mardi 4 décembre 2018

La Commune de Paris Par Pierre Kropotkine





« Ce renversement du pouvoir central se fit même sans la mise en scène ordinaire d’une révolution : ce jour, il n’y eut ni coups de fusil, ni flots de sang versé derrière les barricades. Les gouvernants s’éclipsèrent devant le peuple armé, descendu dans la rue : la troupe évacua la ville, les fonctionnaires s’empressèrent de filer sur Versailles, emportant avec eux tout ce qu’ils pouvaient emporter. Le gouvernement s’évapora, comme une mare d’eau putride au souffle d’un vent de printemps, et le 19, Paris, ayant à peine versé une goutte de sang de ses enfants, se trouva libre de la souillure qui empestait la grande cité ».

«Comme c’est toujours le cas pour les grandes idées, elle ne fut pas le produit des conceptions d’un philosophe, d’un individu : elle naquit dans l’esprit collectif, elle sortit du coeur d’un peuple entier ; mais elle fut vague d’abord, et beaucoup parmi ceux-mêmes qui la mettaient en réalisation et qui donnèrent leur vie pour elle, ne l’imaginèrent pas au début telle que nous la concevons aujourd’hui ; ils ne se rendirent pas compte de la révolution qu’ils inauguraient, de la fécondité du nouveau principe qu’ils cherchaient à mettre en exécution. Ce fut seulement lors de l’application pratique que l’on commença à en entrevoir la portée future ; ce fut seulement dans le travail de la pensée qui s’opéra depuis, que ce nouveau principe se précisa de plus en plus, se détermina et apparut avec toute sa lucidité, toute sa beauté, sa justice et l’importance de ses résultats ».

« L’Association Internationale des Travailleurs donna cette réponse. Le groupement, disait-elle, ne doit pas se borner à une seule nation : il doit s’étendre par dessus les frontières artificielles. Et bientôt cette grande idée pénétra les cœurs des peuples, s’empara des esprits. Pourchassée depuis par la ligue de toutes les réactions, elle a vécu néanmoins, et dès que les obstacles mis à son développement seront détruits à la voix des peuples insurgés, elle renaîtra plus forte que jamais ».

« D’autre part, il manquait à la théorie anarchiste une formule concrète et simple à la fois, pour préciser son point de départ, pour donner un corps à ses conceptions, pour démontrer qu’elles s’appuyaient sur une tendance ayant une existence réelle dans le peuple. La fédération des corporations de métier et de groupes de consommateurs par-dessus les frontières et en dehors des États actuels, semblait encore trop vague ; et il était facile d’entrevoir en même temps qu’elle ne pouvait pas comprendre toute la diversité des manifestations humaines. Il fallait trouver une formule plus nette, plus saisissable, ayant ses éléments premiers dans la réalité des choses ».

« Chaque fois que le peuple voulait prendre un libre essor, le gouvernement venait alourdir les chaînes, attacher son boulet, et l’idée naquit tout naturellement que Paris devait se constituer en Commune indépendante, pouvant réaliser dans ses murs ce que lui dicterait la pensée du peuple ! »

« La Commune de 1871 ne pouvait être qu’une première ébauche. Née à l’issue d’une guerre, cernée par deux armées prêtes à se donner la main pour écraser le peuple, elle n’osa se lancer entièrement dans la voie de la révolution économique ; elle ne se déclara pas franchement socialiste, ne procéda ni à l’expropriation des capitaux ni à l’organisation du travail ; ni même au recensement général de toutes les ressources de la cité. Elle ne rompit pas non plus avec la tradition de l’État, du gouvernement représentatif, et elle ne chercha pas à effecteur dans la Commune cette organisation du simple au complexe qu’elle inaugurait en proclamant l’indépendance et la libre fédération des Communes. Mais il est certain que si la Commune de Paris eût vécu quelques mois encore, elle eût été poussée inévitablement, par la force des choses, vers ces deux révolutions. N’oublions pas que la bourgeoisie a mis quatre ans de période révolutionnaire pour arriver de la monarchie tempérée à la république bourgeoise, et nous ne serons pas pas étonnés de voir que le peuple de Paris n’ait pas franchi d’un seul bond l’espace qui sépare la Commune anarchiste du gouvernement des pillards. Mais sachons aussi que la prochaine révolution qui, en France et certainement aussi en Espagne, sera communaliste, reprendra l’oeuvre de la Commune de Paris là où l’ont arrêtée les assassinats des Versaillais ».

« La Commune succomba, et la bourgeoisie se vengea, nous savons comment, de la peur que le peuple lui avait faite en secouant le joug de ses gouvernants. Elle prouva qu’il y a réellement deux classes dans la société moderne : d’une part, l’homme qui travaille, qui donne au bourgeois plus de la moitié de ce qu’il produit, et qui cependant passe trop facilement sur les crimes de ses maîtres ; d’autre part, le fainéant, le repu, animé des instincts de la bête fauve, haïssant son esclave, prêt à le massacrer comme un gibier ».

« La Commune enthousiasme les coeurs, non par ce qu’elle a fait, mais par ce qu’elle promet de faire un jour ».

« D’où vient cette force irrésistible qui attire vers le mouvement de 1871 les sympathies de toutes les masses opprimées ? Quelle idée représente la Commune de
Paris ? Et pourquoi cette idée est-elle si attrayante pour les prolétaires de tous pays, de toute nationalité ?
La réponse est facile. - La révolution de 1871 fut un mouvement éminemment populaire. Faite par le peuple lui-même, née spontanément au sein des masses, c’est dans la grande masse populaire qu’elle a trouvé ses défenseurs, ses héros, ses martyrs - et surtout ce caractère « canaille »que la bourgeoisie ne lui pardonnera jamais. Et en même temps, l’idée mère de cette révolution, - vague, il est vrai ; inconsciente peut-être, mais néanmoins bien prononcée, perçant dans tous ses actes, - c’est l’idée de la révolution sociale cherchant à s’établir enfin, après tant de siècles de luttes, la vraie liberté et la vraie égalité pour tous ».

« On a cherché, il est vrai, on cherche encore à dénaturer le vrai sens de cette révolution et à la représenter comme une simple tentative de reconquérir l’indépendance pour Paris et de constituer un petit État dans la France. - Rien n’est moins vrai, cependant. Paris ne cherchait pas à s’isoler de la France, comme il ne cherchait pas à la conquérir par les armes ; il ne tenait pas à se renfermer dans ses murs, comme un bénédictin dans son cloître ; il ne s’inspirait pas d’un esprit étroit de clocher. S’il réclamait son indépendance, s’il voulait empêcher l’intrusion dans ses affaires de tout pouvoir central, c’est parce qu’il voyait dans cette indépendance un moyen d’élaborer tranquillement les bases de l’organisation future et d’accomplir dans son sein la révolution sociale, - une révolution qui aurait transformé complètement le régime de la production et de l’échange, en les basant sur la justice, qui aurait modifié complètement les relations humaines en les mettant sur le pied de l’égalité, et qui aurait refait la morale de notre société, en lui donnant pour base les principes de l’équité et de la solidarité. L’indépendance communale n’était donc pour le peuple de Paris qu’un moyen, et la révolution sociale était son but. »

« Si nous admettons, en effet, qu’un gouvernement central est absolument inutile pour régler les rapports des Communes entre elles, pourquoi en admettrions nous la nécessité pour régler les rapports mutuels des groupes qui constituent la Commune? Et si nous abandonnons à la libre initiative des Communes le soin de s’entendre entre elles pour les entreprises qui concernent plusieurs cités à la fois, pourquoi refuser cette même initiative aux groupes dont se compose une Commune? Un gouvernement dans la commune n’a pas plus de raison d’être qu’un gouvernement au-dessus de la Commune. Mais, en 1871, le peuple de Paris, qui a renversé tant de gouvernements, n’était qu’à son premier essai de révolte contre le système gouvernemental lui-même : il se laissa donc aller au fétichisme gouvernemental et se donna un gouvernement. On en connaît les conséquences. Il envoya ses enfants dévoués à l’Hôtel-de-Ville. Là, immobilisés, au milieu des paperasses, forcés de gouverner lorsque leurs instincts leur commandaient d’être et de marcher avec le peuple ; forcés de discuter, quand il fallait agir, et perdant l’inspiration qui vient du contact continuel avec les masses, ils se virent réduits à l’impuissance. Paralysés par leur éloignement du foyer des révolutions, le peuple, ils paralysaient eux-mêmes l’initiative populaire ».

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