L’effondrement du capitalisme
Rosa Luxemburg avait déjà fait
ressortir, dans le cadre de sa polémique avec Bernstein et consorts, la
nécessité pour le mouvement ouvrier d’œuvrer en vue de la révolution, et non de
simples réformes sociales, le capitalisme étant promis à un effondrement
inéluctable. Contrairement aux révisionnistes, qui cherchaient à démontrer la
pérennité du système capitaliste, elle soutenait que si l’on suppose « la
possibilité d’une croissance illimitée de l’accumulation, le socialisme perd du
même coup le fondement de granit de la nécessité historique objective et [l’on
s’enfonce par là] dans les brumes des systèmes et des écoles pré[1]marxistes
qui prétendaient faire découler le socialisme de l’injustice et de la noirceur
du monde actuel ainsi que de la volonté révolutionnaire des classes laborieuses
» [« Critique des critiques ou : Ce que les épigones ont fait de la théorie
marxiste » – texte rédigé en prison en 1916 et publié à Leipzig en 1923, in R.
Luxemburg, L’Accumulation du capital, trad. Irène Petit, 1968 (II, pp.
137-231), II, p. 165].
Son principal ouvrage
économique, dans lequel elle voyait un volet, et non le moindre, de la
réfutation théorique du réformisme, a pour objet tant de mettre en lumière
l’existence d’une limite objective au développement du capital que de procéder
à une critique de la théorie marxienne de l’accumulation du capital total.
A son avis, si Marx eut le
mérite de soulever le problème, il n’a pas su le résoudre. Le Capital lui
paraît un ouvrage « incomplet » – un « torse » – dont il faut combler les
lacunes. Marx, dit-elle, a décrit « le processus d’accumulation du capital au
sein d’une société composée uniquement de capitalistes et d’ouvriers ». Voilà
qui revient à faire indûment abstraction du commerce extérieur, de sorte que,
dans le cadre du système marxien, il est « tout aussi nécessaire qu’impossible
de réaliser la plus-value en dehors des deux classes sociales existantes »; dès
lors, l’accumulation « ne peut sortir d’un cercle vicieux ». Toujours suivant
Rosa Luxemburg, l’œuvre de Marx est victime de ses « contradictions flagrantes
», ce à quoi elle entend remédier [Cf. L’Accumulation du capital, I et II, en
particulier ch. 6 à 9, 25 et 26]. Elle fonde, quant à elle, la nécessité de
l’effondrement du capitalisme sur « la contradiction dialectique selon laquelle
l’accumulation a besoin pour se mouvoir de formations sociales non capitalistes
autour d’elle (…) et ne peut subsister sans contacts avec un tel milieu » [id.,
II, p. 41].
C’est dans la sphère de
circulation du capital, dans la réalisation de la plus-value et les problèmes
qu’elle pose, que Luxemburg place l’origine des difficultés auxquelles
l’accumulation se heurte, alors que pour Marx ces difficultés se manifestent
déjà dans la sphère de production, l’accumulation étant liée, à ses yeux, à la
valorisation du capital. Le problème principal, soutient-il, c’est la
production de la plus-value, non sa réalisation. Or Luxemburg estime qu’une
partie de la plus-value ne peut être réalisée dans le cadre d’un capitalisme
tel celui que Marx a décrit. Seuls des échanges avec les régions
extra-capitalistes permettent, d’après elle, de convertir la plus-value en
capital additionnel. Voici d’ailleurs comment elle s’exprime à ce sujet : «
L’accumulation tend à substituer à l’économie naturelle l’économie marchande
simple, et l’économie capitaliste à l’économie marchande simple ; elle tend à
établir enfin la domination absolue et générale de la production capitaliste
dans tous les pays et dans toutes les branches de l’économie. Mais le capital
s’engage ici dans une impasse. Le résultat final une fois atteint – en théorie
du moins – l’accumulation devient impossible, la réalisation et la
capitalisation de la plus-value deviennent des problèmes insolubles. Au moment
où le schéma marxien de la reproduction élargie correspond à la réalité, il
marque l’arrêt, les limites historiques du processus de l’accumulation, donc la
fin de la production capitaliste. L’impossibilité de l’accumulation signifie,
du point de vue capitaliste, l’impossibilité du développement ultérieur des
forces de production et donc nécessité historique objective de l’effondrement
du capitalisme » [id., II, p. 89]
Ces considérations n’amènent
rien de vraiment nouveau et n’ont d’autre originalité que les bases que Rosa
Luxemburg leur donne. Elle essaie d’en démontrer la justesse au moyen d’une
critique des schémas de la reproduction élargie figurant dans le volume II
duCapital. Selon Marx, le capital est contraint d’accumuler. S’il n’existe pas certaines
proportions entre les diverses branches de la production, les capitalistes
n’arrivent pas à trouver les moyens de production, les ouvriers et les biens de
consommation nécessaires à la reproduction du capital. Ces proportions, que les
hommes ne peuvent modifier à leur gré, s’établissent à l’aveuglette, par le
biais du marché. Marx réduit la production sociale à deux grandes sections : la
production des moyens de production et celle des biens de consommation. Pour
mettre en lumière le mécanisme des échanges intersectoriels, il ordonne en un
schéma des chiffres arbitrairement choisis. Dans le cadre de ce schéma, rien ne
paraît entraver l’accumulation : les échanges entre les deux sections se
poursuivent sans à-coups. Or, affirme Rosa Luxemburg, « si l’on prend le schéma
à la lettre, tel qu’il est exposé à la fin du Livre deuxième du Capital, on a
l’impression que la production capitaliste réalise à elle seule la totalité de
sa plus-value et qu’elle utilise la plus-value capitalisée pour ses propres besoins
(…). Comme la production capitaliste achète elle-même exclusivement son
surproduit, il n’y a pas de limite à l’accumulation du capital (…). Dès lors,
le schéma [de Marx] ne permet qu’une interprétation et une seule : la
production pour la production à l’infini » [id., II, pp. 9-10, 13]. Toutefois,
fait valoir Luxemburg, l’accumulation ne peut pas avoir un « but » pareil : «
du point de vue capitaliste », le produire pour produire que suppose le schéma,
serait « absurdité pure » [id., II, p. 149].
« Sur la base du schéma, il
est impossible de savoir qui profite de cette augmentation continue de la
production. Certes, la consommation de la société augmente en même temps que la
production : la consommation des capitalistes (…) et celle des ouvriers. Cependant,
même sans tenir compte du reste, l’accumulation ne saurait en tout état de
cause avoir pour but final l’accroissement de la consommation de la classe
capitaliste ; au contraire, toute augmentation de cette consommation se fait au
détriment de l’accumulation ; la consommation personnelle des capitalistes
entre dans la catégorie de la reproduction simple. Pour qui les capitalistes
produisent-ils lorsque au lieu de consommer eux-mêmes leur plus-value ils «
pratiquent l’abstinence », c’est-à-dire accumulent ? – voilà le vrai problème.
A plus forte raison, le but de l’accumulation ne peut pas être, du point de vue
capitaliste, l’entretien d’une armée d’ouvriers toujours accrue. La
consommation des ouvriers est une conséquence de l’accumulation, elle n’en est
jamais ni le but ni la condition, à moins que les bases de la production
capitaliste ne soient transformées de fond en comble » [id., II, p. 14]. Par
conséquent, « au moment même où le schéma marxien de la reproduction élargie
correspond à la réalité, il marque l’arrêt, les limites historiques du
processus d’accumulation du capital, donc la fin de la production capitaliste »
[id., II, p. 89].
Aussi bien, un échange sans
frictions et, par là, un état d’équilibre intersectoriel est, selon Luxemburg,
chose parfaitement inconcevable sur la base du schéma de Marx. Dans l’hypothèse
d’une composition organique du capital [Marx distingue, comme on le sait, trois
composantes dans la valeur d’une marchandise : 1) le capital constant, qui
correspond au capital investi dans les moyens de production ; 2) le capital
variable, soit le capital investi dans les salaires ; 3) la plus-value,
représentant la part du travail non payée. La somme du capital constant et du
capital variable correspond au capital total consommé dans la production ; le
rapport de la plus-value au capital total s’exprime dans le taux de profit,
celui du capital constant au capital variable dans la composition organique du
capital. C’est l’élévation de la productivité du travail qui permet d’accroître
cette dernière ; autrement dit, le capital constant augmente plus vite que le
capital variable. Il va de soi que les trois composantes précitées se
retrouvent dans les deux sections de la production.] en augmentation constante,
dit-elle, le maintien de la proportionnalité entre les deux grandes sections de
la production, préalable obligé à la bonne marche de l’accumulation, finit par
se trouver exclu; en d’autres termes, l’impossibilité d’une accumulation
continue en longue période est démontrable à l’aide d’un schéma purement
quantitatif (tel celui que Luxemburg proposa elle[1]même). La section des biens de consommation
présente dès lors un excédent de produits invendables sur le marché
capitaliste, d’où la nécessité absolue de réaliser un certain quantum de la
plus-value dans des milieux extra-capitalistes [R. Luxemburg expose cette
théorie plus particulièrement aux ch. 25 et 26 de L’Accumulation du capital].
C’est par ce même mécanisme
que Rosa Luxemburg expliquait en outre l’essor inévitable de l’impérialisme
moderne. Théorie aux antipodes des thèses de Lénine à ce sujet. Pour celui-ci,
les contradictions révélant l’existence de limites historiques, inhérentes Su
développement du capital, ne se situaient en effet nullement dans la sphère de
circulation, mais dans la sphère de production. Lénine suivait en cela
l’enseignement de Marx, dont il adoptait sans réserve d’aucune sorte les
théories économiques. Jugeant mutile de les compléter, il se contenta de les
appliquer à l’étude du développement du capitalisme en général et du
capitalisme russe en particulier.
Lénine avait eu l’occasion
d’émettre, dès ses polémiques avec les narodniks [Narodniki : nom donné aux
socialistes populistes et aux « socialistes-révolutionnaires », opposés aux
socialistes marxistes. Issus la plupart du temps des milieux intellectuels, ils
voulaient « aller au peuple » et comptaient sur des réformes sociales pour le
faire progresser. Ils ne pouvaient admettre l’idée d’un développement
capitaliste de la Russie. D’après eux, ce développement avait en effet pour
condition fondamentale la possibilité de réaliser la plus-value sur des marchés
extérieurs, possibilité qu’ils disaient inexistante en ce qui concerne la
Russie, trop tard apparue dans le circuit capitaliste.], bien des arguments qu’il
allait opposer plus tard à Rosa Luxemburg. Les narodniks soutenaient que le
marché capitaliste intérieur, déjà trop exigu pour permettre le développement
d’un capitalisme national, ne cessait de s’amenuiser en raison de la
paupérisation croissante des masses. De même qu’à Luxemburg, il leur paraissait
inconcevable que la plus-value pût être réalisée en l’absence de marchés
extérieurs. Voilà pourtant qui, selon Lénine, n’a rien à voir avec la
réalisation de la plus-value. « Il est évident, soulignait-il, que l’on doit
faire abstraction ici du commerce extérieur car, en le faisant intervenir, loin
d’avancer d’une ligne la solution du problème, on ne fait que l’éloigner en
reportant la question d’un seul pays dans plusieurs » [V. Lénine, Le
Développement du capitalisme en Russie, 1899, Moscou-Paris, p. 26].
A ses yeux, « ce qui détermine
pour un pays capitaliste la nécessité d’avoir un marché extérieur, ce ne sont
pas les lois de la réalisation du produit social (et de la plus-value en
particulier) mais, en premier lieu, le fait que le capitalisme apparaît comme
résultat d’une circulation des marchandises largement développée, qui s’étend
au-delà des frontières de l’Etat » [id., pp. 49-50]. Aussi, « la vente du
produit sur le marché extérieur exige elle-même qu’on l’explique, c’est-à-dire
que l’on trouve un équivalent pour la partie écoulée du produit (…). Si l’on
veut parler des « difficultés » de la réalisation, des crises qui en découlent,
etc., il convient de reconnaître que ces « difficultés » sont non seulement
possibles, mais nécessaires pour toutes les parties du produit capitaliste et
non point pour la seule plus-value. Les difficultés de ce genre, qui dépendent
de la répartition disproportionnée des différentes branches de la production,
surgissent sans cesse, non seulement lors de la réalisation de la plus-value,
mais aussi lors de la réalisation du capital constant et du capital variable; à
propos de la réalisation du produit non seulement en biens de consommation,
mais aussi en moyens de production » [Le Développement du capitalisme en
Russie, pp. 26-27].
« Telle est, on le sait,
écrivait Lénine en 1897, la loi du développement du capital : le capital
constant s’accroît plus vite que le capital variable, autrement dit, une partie
de plus en plus grande des capitaux nouvellement formés va à la section de
l’économie sociale qui fournit les moyens de production (…). Donc les biens de
consommation personnelle tiennent une place de plus en plus restreinte dans
l’ensemble de la production capitaliste. Et cela s’accorde parfaitement avec la
« mission historique » du capitalisme et sa structure sociale spécifique : la
première consiste précisément à développer les forces productives de la société
(production pour la production) ; la seconde exclut leur utilisation par la
masse de la population » [V. Lénine, Pour caractériser le romantisme
économique, 1897, Moscou, 1954, p. 31].
Il est absurde, suivant
Lénine, de déduire de cette contradiction entre la production et la
consommation que Marx ait nié la possibilité d’une réalisation de la plus-value
au sein de la société capitaliste, ou qu’il ait attribué l’origine des crises à
une sous-consommation : « Les différentes branches d’industrie, qui servent de
« marché » les unes pour les autres, ne se développent pas uniformément, mais
se dépassent l’une l’autre, et l’industrie la plus avancée cherche un marché
extérieur. Cela ne signifie nullement « l’impossibilité pour une nation
capitaliste de réaliser la plus-value » (…). Cela dénote seulement la
disproportion dans le développement des diverses industries. Le capital
national étant réparti autrement, la même quantité de produits pourrait être
réalisée à l’intérieur du pays » [Le Développement du capitalisme en Russie, p.
50].
Toujours selon Lénine, Marx a
« parfaitement expliqué », grâce à ses schémas de la reproduction, « le
processus de réalisation du produit en général et de la plus-value en
particulier dans la production capitaliste, et il a montré qu’il est absolument
faux de faire intervenir le marché extérieur dans le problème de la réalisation
» [id., p. 53]. La propension du capitalisme aux crises et ses tendances
expansionnistes ont donc pour commune origine un manque d’uniformité dans le
développement des diverses branches d’industrie. C’est du caractère monopoliste
du capitalisme que Lénine faisait découler la constance de l’expansion
coloniale et le partage impérialiste du monde. L’exportation des capitaux et la
mainmise sur les sources de matières premières permettaient en effet à la
bourgeoisie des principaux pays capitalistes d’empocher des surprofits énormes.
Aux yeux de Lénine, par conséquent, l’expansion impérialiste sert moins à
réaliser la plus-value qu’à augmenter la masse du profit [Cf. V. Lénine,
L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1915].
Cette conception est dans
l’ensemble incontestablement plus proche de la théorie de Marx que les thèses
de Rosa Luxemburg. Celle-ci avait cependant tout à fait raison de discerner,
dans la théorie marxienne de l’accumulation, la loi de l’effondrement du capitalisme;
n’arrivant pas à voir cependant quelles bases cette conception avait chez Marx,
elle élabora une théorie personnelle de la réalisation de la plus-value,
théorie que Lénine pouvait à bon droit qualifier d’erronée et d’étrangère au
marxisme. Relevons à ce propos que, dans la bibliographie du marxisme qu’il
joignit à sa biographie de Marx, Lénine signale l’ouvrage de Luxemburg et «
l’analyse de sa fausse interprétation de la théorie de Marx par Otto Bauer »
[V. Lénine, « Bibliographie du marxisme », Œuvres, 21, pp. 85-86; la critique
de l’ouvrage de Rosa Luxemburg par Bauer parut dans la Neue Zeit, XXXI, 1, pp.
831-838 et 862-874]. Or, cette « analyse » de sa théorie, Rosa Luxemburg la
considérait non sans raison comme « une honte pour le marxisme officiel ». En
effet, Bauer se bornait à reprendre la conception révisionniste selon laquelle
il n’existe pas de limites objectives au développement du capitalisme. « A
notre avis, proclamait-il, le capitalisme est concevable, même à défaut
d’expansion » [cité par R. Luxemburg in L’Accumulation du capital, II, p. 225].
Et il concluait sa critique de l’ouvrage de Luxemburg par le passage suivant :
« Ce n’est pas l’impossibilité mécanique de réaliser la plus-value qui
provoquera l’effondrement du capitalisme. Celui-ci sera vaincu par
l’indignation qu’il éveille dans les masses populaires (…). Il sera abattu
longtemps auparavant par l’indignation montante de la classe ouvrière, forte de
son accroissement constant, de la formation idéologique, de l’unité et de l’organisation
qu’elle doit au mécanisme du processus de production capitaliste lui-même »
[id., II, p. 230].
Bauer avait mis au point un
schéma de la reproduction du Capital, expurgé de certains des défauts que
Luxemburg avait reproché à celui de Marx. Il tâchait ainsi de prouver que, même
en cas d’augmentation régulière de la composition organique du capital, un
échange harmonieux entre les deux sections demeure possible. Toutefois, Rosa
Luxemburg démontra à son tour que, même dans ce schéma modifié, il subsiste un
excédent invendable et qu’il faut pour le réaliser s’ouvrir de nouveaux
marchés. Bauer fut incapable de réfuter cette anticritique, ce qui n’empêcha
pas Lénine de saluer en lui « l’analyste de la fausse théorie de Luxemburg ».
Outre que la critique en cause
n’atteignit guère son but, on a pu montrer que les conclusions, que Bauer
tirait de son schéma quant à l’inexistence de limites objectives à
l’accumulation (en dehors de la question des échanges intersectoriels), sont
absolument dénuées de fondement. Henryk Grossmann a fait ressortir que si l’on
projetait sur longue période les données du schéma de Bauer, on assistait non à
un développement harmonieux, mais à l’effondre¬ment du capitalisme. Ainsi la
critique de la théorie de l’effondrement élaborée par Rosa Luxemburg n’avait
fait qu’ouvrir la voie à une nouvelle théorie de l’effondrement [Cf. H.
Grossmann, Das Akkumulations und Zusammenbruchsgesetz des kapitalistischen
Systems, Leipzig, 1929]. La controverse Luxemburg-Bauer était parfaitement
vaine; mais Lénine, il n’est pas sans intérêt de le noter, ne s’en aperçut pas.
Au centre du débat figurait la possibilité ou l’impossibilité d’un échange
harmonieux entre les deux sections du schéma de Marx, échange censé permettre
de réaliser la plus-value. Chez Marx, le schéma n’a pas d’autre utilité que
d’éclairer l’analyse théorique; son auteur ne lui a jamais attribué la moindre
base objective dans la réalité. Grossmann, tant dans un essai sur le changement
de plan du Capital [H. Grossmann, « Die Aenderung des urspriinglichen
Aufbauplans des Marxschen « Kapitals » und ihre Ursachen », Archiv für die
Geschlchte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, XIV, 1929] que dans
d’autres études, a dégagé la signification véritable du schéma, conférant ainsi
à la discussion des assises nouvelles et un caractère plus fécond.
Chez Rosa Luxemburg, toute la
critique du schéma marxien de la reproduction reposait sur le postulat de la
validité objective du schéma. Or, comme H. Grossmann l’a si bien souligné, « le
schéma ne prétend nullement être à lui seul une image fidèle de la réalité
capitaliste concrète. Il ne représente qu’un maillon de la méthode des
approximations successives mise en œuvre par Marx et forme un tout
indissociable des autres hypothèses simplificatrices, qui le sous-tendent, et
des modifications apportées ensuite à l’objet analysé en vue de le concrétiser
progressivement. Ainsi donc aucun de ces éléments pris isolément ne peut
constituer un instrument pour comprendre, aucun ne peut être autre chose qu’un
stade préliminaire de la connaissance, une première étape sur la voie de
l’approximation de la réalité concrète » [H. Grossmann, « Die
Wert-Preis-Transformation bei Marx und das Krisenproblem », Zeitschrift für
Sozialforschung, 1932, p. 58].
Le schéma marxien traite de
valeurs d’échange ; dans la réalité toutefois, les produits ne sont pas
échangés à leur valeur mais à leur prix de production. Aussi, « dans un schéma
de reproduction construit sur des valeurs (…), des taux de profit différents
doivent apparaître dans chaque section, alors que l’expérience enseigne que,
dans un système capitaliste fondé sur la concurrence, les divers taux de
profit, réalisés dans chacune des sphères de la production, présentent une
tendance à s’égaliser, à former un taux de profit général, c’est-à[1]dire
moyen. » D’où il s’ensuit l’obligation de transformer le schéma fondé sur les
valeurs en schéma des prix si on tient à le prendre comme base pour démontrer
la possibilité (ou l’impossibilité) de réaliser la partie accumulable de la
plus-value dans une société proprement capitaliste [id., p. 60].
Supposons que Luxemburg ait
vraiment réussi à mettre en évidence qu’il est impossible d’écouler la totalité
des marchandises, que, dans le schéma marxien, l’excédent de biens de
consommation invendables doit s’accroître année par année, qu’aurait-elle
prouvé ? « Tout simplement qu’un « reliquat inconvertible » doit apparaître
dans la section II du schéma-valeur, c’est-à-dire si l’on pose en hypothèse un
échange des marchandises à leur valeur » [id., p. 75]. Or, dans le schéma qui
sert de base à l’analyse de Rosa Luxemburg, les diverses branches de la
production ont chacune un taux de profit particulier, lesquels ne sauraient,
faute de concurrence, s’égaliser en un taux de profit moyen. Comment les
conclusions de Luxemburg pourraient-elles être valides dans la réalité,
puisqu’elles découlent d’un schéma précisément dépourvu de validité objective ?
« Etant donné que la
concurrence, fait valoir Grossmann, a pour effet la conversion des valeurs en
prix de production et, par suite, une redistribution de la plus-value entre les
diverses branches d’industrie (dans le cadre du schéma), il s’ensuit
nécessairement une transformation des proportions existant jusqu’alors entre
les sphères du schéma. Il est tout à fait possible, probable même, qu’un «
reliquat de consommation », qui subsisterait dans le schéma-valeur,
disparaîtrait dans le schéma-prix de production et qu’inversement un état
d’équilibre originaire dans le premier schéma céderait la place à une
disproportion dans le second » [H. Grossmann, « Die Wert.-Preiz-Transformation…
», loc. cit.].
La confusion théorique, faite
par Rosa Luxemburg, apparaît le plus nettement dans le fait que si, d’une part,
elle voit dans le taux de profit moyen le facteur déterminant qui « traite
effectivement chaque capital privé comme une partie du capital social total,
lui alloue du profit comme la part de la plus-value globale extorquée à la
société qui lui revient en fonction de sa grandeur, sans se soucier de la quantité
de profit qu’il a réellement acquise » [Cf. R. Luxemburg, L’Accumulation du
capital, op. cit., I], d’autre part, elle révoque en doute la possibilité d’un
échange complet, en utilisant pour cela un schéma qui exclut toute formation
d’un taux de profit moyen ! Dès qu’il est tenu compte de ce taux moyen, il ne
reste rien de la thèse des disproportions inévitables, chère à Luxemburg, étant
donné que certains capitalistes vendent leurs marchandises au-dessus de la
valeur et d’autres au-dessous et que, sur la base du prix de production, la
partie irréalisable de la plus-value peut dorénavant être réalisée. La loi de
l’accumulation du capital, telle que Marx l’a énoncée, se confond avec la loi
de la baisse du taux de profit. Cette baisse ne peut être contrebalancée qu’un
certain temps par l’accroissement de la masse du profit, en raison des
exigences toujours renouvelées de l’accumulation du capital. D’après Marx, le
système capitaliste est voué à sombrer, non parce qu’il n’arrive pas à réaliser
un excédent de plus-value, mais parce qu’il se trouve face à un manque de
plus-value.
Rosa Luxemburg n’a pas
discerné les conséquences de la baisse du taux de profit. Voilà pourquoi elle
crut devoir soulever la question – inepte du point de vue marxien – du « but »
de l’accumulation. « On déclare, écrivait-elle, que le capitalisme finira par
s’effondrer « à cause de la baisse du taux de profit » (…). En tout état de
cause, cette consolidation est réduite à néant par une seule phrase de Marx : «
Pour les grands capitaux, la baisse du taux de profit est compensée par sa
masse. Il coulera encore de l’eau sous les ponts avant que la baisse du taux de
profit provoque l’effondrement du capitalisme » [L’Accumulation du capital, II,
p. 165, n. 4]. Mais c’était là oublier que si Marx n’avait certes pas perdu de
vue ce fait, il en avait simultanément marqué les limites : la baisse du taux
de profit aboutit à la baisse de la masse du profit; dans la réalité, la
première engendre une baisse de la masse réelle du profit qui, de relative
qu’elle est en premier lieu, devient ensuite absolue par rapport aux besoins de
l’accumulation capitaliste.
Lénine, après avoir souligné
que « le taux de profit a tendance à baisser », ajoutait que « Marx analyse
minutieusement cette tendance ainsi que les circonstances qui la masquent ou la
contrarient » [Lénine, « Karl Marx », Œuvres, 21, p. 62]. Mais, pas plus que
Luxemburg, il n’a saisi dans toute son ampleur l’importance de cette loi dans
le cadre du système marxien. Voilà qui explique pourquoi il tint pour fondée
l’argumentation que Bauer avait opposée à Luxemburg, et aussi pourquoi le
développement inégal des diverses sphères de la production lui paraissait à lui
seul suffire à rendre compte de l’origine des crises. Voilà qui serait aussi de
nature à expliquer pourquoi lui qui parlait un jour de la « fin inéluctable »
du capitalisme, il affirmait un autre – sans percevoir la contradiction – qu’il
n’existe pas de situations dont le capitalisme ne puisse se sortir. On
cherchera en vain dans ses ouvrages économiques un seul argument démontrant
l’existence de limites objectives au développement du capitalisme, et pourtant
Lénine n’en était pas moins fermement convaincu que le système courait sans
rémission à sa perte. La cause en est sans doute que si, contrairement à Bauer
et à ses consorts social-démocrates, Lénine ne croyait pas à la possibilité de
transformer le capitalisme en socialisme grâce à des méthodes réformistes, il
considérait néanmoins comme eux que le renversement du capitalisme était uniquement
affaire de maturation de la conscience révolutionnaire du prolétariat ou, pour
être plus précis, affaire d’organisation et de direction de la classe ouvrière.
La
spontanéité et le rôle de l’organisation
Nous avons vu ci-dessus que
Rosa Luxemburg avait, à juste titre, souligné que, pour Marx, la loi de
l’accumulation du capital ne faisait qu’une avec la loi de l’effondrement du
capitalisme. Malgré ses erreurs de raisonnement, elle aboutissait ainsi à une
conclusion on ne peut plus fondée : bien qu’elle fût à cent lieues de Marx
quand elle interprétait à sa manière la loi de l’effondrement, elle n’en
admettait pas moins l’existence de cette loi. Les arguments, que Lénine opposa
à sa théorie, étaient judicieux et – pour aussi loin qu’ils allaient – en parfait
accord avec la doctrine de Marx ; Lénine éluda cependant le problème de
l’existence de limites objectives à l’expansion du capital. Sa théorie des
crises était aussi insuffisante que privée de cohérence interne. Plus «
correcte » sans doute que celle de Rosa, elle n’entraînait aucune conclusion
vrai-ment révolutionnaire, tandis que l’autre, tout en étant fausse, en
comportait.
Beaucoup plus proche de la
social-démocratie que Rosa Luxemburg, Lénine considérait l’effondrement du
capitalisme bien plus comme la conséquence d’un acte révolutionnaire conscient
que comme le résultat d’un processus d’ordre économique. Il ne parvint pas à se
rendre compte que, dans le cas d’une révolution prolétarienne, la question de
savoir quel est le facteur déterminant, le politique ou l’économique, n’est pas
une question de théorie abstraite, mais de situation concrète à un moment
donné. Inséparables l’un de l’autre, les deux facteurs ne peuvent en effet être
distingués qu’au niveau de l’analyse conceptuelle. Or Lénine avait fait siennes
nombre des thèses développées par Hilferding dans Le Capital financier (1910),
selon lesquelles le système capitaliste évoluait vers la formation d’un «
cartel général ». Autrement dit, Lénine, déjà contraint dès le départ de
raisonner en fonction du caractère bourgeois de la révolution russe – et donc
de s’adapter consciemment à ses manifestations et à ses exigences bourgeoises
–, se trouva par la suite, du fait de son adhésion inconsidérée à des
spéculations relatives aux pays capitalistes hautement développés, plus enclin
encore à surestimer le « côté politique » de la révolution prolétarienne.
C’est pourquoi l’erreur des
erreurs est, aux yeux de Lénine, de soutenir que nous sommes entrés dans
l’époque de la révolution prolétarienne pure (et ceci s’applique également à
l’échelle internationale); selon sa conception générale, une révolution de ce
genre est même à tout jamais inconcevable. Pour Lénine, la seule révolution
possible passe par la conversion dialectique de la révolution bourgeoise en
révolution prolétarienne. Les objectifs de la première, qui demeurent à l’ordre
du jour, ne peuvent être atteints désormais que dans le cadre de la seconde ;
mais cette dernière n’a de prolétarienne que la nature de la classe appelée à
la diriger : elle englobe en effet tous les opprimés (paysans, petits
bourgeois, peuples coloniaux, nations asservies, etc.), dont le prolétariat
doit se gagner l’alliance. Cette révolution authentique a lieu à l’ère de
l’impérialisme, de l’impérialisme, conséquence directe de la monopolisation de
l’économie et forme « parasitaire » d’un capitalisme « en stagnation », «
dernier degré du développement du capitalisme » qui, dit-il, précède
immédiatement le déclenchement de la révolution sociale [Cf. « Discours au 1er
Congrès panrusse des Soviets » (1917) in V. Lénine, Œuvres complètes, trad.
Victor Serge, Paris, s. d., XX, pp. 549-574]. Outre cela, « le capitalisme dans
sa phase impérialiste conduit tout droit à la socialisation intégrale de la
production. Il entraîne en quelque sorte les capitalistes, en dépit de leur
volonté et de leur conscience, vers un nouvel ordre social qui marque une
transition de l’entière liberté de concurrence à la socialisation intégrale »
[V. Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), Paris, 1945,
p. 25].
D’après Lénine, le capital
monopoliste a donc déjà transformé la production à un point tel qu’elle est
mûre pour le socialisme; il ne reste plus maintenant qu’à arracher aux
capitalistes la direction de l’économie pour la remettre à l’Etat, lequel
organisera la distribution conformément aux principes socialistes. Toute la
question du socialisme se ramène à la conquête du pouvoir par le parti
prolétarien, qui réalisera ensuite le socialisme au profit des ouvriers. En ce
qui concerne la construction du socialisme et le mode d’organisation de celui[1]ci,
il n’existait donc pas la moindre divergence sérieuse entre Lénine et les
social-démocrates. Ils n’étaient opposés que sur un point : la méthode à
employer pour prendre en main la gestion de la production – voie parlementaire
ou voie révolutionnaire ? Mais les deux conceptions avaient ce trait commun de
voir dans la possession du pouvoir politique et le monopole complet de l’Etat
sur l’économie des instruments qui, à eux seuls, suffisaient à résoudre les
problèmes de l’économie socialiste. Telle est aussi la raison qui amenait
Lénine à s’accommoder volontiers de la perspective d’un capitalisme d’Etat. A
ceux qui se dressaient là contre, il répliquait : « Le capitalisme d’Etat est
un capitalisme que nous saurons limiter, dont nous saurons fixer les bornes ;
ce capitalisme est rattaché à l’Etat, mais l’Etat ce sont les ouvriers, c’est
l’avant-garde, c’est nous (…). Ce que sera le capitalisme d’Etat ? Cela dépend
de nous » [« Discours au XIe Congrès du P. C. de Russie » (1922), Œuvres, 33,
p. 283. La gradation ne manque pas de piquant : « l’État ce sont les ouvriers »
(première restriction) ; « la partie avancée des ouvriers » (deuxièm239e
restriction); « l’avant-garde » (ultime restriction) ; « c’est nous », ce sont
les bolcheviks, si hiérarchisés de leur côté, que Lénine aurait pu reprendre à
son compte la formule fameuse et s’écrier : « L’Etat, c’est moi » !]. De même
que, selon Otto Bauer, la révolution prolétarienne dépend uniquement de l’attitude,
de la volonté politique des ouvriers conscients et organisés (et donc en
pratique de l’appareil dominant à tous égards la vie de l’organisation
social-démocrate), de même en l’occurrence, pour Lénine, le sort du capitalisme
d’Etat dépend uniquement de l’attitude du Parti, fixée à son tour par la
bureaucratie, et l’Histoire dans son ensemble redevient l’histoire de la
grandeur d’âme et de la noble conduite d’un groupe d’hommes, formés à
l’exercice de ces vertus par le plus vertueux des vertueux.
En prenant cette position sur
le capitalisme d’Etat – modelé, à l’en croire, par la volonté humaine, non par
des lois économiques, alors qu’en réalité les lois du capitalisme d’Etat sont
analogues à celles du capitalisme des monopoles –, Lénine restait fidèle à
lui-même : n’avait[1]il
pas toujours professé qu’en dernière instance la révolution, elle aussi, dépend
uniquement de la qualité du Parti et de ses dirigeants ? D’accord en cela avec
Kautsky, pour qui la conscience révolutionnaire (affaire d’idéologie et d’idéologie
seulement, à ses yeux) ne pouvait être qu’injectée du dehors aux travailleurs,
Lénine affirmait : « L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules
forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste,
c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, se battre contre
les patrons, réclamer du gouvernement telles lois nécessaires aux ouvriers,
etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques,
historiques, économiques, élaborées par les représentants cultivés des classes
possédantes, par les intellectuels » [V. Lénine, Que faire ?, 1902].
Ainsi, les ouvriers sont
incapables d’acquérir une conscience politique, ce préalable obligé à la
victoire du socialisme. Comme dans le cas de la conception social-démocrate, le
socialisme cesse dès lors d’être « l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », selon
la formule de Karl Marx. Et, sans aucun doute, le « marxiste » religieux
Middleton Murry ne fait qu’emboîter le pas à Kautsky et à Lénine quand il
aboutit à la conclusion logique que le socialisme est « par essence, un
mouvement de bourgeois convertis » [Cf. J. Middleton Murry, Marxism, a
symposium, Londres, 1935].
Lénine, incontestablement, ne
s’écarte pas du marxisme quand il proclame ainsi l’incapacité des ouvriers à se
forger eux-mêmes une conscience politique. C’est dans le même esprit en effet
qu’à Arnold Ruge, déplorant ce manque de conscience et s’en étonnant – puisque,
dit-il, paupérisation croissante des masses aurait dû engendrer pareille
conscience – Marx répond : « Il est faux que la misère sociale produise
l’intelligence politique; c’est tout au contraire le bien-être social qui
produit l’intelligence politique. L’intelligence politique est une qualité
intellectuelle donnée à celui qui possède déjà, qui vit comme un coq en pâte »
[« Le Roi de Prusse et la réforme sociale » (1844) in Œuvres philosophiques,
trad. Molitor, 1948, V, pp. 239-240]. En revanche, Lénine rompt avec Marx et
tombe au rang d’un révolutionnaire bourgeois à la Ruge, lorsqu’il se montre
hors d’état de concevoir une révolution prolétarienne qui ne soit pas liée à
l’existence de cette conscience intellectuelle, à l’intervention consciente de
« ceux qui savent » : les révolutionnaires professionnels. Cette idée commune à
Ruge et à Lénine, Marx la réfute en ces termes : « Plus l’esprit politique d’un
peuple est développé et généralisé, plus le prolétariat – du moins au début de
son mouvement – gaspille ses forces dans des émeutes irréfléchies, inutiles et
noyées dans le sang. Adoptant un mode de pensée politique, le prolétariat
aperçoit la raison de tous les maux dans la mauvaise volonté et le seul moyen
d’y remédier dans la violence et dans le renversement d’une forme politique de
l’Etat (…). C’est ainsi que [l’]intelligence [lui] cachait la racine de la
détresse sociale, faussant [sa] compréhension du but réel ; c’est ainsi que
[son] intelligence politique trompait [son] instinct social » [id., pp.
240-244].
Face à Ruge (et, par ricochet,
à Lénine), prétendant qu’une révolution est inconcevable en l’absence d’«
esprit politique », Marx affirmait : « Une révolution d’esprit politique
organise, par conséquent, suivant la nature bornée et divisée de son âme, une
sphère dominante dans la société, aux dépens de la société » [id., pp.
240-244].
Mais Lénine n’a jamais
envisagé autre chose que de placer les moyens de production sous la coupe
d’autorités nouvelles, ce qui lui paraît une condition suffisante pour
l’instauration du socialisme. D’où l’importance excessive qu’il accorde au
facteur politique, au facteur subjectif, allant jusqu’à considérer l’œuvre
d’organisation de la société socialiste comme un acte politique. Pas de
socialisme sans révolution, dit assurément Marx, et la révolution constitue un
acte politique. Toutefois, ajoute-t-il, le prolétariat n’a recours à cet acte
politique que « dans la mesure où il a besoin de détruire et de dissoudre. Mais
dès que commence son action d’organisation, là où se manifeste son but
immanent, son âme, le socialisme se dépouille de son enveloppe politique »
[id., pp. 240-244].
C’est l’élément bourgeois de
ses conceptions qui devait conduire Lénine à penser que la fin du capitalisme
dépend en premier lieu de certains préalables d’ordre politique, pas
nécessairement réunis encore; à s’imaginer que la monopolisation progressive de
l’économie est synonyme de socialisation de la production (chose évidemment
fausse, comme chacun peut s’en rendre compte aujourd’hui) ; à ramener toute la
question du socialisme au transfert des monopoles à l’Etat – une nouvelle
bureaucratie succédant dès lors à l’ancienne – et la révolution à une lutte
entre révolutionnaires et bourgeois aspirant à se gagner la faveur des masses.
Et c’est sur cette base qu’il minimise l’élément révolutionnaire – le mouvement
spontané des masses, avec sa puissance et sa vision lucide du but à remplir –,
pour pouvoir exalter à l’avenant le rôle de la personnalité autant que celui
d’une conscience socialiste définitivement figée en idéologie.
Certes, Lénine ne se posait
pas en négateur de l’élément spontané mais ne voyait là « rien d’autre, au
premier chef, qu’une forme de conscience embryonnaire », qui ne parvient à
maturité que par le seul truchement de l’organisation et ne devient qu’à ce
moment conscience achevée et donc parfaitement révolutionnaire [V. Lénine, in
Sur les syndicats (recueil).]. Le soulèvement spontané ne suffit pas à faire
triompher la révolution, dira-t-il : « Que les masses soient entraînées
spontanément dans le mouvement, ne rend pas l’organisation de cette lutte moins
nécessaire, mais au contraire encore plus nécessaire » [Que faire ?, op. cit.,
p. 166].
Le vice inhérent à la théorie
de la spontanéité, soutient Lénine, c’est de « rabaisser l’initiative et
l’énergie des militants conscients », de refuser cette direction forte, exercée
par des individus sélectionnés et indispensable au succès de la lutte de classe
[id., p. 104]. A ses yeux, les faiblesses de l’organisation sont exactement
synonymes de faiblesses du mouvement ouvrier. Il faut organiser la lutte, structurer
rigoureusement l’organisation ; tout en dépend, ainsi que de dirigeants suivant
la ligne correcte. Il faut que la direction du Parti acquière une influence sur
les masses, et cette influence importe plus que le sort des masses elles-mêmes.
Que les masses s’organisent en soviets ou en syndicats, voilà qui reste
absolument secondaire; qu’elles soient dirigées par les bolcheviks, voilà
l’essentiel.
Rosa Luxemburg a une tout
autre vision des choses. Elle ne confond pas la conscience révolutionnaire et la
conscience intellectuelle des révolutionnaires professionnels de type
léniniste. Seule compte, à son avis, la conscience en acte, la conscience
agissante des masses, qui naît et se développe sous l’empire de la nécessité :
les masses se conduisent de façon révolutionnaire dans des situations où elles
ne peuvent faire autrement et se voient contraintes à l’action. Le marxisme,
pour Luxemburg, n’est pas seulement une idéologie qui se cristallise dans
l’organisation, c’est aussi, c’est surtout la lutte vivante du prolétariat,
lequel fait passer le marxisme dans les faits, non parce qu’il le veut, mais
parce qu’il ne peut pas agir différemment. Tandis que Lénine assigne pour
mission au révolutionnaire organisé de guider les masses, conçues uniquement
comme un matériau à façonner, le révolutionnaire selon Rosa Luxemburg est
directement issu du développement même de la conscience de classe et, bien plus
encore, de l’action révolutionnaire pratique des masses. Face à la
surestimation du rôle de l’organisation et de ses dirigeants, elle ne se borne
pas à marquer une opposition de principe, mais démontre en renvoyant à
l’expérience que « c’est justement pendant la révolution qu’il est extrêmement
difficile à un organisme dirigeant du mouvement ouvrier de prévoir et de
calculer quelle occasion et quels facteurs peuvent déclencher ou non des
explosions » [Grève de masses, parti et syndicats (1906) in R. Luxemburg,
Œuvres, I].
Et d’ajouter : « La conception
clichée, rigide et bureaucratique, n’admet la lutte que comme résultat de
l’organisation parvenue à un certain degré de sa force. L’évolution dialectique
vivante, au contraire, fait naître l’organisation comme un produit de la lutte
» [Grève de masses, parti et syndicats (1906) in R. Luxemburg, Œuvres, I]. A
propos des grèves de masse du 1905 russe, elle souligne : « Pourtant, là non
plus, on ne peut parler ni de plan préalable, ni d’action organisée car l’appel
des partis avait peine à suivre les soulèvements spontanés de la masse ; les
dirigeants avaient à peine le temps de formuler des mots d’ordre, tandis que la
masse des prolétaires allait à l’assaut » [Grève de masses, parti et syndicats
(1906) in R. Luxemburg, Œuvres, I]. Et, généralisant, elle conclut en ces
termes : « Lorsque la situation en Allemagne aura atteint le degré de maturité
nécessaire à une telle période, les catégories aujourd’hui les plus arriérées
et inorganisées constitueront tout naturellement dans la lutte l’élément le
plus radical, le plus fougueux et non le plus passif. Si des grèves de masse se
produisent en Allemagne, ce ne seront sûrement pas les travailleurs les mieux
organisés (…), mais les ouvriers les moins bien organisés ou même inorganisés
(…) qui déploieront la plus grande capacité d’action » [Grève de masses, parti
et syndicats (1906) in R. Luxemburg, Œuvres, I].
Et ailleurs, elle proclame
expressément : « Les révolutions ne se font pas sur commande. Elles ne sont pas
non plus la tâche du Parti. Notre seule devoir est, à tout instant, de parler
carrément sans crainte ni tremblement, c’est-à-dire de mettre clairement les
masses devant leurs responsabilités du moment et d’énoncer le programme
d’action et les mots d’ordre qui découlent de la situation. Quant à savoir si
le mouvement révolutionnaire les adoptera et à quel moment, il faut laisser à
l’histoire le soin de répondre à cette question. Lors même qu’en premier lieu
le socialisme apparaîtrait sous l’aspect d’une voix clamant dans le désert, il
y gagnerait une position morale et politique dont plus tard, à l’heure de
l’accomplissement historique, il recueillera au centuple les fruits » [R.
Luxemburg, Spartakusbriefe, 1917]. Rituellement qualifiée de « politique de la
catastrophe », l’idée de la spontanéité, telle que Rosa Luxemburg la défendit,
a souvent été condamnée sous prétexte qu’elle était dirigée contre
l’organisation même du mouvement ouvrier. Rosa s’est d’ailleurs plus d’une fois
sentie obligée de préciser qu’elle n’était « pas pour la désorganisation »
[Lettres à K. et L. Kautsky, op. cit., p. 90]. C’est en ce sens aussi qu’elle
disait : « La social-démocratie est l’avant-garde la plus éclairée et la plus
consciente du prolétariat. Elle ne peut ni ne doit attendre avec fatalisme, les
bras croisés, que se produise une « situation révolutionnaire », ni que le
mouvement populaire spontané tombe du ciel. Au contraire, elle a le devoir
comme toujours de devancer le cours des choses, de chercher à le précipiter »
[Grève de masse, parti et syndicats, op. cit., p. 150].
Pour Rosa Luxemburg, cette
activité allait de soi, c’était un élément d’un tout; pour Lénine, tout
reposait sur une activité qui n’avait qu’un seul but : renforcer l’organisation
comme telle. Cette divergence concernant l’importance de l’organisation
recouvre aussi deux conceptions opposées du rôle et du contenu du Parti. Selon
Lénine, « le seul principe sérieux en matière d’organisation, pour les
militants de notre mouvement, doit être : secret rigoureux, choix rigoureux des
membres » [Lénine n’hésita jamais à faire fi de ce principe chaque fois que
cela lui parut opportun. Ainsi devait-il sacrifier en 1920 les cinquante mille
prolétaires révolutionnaires du Parti ouvrier communiste d’Allemagne (K.A.P.D.)
pour gagner les voix des cinq millions d’électeurs du réformiste Parti
socialiste indépendant d’Allemagne (U.S.P.D.).], la formation des
révolutionnaires professionnels. Alors, disait Lénine, « nous aurons quelque
chose de plus que le « démocratisme » : une entière confiance fraternelle entre
révolutionnaires. Or, ce quelque chose nous est absolument nécessaire, car il ne
saurait être question de le remplacer chez nous, en Russie, par le contrôle
démocratique général. Et ce serait une grosse erreur de croire que
l’impossibilité d’un contrôle véritablement « démocratique » rend les membres
de l’organisation incontrôlables : ceux-ci, en effet, n’ont pas le temps de
songer aux formes puériles de démocratisme (…), mais ils sentent très vivement
leurs responsabilités, sachant d’ailleurs par expérience que pour se
débarrasser d’un membre indigne, une organisation de révolutionnaires
véritables ne reculera devant aucun moyen » [V. Lénine, Que faire ?, op. cit.,
p. 200. Ce passage met parfaitement en lumière l’idéalisme de Lénine. Loin
d’instaurer au sein de l’organisation un contrôle véritable des dirigeants par
la base, Lénine se contente d’invoquer un « quelque chose de plus » et de
recourir à des formules vides de sens, du genre « confiance fraternelle » et «
sens des responsabilités ». En pratique, cela signifie : obéissance mécanique,
le pouvoir en haut, le conformisme en bas.].
C’est en partant de ces
principes d’organisation (dont le maigre contenu démocratique ne fut jamais
qu’une clause de style), que Lénine entendait « forger une arme plus ou moins
tranchante contre l’opportunisme. Plus ses causes sont profondes, plus cette arme
doit être tranchante » [V. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière (1904),
Moscou, 1966, p. 99 en note.]. Cette arme n’était autre que le « centralisme »,
la discipline stricte imposée aux militants, la soumission absolue de tous aux
ordres du Comité central. Personne mieux que Rosa Luxembourg n’a su rattacher
cet « esprit de veilleur de nuit », inhérent aux conceptions de Lénine, à la
situation particulière des intellectuels russes. Mais, ajoutait-elle, « il nous
semble que ce serait une grosse erreur que de penser qu’on pourrait «
provisoirement » substituer le pouvoir absolu d’un Comité central, agissant en
quelque sorte par « délégation » tacite, à la domination, encore irréalisable,
de la majorité des ouvriers conscients dans le Parti, et remplacer le contrôle
public exercé par les masses ouvrières sur les organes du Parti par le contrôle
inverse du Comité central sur l’activité du prolétariat révolutionnaire » [«
Questions d’organisation de la social-démocratie russe » (1904), traduit par L.
Laurat sous le titre « Centralisme et démocratie » in R. Luxemburg, Marxisme
contre dictature, Paris, 1946, p. 23]. Et Rosa Luxemburg, sans cacher que les
ouvriers, en assumant eux-mêmes la direction de leur mouvement propre, ne
manqueraient pas de tâtonner et de faire des fautes, proclamait : « Disons-le
sans détours, les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment
révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses
que l’infaillibilité du meilleur « Comité central » [id., p. 33].
Telles qu’elles viennent
d’être retracées, les divergences de principes entre Luxemburg et Lénine ont
déjà été peu ou prou dépassées par l’Histoire : bien des faits ou des idées,
qui nourrirent autrefois la polémique, ont depuis perdu toute espèce
d’actualité. Mais il n’en est pas du tout de même pour la question qui se
trouvait à la base de la controverse : du mouvement ouvrier organisé ou du
mouvement spontané du prolétariat, quel est le facteur révolutionnaire
fondamental ? Or, sur ce plan également, l’Histoire a donné raison à Rosa
Luxemburg. Le léninisme est désormais enterré sous les décombres de la IIIe
Internationale. Un nouveau mouvement ouvrier, complètement dégagé des traits
social-démocrates (dont ni Luxemburg ni Lénine ne furent exempts) mais résolu
néanmoins à mettre à profit les leçons du passé, devra rompre avec les
traditions de l’ancien mouvement ouvrier et leur influence délétère. Et la
pensée de Rosa Luxemburg demeure à cet égard aussi vivifiante que le léninisme
a été néfaste. Oui, ce nouveau mouvement ouvrier, et le noyau de
révolutionnaires conscients qu’il comprendra nécessairement, pourra tirer
davantage de la théorie révolutionnaire de Rosa Luxemburg, et y puiser plus de
raisons d’espérer, que de tous les « hauts faits » de l’Internationale
léniniste. A l’image de Rosa Luxemburg, en pleine guerre mondiale et face à la
banqueroute de la IIe Internationale, les révolutionnaires d’aujourd’hui
peuvent dire, face à l’effondrement de la IIIe Internationale : « Nous ne
sommes pas perdus et nous vaincrons si nous n’avons pas désappris d’apprendre.
»
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