Karl Kautsky est mort à Amsterdam vers la fin
de 1938; il avait alors 84 ans. On a vu en lui le plus éminent théoricien que
le marxisme ait compté dans ses rangs depuis la mort de ses fondateurs, et l'on
n'exagérerait pas en soutenant qu'il en fut le plus représentatif. Kautsky unit
en sa personne, de la manière la plus nette, les côtés révolutionnaires et les
côtés réactionnaires de ce mouvement. Mais alors qu'Engels était en droit de
déclarer sur la tombe de Marx que son ami « fut avant tout un révolutionnaire
», personne n'aurait eu l'idée d'en dire autant sur celle de son disciple le
plus connu. Lui consacrant un article nécrologique, Friedrich Adler écrivait :
« Théoricien et homme politique, Kautsky restera toujours en butte à la
critique ; mais il avait l'esprit ouvert et, toute sa vie, demeura fidèle à ce
maître suprême : sa conscience » [F. Adler, Der sozialistische Kampf (Paris),
59, 1938, p. 271 (Friedrich Adler fut longtemps l'un des principaux dirigeants
de la social-démocratie autrichienne. N.d.T.)].
La conscience de Kautsky se
forma à l'époque où la social-démocratie allemande prenait son essor. Autrichien
de naissance, il était le fils d'un peintre en décors, attaché au Théâtre
impérial de Vienne. Dès 1875, tout juste majeur, il collaborait à la presse
ouvrière, mais il n'adhéra qu'en 1880 au parti social-démocrate d'Allemagne et,
dès lors, pour reprendre ses propres paroles, il se mit « à évoluer en
direction d'un marxisme conséquent, méthodique » [K. Kautsky, Aus der Frühzeit
des Marxismus, Prague, 1935]. C’est la lecture de L’Anti[1]Dühring d’Engels qui, comme beaucoup, l’avait
poussé dans cette voie et il dut pour une bonne part son orientation à Eduard
Bernstein, alors secrétaire du « millionnaire » socialiste Hochberg (qui
finança la publication de ses premiers ouvrages). Grâce à sa plume, Kautsky
acquit bientôt une grande notoriété au sein du mouvement ouvrier; en 1883, il
fonda la revue Die Neue Zeit qui, sous sa direction, devint le principal organe
théorique de la social[1]démocratie
allemande.
L'œuvre de Kautsky ne laisse
pas de surprendre non seulement par la multiplicité des thèmes qui s'y trouvent
abordés, mais aussi par son étendue. Une bibliographie même choisie de cet
auteur couvrirait en effet des pages et des pages. Tout ce qui eut quelque
importance dans le mouvement socialiste, au cours de ces soixante dernières
années, tout ce qui semblait en avoir aussi, a trouvé un écho dans cette œuvre.
Celle-ci révèle que Kautsky fut essentiellement un professeur et que,
considérant la société du point de vue du maître d'école, il était parfaitement
qualifié pour le rôle d'inspirateur qui fut le sien dans un mouvement dont le
grand souci fut toujours d'éduquer les ouvriers, de même que les capitalistes.
En sa qualité de spécialiste des « aspects théoriques » du marxisme, Kautsky
pouvait sembler plus révolutionnaire qu'il n'eût convenu au mouvement qu'il servait.
Il passait pour un marxiste « orthodoxe » et s'efforçait de sauvegarder
l'héritage de Marx à la manière d'un trésorier veillant sur les deniers de
l'organisation. Cependant, le côté « révolutionnaire » de son enseignement ne
paraissait tel que dans la mesure où il faisait contraste avec l'idéologie
bourgeoise généralement professée avant la guerre. En revanche, par rapport aux
théories révolutionnaires élaborées par Marx et Engels, ses théories n'étaient
ni plus ni moins qu'un retour à des formes de pensée moins élaborées ainsi qu'à
une conception moins nette du système capitaliste et de ses implications.
Gardien du trésor marxiste, il ne soupçonna jamais tout ce que celui-ci
contenait.
En 1862, dans une lettre à
Kugelmann, Marx exprimait l'espoir que les moins « populaires » de ses Œuvres,
écrites en vue de révolutionner la science économique, finiraient par trouver
le chemin du grand public; une fois la base scientifique posée, la
vulgarisation serait aisée, ajoutait-il. « C'est en 1883, écrit Kautsky, que je
découvris ma vocation : diffuser, vulgariser et, pour autant que j'en fusse
capable, approfondir les résultats scientifiques obtenus par Marx sur le plan
de la pensée et de la recherche » [K. Kautsky, Aus der Frühzeit des Marxismus,
op. cit., p. 93]. Toutefois, même Kautsky, même ce plus grand des grands
vulgarisateurs du marxisme, devait tromper l'attente de Marx; les
simplifications, auxquelles il se livra, aboutirent à une nouvelle forme de
mystification qui ne permettait en rien de comprendre le caractère véritable de
la société capitaliste. Pourtant, malgré cette édulcoration, les théories de
Marx étaient encore de loin supérieures à toutes les théories économiques et
sociales de la bourgeoisie, et les écrits de Kautsky galvanisèrent des centaines
de milliers de travailleurs conscients. Kautsky en effet exprimait leurs idées
propres, et cela dans un langage plus proche du leur que celui d'un penseur
plus indépendant tel que Marx. Encore que ce dernier ait fait montre plus d'une
fois de ses dons de puissance et de clarté d'expression, il n'était pas assez
maître d'école dans l'âme pour sacrifier aux nécessités de la propagande la
satisfaction de ses caprices intellectuels.
Il faut entendre dans un sens
on ne peut plus spécifique ce que nous avons dit tout à l'heure de Kautsky, à
savoir : qu'il a incarné également les côtés « réactionnaires » de l'ancien
mouvement ouvrier. A l'origine de ces éléments réactionnaires, il y eut en
effet un conditionnement objectif et si Kautsky, et l'ancien mouvement ouvrier
avec lui, finirent par se poser subjectivement en défenseurs de la société
capitaliste, ils ne le firent qu'après une longue période de confrontation à
une réalité hostile. Comme Marx le soulignait déjà dans Le Capital : « Le
mouvement ascendant imprimé au prix du travail par l'accumulation du capital
prouve que la chaîne d'or, à laquelle le capitaliste tient le salarié rivé et
que celui-ci ne cesse de forger, est déjà assez allongée pour permettre un
relâchement de tension » [Marx, Capital, X, p. 59].
Par suite de l'amélioration
des conditions de travail et de la hausse des salaires, rendues possibles par
la formation progressive du capital, les luttes ouvrières se transformèrent en
facteurs de l'expansion capitaliste. A l'instar de la concurrence, elles
avaient pour conséquence d'accélérer l'accumulation du capital et, par là, le
rythme du « progrès ». Tout ce que gagnaient les ouvriers se trouvait compensé
par une exploitation accrue, laquelle permettait à son tour une expansion plus
rapide encore.
Ainsi la lutte de classe des
ouvriers elle-même finissait par servir les intérêts, non certes des
capitalistes individuels, mais du capital en général. Les victoires ouvrières
n'ont jamais été que des victoires à la Pyrrhus. Plus les ouvriers gagnaient,
plus le capital s'enrichissait. Chaque augmentation de la « part ouvrière »
contribuait à agrandir l'écart séparant les salaires des profits. Bien qu'elle
parût monter en flèche, la puissance du mouvement ouvrier cachait en réalité un
affaiblissement continu par rapport au développement du capital. Les «
conquêtes » des travailleurs, dans lesquelles Eduard Bernstein saluait les
débuts d'une ère nouvelle du capitalisme, ne pouvaient aboutir, dans cette
sphère d'action sociale, qu'à la défaite écrasante de la classe ouvrière dès
que le capitalisme passa de l'expansion à la stagnation. Et la liquidation de
l'ancien mouvement ouvrier, dont le spectacle n'a pas été épargné à Kautsky, a
prouvé que les milliers de défaites essuyées pendant la période ascendante du
capitalisme, quand bien même on les célébrait comme autant de triomphes du
gradualisme, ne furent en fait rien d'autre qu'un gradualisme de la défaite
ouvrière, sur un terrain d'action où l'avantage revient immanquablement à la
bourgeoisie. Pourtant le révisionnisme de Bernstein, qui consistait à prendre
les apparences pour la réalité et dérivait de l'empirisme bourgeois, et bien
qu'il fût tout d'abord dénoncé par Kautsky, finit par servir de tremplin à ce
dernier. Car, sans la pratique non révolutionnaire de l'ancien mouvement
ouvrier, dont la théorie fut faite par Bernstein, jamais Kautsky n'eût trouvé
le mouvement et la base matérielle qui lui permirent d'âtre pris pour un grand
théoricien marxiste.
Cette situation objective qui,
nous l'avons vu, transforma les succès du mouvement ouvrier en autant d'étapes
sur la voie de sa liquidation finales créèrent une idéologie non
révolutionnaire, mieux adaptée que l'ancienne a la situation immédiate et
destinée à être vilipendée plus tard comme la manifestation du social-
réformisme, de l'opportunisme du social-patriotisme et de la trahison avérée.
Mais cette « trahison » ne tourmentait guère ses victimes prétendues. Bien au
contraire, la majorité des ouvriers organisés approuvait cette volte-face du
mouvement socialiste, parce qu'elle était conforme à ses aspirations, nées dans
le cadre d'un capitalisme en plein essor. Les masses étaient tout aussi peu
révolutionnaires que leurs dirigeants les uns et les autres ne cherchant qu'à
participer au progrès capitaliste. On s'organisait non seulement pour obtenir
une part plus grande du produit social, mais aussi pour mieux se faire entendre
sur le plan politique. On apprit à penser en termes de démocratie. On commença
de se poser en consommateurs exigeant d'avoir accès aux bienfaits de la culture
et de la civilisation. N'est[1]il
pas significatif que Franz Mehring ait cru bon de terminer sa monumentale
Histoire de la social-démocratie allemande par un chapitre intitulé « L’Art et
le Prolétariat » ? De la science pour les ouvriers, des écoles pour les
ouvriers, de la participation ouvrière à toutes les institutions de la société
capitaliste, voilà quels étaient les désirs réels du mouvement, et rien
d'autre. Loin de vouloir la fin de la science capitaliste, on réclamait des savants
d'origine ouvrière; loin de vouloir abolir les lois capitalistes, on formait
des juristes ouvriers. La prolifération des historiens du mouvement ouvrier,
des doctes, des économistes, des journalistes, des médecins, des dentistes,
tous au service des ouvriers, comme la multiplication des députés socialistes
et des bureaucrates syndicaux passait pour l'indice le plus sûr de la
socialisation triomphale de la société, laquelle devenait du même coup et
toujours davantage la société des ouvriers. Tout ce à quoi l'on peut participer
de manière croissante, on ne tarde pas à le juger digne d'être défendu. Pour
l'ancien mouvement ouvrier, l'expansion du capital valait aux travailleurs plus
de bien-être et plus de considération; c'était là une conviction profonde, à la
fois consciente et inconsciente. Se bornant à agir dans le cadre du
capitalisme, les organisations ouvrières devaient faire leurs, petit à petit,
les problèmes de la rentabilité du capital. Elles se contentaient d'opposer une
résistance purement verbale aux rivalités frénétiques que la concurrence
suscitait entre pays capitalistes. En premier lieu sans doute, le mouvement ne
songeait qu'à une « patrie meilleure », devenue celle des travailleurs comme
elle était déjà la patrie des autres classes ; puis, on se prononça pour la
défense de « l'acquis » et, finalement, pour la défense de la patrie tout
court, « telle qu'elle est ».
Les bonnes dispositions, dont
les « disciples » de Marx faisaient désormais preuve envers la société
bourgeoise, ne restaient pas unilatérales. Ses luttes même contre la classe
ouvrière avaient enseigné à la bourgeoisie la nécessité de « comprendre la
question sociale ». La classe dirigeante se ralliait ainsi de plus en plus à
une interprétation matérialiste des phénomènes sociaux, d'où une imbrication
progressive des idéologies professées de part et d'autre, laquelle contribuait
à faire régner une « harmonie » fondée sur la réalité du manque d'harmonie, de
l'antagonisme des classes au sein du capitalisme ascendant. Toutefois, les «
marxistes » brûlaient plus encore que la bourgeoisie de « mettre à profit les
leçons de l'ennemi ». C'est bien avant la mort d'Engels que le révisionnisme
commença de se développer. Au demeurant, Engels et Marx lui-même devaient plus
d'une fois donner des signes de fléchissement, se laissant alors griser par les
succès apparents du moment. Mais ce qui ne fut jamais chez eux qu'une
modification toute provisoire de leurs idées de base, essentiellement
cohérentes, se trouva élevé au rang de « croyance » et de « science » par ce
mouvement qui identifiait maintenant le progrès à des caisses syndicales de
mieux en mieux remplies et à des victoires électorales de plus en plus amples.
Après 1910, la
social-démocratie se vit diviser en trois grandes tendances : les
révisionnistes, partisans déclarés de l'impérialisme allemand ; la « gauche »
qu'illustraient les noms de Luxemburg, de Mehring, de Liebknecht et de
Pannekoek ; le « centre » qui se disait fidèle aux options traditionnelles mais
ne l'était en fait que sur le plan de la théorie, attendu que sur celui de la
pratique la social-démocratie allemande était contrainte de s'en tenir au «
possible », en d'autres termes, à la tactique préconisée par Bernstein.
S'opposer à cette dernière ne pouvait signifier qu'une chose : se dresser
contre la pratique social-démocrate dans son ensemble. La « gauche » ne
s'affirma vraiment comme telle qu'à partir du moment où elle se mit à dénoncer
dans la social-démocratie une partie intégrante de la société capitaliste. Il
fallut cependant tout autre chose qu'une bataille d'idées pour faire
disparaître les divergences opposant les deux camps; elles furent noyées dans
le sang du groupe Spartakus, en 1919, lors de la répression terroriste que
lança Noske.
Une fois la guerre éclatée, la
« gauche » se retrouva en prison et la « droite » au G. Q. G. du Kaiser. Quant
au « centre », dirigé par Kautsky, il en finit d'un coup d'un seul avec tous
les problèmes du mouvement socialiste en déclarant que ni la social-démocratie
allemande ni l'Internationale ne pouvaient avoir d'activités tant que la guerre
durerait, l'une et l'autre étant essentiellement des instruments pour les
périodes de paix. « C'est là – écrivait Rosa Luxemburg – une attitude
d'eunuque. Maintenant que Kautsky l'a complété, on peut lire dans le Manifeste
communiste : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous en temps de paix ; en
temps de guerre, égorgez-vous ! » » [R. Luxemburg in Die Internationale,
printemps 1915].La guerre et ses répercussions pulvérisèrent la légende de l’«
orthodoxie » marxiste de Kautsky. Après avoir été l'un de ses plus fervents
disciples, Lénine lui-même dut se détourner catégoriquement de son maître.
Comme il l'écrivait à Chliapnikov en octobre 1914 : « Rosa Luxemburg avait
raison qui écrivait depuis longtemps qu'il y a chez Kautsky « la courtisanerie
du théoricien », la servilité, ou, en termes plus simples, la servilité devant
la majorité du parti, devant l'opportunisme. Il n'y a à présent rien de plus
nuisible et dangereux pour l'indépendance idéologique du prolétariat que cette
basse présomption et cette abjecte hypocrisie de Kautsky qui veut tout masquer
et escamoter, qui veut tranquilliser au moyen de sophismes et d'un verbiage
pseudo-scientifique la conscience en éveil des ouvriers » [Lénine, Œuvres, 35,
p. 164].
Dès que le mouvement ouvrier
eut l'air « convenable », fut envahi par une foule d'intellectuels, tous
enclins à entretenir ses penchants à la collaboration de classes. Kautsky se
distinguait de ces personnages par un amour plus vif pour la théorie qu'il se
refusait pourtant de confronter aux faits, à la façon d'une mère qui par amour
pour son enfant veut le tenir à l'écart des « honteuses réalités de la vie ».
Il ne pouvait se poser en révolutionnaire qu'à condition de ne pas sortir de la
théorie, et abandonnait à d'autres, avec la plus grande complaisance, le soin
de régler les questions pratiques du mouvement. Mais c'était là donner dans
l'auto mystification. Se voulant théoricien « pur », Kautsky cessait du même
coup d'être un théoricien révolutionnaire ou plus exactement, ne pouvait
devenir un révolutionnaire. Dès que la guerre finie, le rideau se leva sur une
bataille réelle entre les forces du socialisme et celles du capitalisme, ses
théories s'effondrèrent parce qu'elles étaient séparées en pratique du
mouvement qu'elles étaient censées représenter.
Bien que Kautsky eût pris
position contre les démonstrations d'un chauvinisme excessif que son parti
prodiguait et se fût abstenu de partager l'enthousiasme belliciste des
camarades Ebert Scheidemann et autres, bien qu'il eût également refusé de se
prononcer pour le vote inconditionnel des crédits de guerre, il n'en fut pas
moins forcé jusqu'à son dernier jour de détruire de ses propres mains le mythe
de son orthodoxie marxiste, ce mythe engendré et nourri par trente années de
discours, de livres, de brochures et d'articles. Lui qui proclamait en 1902 [K.
Kautsky, La Révolution sociale, trad. française, Paris, 1921] que le monde
était entré dans une ère de luttes prolétariennes pour la conquête du pouvoir,
tenait pareille entreprise pour démence pure maintenant que les ouvriers
prenaient ses propos au sérieux. Lui qui avait combattu avec tant d'ardeur le
ministérialisme des Millerand et des Maures en France exaltait vingt ans après,
en Allemagne, la politique de coalition ministérielle poursuivie par la social[1]démocratie,
et le faisait avec les arguments mêmes de ses anciens adversaires. Lui qui dès
1909 s'interrogeait sur « le chemin du pouvoir », caressait après la guerre le
rêve d'un « ultra[1]impérialisme
» faisant régner la paix dans le monde, et devait passer le reste de son
existence à réinterpréter son passé en vue de justifier l'idéologie de la
collaboration de classes qu'il professait désormais. Dans son dernier ouvrage,
il s'exprimait ainsi : « Au cours de sa lutte de classe, le prolétariat se
transforme de plus en plus en avant-garde pour la reconstruction de la société,
qui devient toujours davantage le grand but que les catégories sociales non
prolétariennes elles aussi se fixent. Ce n'est pas là trahir l'idée de la lutte
de classes. J'ai soutenu ce point de vue bien avant l'apparition du
bolchevisme, comme en témoigne par exemple l'article « Les Classes. Intérêt
particulier et intérêt général » que je publiai en 1903 dans la Neue Zeit et où
je disais en conclusion que la lutte de classe du prolétariat ne veut connaître
que la solidarité de l'humanité, et non pas la solidarité des classes » [K.
Kautsky, Sozialisten und Krieg, Prague, 1937, p. 673].
De fait, il est absurde de
voir en Kautsky un « renégat ». C'est là ne rien comprendre ni à la théorie et
à la pratique social-démocrates, ni à celles de Kautsky. Celui-ci ne souhaitait
qu'une chose : être un bon serviteur n'ayant d'autre but dans la vie que de
satisfaire ses maîtres, Marx et Engels. Il ne parlait du premier que dans le
plus pur style social-démocrate et philistin à grand renfort d'épithètes du
genre « esprit supérieur », « Olympien », « Jupiter tonnant » et autres.
Evoquant sa première rencontre avec son héros, il se flattait de n'avoir pas
reçu auprès de lui « l'accueil dédaigneux que Goethe avait réservé à son jeune
confrère Heine » [K. Kautsky, Aus der Frühzeit des Marxismus, op. cit., p. 50].
Tout se passe comme si Kautsky s'était juré à lui-même de ne jamais décevoir
Engels, à partir du moment où ce dernier se mit à les considérer, Bernstein et
lui, comme d'irréprochables représentants de la théorie de Marx, et, pendant la
plus grande partie de sa vie, il se comporta en ardent défenseur de « la lettre
». Kautsky était certainement sincère quand il déplorait dans une lettre à
Engels « que presque tous les intellectuels du parti (...) ne rêvent que de
colonies, d'idée nationale, de résurrection du vieux passé germanique, ne
songeant qu'à faire des avances au gouvernement, qu'à remplacer la lutte des
classes par le pouvoir de la « Justice » et qu'à manifester leur aversion pour
la conception matérialiste de l'histoire – ce dogme marxiste, comme ils
l'appellent » [id., p. 112].
Engels ne comprenait que trop
bien les raisons de cette précoce « dégénérescence » du mouvement. Répondant à
Kautsky, il déclarait que « le développement capitaliste bourgeois s'est révélé
plus fort que la contre-pression révolutionnaire ; pour qu'un nouveau
soulèvement ait lieu, il faudra que se produise un choc violent, par exemple
que l'Angleterre perde la domination du marché mondial ou qu'une occasion
révolutionnaire surgisse brusquement en France » [Aus der Frühzeit des
Marxismus, p.155]. Mais rien de tel n'arriva. Les socialistes ne comptaient
plus sur la révolution. Bien au contraire, Bernstein ne voulant pas décevoir
l'homme à qui il devait le plus, attendait la mort d'Engels pour proclamer que
« le but n'est rien, c'est le mouvement qui est tout ». Il faut ajouter
d'ailleurs qu'Engels en personne ne fut pas sans contribuer, vers la fin de sa
vie, à renforcer le courant réformiste. Il s'agissait là sans doute d'une
défaillance d'ordre individuel ; néanmoins, ses épigones s'alignèrent sur cette
attitude, la considérant comme un élément de force. De temps à autre, Marx et
Engels revenaient cependant aux vues intransigeantes du Manifeste communiste et
du Capital, notamment dans la Critique du Programme de Gotha, dont la
publication fut différée afin de ne pas gêner les faiseurs de compromis. La
bureaucratie du parti ne céda qu'après une longue lutte, ce qui amena Engels à
s'écrier un jour : « En fait, c’est une brillante idée de placer la science
socialiste allemande, libérée aujourd’hui de la loi bismarckienne contre les
socialistes, sous le coup d'une loi nouvelle contre les socialistes ! » [id.,
p. 275 / trad. française in K. Marx et F. Engels, Programmes socialistes (trad.
Bracke), Paris, 1947, p. 60].
Kautsky défendait un marxisme
déjà émasculé. Le marxisme radical, révolutionnaire, anticapitaliste avait
succombé au développement du capitalisme. Dans un discours prononcé en 1872,
après la clôture au congrès de l'Internationale à La Haye, Marx lui-même
déclarait : « L'ouvrier doit saisir un jour la suprématie politique pour
asseoir la nouvelle organisation du travail (...). Mais nous, nous n'avons
point prétendu que pour arriver à ce but les moyens sont identiques (...). Et
nous ne nions pas qu'il existe des pays comme l'Amérique, l'Angleterre (...) où
les travailleurs peuvent arriver à leurs buts par des moyens pacifiques. »
Telle assertion permettait aux révisionnistes eux-mêmes de se dire marxistes,
et tout ce que Kautsky pu faire valoir là contre – par exemple, lors du congrès
social-démocrate de Stuttgart (1898) –, ce fut d'alléguer que les progrès de la
démocratie et de la socialisation, que les révisionnistes prétendaient en bonne
voie dans les pays anglo-saxons, ne l'étaient nullement en Allemagne. Reprenant
à son compte les propos de Marx sur la possibilité de voir dans quelques pays
la société subir une transformation pacifique, il se contentait d'ajouter que,
lui aussi, souhaitait « obtenir le socialisme sans avoir à le payer d'une
catastrophe ». Mais cette possibilité lui paraissait douteuse alors.
On conçoit aisément que
Kautsky, partant de telles prémisses, trouvât parfaitement logique de soutenir
après la guerre que les conditions d'un essor rapide des institutions
démocratiques étant désormais réunies en Allemagne et en Russie, la voie du
passage pacifique au socialismes'ouvrait du même coup dans ces pays. Cette voie
pacifique lui semblait la plus sûre, dans la mesure où elle favorisait le
développement de cette « solidarité de l'humanité » à laquelle il tenait tant.
Les intellectuels socialistes entendaient rivaliser en matière de courtoisie avec
la bourgeoisie, qui avait appris à les traiter avec déférence. En fin de
compte, on se retrouvait entre gens du même monde, n'est-ce pas ? La vie
rangée, cette vie petite-bourgeoise qu'un puissant mouvement socialiste
assurait à l'intelligentsia, les incitait à mettre l'accent sur l'aspect
éthique et culturel des choses. Si Kautsky nourrissait à l'égard des méthodes
bolchevistes une haine égale à celle que les Gardes-Blancs leur vouaient, il
approuvait cependant sans réserves, contrairement à ces derniers, les buts que
les bolcheviks s'étaient assignés. Au-delà de l'élément prolétarien de la
révolution, les leaders du mouvement socialiste voyaient pointer un chaos de
nature à les emporter en même temps que le pouvoir bourgeois. Leur haine du «
désordre » recouvrait la volonté de défendre des privilèges matériels sociaux
et intellectuels. A leurs yeux, l'action illégale ne pouvait que conduire le
socialisme à sa perte; ils étaient partisans de la légalité à tout prix, seul
moyen de conserver aux organisations et aux leaders en place la haute main sur
le mouvement de classe. Et la manière dont ils réussirent à étouffer dans l'œuf
la révolution prolétarienne démontra non seulement que les « gains » réalisés
par les ouvriers dans la sphère économique se retournaient contre ceux-ci, mais
aussi que leur « victoire » sur le plan politique s'avérait funeste à leur
émancipation. Le principal obstacle à une solution radicale de la question
sociale ne fut autre en effet que la social-démocratie, ce parti dans la croissance
duquel on avait si longtemps enseigné aux travailleurs à mesurer leur puissance
grandissante ! Rien ne prouve de manière plus péremptoire le caractère
révolutionnaire des théories de Marx que la difficulté d'assurer leur maintien
dans des périodes non révolutionnaires. Kautsky n'avait donc pas tout à fait
tort de soutenir que le mouvement socialiste était condamné à l'inaction en
temps de guerre, cette dernière excluant provisoirement la révolution. Pour le
révolutionnaire, cela signifie l'isolement, la défaite temporaire. Il doit
attendre un renversement de situation, attendre que l'assentiment donné à la
guerre vole en éclats en raison de l'impossibilité objective de traduire dans
les faits cet assentiment subjectif. Un révolutionnaire ne peut faire autrement
que de se trouver de temps à autre « en dehors du coup ». Croire qu'une
pratique révolutionnaire, s'exprimant à travers l'action autonome des
travailleurs, soit possible à tous moments, revient à donner tête baissée dans
les illusions démocratiques. Mais il est bien plus difficile de se tenir en
dehors ", car le renversement de la situation est chose absolument
imprévisible et personne ne tient à rester sur la touche quand il aura lieu. La
cohérence n'existe que sur le plan théorique si l'on ne saurait reprocher aux
théories de Marx un défaut de cohérence, force est de reconnaître que Marx en
manqua parfois, de cohérence, c'est-à-dire qu'il dut, lui aussi, s'indigner
devant des réalités changées et que, persistant à vouloir agir dans des
périodes non révolutionnaires, il fut contraint d'être en rupture avec ses
théories. Celles-ci concernaient uniquement les points essentiels de la lutte
des classes opposant le prolétariat à la bourgeoisie. Mais la pratique de Marx,
quant à elle, était continue : elle s'attaquait aux problèmes à mesure qu'ils
se présentaient, et donc à des problèmes qu'il n'était pas toujours possible de
résoudre en faisant appel à des principes fondamentaux. Refusant d'admettre la
nécessité d'un repli sur soi pendant la période d'essor du capitalisme, le
marxisme ne pouvait intervenir que d'une manière contraire à son essence, qu'en
théorie considérant la lutte de classe révolutionnaire comme un phénomène de
tous les instants. En réalité, la théorie de la lutte de classe permanente n'a
pas plus de fondement que la notion bourgeoise de progrès permanent. Rien ne
saurait faire que le cours des choses aille automatiquement dans le sens
souhaité; bien loin de là, il faut combattre dans des conditions incertaines,
soumises à de brusques variations, sous la constante menace de l'échec total.
Aux époques où l'histoire penche encore en faveur du capitaliste, la masse
simplement numérique des ouvriers opposés au puissant État de classe, loin de
représenter le géant sur le dos duquel les parasites capitalistes se
prélassent, est bien plutôt comparable au taureau obligé de se mouvoir dans les
directions que lui imposent les mouchettes qu'on lui a mises. Tant que l'essor
du capitalisme se poursuivait, le marxisme ne pouvait subsister que sous la forme
d'une idéologie justifiant une pratique qui, à tous égards, lui était opposée.
Et même sous cette forme, les événements réels ne laissaient pas d'en réduire
encore la portée. En tant qu'idéologie pure et simple, le marxisme était
condamné à disparaître dès que de grands bouleversements sociaux nécessitèrent
sa transformation et le métamorphosèrent d'idéologie indirecte en idéologie
directe de la collaboration de classes à des fins capitalistes. Marx élabora
ses théories au cours d'une période révolutionnaire. Il fut alors le plus
avancé des révolutionnaires bourgeois, le plus proche aussi du prolétariat.
Mais la défaite de la révolution bourgeoise en Allemagne, et son triomphe
subséquent dans le cadre de la contre[1]révolution,
devaient convaincre Marx que la classe ouvrière constituait la seule classe
révolutionnaire du monde moderne. Et c'est sur cette base qu'il conçut la
théorie socio[1]économique
de la révolution prolétarienne. Sous-estimant, à la façon de beaucoup de ses
contemporains, la vigueur et la souplesse du capitalisme, il eut tort de
prédire la fin prochaine de la société bourgeoise. Marx se trouvait face à
l'alternative suivante : ou bien se situer en dehors du cours réel des choses,
et s'en tenir dès lors à des idées radicales mais inapplicables, ou bien
participer dans les conditions du moment aux luttes réelles, tout en réservant
à des « temps meilleurs » l'application des théories révolutionnaires. Ce
dernier terme de l'alternative fut bientôt rationalisé sous les aspects du «
bon équilibre de la théorie et de la pratique » ; du même coup, la défaite ou
la victoire du prolétariat redevint une simple affaire de « bonne » ou de «
mauvaise » tactique, d’organisation adaptée ou non à ses tâches et de
dirigeants capables ou néfastes. Si l’élément jacobin, inhérent au mouvement
auquel Marx nolens volens attacha son nom, connut un tel développement, ce fut
en raison bien moins de la liaison première de Marx à la révolution bourgeoise,
que de la pratique non révolutionnaire de ce mouvement, laquelle découlait
elle-même du caractère non révolutionnaire de la période. Ainsi donc le
marxisme de Kautsky était un marxisme devenu idéologie et, par là, appelé à
retomber, avec le temps, dans l’idéalisme. En vérité, « l’orthodoxie » de
Kautsky consistait à préserver artificiellement des idées en rupture avec la
pratique et vouées dès lors à se dégrader, car la réalité est toujours plus
forte que l’idéologie. Mais une « orthodoxie » réelle avait pour préalable
obligé la réapparition d'une conjoncture révolutionnaire, auquel cas d’ailleurs
l’« orthodoxie » en question se serait souciée non d'être fidèle à « la lettre
», mais d’appliquer à une situation nouvelle les principes de la lutte des
classes entre la bourgeoisie et le prolétariat. Les ouvrages de Kautsky permettent
de suivre dans toutes ses étapes et avec toute la netteté désirable, la
régression que la pratique imposa à la théorie. Kautsky traita dans ses écrits
non seulement de questions spécifiques au mouvement ouvrier, mais aussi de
presque tous les problèmes sociaux. Ses innombrables livres et articles peuvent
néanmoins rentrer dans les trois grandes catégories de l'économie, de
l'Histoire et de la Philosophie. En ce qui concerne l'économie politique, on ne
saurait dire qu'ils contribuèrent beaucoup à son avancement. Outre les
manuscrits de Marx qu'il entreprit d'éditer, de 1904 à 1910, sous le titre de
Théorie de la plus-value [Connu aussi sous le nom de « Livre quatrième » du
Capital, l’ouvrage fut traduit par J. Molitor qui lui donna le titre d’Histoire
des doctrines économiques (8 volumes, Paris, 1924-25). Une version plus
complète a été publiée depuis dans les trois tomes du volume 26 des Marx-Engels
Werke (N.d.T.).], Kautsky s'est employé à vulgariser les théories économiques
de Marx, celles notamment du premier volume du Capital, sans s'éloigner
cependant de l'interprétation que les théoriciens socialistes, révisionnistes
compris, donnaient en général, à l'époque, des phénomènes économiques. En
témoigne le fait que certaines parties de son célèbre ouvrage, Les Doctrines
économiques de Karl Marx, furent rédigées par Eduard Bernstein. Et Kautsky ne
prit qu'une part très modeste aux vives controverses que les théories émises
par Marx, dans les volumes II et III du Capital, suscitèrent à partir de 1885. A
ses yeux, en effet, le volume I, consacré au processus de production, à la
fabrique et à l'exploitation, renfermait à lui seul tout ce que les
travailleurs avaient besoin de savoir pour lutter d'une manière organisée
contre le capital. Quant aux deux autres volumes, qui traitaient dans le plus
grand détail de la tendance aux crises et à l'effondrement marquée par le
système capitaliste, ils ne correspondaient pas à la réalité immédiate et
intéressèrent fort peu Kautsky et tous les théoriciens marxistes de la période
d'essor du capitalisme. A l'occasion d'un compte rendu (1886) du volume II du
Capital, Kautsky mit en avant l'idée que celui-ci présentait un moindre intérêt
pour les ouvriers attendu qu'on y parlait surtout du problème de la réalisation
de la plus-value lequel, en fin de compte, concernait bien plutôt les
capitalistes. Quand Bernstein, voulant réfuter les doctrines économiques
marxiennes, s’en prit à la théorie de l’effondrement, Kautsky, cherchant lui à
défendre le marxisme, se borna à contester que Marx eût jamais professé une
théorie concluant à l’existence d’une limite objective au fonctionnement du
système, et soutint que Bernstein l’avait purement et simplement forgée de
toutes pièces. C’est dans la sphère de circulation que Kautsky situait l’origine
des difficultés des contradictions du capitalisme : la consommation ne pouvant
augmenter aussi vite que la production, il devait s’ensuivre une surproduction
permanente qui engendrait à son tour la nécessité politique d'une mise en place
du socialisme. Lorsque Tougan-Baranovsky formula, avec sa théorie du
développement illimité du capital – selon laquelle ce dernier crée son propre
marché et, par-là, se trouve en mesure de juguler l’apparition de
disproportions –, une théorie appelée à exercer une influence profonde sur le
courant réformiste dans son ensemble, Kautsky lui répondit [Cf. La série
d’articles que Kautsky publia en 1902 dans Die Neue Zeit.] que la
sous-consommation ouvrière rendait inévitables des crises ayant pour effet
d’engendrer les conditions subjectives de la mutation du capitalisme en
socialisme. Mais, vingt-cinq ans après, il admettait sans ambages avoir
sous-estimé les possibilités du système capitaliste, celui-ci se révélant «
aujourd’hui beaucoup plus dynamique du point de vue économique qu’il ne l’était
il y a un demi-siècle » [K. Kautsky, Die materialistische Geschichtsauffassung,
Berlin 1927, II, p. 623].
Le manque de rigueur et la
confusion, que Kautsky trahissait en matière de théorie économique [H.
Grossmann a excellemment décrit dans Das Akkumulations- und
Zusammenbruchsgesetz des kapitalistischen Systems (Leipzig, 1929) et critiqué
comme il convenait le caractère borné des théories économiques de Kautsky et
leur transformation avec le temps.], arrivèrent à une espèce de summum le jour
où il reprit à son compte les thèses de Tougan-Baranovsky qu'il avait
combattues naguère. Cette volte-face ne constitue qu'un aspect de son
changement général d'attitude envers la pensée bourgeoise et la société
capitaliste. Aux dires de Kautsky lui-même, son meilleur ouvrage,
l'aboutissement et le couronnement de toute une vie de recherches, n'est autre
que La Conception matérialiste de l'histoire, livre dans lequel il a traité sur
près de deux mille pages de l'évolution de la nature, de la société et de
l’Etat. Cette œuvre ne témoigne pas seulement d'un mode d'exposition
pédantesque et d'une connaissance étendue des théories et des faits ; elle fait
aussi apparaître à quel point son auteur se formait une idée erronée du
marxisme. En fait, Kautsky y tourne carrément le dos à la science marxienne.
C'est là, en effet, qu'il proclame ouvertement « que des révisions du marxisme
sont inévitables de temps à autre » [Die materialistische
Geschichtsauffassuung, op. cit., II, p. 60] ; c'est là qu'il finit par se
rallier à des conceptions qu'il avait en apparence combattues toute sa vie
durant. Non content d'abandonner l'interprétation du marxisme, Kautsky présente
son « opus magnum » comme une conception de l'histoire qui lui est propre, une
conception qui, sans être absolument détachée de celle de Marx et d'Engels,
n'en reste pas moins indépendante. Ses maîtres, négligeant indûment le rôle des
facteurs naturels dans l'histoire, ont – prétend-il maintenant – par trop
restreint la portée de leur conception. Lui, qui part non point de Hegel mais
de Darwin, veut « faire en sorte d'étendre le champ du matérialisme historique
jusqu'à sa fusion complète avec la biologie » [Die materialistische
Geschichtsauffassung, op. cité II, p. 629]. Mais cet approfondissement se
révèle en définitive ni plus ni moins qu'us retour aux positions de la
bourgeoisie révolutionnaire que Marx avait dépassées dans le cadre de sa
critique de Feuerbach. Kautsky se fondant à la manière de ses prédécesseurs,
les philosophes bourgeois, sur ce matérialisme naturaliste, ne peut, comme eux,
éviter de concevoir l'histoire sociale dans une perspective idéaliste. C'est
pourquoi, dès qu'il s'intéresse à l'État, il revient purement et simplement à
la vieille conception bourgeoise selon laquelle l'histoire du genre humain se
confond avec l'histoire des Etats. Et il conclut son analyse de l’Etat
démocratique bourgeois par ces mots « L’époque des luttes de classes violentes
est révolue. C’est pacifiquement, grâce à la propagande et au système électoral,
qu’il est désormais possible d’aplanir les conflits, de prendre les décisions »
[id., II, p. 431]. Faute de pouvoir discuter ici point par point ce volumineux
ouvrage [Nous renvoyons le lecteur à la critique exhaustive que Karl Korsch a
faite de l’ouvrage en question : Die materialistische Geschichtsauffassung.
Eine Auseinandersetzung mit Karl Kautsky, Leipzig, 1929. (Rééd., Francfort,
1971. N.d.T.)], nous nous bornerons à souligner que, d'un bout à l’autre, on
voit s’y affirmer tout ce que le « marxisme » de son auteur eut de douteux.
Avec le recul historique, on s’aperçoit que Kautsky ne cessa à aucun moment de
considérer sa participation au mouvement ouvrier comme une activité sociale de
type bourgeois. Le fait est patent aujourd’hui : il n’arriva jamais à
comprendre vraiment la position de Marx et d’Engels ou, à tout le moins, fut
toujours à cent lieues de supposer qu’il pût exister un rapport direct entre la
théorie et la réalité. Il semblait avoir étudié la pensée de Marx avec sérieux
; en vérité, il ne la prit jamais au sérieux. Semblable à tant de prêtres
confits en dévotion, qui se conduisent en pratique de façon contraire à leurs
enseignements, Kautsky ne se rendit sans doute même pas compte de la dualité
séparant, en son for intérieur, la pensée de l’action. Qu’il eût aimé être ce
bourgeois dont Marx disait un jour qu’il se veut « capitalistes uniquement dans
l’intérêt des ouvriers » ! Mais il est tout aussi certain que Kautsky eût
refusé d’accéder à ce bienheureux état s’il lui avait fallu pour cela renoncer
aux méthodes « pacifiques » de la démocratie bourgeoise. « Il repousse la
mélodie bolcheviste qui lui déchire les oreilles, écrivait Trotsky, mais il
n’en cherche pas d’autre ; le vieux pianiste renonce en général à jouer sur
l’instrument de la révolution » [L. Trotsky, Terrorisme et communisme, Paris,
1963, p. 278].
Vers la fin de ses jours,
Kautsky dut constater l’impossibilité de réaliser par des voies pacifiques,
démocratiques, ces réformes du capitalisme, dont il souhaitait l’accomplissement
; dès lors, il effectua un tournant à cent vingt degrés. Lui qui en d’autres
temps s’était institué le défenseur d’une idéologie marxiste absolument coupée
du réel et capable uniquement de servir la partie adverse, se faisait
maintenant le chantre du laissez-faire, c’est-à-dire d’une idéologie tout aussi
irréaliste dans le cadre d’une société évoluant vers un capitalisme de type
fasciste, et qui servait cette société tout autant que son idéologie marxiste
avait servi le capitalisme de type démocratique. « On affecte volontiers
aujourd’hui, dit-il dans son dernier ouvrage, de mépriser l’économie libérale.
Mais les théories de Quesnay, Adam Smith et Ricardo ne sont nullement périmées.
Marx en reprit les principes essentiels et les perfectionna, mais il n’a jamais
contesté que la production marchande libérale fut la base la meilleure pour le
développement de la production. La différence entre Marx et les Classiques est
la suivante : si ces derniers voyaient dans la production marchande pour compte
privé la seule forme de production concevable, Marx, quant à lui, considérait
que la forme de production la plus évoluée, la production marchande, engendrait
en vertu de son développement propre des conditions permettant de passer à une
forme de production supérieure, la production sociale, grâce à laquelle la
société – c’est-à-dire la population laborieuse dans son ensemble – se trouve à
même de gérer les moyens de production, tournant désormais en vue de satisfaire
les besoins, et non plus de créer du profit. Le mode de production socialiste
obéit à des lois qui lui sont propres, différentes donc à bien des égards des
lois régissant la production marchande. Tant que cette dernière prédomine
cependant, elle fonctionne d'autant mieux que les lois de son mouvement, découvertes
à l'ère du libéralisme, sont respectées » [K. Kautsky, Sozialisten und Krieg,
op. cit., p. 665].
On est stupéfait de trouver
des idées pareilles sous la plume d’un homme qui fut l'éditeur des Théories de
la plus-value de Marx, ouvrage qui prouve indiscutablement « que Marx et Engels
n'ont jamais de leur vie professé cette opinion superficielle selon laquelle le
contenu nouveau de leur théorie socialiste et communiste pût dériver, comme une
simple conséquence logique, des théories archi-bourgeoises de Quesnay, de Smith
et de Ricardo » [K. Korsch, Karl Marx, trad. S. Bricianer, Paris, 1971, p. 99.
Cf. aussi les préfaces d’Engels à l’édition allemande de Misère de la
philosophie (1884) et au Livre deuxième du Capital (1885).]. Voilà pourtant qui
justifie pleinement notre thèse, à savoir : que Kautsky fut un excellent élève
de Marx et d’Engels, mais dans la mesure, uniquement, où il pouvait couler le
marxisme au moule de ses concepts personnels et bornés du développement social
et de la société capitaliste. A ses yeux, la société « socialiste », autrement
dit la conséquence logique du développement de la production marchande
capitaliste, n’est en réalité rien d’autre qu’un système capitaliste d’Etat.
Kautsky ayant un jour prétendu, à tort, que la loi marxienne de la valeur
subsisterait en économie socialiste, à condition sans doute que la valeur fût
modulée consciemment et non plus fixée par le jeu des lois « aveugles » du
marché, Engels lui fit observer que la valeur constitue une catégorie
strictement historique et qu’apparue avec la production capitaliste elle était
appelée à disparaître avec elle [Aus der Frühzeit des Marxismus, op. cit., p.
145]. Kautsky devait se ranger à cet avis, comme le montre son ouvrage sur Les
Doctrines économiques de Karl Marx (1887), où la valeur est tenue pour une
catégorie historique. Plus tard cependant, répondant dans La Révolution
prolétarienne et son programme (1922) à certains critiques bourgeois de la
théorie économique du socialisme, il n’hésita pas à réintroduire, dans son
schéma de société socialiste, la notion de valeur, le marché et l’argent, la
production marchande. La catégorie, hier purement historique, devenait ainsi
une catégorie éternelle ; Engels avait parlé en vain. Kautsky était revenu à
ses origines, à la petite bourgeoisie qui hait avec une force égale le pouvoir
des monopoles et le socialisme, et n’aspire qu’à une transformation uniquement
quantitative de la société, à une reproduction élargie du statu quo, un
capitalisme amélioré et revigoré assorti d’une démocratie plus réelle et plus
étendue – au regard d’une société capitaliste qui n’a plus d’autre choix que de
s’exacerber en fascisme ou de se métamorphoser en communisme.
Si Kautsky préférait la
production marchande de type libéral, et son expression politique, à «
l’économie » de style fasciste, c’était parce qu’il était redevable au premier
de ces systèmes de sa longue grandeur et de sa courte misère. De même qu'il
avait contribue naguère au soutien de la démocratie bourgeoise, à grand renfort
de phraséologie marxiste, il contribuait maintenant à obscurcir la réalité
fasciste par tout un déploiement de phraséologie démocratique. Au lieu
d’inciter à se tourner vers l’avenir ceux qui s’obstinaient à lui faire
confiance, il les poussait à restaurer le passé, les rendant du même coup
incapables d’action révolutionnaire. Cet homme que, peu de temps avant sa mort,
la marée fasciste devait envelopper pour le ballotter ensuite de Berlin à
Vienne, de Vienne à Prague et de Prague à Amsterdam, a publié en 1937 un livre,
Les Socialistes et la guerre, qui démontre avec la dernière netteté qu'un «
marxiste », ayant troqué sa conception matérialiste du développement social
contre une conception idéaliste, ne peut manquer d’arriver à ce point de
régression où l’idéalisme sombre dans le délire. On raconte en Allemagne
qu’Hindenbourg, assistant un jour au défilé de sections d'assaut nazies, se
pencha vers l’un de ses aides de camp et lui dit : « Je ne me doutais pas que
nous avions fait autant de prisonniers russes ». Dans son dernier livre,
Kautsky lui aussi vit encore mentalement à l’heure de Tannenberg [Village de
Prusse orientale où, en août 1914, les armées du maréchal Hindenburg, futur
président du Reich, écrasèrent les troupes du Tsar (N.d.T.).]. L’ouvrage décrit
par le menu les différentes attitudes que, du XVe siècle à nos jours, les
socialistes et leurs précurseurs ont adopté face au problème de la guerre. Bien
que Kautsky n’en ait nullement conscience, il montre combien le marxisme
devient ridicule quand il se mêle d’associer les besoins et les exigences du
prolétariat à ceux de la bourgeoisie.
Ce livre, Kautsky l'a rédigé,
selon ses propres termes, « pour déterminer la position à prendre par les
socialistes et les démocrates au cas où une nouvelle guerre éclaterait malgré
tous nos efforts pour l’empêcher ». Or le voici qui poursuit : « Il n’existe
aucune réponse directe à cette question avant que les hostilités aient commencé
et qu’on soit en mesure de voir qui a provoqué le conflit et à quelles fins ».
Et d’ajouter : « si jamais la guerre éclatait, les socialistes devraient tâcher
de maintenir leur unité et de faire en sorte que leur organisation survive à
l’épreuve de manière à pouvoir recueillir le fruit de leurs efforts partout où
les régimes impopulaires s’effondreront. En 1914, cette unité se brisa et nous
souffrons encore de cette calamité. Mais aujourd’hui les choses sont plus
claires qu’elles ne l’étaient alors : l’opposition entre Etats démocratiques et
Etats non démocratiques est beaucoup plus tranchée et l’on est en droit
d'espérer que si l'on arrivait à une nouvelle guerre mondiale, tous les
socialistes se retrouveront dans le même camp, le camp de la démocratie »
[Sozialisten und Krieg, op. cit., p. VIII].
Ce qu'on sait de la dernière
conflagration mondiale et de ses suites rend parfaitement inutile de chercher
bien loin la cause des guerres, et personne n'ignore plus dans quel but la
guerre est faite. Mais poser pareille question est moins stupide qu'il ne
semble à première vue. Sous des dehors naïfs perce en effet la volonté de
servir le capitalisme sous une forme en le combattant sous une autre. Il s'agit
d'amener les travailleurs à participer à la guerre qui vient, en échange du
droit de vote et du droit de former des organisations au service et du capital
et de leur bureaucratie dirigeante. C'est la vieille politique de Kautsky,
toujours prête à échanger des millions de cadavres ouvriers contre quelques
concessions de la bourgeoisie. En réalité, quels que soient la nature politique
et les buts proclamés des divers Etats belligérants, les guerres capitalistes
ne peuvent être que des guerres pour le profit, et donc aussi des guerres
contre la classe ouvrière; et, puisqu'il en est ainsi, les travailleurs n'ont
pas la moindre possibilité de choisir entre une participation conditionnelle et
une participation inconditionnelle. Au contraire, la guerre – et même la
période qui précède son déclenchement – sera marquée, tant dans les pays
fascistes que dans les pays antifascistes, par une dictature militaire absolue.
La guerre va balayer jusqu'aux dernières différences qui subsistaient entre les
régimes démocratiques et les autres. Les ouvriers se rangeront derrière Hitler,
comme ils se rangèrent derrière le Kaiser ; ils soutiendront Roosevelt, comme
ils soutinrent Wilson ; ils mourront pour Staline, comme ils moururent pour le
Tsar.
Considérant que la démocratie
est la forme naturelle du capitalisme, Kautsky n'a vu dans l'apparition et la
propagation du fascisme qu'une maladie, un accès tout provisoire de démence, un
phénomène sans lien aucun avec le capitalisme. Il croyait vraiment qu'une
guerre pour le rétablissement de la démocratie permettrait au capitalisme de
progresser de nouveau en direction de son terme logique, la communauté
socialiste. Et c'est pourquoi, en 1937, il faisait ce diagnostic : « Nous voici
enfin arrivés à l'époque où il devient possible d'abolir la guerre comme moyen
de résoudre les conflits entre nations » [Sozialisten und Krieg, op. cit. p.
265], et cette prédiction : « La politique de conquête poursuivie par le Japon
en Chine, ou par les Italiens en Éthiopie est le dernier vestige de temps
révolus, de la période de l'impérialisme. Tout semble indiquer qu'il n'y aura
plus de guerre de ce genre » [id., p. 656].
Semblables formules abondent
dans ce livre, à croire que le monde de son auteur se trouvait réduit aux
quatre murs d'une bibliothèque à laquelle il manquait les rayons consacrés à
l'histoire contemporaine ! Kautsky se figurait en effet que, même sans guerre,
le fascisme serait vaincu et la démocratie restaurée, et que l'évolution
pacifique vers le socialisme pourraitdès lors reprendre comme aux beaux jours
d'avant le fascisme. Pourquoi ? Parce que, disait-il, « le caractère personnel
de la dictature démontre à lui seul que sa durée ne saurait excéder celle d'une
vie humaine » ! [Sozialisten und Krieg, op. cit. p. 646]
Ainsi Kautsky était convaincu
que l'épisode fasciste serait suivi d'un retour « à la normale », à une
démocratie abstraite toujours plus socialiste qui parachèverait les réformes
amorcées à la glorieuse époque de la participation des socialistes au
gouvernement. Or il crève les yeux que la réforme fasciste est aujourd'hui la
seule réforme du capitalisme qui soit objectivement possible. De fait, le «
programme de socialisation », que les social-démocrates n’osèrent jamais
réaliser du temps qu’ils détenaient le pouvoir, a été en grande partie réalisé
par les fascistes. De même que les revendications de la bourgeoisie allemande
ne furent pas satisfaites en 1848 mais après, par la contre-révolution qui
suivit, le programme de la social[1]démocratie
a été accompli par Hitler. C’est à Hitler en effet, non à la social-démocratie,
que de vieilles aspirations socialistes, telles que l’Anschluss de l’Autriche
et le contrôle étatique de l’industrie et des banques, doivent d'être entrées
dans les faits C’est Hitler, non la social[1]démocratie, qui a proclamé le Premier mai
jour férié. Et d’une manière plus générale, il suffit de comparer ce que les
socialistes disaient vouloir mais ne firent jamais, avec la politique pratiquée
en Allemagne depuis 1933, pour s’apercevoir que Hitler a bel et bien réalisé le
programme de la social-démocratie, mais en se passant de ses services. Comme
Hitler, les social-démocrates combattent à la fois le bolchevisme et le
communisme et, comme lui, préfèrent la mise en place d’instances de contrôle
étatique à un système de capitalisme d’Etat aussi poussé que le système russe.
Mais les social-démocrates n’eurent jamais l’audace de prendre les mesures
qu’exigeait l’exécution de ce programme et ce fut Hitler qui s'en chargea. De
même que Kautsky s'était révélé incapable d'imaginer seulement que la théorie
marxiste pouvait déboucher sur une pratique marxiste, il n'arriva pas à
comprendre qu’une politique de réforme capitaliste doit avoir des effets
pratiques et que telle fut précisément l’ouvre du fascisme. Si la vie de
Kautsky peut enseigner quelque chose aux travailleurs, c’est que la lutte
contre le fascisme se double nécessairement d’une lutte contre la démocratie
bourgeoise, d’une lutte contre le kautskysme. Cette vie, en vérité, il n’y a
rien d’exagéré à la résumer par ces mots : de Marx à Hitler.
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