Western Socialist, novembre 1947]
L’objectif reconnu du
socialisme est de prendre les moyens de production des mains de la classe
capitaliste et de les mettre entre celles de la communauté des travailleurs. On
appelle cet objectif parfois « la propriété publique » et parfois « la
propriété commune » de l’appareil de production. Il y a pourtant, entre ces
deux expressions, une différence prononcée et fondamentale. La propriété
publique est le droit de propriété, c’est-à-dire de disposition, exercé par un
corps public qui représente la société, par un gouvernement, par le pouvoir
d’Etat ou par quelque autre corps politique ; les personnes qui forment ce
corps, hommes politiques, fonctionnaires, chefs, secrétaires, directeurs, sont
les maîtres immédiats de l’appareil de production ; ils dirigent et règlent les
moyens de production ; ils commandent les travailleurs. La propriété commune
est le droit de disposition exercé par les travailleurs eux-mêmes ; la classe ouvrière
(ce terme est pris ici au plus large de sa signification et fait référence à
tous ceux qui prennent part au travail vraiment productif ; il inclut les
employés, les fermiers, les hommes de science) est le maître immédiat de
l’appareil de production, dirigeant, décida,t et réglant la production qui est
en fait leur travail commun.
Sous le régime de propriété
publique, les travailleurs ne sont pas les maîtres de leur travail : peut-être
sont-ils mieux traités et payés que sous le régime de propriété privée, mais
ils sont malgré tout toujours exploités. L’exploitation ne veut pas simplement
dire que les travailleurs ne reçoivent pas le produit entier de leur travail ;
une grande partie de celui-ci doit toujours être utilisée pour l’appareil de
production et pour les secteurs improductifs mais nécessaires de la société.
L’exploitation a pour essence le fait que d’autres qui forment une autre classe
disposent des produits et de leur distribution, qu’ils décident quelle part
sera attribuée aux travailleurs comme salaires, quelle part ils retiennent pour
eux-mêmes et pour d’autres effets. Sous le régime de propriété publique, ceci
appartient à la régulation du processus de production, ce qui est la fonction
de la bureaucratie. Ainsi, en Russie, la bureaucratie en tant que classe
dirigeante est le maître de la production et des produits, et les travailleurs
russes forment une classe exploitée.
Dans les pays occidentaux, on
connaît seulement la propriété publique (dans quelques branches) de l’Etat
capitaliste. On peut citer ici le célèbre écrivain « socialiste » G. D. H. Cole
pour qui le socialisme équivaut à la propriété publique. Il a écrit :
« Toute la population ne
serait pas plus capable que tout le corps des actionnaires dans une grande
entreprise moderne de diriger une industrie ( . . . ) Il faudrait, sous un
régime socialiste autant que sous le capitalisme développé, confier la
direction des entreprises industrielles à des experts salariés choisis pour
leurs connaissances spécialisées et leur habilité vis-à-vis de certaines
branches du travail » (An Outline of Modern Knowledge, édité par Dr. W. Rose,
1931, p. 674). « Il n’y a aucune raison pour supposer que la socialisation d’un
secteur de l’industrie signifierait un grand changement dans son personnel de direction
» (p. 676).
En d’autres mots : la
structure du travail productif reste tel qu’il est déjà sous le système
capitaliste ; les travailleurs restent soumis aux directeurs qui les
commandent. Il est clair qu’il ne vient pas à l’esprit de l’auteur « socialiste
» que « le peuple entier » consiste principalement en des travailleurs qui, en
tant que producteurs, sont parfaitement capables de diriger les industries dans
lesquelles ils travaillent.
On revendique quelquefois le
contrôle ouvrier comme moyen de corriger le système de production géré par
l’Etat. Mais voyons, le fait de demander le contrôle, la surveillance à un
supérieur montre bien l’esprit de soumission d’objets désespérés soumis à
l’exploitation. Ainsi donc, on peut contrôler les affaires d’un autre homme,
mais on ne contrôle pas ses propres affaires, on les fait soi-même. Le travail
productif, la production sociale est l’affaire authentique de la classe
ouvrière. C’est le contenu de sa vie, sa propre activité. Elle-même pourrait
s’en occuper si la police et le pouvoir d’Etat ne l’en empêchait. Elle a les
outils, les machines à sa disposition ; elle les utilise et les manie. Elle n’a
besoin ni de maîtres pour la commander, ni de finances pour contrôler les
maîtres.
La propriété publique est le programme
des « amis » des travailleurs qui souhaitent remplacer l’exploitation dure du
capitalisme privé par une exploitation modernisée plus douce. La propriété
commune est le programme de la classe ouvrière seule, combattant pour son auto[1]libération.
Nous ne parlons pas ici bien
sûr d’une société socialiste ou communiste où la production sera organisée de
façon à ne plus être un problème, où chacun se servira de l’abondance des
produits selon ses besoins et ses désirs et où le concept « propriété » aura complètement
disparu. Nous parlons du moment où la classe ouvrière a conquis le pouvoir
politique et social et fait face à la tâche d’organiser la production et la
distribution dans des conditions extrêmement difficiles. Le combat de classe
des travailleurs d’aujourd’hui et de demain sera fortement déterminé par leurs
idées sur les objectifs immédiats – la propriété publique ou bien la propriété
commune – à réaliser à ce moment-là même.
Si la classe ouvrière rejette
la propriété publique, sa servitude et son exploitation avec, et demande la
propriété commune et sa liberté et son auto-détermination, elle ne peut le
faire sans remplir certaines conditions et désirs. La propriété commune
implique tout d’abord que les travailleurs dans leur totalité sont les maîtres
des moyens de production et les font fonctionner en un système de production
sociale bien ordonné. Ensuite, elle implique que dans tous les ateliers, dans
toutes les usines et toutes les entreprises, le personnel réglemente son propre
travail collectif en fonction de toute la production. Le personnel doit donc
créer les organes grâce auxquels il dirigera en tant que personnel son propre
travail, ainsi que la production sociale en général. L’institution de l’Etat et
du gouvernement ne peuvent être utilisée pour ce but, car c’est essentiellement
un organe de domination, qui concentre les affaires publiques entre les mains
d’un groupe de dirigeants. Mais sous le socialisme, les affaires publiques
consistent en la production sociale, aussi sont-elles l’affaire de tous, de
chaque personnel, de chaque travailleur qui discuteront et décideront à tout
moment de leur propre initiative. Leurs organes doivent se composer de délégués
envoyés en tant que messagers de leur opinion, qui devront continuellement
revenir rendre compte et rapporter les résultats obtenus dans les assemblées de
délégués. Par l’intermédiaire de ces délégués, qui pourrait être rappelés et
révoqués à tout moment, la liaison entre les masses travailleuses formées en
groupes plus petits et plus grands peut être également établie et
l’organisation de la production peut être également assurée.
De pareils corps de délégués,
désignés communément par le terme « conseils ouvriers », constituent ce que
l’on peut appeler l’organisation politique de la classe ouvrière qui se libère
de l’exploitation. Ces corps ne peuvent pas être créés à l’avance ; ils doivent
être formés suivant l’activité des travailleurs eux-mêmes au moment où ils en
auront besoin. Ces délégués ne sont pas des parlementaires ni des dirigeantes
ou chefs, mais ce sont des médiateurs, des messagers spécialisés qui assurent
la liaison entre les personnels des diverses entreprises et qui unissent leurs
diverses opinions en une résolution commune. La propriété commune demande la
direction commune de travail ainsi que l’activité productive commune. Ceci ne
peut être réalisé que si tous les travailleurs participent à cette autogestion
de ce qui est la base et le contenu de la vie sociale, et s’ils en viennent à
créer les organes qui uniront la variété de leurs désirs en une seule action
commune.
Puisque de tels conseils
ouvriers devront à aucun doute jouer un rôle considérable dans l’organisation
future de la lutte et des objectifs de la classe ouvrière, il vaut, pour tous
ceux qui soutiennent la lutte sans compromis et la liberté de la classe
ouvrière, la peine de leur prêter une attention et une étude profondes
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