(Le texte qui suit est la traduction du deuxième chapitre de Sex, Class and Socialism, livre écrit en 1989 et publié par Bookmarks. Lindsey German est rédactrice en chef de la revue mensuelle Socialist Review, et a écrit de nombreux articles notamment dans International Socialism Journal, revue trimestrielle du SWP britannique).
La famille moderne est l’objet
d’innombrables études et débats. Parfois on entend dire que la famille est en
train de disparaître, sous les coups du divorce, d’un taux de natalité en
déclin ou de son atomisation qui est l’une des caractéristiques principales de
la famille actuelle. D’un autre côté, on considère encore la famille comme une
citadelle éternelle et immuable : une source de force dans un monde incertain.
La famille, à l’époque du capitalisme tardif, est marquée par ces deux
tendances contradictoires. Le système capitaliste soutient la famille tout en
la sapant.
La famille est une masse de
contradictions, dont certaines résultent du fait qu’il s’agit d’une institution
universelle. Les familles peuvent varier considérablement d’une classe à
l’autre, mais presque tous les êtres humains sont nés, vivent et meurent dans
le cadre d’une ou de plusieurs familles. Les tentatives de créer des solutions
alternatives à la famille, comme les communes, ont en général butté sur le fait
que des relations et des comportements typiques de la famille se reproduisaient
au sein même de ces structures.
Ceux qui essaient de rompre
avec la norme familiale, comme les homosexuel(le)s, souffrent des préjugés de
leur entourage et de discriminations sociales. En fait, de nombreuses relations
homosexuelles finissent par reproduire les rôles sexuels traditionnels.
Certains sociologues soulignent que des groupes, à l’intérieur de la société,
ne vivent pas dans le cadre de la famille : les étudiants, les jeunes qui
partagent un appartement à plusieurs, les soldats dans les casernes et même les
représentants de commerce. Mais la situation de tous ces individus est
transitoire et relativement temporaire. La plupart d’entre eux finissent par
vivre dans une forme ou une autre de famille, au bout de quelques années. La
domination et l’importance de la famille s’observent aussi dans les attitudes
de la société vis-à-vis de ceux qui vivent en dehors de la structure familiale.
Les enfants ou les personnes âgées qui vivent dans des institutions
spécialisées sont regardées avec pitié, à l’égal des sans-abri. L’utilisation
même du terme de « maison » pour désigner ces institutions (maisons de
retraite, maisons de redressement, etc. ) montre la valeur que l’on accorde à
la famille privée. Et très souvent les individus qui vivent dans de telles
institutions aspirent à vivre dans une famille « normale ».
Famille
et classe ouvrière*
L’une des caractéristiques les
plus surprenantes de la famille actuelle est l’importance considérable que les
ouvriers y attachent encore. Cela encore une fois, malgré des apparences contraires.
Des adolescents peuvent se rebeller contre leurs familles. Pour la petite et la
grande bourgeoisie, il peut s’agir d’un processus assez long, où les études
supérieures prolongent l’adolescence jusqu’à l’âge de 25-26 ans. Mais le
mariage et la naissance d’un enfant sont encore considérés comme un idéal pour
la plupart des femmes de la classe ouvrière — et donc inévitablement pour les
ouvriers. Cela, malgré des expériences familiales individuelles où la réalité
est rarement proche de l’idéal. Les jeunes filles issues de foyers malheureux
voient souvent dans le mariage le principal moyen d’échapper à leur famille.
Lillian Rubin, qui a étudié les familles de la classe ouvrière blanche
américaine, indique : « (…) devenir adulte signifie se marier. Ainsi, malgré le
fait que les modèles matrimoniaux qu’elles ont sous les yeux ne ressemblent
absolument pas aux mythes qu’elles chérissent, leurs solutions de rechange sont
parfois si peu nombreuses et si terribles — faire un boulot qu’elles détestent,
passer encore des années sous le toit de parents oppressifs — que les jeunes
filles de la classe ouvrière tendent à fermer les yeux devant les réalités et à
s’accrocher à leurs fantasmes avec une ténacité extraordinaire (1). » Pour
comprendre la raison de ce comportement, nous avons besoin de comprendre les
différentes tendances à l’œuvre dans la famille. Des tendances contradictoires
Sur un certain plan, le
capitalisme a tendance à détruire la famille, notamment en créant et en
exigeant une plus grande mobilité de la force de travail. Ainsi depuis 1945 on
a vu les phénomènes de migration croître à une échelle sans précédent : d’Asie
et des Caraïbes vers la Grande-Bretagne ; de Turquie, d’Afrique du Nord et de
Yougoslavie vers l’Europe ; du Moyen-Orient, du Proche-Orient et de l’Amérique
centrale vers les Etats-Unis. Tout cela a eu pour principal effet de briser la
famille traditionnelle, et a entraîné des conséquences souvent très
douloureuses. Les contrôles de l’immigration ne pèsent que sur les familles des
travailleurs étrangers. Privés de droits civiques, les immigrés en Europe sont
aussi coupés de leur famille dont les membres sont obligés de rester dans leurs
pays d’origine. Ce qui permet d’économiser au pays « d’accueil » les frais de
reproduction de cette partie de la force de travail.
En dehors de la croissance du
la main-d’œuvre immigrée, le deuxième phénomène significatif est l’entrée
massive des femmes sur le marché du travail. Le travail des femmes mariées a
provoqué des changements majeurs dans la plupart des familles de la classe
ouvrière.
Mais si ces changements ont
bouleversé des millions de famille ouvrières, une tendance opposée est aussi
apparue, dans la mesure où les ouvriers se sont accrochés au modèle de la
famille et ont tenté de renforcer ces valeurs traditionnelles supposées. Ce qui
explique l’importance idéologique accrue de la famille et la centralité du
foyer dans le capitalisme tardif.
Le recentrage sur la cellule
familiale avait déjà commencé à la fin du XIXe siècle comme nous l’avons vu
dans le chapitre précédent. Cette tendance est devenue encore plus marquée dans
le capitalisme moderne. L’amélioration de la « maison » est une industrie
importante. A la périphérie de chaque ville on a fait construire des modèles de
la « maison de vos rêves » ; l’un des loisirs les plus répandus aujourd’hui est
le fait d’aller chercher des objets pour remplir sa maison. De nombreux
ouvriers aspirent à devenir propriétaires de leur logement.
S’il fallait ajouter encore
une preuve, on peut la trouver dans l’attitude des deux principaux partis
britanniques à propos de la famille. Le Premier ministre travailliste James
Callaghan proposa la création d’un ministère du Mariage en 1978. Quant à
Margaret Thatcher, elle considérait qu’il n’y avait aucune différence entre les
idées conservatrices en matière économique et les valeurs traditionnelles. Les
récents appels à des valeurs morales plus solides sont fondées sur les
conceptions les plus traditionnelles de la famille, que défendent les deux
partis, conservateur et travailliste. Pour eux, en effet, la défense de la
famille établie ne peut que rapporter des voix. L’envers du décor
La famille cependant ne répond
guère à tous les espoirs que l’on place en elle. Tout d’abord, la majorité des
individus ne vivent pas dans la famille nucléaire conventionnelle, composée de
deux parents hétérosexuels et d’enfants dépendant de leurs parents. Près de 25
% des foyers sont composés d’une personne célibataire, contre 10 % en 1951. En
1985, la proportion d’enfants vivant dans des familles monoparentales était de
13 %. Les naissances hors mariage atteignent des taux records : 20 % du taux
total (2). Le divorce se banalise puisque 11 % des femmes entre 18 et 49 ans
ont divorcé au moins une fois et que, en 1983, un tiers des mariages incluait
au moins un partenaire divorcé (3). Bien que le nombre de mariages ait
augmenté, une grande partie d’entre eux sont des remariages ; par conséquent le
nombre de premiers mariages est en train de diminuer (4).
Pour des millions de gens, la
famille est synonyme de précarité. Les périodes de la vie où la pauvreté frappe
le plus sont les deux extrémités de l’existence : durant la petite enfance et
pendant la vieillesse. Près de 8 millions de personnes dépendent, au moins
partiellement, d’allocations d’une catégorie ou d’une autre — y compris 25 %
des retraités et près de 50 % des parents célibataires (5). Le facteur crucial
qui lie les enfants à la pauvreté est l’impossibilité où sont les femmes, à
cause du coût des gardes d’enfants, de gagner un salaire décent. Selon Heather
Joshi, les mères gagnent en général 30 % de moins que les femmes sans enfants
(6).
Pour ceux qui touchent une
aide de l’Etat, la situation est encore pire. La famille moyenne dépense plus
de 50% de ses ressources dans la nourriture, quatre fois plus en alcool, cinq
fois plus pour les vêtements et les chaussures, six fois plus pour les services
et les biens ménagers durables et sept fois pour les transports que les
familles recevant des allocations.
Le bonheur à l’intérieur de la
famille est constamment lié aux ressources matérielles. C’est ainsi que les
publicitaires représentent des intérieurs spacieux, des cuisines gigantesques
remplis d’un équipement ménager moderne et brillant : machines à laver la
vaisselle ou le linge, voitures familiales flambant neuves qui coûtent
l’équivalent de plusieurs années de salaires d’un ouvrier. Ces familles ont
toujours la peau blanche, elles sont en bonne santé et élégamment habillées.
Les parents ne perdent jamais leur calme et les mères arborent un sourire
joyeux pendant qu’elles placent le linge sale dans la machine à laver ou
qu’elles nettoient le plancher. La violence, les mauvais traitements, les
dettes ou le chômage ne frappent jamais ces familles. Cette image idyllique ne
correspond à rien de réel — elle ne décrit que le style de vie d’une
bourgeoisie riche, sans soucis, soit une infime minorité de la population.
Cette image est à des kilomètres des conditions matérielles précaires et des
vies sentimentales étriquées de la plupart des ouvriers et ouvrières. Et si un
prolétaire acquiert l’un de ces objets vantés par la publicité, il lui faut
s’endetter jusqu’au cou (8) pour se le payer. Dans de telles conditions, un
licenciement, une maladie ou un accident du travail peuvent précipiter quelqu’un
dans l’extrême pauvreté. Les conservateurs peuvent toujours brandir le rêve
d’une démocratie de petits propriétaires, entre 1982 et 1986 le nombre
d’expulsions effectuées par des sociétés immobilières est passé de 6 000 à 21
000. Quatorze pour cent des SDF sont à la rue parce qu’ils n’ont pas pu payer
leur crédit (9).
Famille
et violence
La famille est aussi un lieu
de violence. Toute une série de coups et autres horreurs sont distribués entre
les quatre murs du foyer familial. Cela va des femmes battues par leur mari aux
enfants maltraités — physiquement ou sexuellement — en passant par les
personnes âgés, victimes de leurs enfants ou de leurs petits-enfants (10),
comme le montre le livre de Jean Renvoize Web of Violence.
La violence tend à augmenter
aux alentours de Noël et du Nouvel An, lorsque les individus passent la plus
grande partie de leur temps en famille et que les tensions s’exacerbent (11).
La famille est certainement un lieu plus dangereux que la rue. Dans la ville la
plus dangereuse d’Amérique, Détroit, quatre homicides sur cinq sont commis par
des amis, des parents ou des amis de la victime (12).
Ceux qui sont peut-être les
plus menacés dans le cadre familial sont les jeunes enfants — à la fois sur le
plan physique et sexuel. Lorsqu’ils se disputent entre eux, les parents
utilisent souvent leurs enfants comme punching-ball. Une pourcentage assez
élevé des parents maltraitants suivent un traitement psychiatrique sous une
forme ou une autre (13). Les mauvais traitements infligés aux enfants se
déroulent souvent au moment où les parents changent leurs enfants ou les
nourrissent, ce qui expliquent pourquoi un pourcentage important de femmes
battent leurs enfants (14). Les chiffres de la National Society for the
Prevention of Cruelty to Children (Association nationale de prévention contre
la cruauté visant les enfants) montrent que les mauvais traitements contre les
enfants sont les plus fréquents chez les femmes au foyer ou au chômage que chez
les hommes, actifs ou pas (15).
Différences
de classe
La famille existe dans toutes
les classes, mais il existe des différences fondamentales entre la vie de
famille des différentes classes. Les plus grandes différences sont liées à la
pauvreté. L’étude de Lilan Rubin montre que même aux Etats-Unis, pays riche en
principe, « les enfants qui vivent dans la plupart des familles ouvrières
connaissent, par intermittence, la pauvreté » (16).
Lorsqu’on leur demande ce
qu’ils feraient s’ils avaient plus d’argent, la plupart des ouvriers disent
qu’ils paieraient leurs factures en retard. Les familles de la
petite-bourgeoise fournissent généralement des réponses bien différentes,
puisqu’elles ont moins de soucis économiques. Et 34% des familles ouvriers
disent qu’elles aideraient leurs propres parents et leurs familles « afin
qu’ils n’aient plus aucun souci ». Seul un seul petit-bourgeois donna une
réponse semblable (17). La pauvreté ne frappe pas seulement les chômeurs ou
ceux qui vivent des allocations. Le niveau des salaires de la plupart des
travailleurs est tel qu’il couvre rarement les coûts de reproduction de toute
la famille — la pauvreté est une réalité pour la plupart des ouvriers, en tout
cas durant de longues périodes de leur vie. Les chiffres récents montrent que
le fossé entre riches et pauvres s’accroît en Grande-Bretagne (18).
Les taux de divorce parmi les
ouvriers manuels sont presque deux fois plus élevés que chez les professions
libérales et les patrons. De plus, « 10 % des fiancées étaient enceintes dans
les deux premières classes sociales contre 25 % dans les classes 4 et 5 » (19).
Jean Renvoize fait une remarque similaire à propos des enfants battus : « la
majorité des sévices graves se déroulent dans les groupes socioéconomiques les
plus défavorisés… peu de mères travaillent à plein temps et la présence
permanente de jeunes enfants les irrite considérablement (20) ».
Une autre étude réalisée dans
les années 1960 montre que les sévices physiques ont joué un rôle dans
l’éclatement de 40% des mariages ouvriers, comparés avec 20% des mariages petits-bourgeois
(21).
Il existe de nombreuses autres
différences — qui sont parfois moins quantifiables — entre les familles de
différentes classes. L’étude de Lilan Rubin est particulièrement utile dans ce
domaine. Elle décrit l’étroitesse des conditions de vie de la classe ouvrière,
et la façon dont le travail manuel en particulier détruit toute la sociabilité
de la vie de famille. A l’intérieur de la classe ouvrière, les couples
entretiennent rarement des relations sociales en dehors de la maison ; ils invitent
rarement des gens extérieurs à la famille chez eux ; ils communiquent peu sur
le plan verbal. « De très nombreuses fois, les gens que j’ai rencontrés ont
parlé de leurs parents, spécialement de leurs pères, qui étaient taciturnes et
ne répondaient pas à leurs questions (22) ; »
Coincés dans des boulots sans
avenir, les parents ont souvent peu d’estime pour eux-mêmes. Même s’ils veulent
que leurs enfants mènent une vie meilleure, ils attendent souvent peu de choses
de la vie. Sur le plan émotionnel, ces familles tendent à réprimer leurs
émotions/ à être répressives, et traitent parfois leurs enfants d’une manière
brutale et très stricte. L’étroitesse de leur horizon se traduit par les trois
qualités que ces femmes valorisent chez leurs maris : « c’est un travailleur
consciencieux, il ne boit pas, il ne me bat pas (23) ».
Les familles de la
petite-bourgeoisie ont tendance à être beaucoup plus ouvertes ; elles abordent
les questions qui affectent chaque membre de la famille et il existe un climat
plus libre. L’argent ne constitue pas un problème majeur — si les pères
appartenant à la petite-bourgeoisie sont préoccupés par leur travail, ils ne se
referment pas autant que les ouvriers. Tandis que les femmes de la classe
ouvrière demandent à leurs maris de les « laisser » faire les choses, il existe
beaucoup plus d’égalité, du moins en surface, à l’intérieur de la famille
petite-bourgeoise — non parce qu’elle est nécessairement plus égalitaire, mais
« parce que l’idéologie de l’égalité y est plus fortement affirmée (24) ».
Toutes ces caractéristiques
composent un portrait de la famille ouvrière qui se révèle souvent
cauchemardesque pour ses membres. Malgré toutes les tentatives de dépeindre la
famille comme un oasis de calme dans un monde violent, dangereux et hostile,
elle est souvent le centre de la misère.
Cependant il est incontestable
que, malgré tout cela, les ouvriers continuent à vivre en famille.
L’institution est centrale à la fois pour leur vie et pour le système
capitaliste. Pourquoi assume-t-elle une telle centralisé et une telle
prépondérance ?
Spécificité
de la famille sous le capitalisme
La réponse n’est ni simple, ni
même évidente. La famille capitaliste est une institution unique. Elle diffère
de toutes les autres formes de famille sur un point central : ce n’est pas une
famille productive. Pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, une famille
non productive aurait constitué une impossibilité ; la famille constituait le
cadre à la fois de la production et de la reproduction. Elle était également le
centre de tous les échanges sociaux : tous les membres de la famille tendaient
à participer à la production, à l’intérieur et à l’extérieur de la maison. Tel
était le cas, par exemple, dans la société agricole britannique jusqu’à la
révolution industrielle.
La famille nucléaire du
capitalisme se situe complètement à l’opposé de la précédente. Les hommes et
les femmes ne se marient plus sur la base des talents que possède chacun
d’entre eux : sur le fait de savoir si l’homme peut passer la charrue dans un
champ ou si la femme peut coudre. Tous les objets dont les ouvriers ont besoin
pour vivre — nourriture, logement, vêtements — peuvent être achetés sous forme
de marchandises et le sont généralement. Ainsi la famille, loin d’être une
unité où les marchandises sont produites, est devenue de plus en plus une unité
de consommation. La maison familiale sera déjà construite (même si elle sera
constamment « améliorée » grâce à la décoration, au bricolage, etc.). On fera
ses courses au supermarché : la viande sera donc découpée et empaquetée, le
poisson nettoyé et enveloppé dans, les légumes prêts à la cuisson et le pain
coupé en tranches. Des plats préparés auront seulement besoin de passer
quelques minutes dans le four à micro-ondes.
Dans une petite minorité de
familles, on trouvera des exceptions à la règle : la femme cuira peut-être son
propre pain, par exemple. Mais lorsque deux adultes travaillent, la pression
rend de telles tâches difficiles. Il est beaucoup pratique d’acheter de la
nourriture en partie préparée. Et les aliments sont souvent meilleur marché,
grâce aux techniques de la production de masse et parce qu’ils contiennent des
ingrédients de qualité inférieure (25).
De même, la grande majorité
des femmes ne fabriquent plus les vêtements de leurs enfants. Beaucoup savent
tricoter ou possèdent une machine à coudre, certaines travaillent à la maison
et cousent pour leurs voisins, mais leur travail est rarement le revenu
principal de la famille et ne sert pas à en habiller tous les membres. Il est
beaucoup plus économique et pratique d’acheter des vêtements produits au
Portugal ou à Taiwan que de les fabriquer chez soi. Il y a seulement deux cents
ans, le rouet faisait partie du mobilier de toutes les fermes anglaises et de
beaucoup de cottages (26). Le développement de la petite production marchande a
totalement changé la nature du travail accompli à domicile.
Un
moyen d’échapper au monde
Aujourd’hui, la famille n’a
plus, au moins en surface, un rôle économique apparent ou évident ; elle est
surtout considérée comme le moyen d’échapper au monde. Le mariage et la famille
n’ont plus de rapport avec le travail, mais avec l’amour romantique individuel.
Trouver « un mec réglo » et avoir des enfants, tel est, pour la plupart des
femmes, l’objectif de leur vie. Le monde social — le travail, les loisirs de
masse, l’éducation — se déroule en dehors de la maison. La famille est le
domaine du privé — en principe de l’amour et du bonheur intime, mais souvent le
royaume de la souffrance et de la violence privées, ou des espoirs déchus.
A cela vient s’ajouter une
contradiction supplémentaire lorsque la famille ne correspond pas à son image.
C’est le port de refuge dans un monde sans pitié, mais aussi un enfer pour
nombre de ses membres. L’apparence extérieure de famille diffère
considérablement de sa réalité. Il est essentiel de le comprendre si l’on veut
comprendre pourquoi la famille continue à exister.
Son rôle économique — bien
qu’il soit différent de son rôle dans les sociétés de classe antérieures — est
essentiel pour le bon fonctionnement du système capitaliste. Et, en tant
qu’institution, la famille laisse peu de place à la liberté individuelle. En
tant qu’institution elle n’a pas grand-chose à voir avec le fait que des hommes
et des femmes tombent amoureux, se marient et aient des enfants. C’est bien sûr
la façon dont la plupart des hommes et des femmes constituent leurs propres
familles. Mais toutes les pressions pour adopter ce modèle de comportement —
que ces pressions viennent d’amis, de parents ou de l’Etat lui-même — découlent
du rôle économique central que joue la famille.
La
reproduction de la force de travail
Ce rôle économique central est
la reproduction de la force de travail pour la classe capitaliste. La
reproduction de la génération suivante de travailleurs est cruciale pour toutes
les sociétés à travers l’histoire. La forme de la famille (de la reproduction)
est donc toujours liée à la forme de production. Dans L’Origine de la famille,
de la propriété privée et de l’Etat, Engels décrit ce lien : « D’un côté, la
production des moyens de subsistance, de la nourriture, de l’habillement, du logement
et des outils nécessaires à cette production ; d’un autre côté, la production
des êtres humains eux-mêmes, la propagation de l’espèce (27).
La « production d’êtres
humains » est plus importante aujourd’hui que jamais. La plupart des tâches
ménagères et les soins apportés aux enfants à la maison sont précisément liés à
cette production. La génération présente d’ouvriers est soignée, nourrie,
habillée à l’intérieur de la famille, et elle bénéficie de services sexuels et
personnels. Encore plus important : la génération suivant d’ouvriers est
élevée, soignée dans le cadre familial : c’est généralement la mère qui apprend
aux futurs travailleurs à se débrouiller par eux-mêmes et ceux-ci sont l’objet
de beaucoup d’attention. Ce qui permet d’alimenter constamment le marché du
travail avec de jeunes ouvriers sains, qui sont socialisés et ont appris à
accepter les valeurs idéologiques dominantes de différentes façons.
Tel est le véritable bénéfice
économique pour la classe capitaliste. Ce profit provient à la fois du travail
non payé de la femme (et dans une moindre mesure de l’homme) à la maison, et du
travail salarié des hommes et des femmes à l’extérieur du foyer, travail qui
reproduit la marchandise force de travail. Au début des années 70, Kath Ennis souligna
ce point mais en ajoutant une restriction : « la plus value extraite par le
patron ne provient pas simplement du travail de l’homme qu’il emploie mais de
la combinaison entre le travail de l’homme dans son entreprise et celui de la
femme à la maison (28) ».
Aujourd’hui il est encore plus
clair que le capitalisme repose à la fois sur le travail payé de la femme en
dehors du foyer et sur son travail domestique non payé. Mais l’argument
fondamental est juste : le travail domestique des femmes contribue à la
reproduction de la force de travail et donc indirectement à la plus value
produite par la classe capitaliste, car il permet d’abaisser la valeur de la
force de travail.
Travail
domestique gratuit et bas salaires
Cela permet aussi à la classe
capitaliste de payer des salaires dont le montant est fondé sur l’hypothèse
qu’il existe un travail domestique, travail qui existe bel et bien. En fait, le
système salarié capitaliste est fondé sur l’hypothèse que tous les individus de
la société vivent dans des unités familiales. Cette hypothèse a des
conséquences fondamentales. Il en résulte que ceux qui ne vivent pas dans des
unités familiales sont parmi les plus pauvres, comme c’est le cas par exemple
des retraités ou des parents célibataires. Cela signifie aussi que la classe
capitaliste a la possibilité de payer des salaires plus bas (aux hommes et aux
femmes) que si la famille n’existait pas.
Les bas salaires des hommes
sont fondés sur l’existence de la famille privatisée. Les ouvriers masculins
n’ont pas besoin de payer pour les frais de leur reproduction directement comme
marchandises. Leurs femmes préparent leur nourriture, lavent leurs vêtements,
effectuent les tâches ménagères et s’occupent des enfants. Ce travail non
rémunéré fait baisser les coûts de la reproduction dans la mesure où ces
services n’ont pas besoin d’être achetés directement sur le marché (29). Les
femmes qui travaillent, paradoxalement, tendent à recevoir des salaires encore
plus bas, puisque les salaires des femmes (qui s’ajoutent à ceux de leurs
maris) sont nécessaires pour acheter les biens consommés dans la maison.
Les salaires des femmes sont
également affectés par l’existence de la famille. En général, les femmes
gagnent entre 66 et 75 % du salaire moyen des hommes (30). Cela tient à
plusieurs facteurs : temps partiel, niveau dans la hiérarchie, division
sexuelle du travail, entre autres. Mais la raison principale pour laquelle les
femmes ne touchent pas le même salaire que les hommes, à qualification égale,
réside dans l’hypothèse tacite de l’existence de la famille, et donc dans
l’hypothèse que les femmes ont d’autres ressources que leurs propres salaires.
Que beaucoup de femmes ne bénéficient pas de cet appoint financier, que leur
salaire soit vital pour maintenir économiquement la famille n’entre pas en
ligne de compte dans le calcul du salaire. La classe capitaliste est très
satisfaite de payer les salaires des femmes au coût de reproduction le plus
bas.
La structuration du travail
des femmes par la famille ne touche pas seulement les salaires. Les femmes
constituent la grande majorité des salariés à temps partiel. Même lorsqu’elles
travaillent à temps complet, elles tendent à travailler moins d’heures que les
hommes qui travaillent en dehors de la maison (31). Leurs heures et leurs
conditions de travail doivent prendre en compte leur travail non payé à la
maison, en particulier l’éducation des enfants. Cela explique probablement
pourquoi les femmes sont plus souvent en arrêt maladie que les hommes (32).
La
famille comme assistante sociale
Bien que le rôle économique
central de la famille repose sur la reproduction de la force de travail, ce
n’est évidemment pas son unique rôle. Elle a d’autres rôles économiques ainsi
qu’un rôle idéologique très important. Elle agit comme un système de soutien
pour les membres de la famille qui ne peuvent pas vendre leur force de travail
; une grande partie des personnes malades, handicapées, des vieux et de plus en
plus des jeunes. Le chômage des jeunes, les coupes opérées dans les allocations
et la croissance de l’absentéisme scolaire signifient que beaucoup
d’adolescents dépendent matériellement de leur famille. Bien que beaucoup
d’entre eux essayent de trouver des solutions alternatives à la famille, il en
existe peu : ce dont témoigne le nombre croissant de jeunes sans-abri.
Les soins de la communauté,
euphémisme délicat, signifie qu’un nombre croissant de malades, de personnes
âgées, de gens perturbés mentalement ou handicapés sont rejetés dans la famille
privée. Les workhouses du XIXe siècle ont disparu et il existe maintenant un
grand nombre d’institutions (prisons, hôpitaux, asiles psychiatriques, maisons
de redressement, écoles, collèges). Mais aujourd’hui une pression constante
s’exerce pour réduire les dépenses publiques qui financent ces institutions.
Cela se produit au détriment de la famille ouvrière. Spécialement en temps de
crise, la classe capitaliste se concentre de plus en plus sur la reproduction
privée.
Le marche a aussi de plus en
plus grignoté les tâches traditionnellement accomplies par la famille —
processus graduel qui a commencé avec le développement du capitalisme lui-même.
La production manufacturière de textiles a été la premier industrie importante.
Progressivement la production de marchandises a pénétré tous les domaines de la
vie, y compris de la vie sociale. C’est maintenant presque un truisme de
considérer l’acte sexuel comme une marchandise : acheté et vendu dans des
vidéos, des magazines pornos et à travers la prostitution.
La
marchandisation des relations sociales
Cette relation avec le marché
s’étend et affecte tous les domaines de la vie, influant sur le destin de
chaque membre de la famille : « La population ne compte plus sur l’organisation
sociale, que ce soit la famille, les amis, les voisins, la communauté, les plus
âgés, les enfants. Excepté quelques exceptions, elle doit se rendre sur le
marché et seulement sur le marché, non seulement pour la nourriture,
l’habillement et le logement, mais aussi pour les loisirs, les distractions, la
sécurité, les soins donnés aux enfants, aux personnes âgées, aux malades, aux
handicapés. Progressivement ce sont non seulement les besoins matériels et les
services qui sont canalisés par le marché mais même les schémas émotionnels de
la vie (33). »
Ainsi la famille, alors
qu’elle perd ses fonctions productives, devient de plus en plus une unité de
consommation. Chaque domaine de la vie familiale se résume à un lien monétaire.
En tant qu’unité de
consommation, la famille est importante pour le capitalisme de plusieurs
façons. L’atomisation de la vie familiale signifie la multiplication des
marchandises. Les appareils électriques domestiques restent inactifs la plupart
du temps : les machines à laver fonctionnement au maximum une heure par jour,
les gazinières deux heures, les magnétoscopes ou les télévisions quelques
heures quotidiennes. On n’utilise sa voiture qu’une heure ou deux par jour, et
le reste du temps on la laisse dans un parking ou un garage. Cependant 82 % des
foyers ont une machine à laver, 34 % un séchoir électrique, 32 % un
magnétoscope et 66 % utilisent régulièrement une voiture (34). Cette situation
n’a aucune justification rationnelle. Elle résulte de la propension de la
classe capitaliste à accumuler.
Consommation
et atomisation
Le développement de la famille
en tant qu’unité de consommation et sa destruction en tant qu’unité productive
entraîne plusieurs conséquences. Tout d’abord cela accroît le niveau de production
de marchandises. De plus en plus de domaines de la vie font partie de la
production. Même des domaines réservés à la famille sont transformés en
services : la livraison de nourriture à domicile, les soins apportés aux
malades, les cours particuliers, le travail social. Parallèlement à cette
évolution, de plus en plus de gens sont poussés vers le marché du travail.
C’est particulièrement vrai des femmes. La transformation de la famille à
travers les femmes développe « le besoin puissant, chez chaque membre de la
famille, de disposer d’un revenu indépendant. Il s’agit d’un des sentiments les
plus forts suscités par la transformation de la société en un immense marché
pour le travail et les marchandises, dans la mesure où la source du statut
personnel n’est plus la capacité de fabriquer des choses mais simplement de les
acheter (35). »
Ce processus à son tour mène à
l’atomisation et à l’isolement pour les différents membres de la famille. Mais
ce processus est en lui-même contradictoire:/contient une contradiction : plus
chaque individu s’atomise, plus l’institution de la famille devient importante
pour la classe ouvrière. Pour le comprendre, il faut se pencher sur la nature
du travail sous le capitalisme. Harry Braverman décrit la façon dont les travailleurs
considèrent que leur vie commence après leur journée de travail : « Dans une
société où la force de travail est vendue et acheté, le temps de travail se
différencie de plus en plus du temps non travaillé et s’y s’oppose de plus en
plus, et le travailleur accorde une importance extraordinaire à son temps «
libre », tandis que le temps passé au boulot est considéré comme du temps perdu
ou gâché. Le travail cesse d’être une fonction naturelle (36). »
L’ouvrier devient complètement
séparé du produit de son travail. Dans ce processus, que Marx nomme l’ «
aliénation », le travail est considéré comme « le sacrifice de sa vie (…) la
vie commence pour lui lorsque son activité professionnelle cesse, à table, au
pub, au lit (37) ». La famille ouvrière ne peut échapper à cette aliénation.
Seul l’abolition du travail salarié et de l’exploitation pourra y mettre fin.
La famille ne peut offrir un refuge véritable. Au contraire, elle est l’endroit
où ses manifestent certaines des tensions les plus terribles de la vie
ouvrière. Mais c’est plus complexe que cela.
Changements
dans le travail et conséquences sur la famille
Avec l’extension de la
production de marchandises dans tous les domaines de la vie, la séparation
entre le travail et la maison s’accentue. Au travail l’ouvrier sent qu’il ne
contrôle plus ses conditions de travail : il ne peut plus choisir le travail
qu’il doit faire, les horaires de travail sont rigides, il est soumis à une
stricte surveillance, et le produit de sa journée de travail n’appartient pas à
l’ouvrier mais au patron. Parfois il peut se révolter contre cette situation —
organiser un grève ou une autre forme de protestation qui aboutit à ce que
l’ouvrier acquière un peu de pouvoir de contrôle et de décision. Mais c’est
l’exception, pas la règle.
Donc le monde extérieur prend
une importance où il apparaît comme le royaume de la liberté et du choix. Nous
pouvons choisir ce que nous dépensons avec nos salaires : aller au cinéma,
boire de l’alcool, acheter des vêtements ou aller dans un stade de foot. Nous
pouvons décider qui nous voulons épouser ou si nous voulons des enfants. Mais
en réalité ce choix est presque totalement illusoire. Il existe tellement de
contraintes économiques dans la société que seuls les véritables choix
deviennent complètement triviaux. Mais l’illusion du choix, de la liberté de
décider la façon dont l’on mène sa vie, cette illusion est très puissante.
Dépendances
mutuelles
Dans de telles circonstances,
l’importance idéologique de la famille croît. L’inégalité fait totalement
partie du système, que chacun obtient quelque chose de différent de la famille.
Les enfants dépendent de leurs parents pour leur soutien financier et
émotionnel ; la femme dépendra souvent de son mari, au moins partiellement d’un
point de vue financier : l’homme dépend de sa femme et de ses enfants sur le
plan émotionnel. De plus, l’homme et la femme dépendent de la famille pour
acquérir un statut social : l’homme comme « chef de famille », la femme dans un
rôle d’ « épouse et de mère », censé être plus important.
La famille devient ainsi un
but important pour l’ouvrier mais elle ne lui fournit aucun soulagement réel.
Certaines féministes prétendent que c’est le cas : que la famille est la source
du pouvoir masculin sous le capitalisme. Mais si la situation de l’homme, pris
individuellement, est souvent meilleure que celle de la femme, il n’a aucun
pouvoir. Les ouvriers n’exercent aucun contrôle sur leur vie. Méconnaître cet
aspect c’est nier la réalité de la famille ouvrière. Loin d’être un lieu de pouvoir,
la famille devient un mécanisme de défense pour protéger tous ses membres. Ceci
permet d’expliquer pourquoi elle a survécu. Comme Jane Humphries l’a souligné,
la force et l’endurance de la famille est partiellement due à sa capacité à
protéger les ouvriers et leur niveau de vie.
Le rôle économique de la
famille explique sa survie, du point de vue de la classe capitaliste ; mais
d’autres aspects de la famille expliquent la vision positive qu’en ont de
nombreux ouvriers. Encore une fois, la nature duelle de la famille signifie
qu’elle ne peut pas véritablement combler les attentes que l’on place en elle.
Tandis que le monde extérieur pénètre de plus en plus la vie de famille, la
famille devient de plus en plus un enfer et de moins en moins un refuge. Les
tensions augmentent à l’intérieur de la famille. N’importe quelle épreuve peut
réduire la famille à un dossier de plus dans les tiroirs des services sociaux.
Une
intervention croissante de l’Etat
C’est pourquoi, malgré tous
les discours sur la liberté et le choix, l’histoire du capitalisme a toujours
été une longue suite d’interventions dans la vie personnelle et familiale —
souvent à travers l’action de l’Etat capitaliste lui même : enseignement
obligatoire, services de santé et prestations sociales, réglementation du
logement, lois gouvernant les relations entre les membres de la famille.
L’intervention de l’Etat n’est
pas nouvelle. Au XVIII e et au XIX e siècles les législateurs ont mené de
nombreuses incursions dans la vie familiale. La loi proposée par Lord Hardwicke
en 1753 stipulait que le mariage devait être entériné solennellement par
l’Eglise d’Angleterre. La loi sur les pauvres et les enfants illégitimes de
1832 tenta de diminuer le nombre de naissances hors mariage, conséquence
partielle de la loi précédemment citée (39). L’avortement est devenu un crime
en 1803 (40). Les années 1830, 1840 et 1850 ont vu éclore toute une série de
lois concernant la famille, la loi sur les pauvres et les lois protectrices sur
les usines étant seulement les plus importantes. Au XIX e siècle les lois
tentèrent de contrôler la sexualité en pénalisant la prostitution et
l’homosexualité.
L’intervention de l’Etat est
apparue comme un élément central de la politique bourgeoise sur la question de
la famille autour de la fin du XIX e et du début du XX e siècle, lorsque
l’importance de la famille pour le capitalisme apparut clairement avec
l’extension des prestations sociales. L’éducation des enfants fut partiellement
retirée aux parents avec l’avènement de l’école universelle et obligatoire et
d’institutions comme les tribunaux pour enfants. Différents spécialistes
employés par l’Etat jouèrent un rôle de conseil de plus en plus important pour
orienter la famille. Ce développement fut particulièrement marqué aux Etats-Unis,
mais il se produisit partout. En Grande-Bretagne, l’éducation élémentaire fut
introduite en 1870. Le gouvernement du Parti libéral en 1906 consacra une
partie relativement importante du budget public à aider les personnes âgées,
les malades et les jeunes — tous ceux qui ne gagnaient pas leur vie. Une
certaine forme d’assurance chômage fut aussi introduite. Ce fut la première
application du « filet de sécurité » de l’Etat providence qui pouvait récupérer
ceux qui n’étaient pas pris en charge par la famille ou qui ne touchaient pas
de salaire.
Depuis lors, des sommes
croissantes ont été dépensées pour ce qu’on appelle les services sociaux ou les
prestations sociales, terme vague. En 1986, les dépenses gouvernementales
totales se montaient à 45% du produit national brut — 10% de plus qu’en 1961
(41). Bien qu’une partie significative de cette somme soit allouée à des postes
comme le maintien de l’ordre ou la défense, certaines parties des prestations
sociales sont augmentées massivement. Par exemple 47% des enfants de 3 et 4 ans
étaient scolarisés en 1985 contre 15 % en 1966. Et alors que 51 000 places
étaient disponibles dans les crèches ou les maternelles avant 5 ans, il y en
avait 609 000 de disponibles en 1985 (42).
Aujourd’hui l’Etat est le
principal employeur et fournisseur de services autrefois accomplis par la
famille, ou pas. L’éducation publique est un trait majeur du capitalisme tardif
: tous les enfants entre 5 et 16 ans doivent aller à l’école toute la journée ;
un nombre croissant d’entre eux continuent leurs études après cela. Cette
éducation supérieure est généralement encouragée. Et les parents qui n’envoient
pas leurs enfants à l’école avant seize ans sont l’objet de condamnations.
Mais l’intervention de l’Etat
dans l’éducation des enfants commence bien avant l’école. Avant la naissance,
le système de prestations sociales intervient par l’intermédiaire des
travailleurs sociaux et des services de santé qui s’assurent qu’aucun des
parents ne constitue un danger pour l’autre, ou pour le futur enfant. La
contraception est gratuite ; l’avortement est assuré par l’Etat dans certaines
circonstances ; la stérilisation forcée et l’injection du contraceptif Depo
Provera sont utilisées d’après des critères de classe pour limiter les
naissances des mères considérées « incapables ». Après la naissance, la mère
continue à recevoir des visites des services de santé et des prestations de
l’Etat pour l’aider à élever son enfant. Toutes sortes d’interventions peuvent
être soutenus par la force de la loi ; certains vaccins sont même obligatoires.
En fait, le monde de la santé
et celui des services sociaux s’imbriquent considérablement. Les personnes
âgées sont admises dans les hôpitaux si elles ne peuvent pas se débrouiller
seules ; les enfants peuvent être placés dans des foyers s’ils sont maltraités
par leurs parents, ou si ceux-ci ne s’en occupent pas correctement ; il existe
des lois qui imposent des critères minimums de santé dans les institutions de
l’Etat, dans les entreprises, les magasins et les restaurants.
Les services sociaux
interviennent directement pour compléter les revenus très bas d’une grande
partie des pauvres dans la société capitaliste — les chômeurs, les retraités et
les très petits salariés. Différentes aides de l’Etat empêchent des millions de
gens de mourir de faim ou de tomber dans la misère, bien qu’ils soient bien
loin de recevoir un revenu décent. Un étude qui tentait d’utiliser les niveaux
de prestations sociales pour nourrir, loger et habiller une famille de quatre
personnes a trouvé la tâche impossible. L’alimentation était insuffisante et
les appareils ménagers impossibles à remplacer (43). L’intervention de l’Etat
est l’équivalent moderne de la loi sur les pauvres ou de la charité : elle
permet aux plus pauvres de survivre, mais rien de plus.
L’intervention de l’Etat
s’étend au rôle des femmes dans les entreprises. La loi prévoit des congés
maternité, un salaire égal pour une même qualification et la suppression de
toute discrimination sexuelle. Ces dispositions légales sont inefficaces en
général, mais elles montrent qu’un effort spécial doit être fait pour intégrer
les femmes dans la force de travail du capital. Il en est de même de toutes les
« lois sur la famille », qui concernent le divorce, l’éducation des enfants et
les femmes battues.
Les
adversaires de l’intervention de l’Etat
Dans chaque domaine de la vie
familiale, l’Etat intervient maintenant pour s’assurer que certaines choses
sont faites ou que d’autres sont interdites. Cette intervention suscite des
controverses. Les partis de droite qui croient en la liberté des forces du
marché — et diminuent drastiquement les dépenses publiques — ont tendance à
exiger une réduction drastique des prestations familiales. Ferdinand Mount
considère la famille comme la célébration de l’intimité et s’oppose à toute
intervention extérieure : « les institutions publiques n’ont pas le droit
d’imposer leur échelle personnelle de priorités sur le reste de la société »,
écrit-il (44).
Pour lui, l’Etat ne peut
qu’aboutir à une diminution de la liberté, à une forme de « socialisme » d’Etat
et aux attitudes de la petite-bourgeoisie des travailleurs sociaux. Selon
Mount, la classe ouvrière est opposée à de telles mesures, et veille
jalousement sur son intimité. Bien sûr, ses conceptions ne sont pas partagées
par tous les gens de droite. Une grande partie des conservateurs préfèrent
maintenir une certaine dose d’intervention : faire avorter et stériliser les
pauvres et les incapables ; intervenir dans la famille dans les cas les plus
graves. Cette conception critique les taux élevés de divorce et de naissances
hors mariage dans les couches « inférieures » de la classe ouvrière, et veut
que les services sociaux y mettent bon ordre. Un de ces écrivains déplore une
situation où « beaucoup trop de jeunes ouvrières, en particulier, veulent avoir
le statut d’une femme mariée, avec un lit double et un, et cherchent à trouver
un jeune homme qui puisse leur apporter ce statut (45). »
Dans la pratique, les
politiques gouvernementales successives ont dessiné une évolution qui oscille
entre une intervention lourde pour réguler la vie des pauvres et l’absence
totale d’intervention. Mais puisque l’intervention de l’Etat est maintenant
aussi cruciale et centrale pour le bon fonctionnement du capitalism, ils n’ont
pas une grande marge de manœuvre, en réalité. L’histoire du capitalisme depuis
la guerre l’a amplement démontré.
Les
besoins du capital
La Seconde Guerre mondiale et
le long boom qui l’a suivie ont été des périodes de quasi plein emploi. Dans
les années 1950, le patronat manquait de main-d’œuvre, et a fait venir des
travailleurs étrangers et les femmes mariées sur le marché du travail.
L’intervention de l’Etat cherchait à réglementer cette demande de travailleurs
; dans le cas des femmes, en s’assurant que la famille reste une priorité — que
les futurs travailleurs ne soient pas négligés. Une grande partie de ces
dépenses pouvaient être assurées par les parents, par exemple s’ils avaient les
moyens d’acheter des appareils ménagers comme des aspirateurs ou des machines à
laver. Lorsque c’était impossible, l’Etat subventionnait directement ces
familles — même s’il ne le faisait pas toujours de bon cœur : le manque de
crèches et d’écoles maternelles pour les enfants de moins de 5 ans reflète
l’intensité élevée du travail et donc les coûts salariaux élevés du travail
impliqué.
En plus d’attirer de nouvelles
couches d’ouvriers sur le marché du travail, les besoins du capital ont imposé
une augmentation du niveau de qualification, du moins pour une minorité du
prolétariat. Ce résultat a été obtenu en augmentant le budget de l’éducation
nationale et particulièrement de l’enseignement supérieur (46). Une couche de
travailleurs hautement qualifiés a pu être formée aux frais de l’Etat, ce qui a
permis d’augmenter la productivité du travail. Les dépenses de santé ont été
conçues également pour assurer une force de travail qui soit en bonne santé et
donc plus productive.
Comme nous l’avons vu, ces
deux catégories de dépenses ont eu des implications considérables pour la famille.
Elles sont aussi devenues des traits permanents malgré les coupes dans les
budgets publics ces dernières années. Les dépenses publiques dans ces domaines
continuent à être élevées, et le montant concerné empêche l’Etat de se
désengager de la famille. Les intérêts directs de la classe capitaliste,
également, assurent un haut niveau d’investissement.
Les dépenses sociales de
l’Etat remplissent deux fonctions majeures : « Pendant une longue période le
capital avait l’impression que les dépenses sociales pouvaient satisfaire deux
besoins simultanément : acheter le soutien de la classe ouvrière et en même
temps augmenter la productivité afin que le coût d’une telle politique ne pèse
pas sur l’accumulation. De même que les salaires reproduisent la force de travail
et justifient le fardeau du travail aux yeux des ouvriers, l’élément du «
salaire social » dans les dépenses publiques a augmenté à la fois la
productivité de la force d travail et a fait croire aux ouvriers que la société
s’occupait d’eux (47). »
Ces deux aspects sont
essentiels. Ils expliquent les contraintes qui ont pesé sur les gouvernements
successifs lorsqu’ils ont voulu tailler dans le salaire social — et les
puissants sentiments des ouvriers en défense d’institutions comme le National
Health Service (Service national de santé). Ils montrent aussi le rôle central
de l’intervention de l’Etat pour maintenir la famille en vie. Toutes les
théories sur l’oppression des femmes et sur la famille doivent prendre en
compte cette contribution positive du système au maintien de la famille. Pour
le système capitaliste, l’enjeu est simple : la famille privée doit continuer à
être le lieu de reproduction de la force de travail. *
Tous les intertitres ont été
ajoutés par le traducteur (N.d.T.).
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