Arturo Peregalli est mort à Milan, le 13 juin 2001, à l’âge de seulement 53 ans. Il n’est pas facile, pour quelqu’un qui fut proche d’Arturo, pour un ami de longue date qui partagea avec lui, pendant ses dernières années, son travail passionné de recherche et de publication sur l’histoire du mouvement communiste révolutionnaire, d’esquisser son profil biographique et intellectuel. Il était en effet animé par une « passion du communisme » qui faisait de lui un homme totalement étranger à l’infecte culture bourgeoise, contingente et publicitaire.
Arturo naquit à Rogolo, petit
village de la région de Valtellina, dans le département de Sondrio, le 1er
février 1948. Il déménage vite avec sa famille – son père était ouvrier – à
Milan où il découvre les difficultés de la vie et une société inexorablement
divisée en classes, traversée par de multiples contradictions. Comme de
nombreux autres jeunes de son âge, il se dirige instinctivement vers les partis
de gauche. En 1966, il rencontre Stefano Rubini lors d’un cours du soir qu’ils
suivent ensemble ; ce fut son grand ami de ces années d’apprentissage et
d’initiation, ami auquel il restera toujours lié. Il s’inscrit avec lui à la
FGCI [Fédération de la jeunesse communiste italienne] et tous les deux adhèrent
à la « Tendance » — groupe trotskisant d’Aldo Brandirali (1) à l’intérieur de
la fédération milanaise des jeunes du Parti communiste italien ; lorsque
Brandirali sort de la FGCI et crée Falcemartello. Arturo et Stefano
l’accompagnent ; ils ne le suivent cependant pas plus avant quand celui-ci
adhère, en été 1968, au maoïsme (en octobre 1968 Brandirali fonde l’Unione dei
comunisti italiani marxisti-leninisti).
Arturo et Stefano se rapprochent
alors de groupes plus radicaux de la gauche milanaise. Arturo participe ainsi,
en 1968 et lors de l’« automne chaud », aux réunions du groupe de la « rue
Sigieri ». Ce collectif, qui prit le nom de la rue où se tenaient ses réunions,
comprenait des militants (Mariotto, Claudio, Nino entre autres) qui étaient
sortis, en 1964, du Parti communiste international (Il Programma Comunista (2))
pour créer Rivoluzione communiste (3) ). Ces camarades quittèrent rapidement
Rivoluzione comunista et commencèrent à se réunir,dans un local de la rue
Sigieri où les rejoignirent certains jeunes comme Arturo, Stefano, Alberto,
Liliana et d’autres. Ils se rattachaient tous aux positions d’Amadeo Bordiga, à
l’expérience du Parti communiste d’Italie des premières années et à celle de la
Gauche communiste italienne en général. Ils n’avaient donc rien en commun avec
les mouvements extraparlementaires qui, à l’époque, naissaient comme des
champignons — et disparurent ensuite avec la même rapidité.
La connaissance des positions
de la Gauche communiste italienne et d’Amadeo Bordiga, son principal
représentant, marquera Arturo de façon indélébile. Durant toute son existence,
cette connaissance déterminera ces positions politiques, ses méthodes de
recherche et de travail ainsi que sa vie. Arturo ne fut jamais « bordiguiste »
et cette étiquette qu’on lui attribua, une fois qu’il accéda à une certaine
notoriété, l’ennuyait profondément.
C’est durant cette période, en
1969 pour être précis, que nous faisons connaissance et que commence notre
amitié.
A l’époque, Arturo était déjà
entré à la Bibliothèque nationale de Brera, d’abord comme étudiant[1]travailleur,
puis, après son service militaire et l’obtention d’un diplôme
d’expert-comptable, comme employé régulier à partir de 1971. Son travail
administratif aurait dû le tenir éloigné des milliers de livres poussiéreux
stockés dans les étages supérieurs, ouvrages dont peu de personnes
connaissaient alors l’existence, mais sa passion pour la recherche historique
et l’étude du mouvement ouvrier le poussa inexorablement dans cette direction.
Il se prend donc de passion
pour les livres et se consacre définitivement, après ses heures de travail, à
l’étude de l’histoire en utilisant ce que la bibliothèque met à sa disposition.
Il devient l’ami des employés de la bibliothèque, il connaît et reconnaît les
personnages décrits par Luciano Bianciardi dans La vita agra, il connaît les
chercheurs qui fréquentent les salles de lecture et affine ainsi ses
connaissances en devenant, au cours des années, une sorte de professeur et de
guide toujours disponible pour ceux qui demandent des informations sur des
textes introuvables ou des conseils sur des questions particulières de
l’histoire du mouvement ouvrier. Chaque fois que quelqu’un lui écrivait en
commençant sa lettre par « Cher docteur Peregalli », la réponse d’Arturo
commençait invariablement par ces mots : « Je ne suis pas docteur ».
Sa soif de connaissance et
d’approfondissement le pousse également à fréquenter l’Istituto Giangiacomo
Feltrinelli, le plus riche en Italie en matériaux et documents sur l’histoire
du mouvement ouvrier, et il se lie d’amitié avec le personnel de cet institut.
La passion des livres le pousse à « chiner » lui-même dans les petits marchés
d’ouvrages d’occasion qui animent Milan et sa banlieue. Il se constitue ainsi
une remarquable bibliothèque. Dans sa maison, les livres s’accumulent et
occupent tout l’espace ; il rassemble les ouvrages qui ne lui sont pas
immédiatement utiles, ou peuvent attendre d’être lus, et les emporte à Rogolo
durant ses visites fréquentes à sa vieille mère.
De l’étude et la lecture à la
nécessité d’écrire la route est longue, et passe nécessairement par le
maniement de la grammaire et du style. Avec difficultés et beaucoup
d’application, Arturo se prépare à franchir également cet obstacle qui n’est
cependant pas le plus important.
Arturo n’écrit pas de romans
mais des livres d’histoire et quand il écrit (sur la vérité il n’y a pas à
transiger), il ne s’oppose pas seulement au monde officiel de la culture bourgeoise
mais à ceux qui prétendent critiquer cette culture, au PCI qui se veut le
porte-parole de la classe ouvrière et qu’Arturo démasquera dans ses écrits
comme une force contre-révolutionnaire désormais passée dans le camp ennemi.
Arturo, jusqu’à la fin de sa vie, ne cèdera jamais à la tentation de transiger
dans ses écrits afin d’obtenir un succès éditorial ou d’acquérir une quelconque
« renommée » publicitaire. Ayant parfaitement assimilé le marxisme à l’école de
la Gauche communiste, il reste sur des positions intransigeantes qui lui
permettent d’éditer ses essais dans de petites maisons d’édition à l’écart du
marché éditorial « normal ». Il restera donc, consciemment et volontairement,
en dehors des circuits de la culture « officielle », circuits fermés, par la
force du PCI, aux critiques de gauche qui faisaient renaître des expériences
mises à l’index et des noms tabous.
Évidemment, Arturo ne gagna
pas une lire avec ce qu’il publia ; il lui suffisait que les textes fussent
publiés et lus et servissent à clarifier les idées de ceux qui en sentaient la
nécessité en dehors de toute prétention culturaliste. Le martyrologue du
prolétariat ne servit jamais à Arturo comme un tremplin de lancement pour une
carrière et des succès personnels. Son travail d’employé lui permettait de
vivre, même si c’était de façon modeste. Il refusait d’entrer dans un monde où
son propre engagement dans la recherche historique aurait été télécommandé.
D’autre part, et il en était bien conscient, sa façon de vivre et d’être
communiste s’accordait parfaitement avec ses recherches et ses études.
Sa première initiative
éditoriale est la publication, avec quelques amis, en septembre 1970, d’un
petit roman humoristique inachevé du jeune Marx Scorpione e Felice [Scorpion et
Félix] (La Piramide, Milan 1970), tableau satirique du milieu politique
bourgeois berlinois que ce dernier fréquentait. La brève présentation du texte
a été écrite par Arturo, mais signée d’un pseudonyme, H. Leman, dont il se
servira également dans des écrits ultérieurs, et elle sera par la suite reprise
sous son vrai nom comme introduction au recueil des Romanzi e poesie [Romans et
poèmes] de Marx et Engels (Erre Emme, Rome 1991).
En 1973 Arturo épouse Luciana,
qui sera la compagne de toute sa vie, et grâce à elle il trouve un cadre
propice à la poursuite de son travail ; en septembre 1975, naît Bruno, leur
fils unique dont Arturo était particulièrement fier.
Au début des années
soixante-dix, il fait la connaissance de Bruno Fortichiari (4), un homme d’une
grande rectitude, d’une grande modestie et d’une grande intégrité morale ;
entre eux naît une amitié sincère et chaleureuse. Arturo admire ce vieux
camarade dont il avait jusqu’ici simplement entendu parler dans les livres
d’histoire. Bruno Fortichiari avait été l’un des dirigeants les plus importants
du Parti communiste d’Italie à sa fondation, et tant que ce parti fut dirigé
par la gauche, il avait dirigé le travail clandestin et illégal du Bureau I du
PCdI sous le pseudonyme de « camarade Loris ». Durant la période au cours de
laquelle la gauche resta à la tête du parti, même après l’accession du fascisme
au pouvoir, l’État bourgeois ne réussit jamais à démanteler ce Bureau I du
parti ni à arrêter le camarade « Loris », son principal dirigeant.
Au début des années 70, Bruno
Fortichiari crée Iniziativa Comunista-Livorno ’21, « Bulletin pour la gauche
communiste », pour promouvoir la réunification des forces des communistes
internationalistes alors divisés en nombreux groupes. Une initiative vouée à
l’échec selon Arturo lui-même, qui participe cependant au travail du collectif
et publie de nombreux articles dans le bulletin, articles signés A.P. ou Leman,
son pseudonyme. L’amitié et le travail avec Fortichiari s’interrompent avec la
mort de celui-ci en janvier 1981 (même si Iniziativa Comunista-Livorno ’21
continua à paraître irrégulièrement pendant encore plusieurs années)
Entre-temps Arturo avait
réussi en 1976 à publier son premier livre Introduzione alla storia della Cina
[Introduction à l’histoire de la Chine] (Ceidem, Pistoia 1976). Il s’était
consacré à l’étude de Mao Zedong et de la Chine depuis la fin des années 70.
Son intérêt était également motivé par la naissance et le pullulement des
différentes organisations maoistes en Italie, qui prétendaient appartenir au //formations
politiques qu’il considérait comme une expression du// mouvement communiste
révolutionnaire. Dans son travail Arturo démontre la nature bourgeoise du
maoïsme et de la République populaire de Chine née en 1949 ; une chose est la
conquête, même avec des fusils, de l’unité nationale, une autre est la
révolution communiste et la dictature du prolétariat. Évidemment le livre, qui
a une distribution très limitée, reste sans écho.
Deux années plus tard paraît,
avec une longue introduction d’Arturo, Il comunismo di sinistra e Gramsci [Le
communisme de gauche et Gramsci] (Dedalo Libri, Bari 1978), vaste anthologie de
textes de la gauche – d’Amadeo Bordiga à Bruno Fortichiari, en passant par
Virgilio Verdaro, Pietro Tresso, Onorato Damen et d’autres – dans lesquels le
rôle de Gramsci est réduit à sa juste place ; ce dernier est bien le fondateur
de la « voie italienne au socialisme » mais il est davantage le théoricien
d’une vision idéaliste du processus historique que d’une « orthodoxie marxiste
».
En 1980 paraît dans Classe (n°
17, juin 1980) l’étude d’Arturo intitulée « Le dissidenze di sinistra tra Lenin
e Mao. «Azione Comunista» » [Les dissidences communistes entre Lénine et Mao.
«Azione Comunista» »]. Personne ne se rappelle plus aujourd’hui d’« Azione Comunista
», mais au milieu des années cinquante, ce groupe représenta une tentative de
recherche d’une alternative de gauche au PCI malgré l’hétérogénéité de ses
membres. Arturo écrit une histoire de ce journal dans la rédaction duquel « à
côté de Seniga on trouvait (…) des antistaliniens internationalistes comme
Bruno Fortichiari, des léninistes désormais convaincus comme Cervetto et
Parodi, des libertaires comme Pier Carlo Masini, des sociaux-démocrates de
gauche comme Giorgio Galli et même quelques ‘‘staliniens’’ ».
Le début des années 80 est
endeuillé par la mort de Nino Consonni, ami commun, camarade internationaliste
et « maître de vie ». Nino, passionné de cinéma, est frappé par un infarctus
dans un cinéforum milanais après être intervenu dans un débat après la
projection du film Les années de plomb de Margarethe von Trotta. Transporté,
une fois mort, au poste de secours le plus proche, on ne réussit pas à
contacter sa famille, on dut parcourir un petit agenda qu’il portait avec lui
et essayer de se mettre en contact avec la première personne dont le nom y
figurait. À la lettre « A » c’est le nom et le numéro de téléphone d’Arturo qui
apparaissent immédiatement et c’est donc lui qui se précipite le premier au
poste de secours de l’hôpital et avertit ensuite tous ses camarades. Quelques
jours plus tard, tous, jeunes et vieux camarades, viendront à l’enterrement de
Nino pour commémorer sa mémoire.
Les années suivantes sont
riches de travaux et de publications. En 1983, il rédige, avec Dino Erba,
l’introduction de Rivoluzione e reazione. Lo stato tardo-capitalistico
nell’analisi della sinistra comunista [Révolution et réaction. L’État
capitaliste tardif dans l’analyse de la gauche communiste], volume préparé par
Alberto Giasanti (Giuffrè, Milan 1983). Le livre contient dans son intégralité
un long texte de Ottorino Perrone (Vercesi) « Parti-Internationale-État » paru
en quinze livraisons entre 1934 et 1936 dans Bilan (du n° 5 au n° 26) organe de
la Fraction de gauche du Parti communiste d’Italie. Ce livre représente l’un
des premiers moments d’une nouvelle explication en Italie du travail et des
positions de la Fraction de la gauche italienne à l’extérieur, durant la
période fasciste.
Dans ces mêmes années, Arturo
collabore à la rédaction de nombreux articles de l’Enciclopedia
dell’antifascismo e della Resistenza [Encyclopédie de l’antifascisme et de la
Résistance] (Milan, La Pietra, vol. IV, 1984 ; vol. V, 1987 et vol VI, 1989) et
dans le premier et unique volume publié de Il Sessantotto. La stagione dei movimenti
(1960-1979) [L’année 68. Le temps des mouvements (1960-1979)] (Edizioni
Associate, Rome 1988).
Grâce à un coup de chance, en
1984, il arrive à emménager rue San Marco, en plein centre de Milan ; il peut
ainsi se rendre à pied à son travail, situé à quelques pas. Dans l’immeuble où
il habite, vit également Stefano Merli, qui fonda dans les années 50 avec Luigi
Cortesi la Rivista Storica del Socialismo ; il devient rapidement son ami même
si leurs parcours politiques respectifs sont très différents. La mort subite de
Merli en 1994 le frappe durement et l’afflige.
Son amitié avec Paolo
Casciola, responsable de la publication des Quaderni del Centro Studi Pietro
Tresso, remonte au milieu des années 80. Dans la collection « Études et
recherches », paraîtront en sept fascicules, entre juin 1987 et avril 1991, de
nombreux chapitres du travail d’Arturo L’altra Resistenza. Il PCI e le
opposizioni di sinistra in Italia 1943-1945 [L’autre Résistance. Le PCI et les
oppositions de gauche en Italie 1943-1945]. En février 1990 verra le jour, dans
le cadre d’un essai à part entière, la conclusion de cette recherche : Il
Partito Comunista Internazionalista 1942-1945 [Le Parti communiste
internationaliste 1942-1945]. L’autre Résistance sera ensuite édité en unique
et gros volume (Graphos, Gênes 1991) et cette publication lui apportera une
certaine notoriété. Dans la série « Études et recherches » des Quaderni del
Centro Studi Pietro Tresso (n° 7, août 1988), paraîtra aussi Antonio Gramsci.
Idealismo, produttivismo e nazione [Antonio Gramsci. Idéalisme, productivisme
et nation], qui avait déjà paru l’année précédente dans la revue grecque
Tetradia.
C’est à la fin de cette
décennie qu’il publie deux livres importants : d’abord : Il patto Hitler-Stalin
e la spartizione della Polonia [Le pacte Hitler-Staline et le partage de la
Pologne] (Erre Emme, Rome 1989), qui démolit la légende tenace selon laquelle
le stalinisme s’opposa toujours avec ténacité et acharnement au nazisme et, en
collaboration avec Riccardo Tacchinardi, L’URSS e i teorici del capitalismo di
stato [L’URSS et les théoriciens du capitalisme d’État] (Lacaita,
Manduria-Bari-Rome 1990) dans lequel un beau chapitre est consacré à la
position de Amadeo Bordiga.
C’est avec les années 90 que
commence la collaboration d’Arturo avec Corrado Basile et la maison d’édition
Graphos nouvellement née. Arturo dirige la « Collection d’études et de
documents historiques », inaugurée par la publication en volume de L’altra
Resistenza. Il PCI e le opposizioni di sinistra 1943- 1945 (Graphos, Gênes
1991). Le texte, fruit de longues années d’études et de recherches, lui apporte
une certaine notoriété et l’estime de certains historiens «officiels» comme
Luigi Cortesi et Michele Fatica pour ne citer qu’eux. Des extraits de ce livre
seront publiés également en anglais et en français. En anglais la revue
Revolutionary History (vol. 5, n° 4) en publie un long résumé sous le titre : «
The Left Wing Opposition in Italy During the Period of the Resistance » ; la
rédaction de la revue présente Arturo comme « an independent marxist historical
researcher » . Trois années plus tard, les Cahiers Léon Trotsky (n° 64,
novembre 1998) proposent aux lecteurs français le même texte abrégé sous titre
« L’Opposition de gauche en Italie pendant la période de la Résistance ».
Toujours durant les années 90,
Arturo publie avec Paolo Giussani, Il declino dell’URSS. Saggi sul collasso
economico sovietico [Le déclin de l’URSS. Essai sur l’effondrement économique
soviétique] (Graphos, Gênes 1991) et deux ans plus tard il fait paraître
Stalinismo. Nascita e affermazione di un regime [Stalinisme. Naissance et
affirmation d’un régime] (Graphos, Gènes 1993). De cette période date aussi la
tentative de lancer la revue Laboratorio Storico dont ne sortira cependant
qu’un seul numéro (mai-août 1992) qui contiendra notamment un article écrit en
collaboration avec Mirella Mingardo : « Il socialismo di sinistra a Milan tra
pace e guerra 1912-1918 » [Le socialisme de gauche à Milan entre paix et guerre
1912-1918 ].
Pendant cette période il
participe à de nombreux séminaires et conférences sur le thème de la «
Résistance » et on lui confie régulièrement la tâche d’illustrer la «
dissidence dans la Résistance ». Le livre Conoscere la Resistenza [Connaître la
Résistance] (Unicopli, Milan 1994) témoigne de cette activité et contient son
texte « La sinistra dissidente in Italia nel periodo della Resistenza » [La
gauche dissidente en Italie pendant la période de la Résistance ].
Au milieu des années 90,
Arturo interrompt sa collaboration avec les éditions Graphos. Dans le même
temps commence la collaboration d’Arturo avec ses amis de la Colibrì de Milan ;
cette excellente entente permettra la publication de Amadeo Bordiga
(1889-1970). Bibliografia [Amadeo Bordiga (1889-1970). Bibliographie] (Colibrì,
Paderno Dugnano 1995). Ce travail, dont les auteurs étaient conscients du
caractère partiel – en Italie, la seule bibliographie des écrits de Bordiga de
1945 à 1970 figurait en appendice du livre de Liliana Grilli Amadeo Bordiga :
capitalismo sovietico e comunismo [Amadeo Bordiga : capitalisme soviétique et
communisme] (La Pietra, Milan 1982) – voulait stimuler l’étude des positions
théoriques défendues et répandues dans des minorités restreintes par le «
Napolitain têtu ».
Si on a consacré à la vie de
Gramsci, père de l’Italie démocratique, et à l’étude de chacun de ses écrits,
des centaines et des centaines de volumes, plus ou moins bons, si on lui a
consacré un institut, Bordiga a subi un ostracisme durant toute sa vie, et même
après sa mort. Faire connaître, même à une petite échelle, son œuvre était une
tâche indispensable. Évidemment aller à la recherche de tout ce qui avait été
publié fut un travail particulièrement ingrat et l’objectif ne fut que
partiellement atteint ; d’autres poursuivront ce travail qui est déjà en bonne
voie avec la publication des œuvres complètes de Bordiga jusqu’en 1926, travail
entrepris par Luigi Gerosa pour la Graphos.
À partir de ce moment l’étude
de la vie de Bordiga et de la gauche communiste italienne dans l’émigration en
France et en Belgique occupe une bonne partie du temps d’Arturo ; en novembre
1995 il publie Simone Weil e lo stalinismo (1932-1933) [Simone Weil et le
stalinisme (1932-1933)] (Quaderni del Centro Studi Pietro Tresso, série «
Études et recherches », n° 37, novembre 1995) qui examine la rencontre de
Simone Weil avec l’extrême-gauche en France en 1932 et 1933 et les tentatives,
ratées, d’unification de ces formations.
L’année suivante, Arturo
rédige un essai intitulé « Tragicamente soli ! La questione ebraica nella
seconda guerra mondiale » [Tragiquement seuls ! La question juive pendant la
Seconde Guerre mondiale ], essai qui est ensuite publié dans une forme
légèrement abrégée par la revue Giano (n° 24, septembre-décembre 1996) sous le
titre « Il silenzio e la complicità dei nemici del Reich » [Le silence et la
complicité des ennemis du Reich ].
Entre-temps, en juin 1996,
Arturo avait participé au colloque de Bologne sur la personnalité et l’œuvre
d’Amadeo Bordiga ; l’intervention d’Arturo, contenue dans les actes du colloque
(Amadeo Bordiga nella storia del comunismo [Amadeo Bordiga dans l’histoire du
communisme], ESI, Naples 1999) est l’annonce du travail auquel, avec l’auteur
de ces lignes, il était en train de se consacrer sur la vie du révolutionnaire
napolitain dans les années les moins connues de sa vie pendant lesquelles il
fut le plus calomnié et ses actes et positions les plus falsifiés.
Comme c’est désormais son
habitude, son ami Paolo Casciola publie en avant-première ce travail : A.Peregalli-S.Saggioro,
Amadeo Bordiga. Gli anni oscuri (1926-1945) [Amadeo Bordiga. Les années
obscures (1926-1945)] (Quaderni Pietro Tresso, n° 3, janvier 1997). Amplifié,
ce travail paraîtra ensuite en volume Amadeo Bordiga. La sconfitta e gli anni
oscuri (1926-1945) [Amadeo Bordiga. La défaite et les années obscures
(1926-1945)] (Colibrì, Paderno Dugnano 1998). La parution de ce volume nous
réjouit énormément, même si la conspiration du silence de la culture officielle
continua, en grande partie, à sévir. Pris par l’enthousiasme de la publication
nous pensâmes continuer le travail et traiter des années qui suivirent la fin
de la Seconde Guerre mondiale ; puis étudier les années 50 et la scission du
mouvement internationaliste en deux tronçons — d’une part Onorato Damen avec
Battaglia comunista et de l’autre Bordiga avec Il Programma Comunista ;
clarifier ensuite la question de la Fraction française de la gauche communiste
avec ses scissions et ruptures ; et enfin aborder le problème du groupe
Socialisme ou Barbarie. Ce qui a paru jusqu’ici sur la gauche communiste est
l’œuvre d’éléments du Courant communiste international ou de son entourage et
se termine inévitablement par la glorification de Marc Chirik, le vieux Marc
que je présentai à Arturo en 1974 (ou 1975) et avec lequel nous allâmes
ensemble rencontrer le vieux Damen. Malheureusement tout ce travail est resté
en chantier début et qui sait s’il pourra reprendre sans l’apport fondamental
et dynamique d’Arturo.
Entre-temps, en juillet 1998,
Arturo avait remis le manuscrit de Togliatti guardasigilli 1945-1946
[Togliatti, Garde des Sceaux 1945-1946] (Colibrì, Paderno Dugnano, 1998) écrit
en collaboration avec Mirella Mingardo ; ce livre traitait du passage de
Togliatti au ministère de la justice en qualité de Garde des Sceaux, « à la
tête d’un ministère traditionnellement considéré par le mouvement ouvrier comme
un des centres de la répression, une des manifestations les plus évidentes du
pouvoir ».
À la fin de l’été 1998, comme
un éclair dans un ciel bleu, la maladie le frappe et Arturo est opéré.
L’intervention chirurgicale se passe bien ; bien qu’ébranlé, en particulier par
les thérapies qui doivent suivre l’opération, il reprend et continue sa vie
habituelle. À la fin de la même année, il entre, et ce ne fut pas pour lui une
mince satisfaction, dans le comité scientifique de la Fondation Amadeo Bordiga
avec Michele Fatica, Giorgio Galli, Lilliana Grilli, Bruno Maffi et Mario
Maffi. Il retrouve à la « Fondation » Liliana, amie et camarade de vieille
date, avec qui il descend à Formia pour visiter la maison de Bordiga qui
n’était plus habitée depuis la mort de Antonietta. Il s’agit de mettre de
l’ordre dans un matériel considéable qui est entassé là, sans être consulté
depuis plus de 25 ans. Le travail n’en est qu’à ses débuts.
Malheureusement, à l’automne
1999, sa maladie reprend et de nouvelles thérapies sont nécessaires. Arturo est
très sceptique sur son traitement, quoiqu’il ne le laisse pas voir et préfère
ne pas en parler, souffrant en silence. Pour éloigner le cauchemar, il cherche
à se plonger dans le travail et à reprendre ses études.
En janvier-février 2001 paraît
PCI 1946-1970. Donna, famiglia, morale sessuale [PCI 1946-1970. Femme, famille,
morale sexuelle] (Quaderni Pietro Tresso, n° 27, janvier-février 2001), son
dernier travail ; il s’agit d’un chapitre d’un travail de plus ample portée sur
le PCI après 1945.
Arturo supporte la maladie
sans bruit mais la fatigue excessive et l’épuisement qui le frappent désormais
depuis trois ans s’aggravent et ses forces commencent à diminuer. Il continue à
travailler à Brera et il le fera jusqu’au bout. Quand il prendra un congé «
pour maladie », ce sera la fin. ·
* * ·
Ces quelques souvenirs sur
Arturo ressemblent à une bibliographie mais cela montre justementg à quel point
ses écrits, la publication de ses recherches et son travail sont inséparables
de sa vie et en constituent une partie fondamentale. Sans aide, presque
toujours seul, Arturo a réussi un gros travail qui lui vaut le titre mérité
d’historien du mouvement communiste révolutionnaire, mais un historien
communiste, animé par la passion de contribuer à la connaissance de l’histoire
des vaincus et de ceux qui s’opposèrent au stalinisme et à la dégénérescence du
mouvement communiste.
Ses amis se souviendront d’Arturo
pour sa modestie proverbiale, pour sa gentillesse dans sa façon d’être et de
vivre. L’unique but de son travail était de faire émerger la vérité historique,
jamais de faire prévaloir ses intérêts personnels.
Au-delà de la perte d’un ami
d’une rare force et d’une rare puissance, sa mort précoce est une catastrophe
également quand on pense à tout ce qu’il aurait pu encore faire. Arturo parlait
souvent du moment où il aurait pu partir à la retraite et alors étudier et
écrire sans subir les contraintes d’un travail imposé, libre de pouvoir se
consacrer aux questions qui l’intéressaient et le préoccupaient. À cette
retraite, il n’est malheureusement jamais arrivé.
Padoue, juillet 2001 Sandro
Saggioro (Traduction française de François Bochet)
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