Qui
ne veut pas voir la couleur de la peau ou le sexe… … ne voit pas non plus la
réalité.
Le
rapport ci-dessous a été rédigé par un militant anarchiste actif notamment dans
le mouvement anti-guerre aux Etats-Unis. Son vocabulaire, ses préoccupations
paraîtront certainement très « exotiques » aux militants français, voire
scandaleuses pour des républicains intégristes ou des universalistes abstraits
qui prétendent ne tenir aucun compte des différences de couleur ou de sexe
entre les individus, lorsqu’ils débattent avec eux ou lorsqu’ils réfléchissent
sur la société capitaliste et les moyens de la transformer radicalement — d’où
l’intérêt de cet article original ici, banal de l’autre côté de l’Atlantique.
S’il traite surtout de l’intervention en milieu étudiant ou du travail dans les
communities (quartiers ou communautés ethniques, selon le cas), et pratiquement
pas de la classe ouvrière, il pose néanmoins des questions ayant une portée
universelle. Le rapport de Chris Crass est suivi d’un entretien avec l’auteur
pour éclaircir certains points obscurs ou contestables. Il aurait fallu, bien
sûr, lui poser bien d’autres questions, mais, faute de place et de temps, il a
fallu se limiter. En tout cas, ce que les deux textes montrent bien, c’est à
quel point les différences culturelles entre la France et les Etats-Unis
conditionnent le vocabulaire mais surtout l’activité des militants. Au-delà des
dangers d’un discours que l’on qualifierait aussitôt en France de «
mouvementiste », d’ « identitaire » ou de « communautariste », n’y a-t-il pas
quelque chose à apprendre du cas américain ? L’interview, menée à distance,
laisse beaucoup de problèmes en suspens, notamment le rôle indépendant de la
classe ouvrière dans le « mouvement altermondialiste » et la façon de dépasser,
sans les nier, les différences entre les genres et les origines ethniques.
Répéter quelques vérités élémentaires sur le rôle du prolétariat est toujours
utile, voire indispensable face à des courants qui, sous prétexte de lutter
contre la prétendue « ringardise » du marxisme, ressortent de vieilles idées
réformardes. Mais force est de constater que les nouvelles générations qui se
sont politisées après les défaites des années 70, la disparition de l’URSS et
des démocraties populaires, et l’effondrement des partis communistes européens,
n’ont pas repris à leurs comptes les vieux acquis du mouvement ouvrier. On peut
les traiter leurs conceptions d’ « anarchistes », de « spontanéistes », de «
crypto-réformistes », etc., mais cette accumulation d’invectives ne nous
fournit pas le moyen de nous adresser aux jeunes qui se politisent sur des
bases très différentes de celles des années 60 et 70 et sont animés par une
saine révolte contre une partie des aspects du système capitaliste. Dans ce
sens, mieux connaître leur univers mental ne peut que nous permettre d’en
discerner les ambiguïtés et d’ouvrir des pistes de réflexion et de débat .
(Y.C.)
Inculquer un éventail
d’aptitudes et de conséquences
« Nous n’avons pas beaucoup de
temps, mais il faut que nous ralentissions le rythme. » J’ai entendu cette
phrase pour la première fois dans un meeting contre la guerre, peu après le
bombardement de l’Afghanistan. La militante afro-américaine qui l’avait
prononcée pensait que nous devions réfréner nos ardeurs afin de réfléchir sur
la factibilité de nos actions et dresser un catalogue de priorités avant de
décider comment, sur le plan stratégique, utiliser au mieux notre temps et nos
ressources limités. Nous devions, selon elle, faire preuve de patience au
milieu du chaos et ne pas hésiter à prendre le temps de réfléchir.
Le besoin de répondre aux
attaques racistes du gouvernement Bush, aux bombardements américains et aux
démantèlement des libertés civiques dans ce pays est très réel. Cependant, on
peut avoir une activité frénétique sans rien réaliser du tout et être très
occupé sans pour autant mener une action efficace. J’ai l’habitude de ces
situations de crise organisationnelle, où les camarades sont exaltés, épuisés
et où le turn[1]over
est très important, de ces situations où l’on se sert peu de l’expérience du
passé et où l’on ne planifie guère l’avenir, où les cîmes de nos succès sont
plus rares que les gouffres de nos frustrations. Une action réfléchie permet de
planifier, de fixer des objectifs, d’apprendre à des individus à en organiser
d’autres et à évaluer correctement une situation pour mieux préparer des actions
futures.
Cet article fait partie d’un
projet plus large, mené en commun avec Elizabeth Martinez de l’Institute for
MultiRacial Justice (Institut pour une justice multiraciale). Nous voulions
parler à des militantEs actifs dans différents coins du pays afin de connaître
leurs principales difficultés et leurs axes de travail dans le mouvement
anti-guerre qui se développe actuellement aux États-Unis. Nous souhaitions
connaître leur opinion sur la façon de construire un puissant mouvement contre
la guerre qui puisse affecter toute la société américaine. Nous désirions aussi
savoir comment renforcer le mouvement antiraciste au sein du mouvement
anti-guerre. Elisabeth Martinez s’est entretenue principalement avec des
militants de couleur tandis que moi j’ai surtout parlé avec des militants
blancs. Nous sommes tous deux guidés par une conviction (l’espoir d’un
changement social à long terme est lié à la croissance de mouvements
multiraciaux radicaux) et une constatation communes: il reste encore une longue
route à parcourir pour atteindre cet objectif.
Sharon Martinas du Challenging
White Supremacy Collective (Collectif contre la suprématie blanche) de San
Francisco décèle trois axes d’intervention pour les militants blancs
anti-guerre :
1. Une formation politique
interne portant sur l’antiracisme et l’anti-impérialisme. Les mouvements
anti-guerre sont depuis longtemps dominés par les Blancs et marginalisent les
individus de couleur. Si l’on veut éviter de répéter les erreurs du passé, il
est indispensable d’étudier notre histoire et d’examiner comment les privilèges
des Blancs ont miné et minent les mouvements sociaux. Il nous faut bien
connaître le fonctionnement de l’impérialisme américain et son impact négatif
sur les communautés et les peuples de couleur, à l’intérieur et à l’extérieur
du pays.
2. Apprendre à écouter les
autres et à parler avec respect à nos interlocuteurs, en particulier les Blancs
favorables à la guerre. Cela suppose de développer notre confiance en
nous-mêmes et notre capacité à discuter avec autrui, d’apprendre à mener des
discussions et à écouter ce que les gens ont à nous dire. Les militants doivent
faire preuve de modestie et ne pas agir comme s’ils détenaient la « ligne juste
» .
3. Développer des relations et
des alliances avec les organisations implantées localement dans les communautés
de couleur et ayant des références politiques proches des nôtres. Leur demander
: « De quoi avez-vous besoin en ce moment ? » Il faut dénoncer l’impact local
et international de la politique américaine et construire des relations qui
renforceront notre projet à long terme. Une grande partie de ce travail
consiste à effectuer des tâches concrètes et aider les militants blancs à
comprendre la signification du mouvement pour une justice raciale.
La plupart des obstacles, des
défis, des perspectives et des exemples que les militants ont évoqués
s’intègrent dans les trois catégories définies par Sharon Martinas.
Sur
la formation politique
La formation et l’éducation
politiques jouent, pour la majorité des présents, un rôle essentiel dans le
succès d’un travail anti-guerre. Pour Dara Silverman, militante à Boston de
United for a Fair Economy (Mouvement une économie équitable) et du Jewish Call
to Justice (Comité des Juifs pour la justice), la formation politique permet
d’éveiller le sens critique et d’attirer l’attention sur le rôle d’Israël au
Moyen-Orient et le combat du peuple palestinien pour sa libération. La lutte
contre l’apartheid israélien a été au centre des discussions lors de la
Conférence mondiale contre le racisme organisée par les Nations unies à Durban,
en août 2001. La croissance du mouvement international de solidarité avec les
Palestiniens oblige les progressistes américains à prendre position contre
l’occupation israélienne. Mais de nombreux militants anti-guerre affirment que
la complexité de la situation politique et de l’histoire du Moyen-Orient, et
spécialement de la Palestine et d’Israël, entrave considérablement le
développement du mouvement anti-guerre.
Selon Dara Silverman,
certaines personnes se réfugient derrière le caractère confus et complexe des
problèmes pour ne pas prendre position. Pourtant, avec le recul, on peut
repérer de nombreuses injustices flagrantes dans l’Histoire, injustices qui au
moment où elles furent commises étaient considérées, elles aussi, comme le
fruit de problèmes très compliqués et embrouillés. Par exemple, aujourd’hui
tout le monde condamne les camps d’internement où le gouvernement
Roosevelt/Eisenhower a enfermé les Japono-Américains pendant la Seconde Guerre
mondiale.
Cependant, à l’heure actuelle,
alors que les autorités interrogent des milliers de musulmans, d’Arabes,
Asiatiques et d’Africains du Nord et qu’elles maintiennent en détention plus de
1000 d’entre eux, l’opposition à ces mesures est très faible. De même, on a
l’impression que tout le monde était opposé à la guerre du Vietnam, à
l’apartheid en Afrique du Sud, à l’Holocauste en Europe, lorsque ces événements
ont eu lieu, ce qui n’est malheureusement pas du tout le cas. Ceux qui
s’opposèrent à ces crimes furent marginalisés, attaqués et on les accusa de «
ne rien comprendre du tout » à ces problèmes. L’occupation israélienne cessera
forcément un jour, déclare Dara Silverman qui espère que les militants
reconnaîtront la nécessité d’accorder la priorité à la lutte des Palestiniens
dans le cadre du mouvement anti-guerre. Parmi les Blancs progressistes, les
Juifs radicaux ont été à l’avant-garde du travail de solidarité avec la
Palestine et continuent à jouer un rôle décisif en ces temps de guerre.
Laura Close, dirigeante
nationale de l’organisation STARC (Students Transforming And Resisting
Corporations Alliance, Alliance étudiante pour transformer les grandes
entreprises et résister à leur pouvoir) travaille et discute avec des étudiants
qui se mobilisent contre la guerre un peu partout dans le pays. De ses
conversations avec des étudiants blancs et de couleur, Close conclue qu’il faut
distinguer deux axes importants dans la formation politique du mouvement
étudiant, mouvement composé essentiellement de Blancs : l’analyse du racisme et
l’acquisition d’un savoir-faire organisationnel.
Dans son essai « Whiteness,
Organizing, Allies and Accountability » (Blanchitude, organisation, alliances
et responsabilité »), Close écrit : « La blanchitude cause des dégâts dans tous
les milieux. Elle est présentée aux Etats-Unis comme un modèle d’humanité : les
Blancs sont synonymes de meilleur/juste/normal tandis que les individus de
couleur incarneraient le deuxième choix/erroné/étranger. Cela rend des Blancs
comme moi et. Nous avons tendance à penser que la façon dont nous organisons
des manifestations, dont nous construisons l’opposition à la guerre est
meilleure-juste-normale alors qu’en fait nous marginalisons et ignorons toutes
sortes de gens. »
L’universalisation de l’expérience
blanche est compliquée encore par un processus que Laura Close voit se répéter
chez les militants étudiants blancs, en particulier chez les hommes. Non
seulement ils ignorent ce qu’est le travail d’organisation et la façon de
construire un mouvement d’opposition à la guerre, mais en plus ils ont une
attitude arrogante, de Monsieur Je sais tout, qui prétend décider seul de ce
qui est révolutionnaire et de ce qui ne l’est pas. Pour de nombreux autres
militants étudiants blancs, notamment les femmes, un autre problème se pose :
ils manquent de confiance en leurs capacités d’organisation. Ces deux processus
freinent considérablement la construction d’un mouvement anti[1]guerre
sur les campus. Selon Laura Close, il faut absolument développer une formation
politique solide qui développe les capacités d’analyse, les talents et la
confiance en soi des militantEs tout en remettant en cause les privilèges des
Blancs.
« Les jeunes militantEs,
écrit-elle, ignorent souvent ce que signifie l’organisation. J’ai toujours
réussi à mener à bien des projets (tenir une réunion, lancer une manifestation,
etc.) mais ce n’est que récemment que j’ai vraiment compris ce que signifie le
verbe organiser. (…) Il ne s’agit pas véritablement d’une théorie mais d’un
ensemble d’éléments qui sont grosso modo les suivants (avec beaucoup de
variations, bien sûr !). Organiser c’est changer les relations de pouvoir dans
notre société. Organiser c’est construire des réseaux, des institutions, des
organisations avec lesquels les pouvoirs établis (le gouvernement) sera forcé
de compter lorsqu’il voudra mener une politique nocive, comme de s’attaquer à
l’aide sociale ou de préparer une guerre. Une action (manif, délégation, banque
d’écoute, accrochage de banderoles, exposé politique, envoi de cartes postales
de solidarité ou de protestation) est bien organisée lorsqu’elle est menée en
continuité avec l’étape antérieure et aboutit à son objectif. Dans la période
actuelle, nous ne construisons pas un mouvement coordonné, qui interagit, nous
menons des initiatives dispersées. Nous dépensons un sacré paquet d’énergie,
c’est sûr, mais nous ne construisons rien de solide parce que nous manquons de
savoir-faire. Mais nous pouvons résoudre ce problème. » En tant que responsable
de STARC, Laura Close parcourt le pays pour rencontrer des groupes d’étudiants
afin de développer leurs capacités d’analyse, leur confiance en eux-mêmes et
leurs talents.
Rahula Janowsko souligne, elle
aussi, l’importance d’analyser et de combattre le racisme ainsi que les privilèges
des Blancs. Militante anarchiste, Rahula nous a raconté une discussion récente
lors d’une réunion libertaire à laquelle assistaient surtout des Blancs. La
discussion était centrée sur la façon dont les anarchistes doivent considérer
les attaques contre les libertés civiques. Selon certains ; puisque les
anarchistes pensent que l’Etat est une institution illégitime, il est contraire
aux principes libertaires de demander quoi que ce soit à l’Etat. « Certains des
participants, écrit-elle, se servaient d’une valeur politique fondamentale —
l’illégitimité de l’Etat — pour éviter de participer à un travail de solidarité
antiraciste indispensable : s’opposer aux atteintes à leur liberté que
subissent les gens de couleur, en particulier les Arabes, les personnes
originaires du Moyen-Orient et les musulmans, suite aux attentats du 11
septembre. Si les anarchistes et l’extrême gauche étaient visés, je soupçonne
qu’on les entendrait beaucoup moins affirmer qu’il n’est pas important de
riposter. »
Mais il faut tenir compte d’un
autre problème. On ne décide pas toujours de son thème d’intervention. Lorsque
les agents du FBI ont commencé à arrêter des Asiatiques et des Nord-Africains,
les ressortissants de ces communautés n’ont pas choisi de s’intéresser aux
problèmes des libertés civiques, cette question les a frappés de plein fouet.
Cela ne doit pas nous empêcher de défendre une analyse et une stratégie
révolutionnaires sur ces questions. Cependant, nous devons examiner de façon
critique comment certains attribuent à des luttes l’étiquette de
révolutionnaires ou de réformistes et pourquoi ils peuvent se permettre le luxe
de tourner le dos aux luttes pour les réformes. Les positions politiques «
pures et dures » sont souvent défendues par des militants qui jouissent de
privilèges liés à leur appartenance ethnique, à leur classe ou à leur genre.
Janowski souligne l’importance d’avoir de telles discussions pour soulever ces
questions et les creuser, surtout dans une période difficile comme la nôtre.
Les groupes multiraciaux
impulsent de nombreuses manifestations et actions politiques visant à
construire une opposition dans des communautés différentes. Chantel Ghafari,
militant iranien et membre de Power (People Opposing War, Empire and Rulers,
Collectif contre la guerre, l’Empire et les dirigeants) nous a décrit une
action récente qui s’est déroulée à l’université d’Irvine en Californie du Sud.
La coalition qui a organisé cette manifestation comprend des associations
d’étudiants musulmans, afghans et iraniens, Academia in Action (Les
universitaires en action) et Act For Global Justice (Agissons pour la justice
mondiale). Ils ont installé un camp de réfugiés incluant 25 tentes fabriquées
avec des morceaux de caoutchouc et de plastique, matériaux utilisés
généralement dans ces camps. Une vingtaine de personnes y ont dormi pendant
trois nuits. Chaque soir, la coalition organisait un événement différent pour
attirer l’attention des étudiants. Le fait de discuter du problème des réfugiés
a provoqué d’autres discussions sur le Moyen-Orient et la politique étrangère
américaine . La Rawa (Revolutionary Association of the Women of Afghanistan,
Association révolutionnaire des femmes afghanes) organisait ce jour-là une
exposition de photos consacrée aux camps de réfugiés. La prochaine action de la
coalition sera de poser de fausses mines anti-personnel autour de l’université
pour informer les étudiants de la situation en Afghanistan. Des actions
créatives de ce type-là vont être organisées aux quatre coins du pays.
Construire
une opposition dans les communautés blanches et au-delà
Les militants blancs ont la
responsabilité de s’adresser aux autres Blancs et de leur parler du racisme.
Comme en matière d’organisation politique, il est plus facile d’en parler que
de le faire. Laura McNeill qui travaille avec JustAct : Youth Action for Global
Justice (Agissons : Comité des jeunes pour la justice mondiale) a passé
beaucoup de temps à discuter avec des Blancs de son entourage.
« En dehors de mes actions
pour la justice sociale avec d’autres militants, je pense qu’il est important
d’ouvrir un espace de dialogue avec les membres de ma communauté qui ne
partagent pas mes idées révolutionnaires. Je vis dans une ville près de
Norfolk, en Virginie, où de nombreuses personnes apprécient l’armée et ce qu’elle
a fait pour eux, soit en leur fournissant un salaire leur permettant de se
nourrir, soit en leur permettant d’accéder à l’Université. Beaucoup de ces gens
m’ont soutenu moralement au cours de ma vie, aussi je suis partagée lorsque
j’expose mes conceptions antimilitaristes à ces personnes qui me sont très
proches. Ma position est difficile car je veux lutter contre la guerre raciste
que le gouvernement Bush nous prépare. Néanmoins, je pars d’une intuition
élémentaire : presque tous les êtres humains veulent faire ce qui est juste, et
ils n’apprécient guère que l’on haïsse d’autres personnes ou qu’on leur fasse
du mal. Et je crois que si, on leur en donne l’occasion, ils aimeraient aussi
comprendre des injustices systématiques comme le racisme, l’impérialisme
américain et la domination mondiale du monde par les multinationales
américaines. Ils souhaiteraient redécouvrir leur propre voix, poser des
questions et combattre ces injustices. »
Dans ce but, Laura McNeill
commence à dialoguer avec les personnes de son entourage et à écouter ce
qu’elles ont à dire. Elle leur passe ensuite des articles provenant de journaux
alternatifs. Et lorsqu’elle pense que le moment est venu, elle décrit comment
elle est devenue une militante et expose ses motivations personnelles. Elle
explique aussi les différences qui existent entre une famille de New York et
une famille afghane, afin de remettre en cause les stéréotypes qui circulent
sur le Proche et le Moyen[1]Orient.
En agissant ainsi, McNeill a
pris conscience que lorsque les gens lui répondent avec colère, c’est parce
qu’elle exprime une position différente et les met au défi de penser au-delà de
leurs certitudes confortables. « J’ai tendance à penser instinctivement qu’ils
sont en colère à cause de moi, alors que c’est le système d’oppression dans
lequel nous vivons qui les rend confus, irritables et dresse une barrière entre
nous ».
Laura souligne aussi la
nécessité d’inclure nos interlocuteurs dans la discussion. « J’ai découvert que
les gens sont poussés à agir lorsqu’ils se sentent qu’ils font eux-mêmes partie
de la solution. Pour en arriver à cette prise de conscience, il faut qu’ils
aient l’occasion de s’exprimer, de formuler leurs frustrations et de poser des
questions. Je dois les écouter, partager avec eux ce que je sais et ce que j’ai
vécu et leur donner la possibilité de me rejoindre. »
Max Elbaum, militant depuis la
guerre du Vietnam et auteur notamment d’un livre sur les mouvements
révolutionnaires des années 60 et 70 (Revolution in the Air, à paraître aux
éditions Verso) tient à souligner que nous travaillons sur le long terme. Les
coalitions anti-guerre sont importantes parce qu’elles ont des effets
relativement rapides et que l’existence d’un courant antimilitariste important
dans la société est essentielle. Cependant, il faut aussi organiser chaque
secteur de la population et s’implanter chez des gens qui ne sont pas prêts au
départ à manifester dans la rue. A la fin des années 60, les militants qui
participaient à des organisations et des projets multiraciaux faisaient de la
propagande dans des lieux où cohabitaient des ethnies opprimées de différentes
origines : les travailleurs des hôpitaux, les bénéficiaires de l’aide sociale,
les ouvriers d’usine, les habitants de quartiers pauvres. L’objectif était de
lier l’opposition internationale à la guerre aux questions nationales ou
locales qui les touchaient directement. Le fait qu’ils militaient dans des
organisations de base et sur le long terme avait aussi un autre avantage : ils
pouvaient lutter plus efficacement contre les attitudes racistes chez les
Blancs et souligner comment les privilèges accordés aux Blancs renforcent le
pouvoir de ceux qui exploitent les ouvriers et les pauvres de toutes les
origines ethniques et nationales. Beaucoup de militants, qui participaient à
des luttes locales depuis des années, ont pu ainsi remettre en cause le schéma
destructeur partagé par de si nombreuses personnes dans ce pays, qui se
considèrent seulement comme blanches, voient les gens de couleur seulement
comme des étrangers, incarnation de l’Autre, et refusent de traverser la «
frontière de la couleur », de nouer la moindre relation humaine avec des
membres d’une autre classe ou d’un autre genre.
Pour construire un mouvement
anti-guerre efficace aujourd’hui, Elbaum pense qu’il faut absolument mener un
travail patient en direction des organisations qui regroupent des gens
ordinaires. Nous ne pouvons pas nous attendre à ce qu’ils adhèrent directement
à des coalitions ou des groupes anti-guerre. Nous devons aller dans les églises,
les syndicats, les associations et les clubs locaux. De tels groupes évolueront
peut-être plus lentement que nous le souhaitons vers des positions anti-guerre.
Mais lorsqu’ils décideront de nous soutenir, ils nous fourniront une structure
et des membres prêts à agir. Par exemple, peut-être au départ vaut-il mieux
inviter seulement un membre d’un de ces groupes à une conférence ou une
activité, puis demander à cette personne d’amener quelques-uns de ses camarades
à la prochaine activité. Peut-être accepteront-ils d’organiser une conférence
politique pour leur groupe. Au cours de ce processus il est important de
soutenir la direction des groupes auxquels appartiennent ces gens et d’offrir
notre soutien.
Tout en partageant les leçons
qu’il tire de son activité passée, Elbaum souligne aussi la nécessité pour les
militants plus vieux de respecter et d’apprendre de l’expérience des
générations plus jeunes. Comme dans le passé, il est capital de saisir le lien
intime entre la guerre américaine et le racisme aux Etats-Unis et le rôle des
privilèges accordés aux Blancs lorsque nous essayons de nous adresser à
l’ensemble de la population et à l’intérieur du mouvement anti-guerre lui-même.
Mais les formes et les méthodes précises pour remettre en cause la domination du
racisme changent avec le temps, et ce sont les jeunes militants qui sont les
mieux placés pour choisir quels sont les éléments les plus valables des
expériences passées et inventer les stratégies les plus efficaces aujourd’hui.
Pour construire un mouvement multiracial et antiraciste il faut non seulement
mener une action aux côtés des organisations multiraciales, mais aussi un
travail de solidarité avec des groupes majoritairement blancs
Le
travail antiraciste en direction des organisations blanches
Lily Wang, militante de
l’Asian and Pacific Islander Coalition Against War (Coalition des Asiatiques et
des insulaires du Pacifique contre la guerre), mouvement implanté dans la
région de San Francisco, explique que le moment n’est pas forcément venu de
travailler tous ensemble. Selon elle, il y a tant de choses à faire dans des
communautés si différentes. « Nous opérons dans des dizaines de communautés
d’immigrés asiatiques différentes. Comment pourrions-nous participer à des
coalitions multiraciales où les immigrés et les militants qui ne parlent pas
l’anglais sont souvent marginalisés ? » Selon elle, les militants blancs
devraient s’adresser aux organisations de couleur pour leur demander comment
leur donner un coup de main, orienté vers des tâches précises. C’est à travers
de telle actions de soutien que des relations de confiance peuvent se
développer.
Lily Wang souligne aussi
l’importance de la responsabilité, pierre angulaire d’un travail de solidarité
efficace. La façon dont les militants blancs ont, dans le passé, miné la lutte
pour le changement social, ainsi que les manifestations actuelles des
privilèges des Blancs conduisent beaucoup de militants de couleur à être
réticents quant au travail commun avec des militants blancs. Ce problème est
encore aggravé par la tendance des militants blancs soit à négliger totalement
les luttes dans les communautés de couleur, soit à les considérer comme des
luttes limitées, pour des objectifs catégoriels, des luttes réformistes. La
responsabilité, pour les militants blancs, signifie ne pas oublier le poids du
passé et de ces relations difficiles et s’efforcer de changer ces
comportements. La responsabilité consiste tout simplement à faire ce à quoi
vous vous engagez. La responsabilité, c’est accepter que les gens avec lesquels
vous travaillez vous demandent des comptes sur votre conduite, vos actions et
votre façon d’organiser les autres.
Créer la responsabilité
signifie souvent créer des relations entre des organisations. Le groupe de San
Francisco Food Not Bombs (FNB) voulait témoigner sa solidarité aux journaliers
du quartier de Mission, pour la plupart d’origine latino-américaine. Ils
apportaient de la nourriture aux coins des rues où ces demandeurs d’emploi se
tenaient dans l’attente de trouver du boulot. Food Nod Bombs distribuait de la
nourriture tous les lundis mais le groupe n’arrivait pas à résoudre certains
problèmes. Quel était l’impact d’une distribution non sollicitée de nourriture
à des individus éparpillés ? Quel pouvait être l’objectif à long terme d’une telle
activité ?. En dehors de la difficulté technique de servir des plats chauds, un
autre problème se posait : la plupart des journaliers pensaient que FNB était
un groupe religieux et la communication avec eux ne s’établissait pas. FNB
décida alors de changer de stratégie et de tenter de soutenir ces travailleurs
d’une autre façon : en offrant d’amener de la nourriture aux événements
organisés par le Day Laborer Program (DLP, Programme pour les journaliers), un
centre indépendant, autogéré, qui offrait toutes sortes de services, de
l’assistance médicale à l’organisation de groupes femmes. Au départ le DLP
accepta l’offre de FNB d’apporter de la nourriture, mais leurs militants
prévoyaient toujours suffisamment de nourriture au cas où FNB ne se présenterait
pas. Le sentiment frustrant de ne pas être indispensables a poussé les
militants de FNB à mieux comprendre comment se construisent lentement des
sentiments de responsabilité, comment naît et croît une confiance mutuelle.
Plus FNB participait à des activités et montrait son engagement, plus le
respect mutuel croissait et le DLP a contacté les membres de FNB pour que
ceux-ci préparent à manger, y compris lors d’événements importants comme les
repas pour les journaliers et leurs familles. FNB a aussi participé à
l’organisation d’une garderie pour les enfants pendant les réunions du DLP et à
des activités de porte-à-porte pour solliciter le soutien du voisinage afin de
trouver un siège décent pour le groupe. Au fil du temps des relations se sont
développées. Maintenant, à un moment où le gouvernement s’attaque de plus en
plus aux droits des immigrés, FNB est considéré comme un allié, tandis que le
DLP et d’autres organisations défendant les droits des immigrés s’apprêtent à
riposter. Ce type de relations ne se construit pas du jour au lendemain,
quelles que soient les bonnes intentions de part et d’autre.
«Le travail de soutien d’une
organisation comme le DLP nous a beaucoup apporté, explique Clare Bayard,
militante de FNB. Nous avons énormément appris en observant comment agissent
ces militants radicaux, inspirés et très intelligents. Nous avons tiré profit
de leurs capacités d’organiser leur communauté et aussi des informations de
grande valeur qu’ils nous ont fournies sur la façon dont l’économie mondiale
affecte les différentes communautés ici à San Francisco. Cette activité commune
a renforcé tout le travail que notre organisation mène autour de la justice
économique et des droits de l’homme. Construire des alliances est un travail
assez lent ; le DLP a eu raison de ne pas nous accorder sa confiance dès le
premier contact. Notre décision de nous investir prioritairement dans la
construction d’une relation solide avec eux a enclenché un processus
d’éducation politique interne. Nous avons été patients, nous avons démontré que
nous étions à la fois fiables et flexibles. Cela nous a permis de soutenir
beaucoup plus efficacement les luttes décisives des travailleurs immigrés à San
Francisco. Ces gars-là jouent un rôle essentiel dans la lutte contre le
capitalisme international et nous avons trouvé le moyen de travailler en
solidarité les uns aves les autres. »
Cependant, en cette période de
répression croissante, de nouvelles complications viennent entraver la
conclusion d’alliances multiraciales. Dan Berger travaille avec un groupe
multiracial en Floride qui fait partie d’un réseau national (Colours of
Resistance, Les Couleurs de la Résistance) Ils ont organisé une conférence
contre la guerre et le racisme pour étudier spécialement les façons dont la
suprématie blanche opère sur le plan international et national. A cette fin,
ils ont demandé à un éminent professeur révolutionnaire latino-américain de
prendre la parole. Ce dernier leur a donné les coordonnées d’un prof
révolutionnaire blanc et leur a expliqué qu’en raison de possibles réactions
racistes il préférait ne pas se mettre en avant. Berger se demande : « A une
époque comme la nôtre, comment des Blancs antiracistes comme nous peuvent-ils à
la fois être conscients de leurs privilèges et les utiliser pour s’exprimer. ?
» De nombreux révolutionnaires de couleur pensent que les Blancs antiracistes
doivent prendre la parole tout en n’oubliant jamais que la suprématie blanche
en réduit d’autres personnes au silence.
Sasha Vodnik et Shawn O’Hern
décrivent l’action qu’ils mènent à Richmond en Virginie. FNB a travaillé avec
Parents for Life (Des parents pour la vie) et Stop Police Abuse Now (Arrêtez
immédiatement les brutalités policières) deux groupes qui organisent la
communauté afro-américaine de Richmond et sont dirigés par des militants de
couleur, pendant environ six mois. Nous sommes allés à leurs réunions et
réciproquement, de façon irrégulière, pendant six mois, mais nous avons
toujours assisté aux manifestations publiques des deux groupes. FNB et Stop
Police Abuse Now ont organisé ensemble, il y a quelques mois, une réunion au
cours de laquelle Lorenzo Komboa Evin (un ancien Black Panther et ancien
prisonnier politique) a pris la parole. Nous avons réuni 50 personnes qui ont
écouté les trois orateurs. Selon Vodnik, l’un des aspects importants du travail
de solidarité consiste à écouter attentivement la façon dont les différentes
communautés définissent les problèmes. Durant son exposé, Lorenzo Komboa Ervin
a défendu l’idée que l’opposition à la guerre devait être animée par une vision
plus large d’un changement social radical. « Une paix qui maintient le statu
quo ne nous intéresse pas », a déclaré Ervin.
Vodnik explique : « Cela été
un rappel important pour moi : je me suis souvenu qu’il existait des rapports
entre les luttes, que le combat contre les brutalités policières et la racisme,
la lutte pour les salaires et un système de santé universel, etc. ; ont non
seulement leur place dans le mouvement anti[1]guerre mais que ces mouvements sont
organiquement liés. »
Dans le même sens, Brooke
Atherton du Challenging White Supremacy Collective déclare que les militants
Blancs devaient comprendre ce que signifie respecter la direction des militants
révolutionnaires de couleur. « Les gens qui sont le plus affectés par l’injustice
doivent diriger la lutte pour le changement social. » explique-t-elle. Il
circule beaucoup d’idées confuses sur ce qu’implique le fait de diriger les
autres.Il n’est bien sûr pas question que les Blancs suivent aveuglément les
gens de couleur ou ne leur adressent aucune critique. Beaucoup de militants
blancs pensent que les dirigeants des autres groupes ethniques minent leur
propre travail de direction.
Atherton : « Il ne s’agit pas
de baisser les bras, mais d’abandonner le besoin de tout contrôler. Certains
Blancs ont l’impression que le fait d’assurer une garderie ou du phone banking
n’est pas la meilleure façon d’employer leurs talents, mais s’ils mènent de
façon conséquente un travail de soutien les Blancs peuvent construire des
relations et gagner la confiance de militants révolutionnaires de couleur et
apprendre l’importance vitale de soutenir les dirigeants des organisations de
couleur d’une manière très concrète. » Ils peuvent commencer par demander à des
militants de couleur qu’ils respectent : « Que faites-vous en ce moment et
comment pourrions-nous soutenir votre action ? » Ces étapes posent des jalons
pour la construction d’un mouvement révolutionnaire multiracial. En dehors du
travail de solidarité antiraciste, beaucoup de Blancs travaillent dans des
groupes multiraciaux. Les questions qui se posent sont différentes mais les
intentions sont similaires. Brooke nous rappelle que les capacités de direction
des militants blancs restent nécessaire pour organiser d’autres Blancs. Les
militants antiracistes blancs ont joué un rôle important de direction et
continuent à le faire dans les mouvements multiraciaux.
J’ai récemment cherché un
auteur ou un livre qui pourrait m’inspirer des conseils et de la sagesse. Les
conversations relatées dans cet article ont été pour moi une façon de façonner
ce que l’écrivaine féministe bell hooks appelle « un espace révolutionnaire
créatif qui affirme et soutient notre subjectivité, qui nous donne un nouveau
lieu à partir duquel nous pouvons appréhender monde ». Cette force est
nécessaire , puisque comme l’ont noté de nombreux militants durant nos
conversations, il n’existe pas de réponses faciles à des problèmes comme la
définition d’une éducation politique efficace, l’organisation des communautés
blanches et le travail de solidarité antiraciste mené par les Blancs. Mais,
aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces questions compliquées peuvent
guider notre combat.
Cet
article est dédié à Katie Sierra, une jeune fille de 15 ans qui a été exclue de
son lycée à Charleston en Virginie parce qu’elle exprimait son opposition à la
guerre et essayait de créer un club anarchiste. Son courage lui aussi nous
inspire.
Quelques sources d’information
sur le Net : illegalvoices.org/katiesierra (sur le combat juridique de Katie
Sierra) et aussi les sites United For a Fair Economy, GlobalRoots.net,
Colorlines, politicaleducation.org et Onward
Je tiens à remercier les
personnes qui ont inspiré mon article : Chris Dixon, Laura McNeill, Dara
Silverman, Max Elbaum, Chantel Ghafari, Helen Luu, Dan Berger, Clare Bayard,
Rahula Janowski et Sharon Martinas.