
formules chimiques employées : elle ne peut prouver la validité du matérialisme
face à la chose en soi de Kant. Ce concept, comme on peut le voir dans la
préface à la Critique de la raison pure, dérivait tout droit de l’incapacité de
la philosophie bourgeoise à expliquer l’origine terrestre de la loi morale. Ce
n’est pas l’industrie chimique qui a réfuté la chose en soi, mais le
matérialisme historique en expliquant la loi morale par la société. C’est le
matérialisme historique qui a mis Engels en mesure de discerner les sophismes
de la philosophie de Kant, d’en démontrer la fausseté, et non les raisons qu’il
en donne lui-même dans sa brochure.]
[Ainsi encore une fois, il ne
s’agit pas de vérités partielles dans un domaine spécifique de la connaissance,
que les résultats pratiques confirment ou infirment.] Il s’agit d’un problème
philosophique : la pensée humaine peut-elle atteindre la vérité profonde du
monde ? On comprend aisément que le philosophe, confiné dans le silence de son
cabinet, hanté par des conceptions philosophiques abstraites, elles-mêmes
dérivées de notions scientifiques abstraites, qui ont été formulées par une
science restant en dehors de la vie pratique, puisse être assailli par le doute
au sein d’un tel monde de fantômes. Mais pour l’homme qui reste dans la vie
pratique, cette question ne peut avoir aucun sens. La vérité de la pensée, dit
Marx, n’est rien d’autre que le pouvoir et l’emprise sur le réel.
Bien entendu, cette
proposition ne va pas sans sa réciproque : la pensée ne peut arriver à la
vérité dès lors que l’esprit humain ne parvient pas à dominer le monde. Marx a
montré dans le Capital que l‘homme laisse son esprit s’abandonner à la croyance
mystique en des êtres surnaturels, et commence à douter de la possibilité d’atteindre
la vérité, dès que le produit de ses mains devient une force autonome, séparée
de lui, qu’il ne domine plus, mais qui s’oppose à lui sous forme de marchandise
et de capital, une sorte d’être social indépendant et hostile qui le domine et
menace même de le détruire. C’est ainsi que pendant les siècles passés, le
mythe d’une vérité céleste surnaturelle inaccessible à l’homme a pesé sur la
pratique matérialiste de la vie quotidienne. Lorsque la société aura pris un
développement tel que l’homme soit capable de comprendre entièrement les forces
sociales et ait appris à les dominer entièrement – c’est-à-dire dans la société
communiste – alors la pensée humaine deviendra conforme au monde réel. Mais
même avant d’atteindre à ce niveau, encore théorique, lorsque l’homme percevra
clairement la structure de la société et comprendra que la production sociale
est la base de toute vie, et par là même du développement futur de l’humanité,
quand le cerveau arrivera réellement, ne fût-ce que théoriquement, à dominer le
monde, alors la pensée deviendra entièrement vraie. Ceci veut dire que par la
science de la société (que Marx a formulée et dont les thèses se sont trouvées
confirmées dans la pratique) le matérialisme acquiert une base et un pouvoir
permanent et devient la seule philosophie épousant vraiment le monde réel.
Ainsi la théorie marxiste de la société implique une transformation de la
philosophie.
Pour Marx, cependant, il ne
s’agissait pas de philosophie pure : « Les philosophes n’ont fait
qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe c’est de le
transformer. »
Ainsi s’exprime-t-il dans la
dernière des thèses sur Feuerbach. La situation du monde le contraignit à
l’action pratique. D’abord entraînés par l’opposition à l’absolutisme allemand
de la bourgeoisie naissante, puis puisant de nouvelles forces dans la lutte des
prolétariats anglais et français contre la bourgeoisie, Marx et Engels, en
étudiant la réalité sociale, en arrivèrent à la conclusion que seule la
révolution prolétarienne qui se profilait derrière la révolution bourgeoise
pourrait amener l’émancipation complète de l’humanité. A partir de cette
époque, toute leur activité fut consacrée à cette révolution et, dans le
Manifeste communiste, ils dégagèrent les premières voies qui s’ouvraient à la
lutte de classe des ouvriers.
Depuis le marxisme est
indissolublement lié à la lutte de classes prolétarienne. Si nous nous
demandons maintenant ce qu’il faut entendre par « marxisme » il faut d’abord se
rendre bien compte que ce terme n’englobe pas tout ce que Marx a écrit ou
pensé. Ses conceptions de jeunesse, par exemple, entre autres celles qui ont
été citées ci-dessus, ne s’y rattachent que partiellement: elles représentent
des étapes du développement qui aboutit au marxisme. [Celui-ci ne fut pas
construit d’un seul coup.] Si déjà dans le Manifeste communiste, le rôle de la
lutte de classe prolétarienne et le but communiste sont exposés, la théorie du
capital et de la plus-value n’a été élaborée que beaucoup plus tard. En outre
les conceptions successives de Marx lui-même évoluèrent avec les conditions
sociales et politiques. En 1848, quand le prolétariat commençait tout juste à
se constituer, le caractère de la révolution et le rôle de l’Etat se
présentaient d’une tout autre manière qu’à la fin du siècle, ou que de nos
jours. L’essentiel cependant c’est ce que le marxisme a apporté à la science.
C’est tout d’abord le matérialisme historique, la théorie selon laquelle les
forces productives et les rapports sociaux déterminent tous les phénomènes
politiques et idéologiques et la vie spirituelle en général, le système de
production, fondé lui-même sur l’état des forces productives, déterminant le
développement de la société, plus particulièrement, par l’intermédiaire de la
lutte de classes. C’est ensuite la présentation du capitalisme en tant que
phénomène historique temporaire l'analyse de sa structure par la théorie de la
valeur et de la plus- value et l’explication de l’existence en son sein de
tendances révolutionnaires vers une société communiste résultant d’une
révolution prolétarienne Ces théories ont enrichi pour toujours le domaine du
savoir humain. Elles constituent le noyau solide du marxisme en tant que
système de pensée, dont, dans de nouvelles conditions, on pourra tirer de
nouvelles conclusions.
Avec cette base scientifique
le marxisme est plus qu’une simple science; c’est une nouvelle conception du
passé et de l’avenir, du sens de la vie, de l’essence du monde et de la pensée.
C’est une révolution spirituelle, une nouvelle conception du monde, un nouveau
système de vie. Mais en tant que conception du monde, il n’existe en réalité
que par la classe qui le professe : les ouvriers qui s'en pénètrent, prennent
conscience de ce qu’ils sont, c’est-à-dire la classe de l’avenir qui croissant
en nombre en force et en conscience prendra en mains la production et deviendra
par la révolution maîtresse de sa propre destinée. Ainsi le marxisme, théorie
de la révolution prolétarienne, n’est une réalité, et du même coup, une force
vive que dans l’esprit et le cœur des ouvriers révolutionnaires.
Ceci sous-entend que le
marxisme ne saurait être une doctrine immuable ou un dogme stérile qui impose
ses vérités. La société se développe, le prolétariat se développe, la science
se développe. De nouvelles formes, de nouveaux phénomènes surgissent dans le
capitalisme, dans la politique, dans la science, que Marx et Engels n’ont pu
prévoir ni pressentir [Les formes de pensée et de lutte que les conditions
passées imposaient, doivent donc être remplacées par des formes nouvelles
valables pour des conditions nouvelles]. Mais la méthode de recherche qu’ils
ont forgée demeure toujours un guide et un outil excellents pour expliquer les
nouveaux événements. Le prolétariat, qui s’est énormément accru avec le
capitalisme, n’en est qu’aux premiers pas de sa révolution, et, par conséquent,
de son développement marxiste; le marxisme commence seulement à prendre sa
véritable signification en tant que force vive du prolétariat. Le marxisme est
donc une théorie vivante dont la croissance est liée a celle du prolétariat et
aux tâches comme aux fins de sa lutte.
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