jeudi 22 juillet 2021

MATTICK : LES DIVERGENCES DE PRINCIPE ENTRE ROSA LUXEMBURG ET LÉNINE (1935) partie II

 L’effondrement du capitalisme

Rosa Luxemburg avait déjà fait ressortir, dans le cadre de sa polémique avec Bernstein et consorts, la nécessité pour le mouvement ouvrier d’œuvrer en vue de la révolution, et non de simples réformes sociales, le capitalisme étant promis à un effondrement inéluctable. Contrairement aux révisionnistes, qui cherchaient à démontrer la pérennité du système capitaliste, elle soutenait que si l’on suppose « la possibilité d’une croissance illimitée de l’accumulation, le socialisme perd du même coup le fondement de granit de la nécessité historique objective et [l’on s’enfonce par là] dans les brumes des systèmes et des écoles pré[1]marxistes qui prétendaient faire découler le socialisme de l’injustice et de la noirceur du monde actuel ainsi que de la volonté révolutionnaire des classes laborieuses » [« Critique des critiques ou : Ce que les épigones ont fait de la théorie marxiste » – texte rédigé en prison en 1916 et publié à Leipzig en 1923, in R. Luxemburg, L’Accumulation du capital, trad. Irène Petit, 1968 (II, pp. 137-231), II, p. 165].

Son principal ouvrage économique, dans lequel elle voyait un volet, et non le moindre, de la réfutation théorique du réformisme, a pour objet tant de mettre en lumière l’existence d’une limite objective au développement du capital que de procéder à une critique de la théorie marxienne de l’accumulation du capital total.

A son avis, si Marx eut le mérite de soulever le problème, il n’a pas su le résoudre. Le Capital lui paraît un ouvrage « incomplet » – un « torse » – dont il faut combler les lacunes. Marx, dit-elle, a décrit « le processus d’accumulation du capital au sein d’une société composée uniquement de capitalistes et d’ouvriers ». Voilà qui revient à faire indûment abstraction du commerce extérieur, de sorte que, dans le cadre du système marxien, il est « tout aussi nécessaire qu’impossible de réaliser la plus-value en dehors des deux classes sociales existantes »; dès lors, l’accumulation « ne peut sortir d’un cercle vicieux ». Toujours suivant Rosa Luxemburg, l’œuvre de Marx est victime de ses « contradictions flagrantes », ce à quoi elle entend remédier [Cf. L’Accumulation du capital, I et II, en particulier ch. 6 à 9, 25 et 26]. Elle fonde, quant à elle, la nécessité de l’effondrement du capitalisme sur « la contradiction dialectique selon laquelle l’accumulation a besoin pour se mouvoir de formations sociales non capitalistes autour d’elle (…) et ne peut subsister sans contacts avec un tel milieu » [id., II, p. 41].

C’est dans la sphère de circulation du capital, dans la réalisation de la plus-value et les problèmes qu’elle pose, que Luxemburg place l’origine des difficultés auxquelles l’accumulation se heurte, alors que pour Marx ces difficultés se manifestent déjà dans la sphère de production, l’accumulation étant liée, à ses yeux, à la valorisation du capital. Le problème principal, soutient-il, c’est la production de la plus-value, non sa réalisation. Or Luxemburg estime qu’une partie de la plus-value ne peut être réalisée dans le cadre d’un capitalisme tel celui que Marx a décrit. Seuls des échanges avec les régions extra-capitalistes permettent, d’après elle, de convertir la plus-value en capital additionnel. Voici d’ailleurs comment elle s’exprime à ce sujet : « L’accumulation tend à substituer à l’économie naturelle l’économie marchande simple, et l’économie capitaliste à l’économie marchande simple ; elle tend à établir enfin la domination absolue et générale de la production capitaliste dans tous les pays et dans toutes les branches de l’économie. Mais le capital s’engage ici dans une impasse. Le résultat final une fois atteint – en théorie du moins – l’accumulation devient impossible, la réalisation et la capitalisation de la plus-value deviennent des problèmes insolubles. Au moment où le schéma marxien de la reproduction élargie correspond à la réalité, il marque l’arrêt, les limites historiques du processus de l’accumulation, donc la fin de la production capitaliste. L’impossibilité de l’accumulation signifie, du point de vue capitaliste, l’impossibilité du développement ultérieur des forces de production et donc nécessité historique objective de l’effondrement du capitalisme » [id., II, p. 89]

Ces considérations n’amènent rien de vraiment nouveau et n’ont d’autre originalité que les bases que Rosa Luxemburg leur donne. Elle essaie d’en démontrer la justesse au moyen d’une critique des schémas de la reproduction élargie figurant dans le volume II duCapital. Selon Marx, le capital est contraint d’accumuler. S’il n’existe pas certaines proportions entre les diverses branches de la production, les capitalistes n’arrivent pas à trouver les moyens de production, les ouvriers et les biens de consommation nécessaires à la reproduction du capital. Ces proportions, que les hommes ne peuvent modifier à leur gré, s’établissent à l’aveuglette, par le biais du marché. Marx réduit la production sociale à deux grandes sections : la production des moyens de production et celle des biens de consommation. Pour mettre en lumière le mécanisme des échanges intersectoriels, il ordonne en un schéma des chiffres arbitrairement choisis. Dans le cadre de ce schéma, rien ne paraît entraver l’accumulation : les échanges entre les deux sections se poursuivent sans à-coups. Or, affirme Rosa Luxemburg, « si l’on prend le schéma à la lettre, tel qu’il est exposé à la fin du Livre deuxième du Capital, on a l’impression que la production capitaliste réalise à elle seule la totalité de sa plus-value et qu’elle utilise la plus-value capitalisée pour ses propres besoins (…). Comme la production capitaliste achète elle-même exclusivement son surproduit, il n’y a pas de limite à l’accumulation du capital (…). Dès lors, le schéma [de Marx] ne permet qu’une interprétation et une seule : la production pour la production à l’infini » [id., II, pp. 9-10, 13]. Toutefois, fait valoir Luxemburg, l’accumulation ne peut pas avoir un « but » pareil : « du point de vue capitaliste », le produire pour produire que suppose le schéma, serait « absurdité pure » [id., II, p. 149].

« Sur la base du schéma, il est impossible de savoir qui profite de cette augmentation continue de la production. Certes, la consommation de la société augmente en même temps que la production : la consommation des capitalistes (…) et celle des ouvriers. Cependant, même sans tenir compte du reste, l’accumulation ne saurait en tout état de cause avoir pour but final l’accroissement de la consommation de la classe capitaliste ; au contraire, toute augmentation de cette consommation se fait au détriment de l’accumulation ; la consommation personnelle des capitalistes entre dans la catégorie de la reproduction simple. Pour qui les capitalistes produisent-ils lorsque au lieu de consommer eux-mêmes leur plus-value ils « pratiquent l’abstinence », c’est-à-dire accumulent ? – voilà le vrai problème. A plus forte raison, le but de l’accumulation ne peut pas être, du point de vue capitaliste, l’entretien d’une armée d’ouvriers toujours accrue. La consommation des ouvriers est une conséquence de l’accumulation, elle n’en est jamais ni le but ni la condition, à moins que les bases de la production capitaliste ne soient transformées de fond en comble » [id., II, p. 14]. Par conséquent, « au moment même où le schéma marxien de la reproduction élargie correspond à la réalité, il marque l’arrêt, les limites historiques du processus d’accumulation du capital, donc la fin de la production capitaliste » [id., II, p. 89].

Aussi bien, un échange sans frictions et, par là, un état d’équilibre intersectoriel est, selon Luxemburg, chose parfaitement inconcevable sur la base du schéma de Marx. Dans l’hypothèse d’une composition organique du capital [Marx distingue, comme on le sait, trois composantes dans la valeur d’une marchandise : 1) le capital constant, qui correspond au capital investi dans les moyens de production ; 2) le capital variable, soit le capital investi dans les salaires ; 3) la plus-value, représentant la part du travail non payée. La somme du capital constant et du capital variable correspond au capital total consommé dans la production ; le rapport de la plus-value au capital total s’exprime dans le taux de profit, celui du capital constant au capital variable dans la composition organique du capital. C’est l’élévation de la productivité du travail qui permet d’accroître cette dernière ; autrement dit, le capital constant augmente plus vite que le capital variable. Il va de soi que les trois composantes précitées se retrouvent dans les deux sections de la production.] en augmentation constante, dit-elle, le maintien de la proportionnalité entre les deux grandes sections de la production, préalable obligé à la bonne marche de l’accumulation, finit par se trouver exclu; en d’autres termes, l’impossibilité d’une accumulation continue en longue période est démontrable à l’aide d’un schéma purement quantitatif (tel celui que Luxemburg proposa elle[1]même). La section des biens de consommation présente dès lors un excédent de produits invendables sur le marché capitaliste, d’où la nécessité absolue de réaliser un certain quantum de la plus-value dans des milieux extra-capitalistes [R. Luxemburg expose cette théorie plus particulièrement aux ch. 25 et 26 de L’Accumulation du capital].

C’est par ce même mécanisme que Rosa Luxemburg expliquait en outre l’essor inévitable de l’impérialisme moderne. Théorie aux antipodes des thèses de Lénine à ce sujet. Pour celui-ci, les contradictions révélant l’existence de limites historiques, inhérentes Su développement du capital, ne se situaient en effet nullement dans la sphère de circulation, mais dans la sphère de production. Lénine suivait en cela l’enseignement de Marx, dont il adoptait sans réserve d’aucune sorte les théories économiques. Jugeant mutile de les compléter, il se contenta de les appliquer à l’étude du développement du capitalisme en général et du capitalisme russe en particulier.

Lénine avait eu l’occasion d’émettre, dès ses polémiques avec les narodniks [Narodniki : nom donné aux socialistes populistes et aux « socialistes-révolutionnaires », opposés aux socialistes marxistes. Issus la plupart du temps des milieux intellectuels, ils voulaient « aller au peuple » et comptaient sur des réformes sociales pour le faire progresser. Ils ne pouvaient admettre l’idée d’un développement capitaliste de la Russie. D’après eux, ce développement avait en effet pour condition fondamentale la possibilité de réaliser la plus-value sur des marchés extérieurs, possibilité qu’ils disaient inexistante en ce qui concerne la Russie, trop tard apparue dans le circuit capitaliste.], bien des arguments qu’il allait opposer plus tard à Rosa Luxemburg. Les narodniks soutenaient que le marché capitaliste intérieur, déjà trop exigu pour permettre le développement d’un capitalisme national, ne cessait de s’amenuiser en raison de la paupérisation croissante des masses. De même qu’à Luxemburg, il leur paraissait inconcevable que la plus-value pût être réalisée en l’absence de marchés extérieurs. Voilà pourtant qui, selon Lénine, n’a rien à voir avec la réalisation de la plus-value. « Il est évident, soulignait-il, que l’on doit faire abstraction ici du commerce extérieur car, en le faisant intervenir, loin d’avancer d’une ligne la solution du problème, on ne fait que l’éloigner en reportant la question d’un seul pays dans plusieurs » [V. Lénine, Le Développement du capitalisme en Russie, 1899, Moscou-Paris, p. 26].

A ses yeux, « ce qui détermine pour un pays capitaliste la nécessité d’avoir un marché extérieur, ce ne sont pas les lois de la réalisation du produit social (et de la plus-value en particulier) mais, en premier lieu, le fait que le capitalisme apparaît comme résultat d’une circulation des marchandises largement développée, qui s’étend au-delà des frontières de l’Etat » [id., pp. 49-50]. Aussi, « la vente du produit sur le marché extérieur exige elle-même qu’on l’explique, c’est-à-dire que l’on trouve un équivalent pour la partie écoulée du produit (…). Si l’on veut parler des « difficultés » de la réalisation, des crises qui en découlent, etc., il convient de reconnaître que ces « difficultés » sont non seulement possibles, mais nécessaires pour toutes les parties du produit capitaliste et non point pour la seule plus-value. Les difficultés de ce genre, qui dépendent de la répartition disproportionnée des différentes branches de la production, surgissent sans cesse, non seulement lors de la réalisation de la plus-value, mais aussi lors de la réalisation du capital constant et du capital variable; à propos de la réalisation du produit non seulement en biens de consommation, mais aussi en moyens de production » [Le Développement du capitalisme en Russie, pp. 26-27].

« Telle est, on le sait, écrivait Lénine en 1897, la loi du développement du capital : le capital constant s’accroît plus vite que le capital variable, autrement dit, une partie de plus en plus grande des capitaux nouvellement formés va à la section de l’économie sociale qui fournit les moyens de production (…). Donc les biens de consommation personnelle tiennent une place de plus en plus restreinte dans l’ensemble de la production capitaliste. Et cela s’accorde parfaitement avec la « mission historique » du capitalisme et sa structure sociale spécifique : la première consiste précisément à développer les forces productives de la société (production pour la production) ; la seconde exclut leur utilisation par la masse de la population » [V. Lénine, Pour caractériser le romantisme économique, 1897, Moscou, 1954, p. 31].

Il est absurde, suivant Lénine, de déduire de cette contradiction entre la production et la consommation que Marx ait nié la possibilité d’une réalisation de la plus-value au sein de la société capitaliste, ou qu’il ait attribué l’origine des crises à une sous-consommation : « Les différentes branches d’industrie, qui servent de « marché » les unes pour les autres, ne se développent pas uniformément, mais se dépassent l’une l’autre, et l’industrie la plus avancée cherche un marché extérieur. Cela ne signifie nullement « l’impossibilité pour une nation capitaliste de réaliser la plus-value » (…). Cela dénote seulement la disproportion dans le développement des diverses industries. Le capital national étant réparti autrement, la même quantité de produits pourrait être réalisée à l’intérieur du pays » [Le Développement du capitalisme en Russie, p. 50].

Toujours selon Lénine, Marx a « parfaitement expliqué », grâce à ses schémas de la reproduction, « le processus de réalisation du produit en général et de la plus-value en particulier dans la production capitaliste, et il a montré qu’il est absolument faux de faire intervenir le marché extérieur dans le problème de la réalisation » [id., p. 53]. La propension du capitalisme aux crises et ses tendances expansionnistes ont donc pour commune origine un manque d’uniformité dans le développement des diverses branches d’industrie. C’est du caractère monopoliste du capitalisme que Lénine faisait découler la constance de l’expansion coloniale et le partage impérialiste du monde. L’exportation des capitaux et la mainmise sur les sources de matières premières permettaient en effet à la bourgeoisie des principaux pays capitalistes d’empocher des surprofits énormes. Aux yeux de Lénine, par conséquent, l’expansion impérialiste sert moins à réaliser la plus-value qu’à augmenter la masse du profit [Cf. V. Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1915].

Cette conception est dans l’ensemble incontestablement plus proche de la théorie de Marx que les thèses de Rosa Luxemburg. Celle-ci avait cependant tout à fait raison de discerner, dans la théorie marxienne de l’accumulation, la loi de l’effondrement du capitalisme; n’arrivant pas à voir cependant quelles bases cette conception avait chez Marx, elle élabora une théorie personnelle de la réalisation de la plus-value, théorie que Lénine pouvait à bon droit qualifier d’erronée et d’étrangère au marxisme. Relevons à ce propos que, dans la bibliographie du marxisme qu’il joignit à sa biographie de Marx, Lénine signale l’ouvrage de Luxemburg et « l’analyse de sa fausse interprétation de la théorie de Marx par Otto Bauer » [V. Lénine, « Bibliographie du marxisme », Œuvres, 21, pp. 85-86; la critique de l’ouvrage de Rosa Luxemburg par Bauer parut dans la Neue Zeit, XXXI, 1, pp. 831-838 et 862-874]. Or, cette « analyse » de sa théorie, Rosa Luxemburg la considérait non sans raison comme « une honte pour le marxisme officiel ». En effet, Bauer se bornait à reprendre la conception révisionniste selon laquelle il n’existe pas de limites objectives au développement du capitalisme. « A notre avis, proclamait-il, le capitalisme est concevable, même à défaut d’expansion » [cité par R. Luxemburg in L’Accumulation du capital, II, p. 225]. Et il concluait sa critique de l’ouvrage de Luxemburg par le passage suivant : « Ce n’est pas l’impossibilité mécanique de réaliser la plus-value qui provoquera l’effondrement du capitalisme. Celui-ci sera vaincu par l’indignation qu’il éveille dans les masses populaires (…). Il sera abattu longtemps auparavant par l’indignation montante de la classe ouvrière, forte de son accroissement constant, de la formation idéologique, de l’unité et de l’organisation qu’elle doit au mécanisme du processus de production capitaliste lui-même » [id., II, p. 230].

Bauer avait mis au point un schéma de la reproduction du Capital, expurgé de certains des défauts que Luxemburg avait reproché à celui de Marx. Il tâchait ainsi de prouver que, même en cas d’augmentation régulière de la composition organique du capital, un échange harmonieux entre les deux sections demeure possible. Toutefois, Rosa Luxemburg démontra à son tour que, même dans ce schéma modifié, il subsiste un excédent invendable et qu’il faut pour le réaliser s’ouvrir de nouveaux marchés. Bauer fut incapable de réfuter cette anticritique, ce qui n’empêcha pas Lénine de saluer en lui « l’analyste de la fausse théorie de Luxemburg ».

Outre que la critique en cause n’atteignit guère son but, on a pu montrer que les conclusions, que Bauer tirait de son schéma quant à l’inexistence de limites objectives à l’accumulation (en dehors de la question des échanges intersectoriels), sont absolument dénuées de fondement. Henryk Grossmann a fait ressortir que si l’on projetait sur longue période les données du schéma de Bauer, on assistait non à un développement harmonieux, mais à l’effondre¬ment du capitalisme. Ainsi la critique de la théorie de l’effondrement élaborée par Rosa Luxemburg n’avait fait qu’ouvrir la voie à une nouvelle théorie de l’effondrement [Cf. H. Grossmann, Das Akkumulations und Zusammenbruchsgesetz des kapitalistischen Systems, Leipzig, 1929]. La controverse Luxemburg-Bauer était parfaitement vaine; mais Lénine, il n’est pas sans intérêt de le noter, ne s’en aperçut pas. Au centre du débat figurait la possibilité ou l’impossibilité d’un échange harmonieux entre les deux sections du schéma de Marx, échange censé permettre de réaliser la plus-value. Chez Marx, le schéma n’a pas d’autre utilité que d’éclairer l’analyse théorique; son auteur ne lui a jamais attribué la moindre base objective dans la réalité. Grossmann, tant dans un essai sur le changement de plan du Capital [H. Grossmann, « Die Aenderung des urspriinglichen Aufbauplans des Marxschen « Kapitals » und ihre Ursachen », Archiv für die Geschlchte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, XIV, 1929] que dans d’autres études, a dégagé la signification véritable du schéma, conférant ainsi à la discussion des assises nouvelles et un caractère plus fécond.

Chez Rosa Luxemburg, toute la critique du schéma marxien de la reproduction reposait sur le postulat de la validité objective du schéma. Or, comme H. Grossmann l’a si bien souligné, « le schéma ne prétend nullement être à lui seul une image fidèle de la réalité capitaliste concrète. Il ne représente qu’un maillon de la méthode des approximations successives mise en œuvre par Marx et forme un tout indissociable des autres hypothèses simplificatrices, qui le sous-tendent, et des modifications apportées ensuite à l’objet analysé en vue de le concrétiser progressivement. Ainsi donc aucun de ces éléments pris isolément ne peut constituer un instrument pour comprendre, aucun ne peut être autre chose qu’un stade préliminaire de la connaissance, une première étape sur la voie de l’approximation de la réalité concrète » [H. Grossmann, « Die Wert-Preis-Transformation bei Marx und das Krisenproblem », Zeitschrift für Sozialforschung, 1932, p. 58].

Le schéma marxien traite de valeurs d’échange ; dans la réalité toutefois, les produits ne sont pas échangés à leur valeur mais à leur prix de production. Aussi, « dans un schéma de reproduction construit sur des valeurs (…), des taux de profit différents doivent apparaître dans chaque section, alors que l’expérience enseigne que, dans un système capitaliste fondé sur la concurrence, les divers taux de profit, réalisés dans chacune des sphères de la production, présentent une tendance à s’égaliser, à former un taux de profit général, c’est-à[1]dire moyen. » D’où il s’ensuit l’obligation de transformer le schéma fondé sur les valeurs en schéma des prix si on tient à le prendre comme base pour démontrer la possibilité (ou l’impossibilité) de réaliser la partie accumulable de la plus-value dans une société proprement capitaliste [id., p. 60].

Supposons que Luxemburg ait vraiment réussi à mettre en évidence qu’il est impossible d’écouler la totalité des marchandises, que, dans le schéma marxien, l’excédent de biens de consommation invendables doit s’accroître année par année, qu’aurait-elle prouvé ? « Tout simplement qu’un « reliquat inconvertible » doit apparaître dans la section II du schéma-valeur, c’est-à-dire si l’on pose en hypothèse un échange des marchandises à leur valeur » [id., p. 75]. Or, dans le schéma qui sert de base à l’analyse de Rosa Luxemburg, les diverses branches de la production ont chacune un taux de profit particulier, lesquels ne sauraient, faute de concurrence, s’égaliser en un taux de profit moyen. Comment les conclusions de Luxemburg pourraient-elles être valides dans la réalité, puisqu’elles découlent d’un schéma précisément dépourvu de validité objective ?

« Etant donné que la concurrence, fait valoir Grossmann, a pour effet la conversion des valeurs en prix de production et, par suite, une redistribution de la plus-value entre les diverses branches d’industrie (dans le cadre du schéma), il s’ensuit nécessairement une transformation des proportions existant jusqu’alors entre les sphères du schéma. Il est tout à fait possible, probable même, qu’un « reliquat de consommation », qui subsisterait dans le schéma-valeur, disparaîtrait dans le schéma-prix de production et qu’inversement un état d’équilibre originaire dans le premier schéma céderait la place à une disproportion dans le second » [H. Grossmann, « Die Wert.-Preiz-Transformation… », loc. cit.].

La confusion théorique, faite par Rosa Luxemburg, apparaît le plus nettement dans le fait que si, d’une part, elle voit dans le taux de profit moyen le facteur déterminant qui « traite effectivement chaque capital privé comme une partie du capital social total, lui alloue du profit comme la part de la plus-value globale extorquée à la société qui lui revient en fonction de sa grandeur, sans se soucier de la quantité de profit qu’il a réellement acquise » [Cf. R. Luxemburg, L’Accumulation du capital, op. cit., I], d’autre part, elle révoque en doute la possibilité d’un échange complet, en utilisant pour cela un schéma qui exclut toute formation d’un taux de profit moyen ! Dès qu’il est tenu compte de ce taux moyen, il ne reste rien de la thèse des disproportions inévitables, chère à Luxemburg, étant donné que certains capitalistes vendent leurs marchandises au-dessus de la valeur et d’autres au-dessous et que, sur la base du prix de production, la partie irréalisable de la plus-value peut dorénavant être réalisée. La loi de l’accumulation du capital, telle que Marx l’a énoncée, se confond avec la loi de la baisse du taux de profit. Cette baisse ne peut être contrebalancée qu’un certain temps par l’accroissement de la masse du profit, en raison des exigences toujours renouvelées de l’accumulation du capital. D’après Marx, le système capitaliste est voué à sombrer, non parce qu’il n’arrive pas à réaliser un excédent de plus-value, mais parce qu’il se trouve face à un manque de plus-value.

Rosa Luxemburg n’a pas discerné les conséquences de la baisse du taux de profit. Voilà pourquoi elle crut devoir soulever la question – inepte du point de vue marxien – du « but » de l’accumulation. « On déclare, écrivait-elle, que le capitalisme finira par s’effondrer « à cause de la baisse du taux de profit » (…). En tout état de cause, cette consolidation est réduite à néant par une seule phrase de Marx : « Pour les grands capitaux, la baisse du taux de profit est compensée par sa masse. Il coulera encore de l’eau sous les ponts avant que la baisse du taux de profit provoque l’effondrement du capitalisme » [L’Accumulation du capital, II, p. 165, n. 4]. Mais c’était là oublier que si Marx n’avait certes pas perdu de vue ce fait, il en avait simultanément marqué les limites : la baisse du taux de profit aboutit à la baisse de la masse du profit; dans la réalité, la première engendre une baisse de la masse réelle du profit qui, de relative qu’elle est en premier lieu, devient ensuite absolue par rapport aux besoins de l’accumulation capitaliste.

Lénine, après avoir souligné que « le taux de profit a tendance à baisser », ajoutait que « Marx analyse minutieusement cette tendance ainsi que les circonstances qui la masquent ou la contrarient » [Lénine, « Karl Marx », Œuvres, 21, p. 62]. Mais, pas plus que Luxemburg, il n’a saisi dans toute son ampleur l’importance de cette loi dans le cadre du système marxien. Voilà qui explique pourquoi il tint pour fondée l’argumentation que Bauer avait opposée à Luxemburg, et aussi pourquoi le développement inégal des diverses sphères de la production lui paraissait à lui seul suffire à rendre compte de l’origine des crises. Voilà qui serait aussi de nature à expliquer pourquoi lui qui parlait un jour de la « fin inéluctable » du capitalisme, il affirmait un autre – sans percevoir la contradiction – qu’il n’existe pas de situations dont le capitalisme ne puisse se sortir. On cherchera en vain dans ses ouvrages économiques un seul argument démontrant l’existence de limites objectives au développement du capitalisme, et pourtant Lénine n’en était pas moins fermement convaincu que le système courait sans rémission à sa perte. La cause en est sans doute que si, contrairement à Bauer et à ses consorts social-démocrates, Lénine ne croyait pas à la possibilité de transformer le capitalisme en socialisme grâce à des méthodes réformistes, il considérait néanmoins comme eux que le renversement du capitalisme était uniquement affaire de maturation de la conscience révolutionnaire du prolétariat ou, pour être plus précis, affaire d’organisation et de direction de la classe ouvrière.

La spontanéité et le rôle de l’organisation

Nous avons vu ci-dessus que Rosa Luxemburg avait, à juste titre, souligné que, pour Marx, la loi de l’accumulation du capital ne faisait qu’une avec la loi de l’effondrement du capitalisme. Malgré ses erreurs de raisonnement, elle aboutissait ainsi à une conclusion on ne peut plus fondée : bien qu’elle fût à cent lieues de Marx quand elle interprétait à sa manière la loi de l’effondrement, elle n’en admettait pas moins l’existence de cette loi. Les arguments, que Lénine opposa à sa théorie, étaient judicieux et – pour aussi loin qu’ils allaient – en parfait accord avec la doctrine de Marx ; Lénine éluda cependant le problème de l’existence de limites objectives à l’expansion du capital. Sa théorie des crises était aussi insuffisante que privée de cohérence interne. Plus « correcte » sans doute que celle de Rosa, elle n’entraînait aucune conclusion vrai-ment révolutionnaire, tandis que l’autre, tout en étant fausse, en comportait.

Beaucoup plus proche de la social-démocratie que Rosa Luxemburg, Lénine considérait l’effondrement du capitalisme bien plus comme la conséquence d’un acte révolutionnaire conscient que comme le résultat d’un processus d’ordre économique. Il ne parvint pas à se rendre compte que, dans le cas d’une révolution prolétarienne, la question de savoir quel est le facteur déterminant, le politique ou l’économique, n’est pas une question de théorie abstraite, mais de situation concrète à un moment donné. Inséparables l’un de l’autre, les deux facteurs ne peuvent en effet être distingués qu’au niveau de l’analyse conceptuelle. Or Lénine avait fait siennes nombre des thèses développées par Hilferding dans Le Capital financier (1910), selon lesquelles le système capitaliste évoluait vers la formation d’un « cartel général ». Autrement dit, Lénine, déjà contraint dès le départ de raisonner en fonction du caractère bourgeois de la révolution russe – et donc de s’adapter consciemment à ses manifestations et à ses exigences bourgeoises –, se trouva par la suite, du fait de son adhésion inconsidérée à des spéculations relatives aux pays capitalistes hautement développés, plus enclin encore à surestimer le « côté politique » de la révolution prolétarienne.

C’est pourquoi l’erreur des erreurs est, aux yeux de Lénine, de soutenir que nous sommes entrés dans l’époque de la révolution prolétarienne pure (et ceci s’applique également à l’échelle internationale); selon sa conception générale, une révolution de ce genre est même à tout jamais inconcevable. Pour Lénine, la seule révolution possible passe par la conversion dialectique de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. Les objectifs de la première, qui demeurent à l’ordre du jour, ne peuvent être atteints désormais que dans le cadre de la seconde ; mais cette dernière n’a de prolétarienne que la nature de la classe appelée à la diriger : elle englobe en effet tous les opprimés (paysans, petits bourgeois, peuples coloniaux, nations asservies, etc.), dont le prolétariat doit se gagner l’alliance. Cette révolution authentique a lieu à l’ère de l’impérialisme, de l’impérialisme, conséquence directe de la monopolisation de l’économie et forme « parasitaire » d’un capitalisme « en stagnation », « dernier degré du développement du capitalisme » qui, dit-il, précède immédiatement le déclenchement de la révolution sociale [Cf. « Discours au 1er Congrès panrusse des Soviets » (1917) in V. Lénine, Œuvres complètes, trad. Victor Serge, Paris, s. d., XX, pp. 549-574]. Outre cela, « le capitalisme dans sa phase impérialiste conduit tout droit à la socialisation intégrale de la production. Il entraîne en quelque sorte les capitalistes, en dépit de leur volonté et de leur conscience, vers un nouvel ordre social qui marque une transition de l’entière liberté de concurrence à la socialisation intégrale » [V. Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), Paris, 1945, p. 25].

D’après Lénine, le capital monopoliste a donc déjà transformé la production à un point tel qu’elle est mûre pour le socialisme; il ne reste plus maintenant qu’à arracher aux capitalistes la direction de l’économie pour la remettre à l’Etat, lequel organisera la distribution conformément aux principes socialistes. Toute la question du socialisme se ramène à la conquête du pouvoir par le parti prolétarien, qui réalisera ensuite le socialisme au profit des ouvriers. En ce qui concerne la construction du socialisme et le mode d’organisation de celui[1]ci, il n’existait donc pas la moindre divergence sérieuse entre Lénine et les social-démocrates. Ils n’étaient opposés que sur un point : la méthode à employer pour prendre en main la gestion de la production – voie parlementaire ou voie révolutionnaire ? Mais les deux conceptions avaient ce trait commun de voir dans la possession du pouvoir politique et le monopole complet de l’Etat sur l’économie des instruments qui, à eux seuls, suffisaient à résoudre les problèmes de l’économie socialiste. Telle est aussi la raison qui amenait Lénine à s’accommoder volontiers de la perspective d’un capitalisme d’Etat. A ceux qui se dressaient là contre, il répliquait : « Le capitalisme d’Etat est un capitalisme que nous saurons limiter, dont nous saurons fixer les bornes ; ce capitalisme est rattaché à l’Etat, mais l’Etat ce sont les ouvriers, c’est l’avant-garde, c’est nous (…). Ce que sera le capitalisme d’Etat ? Cela dépend de nous » [« Discours au XIe Congrès du P. C. de Russie » (1922), Œuvres, 33, p. 283. La gradation ne manque pas de piquant : « l’État ce sont les ouvriers » (première restriction) ; « la partie avancée des ouvriers » (deuxièm239e restriction); « l’avant-garde » (ultime restriction) ; « c’est nous », ce sont les bolcheviks, si hiérarchisés de leur côté, que Lénine aurait pu reprendre à son compte la formule fameuse et s’écrier : « L’Etat, c’est moi » !]. De même que, selon Otto Bauer, la révolution prolétarienne dépend uniquement de l’attitude, de la volonté politique des ouvriers conscients et organisés (et donc en pratique de l’appareil dominant à tous égards la vie de l’organisation social-démocrate), de même en l’occurrence, pour Lénine, le sort du capitalisme d’Etat dépend uniquement de l’attitude du Parti, fixée à son tour par la bureaucratie, et l’Histoire dans son ensemble redevient l’histoire de la grandeur d’âme et de la noble conduite d’un groupe d’hommes, formés à l’exercice de ces vertus par le plus vertueux des vertueux.

En prenant cette position sur le capitalisme d’Etat – modelé, à l’en croire, par la volonté humaine, non par des lois économiques, alors qu’en réalité les lois du capitalisme d’Etat sont analogues à celles du capitalisme des monopoles –, Lénine restait fidèle à lui-même : n’avait[1]il pas toujours professé qu’en dernière instance la révolution, elle aussi, dépend uniquement de la qualité du Parti et de ses dirigeants ? D’accord en cela avec Kautsky, pour qui la conscience révolutionnaire (affaire d’idéologie et d’idéologie seulement, à ses yeux) ne pouvait être qu’injectée du dehors aux travailleurs, Lénine affirmait : « L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, se battre contre les patrons, réclamer du gouvernement telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques, élaborées par les représentants cultivés des classes possédantes, par les intellectuels » [V. Lénine, Que faire ?, 1902].

Ainsi, les ouvriers sont incapables d’acquérir une conscience politique, ce préalable obligé à la victoire du socialisme. Comme dans le cas de la conception social-démocrate, le socialisme cesse dès lors d’être « l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », selon la formule de Karl Marx. Et, sans aucun doute, le « marxiste » religieux Middleton Murry ne fait qu’emboîter le pas à Kautsky et à Lénine quand il aboutit à la conclusion logique que le socialisme est « par essence, un mouvement de bourgeois convertis » [Cf. J. Middleton Murry, Marxism, a symposium, Londres, 1935].

Lénine, incontestablement, ne s’écarte pas du marxisme quand il proclame ainsi l’incapacité des ouvriers à se forger eux-mêmes une conscience politique. C’est dans le même esprit en effet qu’à Arnold Ruge, déplorant ce manque de conscience et s’en étonnant – puisque, dit-il, paupérisation croissante des masses aurait dû engendrer pareille conscience – Marx répond : « Il est faux que la misère sociale produise l’intelligence politique; c’est tout au contraire le bien-être social qui produit l’intelligence politique. L’intelligence politique est une qualité intellectuelle donnée à celui qui possède déjà, qui vit comme un coq en pâte » [« Le Roi de Prusse et la réforme sociale » (1844) in Œuvres philosophiques, trad. Molitor, 1948, V, pp. 239-240]. En revanche, Lénine rompt avec Marx et tombe au rang d’un révolutionnaire bourgeois à la Ruge, lorsqu’il se montre hors d’état de concevoir une révolution prolétarienne qui ne soit pas liée à l’existence de cette conscience intellectuelle, à l’intervention consciente de « ceux qui savent » : les révolutionnaires professionnels. Cette idée commune à Ruge et à Lénine, Marx la réfute en ces termes : « Plus l’esprit politique d’un peuple est développé et généralisé, plus le prolétariat – du moins au début de son mouvement – gaspille ses forces dans des émeutes irréfléchies, inutiles et noyées dans le sang. Adoptant un mode de pensée politique, le prolétariat aperçoit la raison de tous les maux dans la mauvaise volonté et le seul moyen d’y remédier dans la violence et dans le renversement d’une forme politique de l’Etat (…). C’est ainsi que [l’]intelligence [lui] cachait la racine de la détresse sociale, faussant [sa] compréhension du but réel ; c’est ainsi que [son] intelligence politique trompait [son] instinct social » [id., pp. 240-244].

Face à Ruge (et, par ricochet, à Lénine), prétendant qu’une révolution est inconcevable en l’absence d’« esprit politique », Marx affirmait : « Une révolution d’esprit politique organise, par conséquent, suivant la nature bornée et divisée de son âme, une sphère dominante dans la société, aux dépens de la société » [id., pp. 240-244].

Mais Lénine n’a jamais envisagé autre chose que de placer les moyens de production sous la coupe d’autorités nouvelles, ce qui lui paraît une condition suffisante pour l’instauration du socialisme. D’où l’importance excessive qu’il accorde au facteur politique, au facteur subjectif, allant jusqu’à considérer l’œuvre d’organisation de la société socialiste comme un acte politique. Pas de socialisme sans révolution, dit assurément Marx, et la révolution constitue un acte politique. Toutefois, ajoute-t-il, le prolétariat n’a recours à cet acte politique que « dans la mesure où il a besoin de détruire et de dissoudre. Mais dès que commence son action d’organisation, là où se manifeste son but immanent, son âme, le socialisme se dépouille de son enveloppe politique » [id., pp. 240-244].

C’est l’élément bourgeois de ses conceptions qui devait conduire Lénine à penser que la fin du capitalisme dépend en premier lieu de certains préalables d’ordre politique, pas nécessairement réunis encore; à s’imaginer que la monopolisation progressive de l’économie est synonyme de socialisation de la production (chose évidemment fausse, comme chacun peut s’en rendre compte aujourd’hui) ; à ramener toute la question du socialisme au transfert des monopoles à l’Etat – une nouvelle bureaucratie succédant dès lors à l’ancienne – et la révolution à une lutte entre révolutionnaires et bourgeois aspirant à se gagner la faveur des masses. Et c’est sur cette base qu’il minimise l’élément révolutionnaire – le mouvement spontané des masses, avec sa puissance et sa vision lucide du but à remplir –, pour pouvoir exalter à l’avenant le rôle de la personnalité autant que celui d’une conscience socialiste définitivement figée en idéologie.

Certes, Lénine ne se posait pas en négateur de l’élément spontané mais ne voyait là « rien d’autre, au premier chef, qu’une forme de conscience embryonnaire », qui ne parvient à maturité que par le seul truchement de l’organisation et ne devient qu’à ce moment conscience achevée et donc parfaitement révolutionnaire [V. Lénine, in Sur les syndicats (recueil).]. Le soulèvement spontané ne suffit pas à faire triompher la révolution, dira-t-il : « Que les masses soient entraînées spontanément dans le mouvement, ne rend pas l’organisation de cette lutte moins nécessaire, mais au contraire encore plus nécessaire » [Que faire ?, op. cit., p. 166].

Le vice inhérent à la théorie de la spontanéité, soutient Lénine, c’est de « rabaisser l’initiative et l’énergie des militants conscients », de refuser cette direction forte, exercée par des individus sélectionnés et indispensable au succès de la lutte de classe [id., p. 104]. A ses yeux, les faiblesses de l’organisation sont exactement synonymes de faiblesses du mouvement ouvrier. Il faut organiser la lutte, structurer rigoureusement l’organisation ; tout en dépend, ainsi que de dirigeants suivant la ligne correcte. Il faut que la direction du Parti acquière une influence sur les masses, et cette influence importe plus que le sort des masses elles-mêmes. Que les masses s’organisent en soviets ou en syndicats, voilà qui reste absolument secondaire; qu’elles soient dirigées par les bolcheviks, voilà l’essentiel.

Rosa Luxemburg a une tout autre vision des choses. Elle ne confond pas la conscience révolutionnaire et la conscience intellectuelle des révolutionnaires professionnels de type léniniste. Seule compte, à son avis, la conscience en acte, la conscience agissante des masses, qui naît et se développe sous l’empire de la nécessité : les masses se conduisent de façon révolutionnaire dans des situations où elles ne peuvent faire autrement et se voient contraintes à l’action. Le marxisme, pour Luxemburg, n’est pas seulement une idéologie qui se cristallise dans l’organisation, c’est aussi, c’est surtout la lutte vivante du prolétariat, lequel fait passer le marxisme dans les faits, non parce qu’il le veut, mais parce qu’il ne peut pas agir différemment. Tandis que Lénine assigne pour mission au révolutionnaire organisé de guider les masses, conçues uniquement comme un matériau à façonner, le révolutionnaire selon Rosa Luxemburg est directement issu du développement même de la conscience de classe et, bien plus encore, de l’action révolutionnaire pratique des masses. Face à la surestimation du rôle de l’organisation et de ses dirigeants, elle ne se borne pas à marquer une opposition de principe, mais démontre en renvoyant à l’expérience que « c’est justement pendant la révolution qu’il est extrêmement difficile à un organisme dirigeant du mouvement ouvrier de prévoir et de calculer quelle occasion et quels facteurs peuvent déclencher ou non des explosions » [Grève de masses, parti et syndicats (1906) in R. Luxemburg, Œuvres, I].

Et d’ajouter : « La conception clichée, rigide et bureaucratique, n’admet la lutte que comme résultat de l’organisation parvenue à un certain degré de sa force. L’évolution dialectique vivante, au contraire, fait naître l’organisation comme un produit de la lutte » [Grève de masses, parti et syndicats (1906) in R. Luxemburg, Œuvres, I]. A propos des grèves de masse du 1905 russe, elle souligne : « Pourtant, là non plus, on ne peut parler ni de plan préalable, ni d’action organisée car l’appel des partis avait peine à suivre les soulèvements spontanés de la masse ; les dirigeants avaient à peine le temps de formuler des mots d’ordre, tandis que la masse des prolétaires allait à l’assaut » [Grève de masses, parti et syndicats (1906) in R. Luxemburg, Œuvres, I]. Et, généralisant, elle conclut en ces termes : « Lorsque la situation en Allemagne aura atteint le degré de maturité nécessaire à une telle période, les catégories aujourd’hui les plus arriérées et inorganisées constitueront tout naturellement dans la lutte l’élément le plus radical, le plus fougueux et non le plus passif. Si des grèves de masse se produisent en Allemagne, ce ne seront sûrement pas les travailleurs les mieux organisés (…), mais les ouvriers les moins bien organisés ou même inorganisés (…) qui déploieront la plus grande capacité d’action » [Grève de masses, parti et syndicats (1906) in R. Luxemburg, Œuvres, I].

Et ailleurs, elle proclame expressément : « Les révolutions ne se font pas sur commande. Elles ne sont pas non plus la tâche du Parti. Notre seule devoir est, à tout instant, de parler carrément sans crainte ni tremblement, c’est-à-dire de mettre clairement les masses devant leurs responsabilités du moment et d’énoncer le programme d’action et les mots d’ordre qui découlent de la situation. Quant à savoir si le mouvement révolutionnaire les adoptera et à quel moment, il faut laisser à l’histoire le soin de répondre à cette question. Lors même qu’en premier lieu le socialisme apparaîtrait sous l’aspect d’une voix clamant dans le désert, il y gagnerait une position morale et politique dont plus tard, à l’heure de l’accomplissement historique, il recueillera au centuple les fruits » [R. Luxemburg, Spartakusbriefe, 1917]. Rituellement qualifiée de « politique de la catastrophe », l’idée de la spontanéité, telle que Rosa Luxemburg la défendit, a souvent été condamnée sous prétexte qu’elle était dirigée contre l’organisation même du mouvement ouvrier. Rosa s’est d’ailleurs plus d’une fois sentie obligée de préciser qu’elle n’était « pas pour la désorganisation » [Lettres à K. et L. Kautsky, op. cit., p. 90]. C’est en ce sens aussi qu’elle disait : « La social-démocratie est l’avant-garde la plus éclairée et la plus consciente du prolétariat. Elle ne peut ni ne doit attendre avec fatalisme, les bras croisés, que se produise une « situation révolutionnaire », ni que le mouvement populaire spontané tombe du ciel. Au contraire, elle a le devoir comme toujours de devancer le cours des choses, de chercher à le précipiter » [Grève de masse, parti et syndicats, op. cit., p. 150].

Pour Rosa Luxemburg, cette activité allait de soi, c’était un élément d’un tout; pour Lénine, tout reposait sur une activité qui n’avait qu’un seul but : renforcer l’organisation comme telle. Cette divergence concernant l’importance de l’organisation recouvre aussi deux conceptions opposées du rôle et du contenu du Parti. Selon Lénine, « le seul principe sérieux en matière d’organisation, pour les militants de notre mouvement, doit être : secret rigoureux, choix rigoureux des membres » [Lénine n’hésita jamais à faire fi de ce principe chaque fois que cela lui parut opportun. Ainsi devait-il sacrifier en 1920 les cinquante mille prolétaires révolutionnaires du Parti ouvrier communiste d’Allemagne (K.A.P.D.) pour gagner les voix des cinq millions d’électeurs du réformiste Parti socialiste indépendant d’Allemagne (U.S.P.D.).], la formation des révolutionnaires professionnels. Alors, disait Lénine, « nous aurons quelque chose de plus que le « démocratisme » : une entière confiance fraternelle entre révolutionnaires. Or, ce quelque chose nous est absolument nécessaire, car il ne saurait être question de le remplacer chez nous, en Russie, par le contrôle démocratique général. Et ce serait une grosse erreur de croire que l’impossibilité d’un contrôle véritablement « démocratique » rend les membres de l’organisation incontrôlables : ceux-ci, en effet, n’ont pas le temps de songer aux formes puériles de démocratisme (…), mais ils sentent très vivement leurs responsabilités, sachant d’ailleurs par expérience que pour se débarrasser d’un membre indigne, une organisation de révolutionnaires véritables ne reculera devant aucun moyen » [V. Lénine, Que faire ?, op. cit., p. 200. Ce passage met parfaitement en lumière l’idéalisme de Lénine. Loin d’instaurer au sein de l’organisation un contrôle véritable des dirigeants par la base, Lénine se contente d’invoquer un « quelque chose de plus » et de recourir à des formules vides de sens, du genre « confiance fraternelle » et « sens des responsabilités ». En pratique, cela signifie : obéissance mécanique, le pouvoir en haut, le conformisme en bas.].

C’est en partant de ces principes d’organisation (dont le maigre contenu démocratique ne fut jamais qu’une clause de style), que Lénine entendait « forger une arme plus ou moins tranchante contre l’opportunisme. Plus ses causes sont profondes, plus cette arme doit être tranchante » [V. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière (1904), Moscou, 1966, p. 99 en note.]. Cette arme n’était autre que le « centralisme », la discipline stricte imposée aux militants, la soumission absolue de tous aux ordres du Comité central. Personne mieux que Rosa Luxembourg n’a su rattacher cet « esprit de veilleur de nuit », inhérent aux conceptions de Lénine, à la situation particulière des intellectuels russes. Mais, ajoutait-elle, « il nous semble que ce serait une grosse erreur que de penser qu’on pourrait « provisoirement » substituer le pouvoir absolu d’un Comité central, agissant en quelque sorte par « délégation » tacite, à la domination, encore irréalisable, de la majorité des ouvriers conscients dans le Parti, et remplacer le contrôle public exercé par les masses ouvrières sur les organes du Parti par le contrôle inverse du Comité central sur l’activité du prolétariat révolutionnaire » [« Questions d’organisation de la social-démocratie russe » (1904), traduit par L. Laurat sous le titre « Centralisme et démocratie » in R. Luxemburg, Marxisme contre dictature, Paris, 1946, p. 23]. Et Rosa Luxemburg, sans cacher que les ouvriers, en assumant eux-mêmes la direction de leur mouvement propre, ne manqueraient pas de tâtonner et de faire des fautes, proclamait : « Disons-le sans détours, les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur « Comité central » [id., p. 33].

Telles qu’elles viennent d’être retracées, les divergences de principes entre Luxemburg et Lénine ont déjà été peu ou prou dépassées par l’Histoire : bien des faits ou des idées, qui nourrirent autrefois la polémique, ont depuis perdu toute espèce d’actualité. Mais il n’en est pas du tout de même pour la question qui se trouvait à la base de la controverse : du mouvement ouvrier organisé ou du mouvement spontané du prolétariat, quel est le facteur révolutionnaire fondamental ? Or, sur ce plan également, l’Histoire a donné raison à Rosa Luxemburg. Le léninisme est désormais enterré sous les décombres de la IIIe Internationale. Un nouveau mouvement ouvrier, complètement dégagé des traits social-démocrates (dont ni Luxemburg ni Lénine ne furent exempts) mais résolu néanmoins à mettre à profit les leçons du passé, devra rompre avec les traditions de l’ancien mouvement ouvrier et leur influence délétère. Et la pensée de Rosa Luxemburg demeure à cet égard aussi vivifiante que le léninisme a été néfaste. Oui, ce nouveau mouvement ouvrier, et le noyau de révolutionnaires conscients qu’il comprendra nécessairement, pourra tirer davantage de la théorie révolutionnaire de Rosa Luxemburg, et y puiser plus de raisons d’espérer, que de tous les « hauts faits » de l’Internationale léniniste. A l’image de Rosa Luxemburg, en pleine guerre mondiale et face à la banqueroute de la IIe Internationale, les révolutionnaires d’aujourd’hui peuvent dire, face à l’effondrement de la IIIe Internationale : « Nous ne sommes pas perdus et nous vaincrons si nous n’avons pas désappris d’apprendre. »

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