« Ce
renversement du pouvoir central se fit même sans la mise en scène
ordinaire d’une révolution : ce jour, il n’y eut ni coups de
fusil, ni flots de sang versé derrière les barricades. Les
gouvernants s’éclipsèrent devant le peuple armé, descendu dans
la rue : la troupe évacua la ville, les fonctionnaires
s’empressèrent de filer sur Versailles, emportant avec eux tout ce
qu’ils pouvaient emporter. Le gouvernement s’évapora, comme une
mare d’eau putride au souffle d’un vent de printemps, et le 19,
Paris, ayant à peine versé une goutte de sang de ses enfants, se
trouva libre de la souillure qui empestait la grande cité ».
«Comme
c’est toujours le cas pour les grandes idées, elle ne fut pas le
produit des conceptions d’un philosophe, d’un individu : elle
naquit dans l’esprit collectif, elle sortit du coeur d’un peuple
entier ; mais elle fut vague d’abord, et beaucoup parmi ceux-mêmes
qui la mettaient en réalisation et qui donnèrent leur vie pour
elle, ne l’imaginèrent pas au début telle que nous la concevons
aujourd’hui ; ils ne se rendirent pas compte de la révolution
qu’ils inauguraient, de la fécondité du nouveau principe qu’ils
cherchaient à mettre en exécution. Ce fut seulement lors de
l’application pratique que l’on commença à en entrevoir la
portée future ; ce fut seulement dans le travail de la pensée qui
s’opéra depuis, que ce nouveau principe se précisa de plus en
plus, se détermina et apparut avec toute sa lucidité, toute sa
beauté, sa justice et l’importance de ses résultats ».
« L’Association
Internationale des Travailleurs donna cette réponse. Le groupement,
disait-elle, ne doit pas se borner à une seule nation : il doit
s’étendre par dessus les frontières artificielles. Et bientôt
cette grande idée pénétra les cœurs des peuples, s’empara des
esprits. Pourchassée depuis par la ligue de toutes les réactions,
elle a vécu néanmoins, et dès que les obstacles mis à son
développement seront détruits à la voix des peuples insurgés,
elle renaîtra plus forte que jamais ».
« D’autre
part, il manquait à la théorie anarchiste une formule concrète et
simple à la fois, pour préciser son point de départ, pour donner
un corps à ses conceptions, pour démontrer qu’elles s’appuyaient
sur une tendance ayant une existence réelle dans le peuple. La
fédération des corporations de métier et de groupes de
consommateurs par-dessus les frontières et en dehors des États
actuels, semblait encore trop vague ; et il était facile d’entrevoir
en même temps qu’elle ne pouvait pas comprendre toute la diversité
des manifestations humaines. Il fallait trouver une formule plus
nette, plus saisissable, ayant ses éléments premiers dans la
réalité des choses ».
« Chaque
fois que le peuple voulait prendre un libre essor, le gouvernement
venait alourdir les chaînes, attacher son boulet, et l’idée
naquit tout naturellement que Paris devait se constituer en Commune
indépendante, pouvant réaliser dans ses murs ce que lui dicterait
la pensée du peuple ! »
« La
Commune de 1871 ne pouvait être qu’une première ébauche. Née à
l’issue d’une guerre, cernée par deux armées prêtes à se
donner la main pour écraser le peuple, elle n’osa se lancer
entièrement dans la voie de la révolution économique ; elle ne se
déclara pas franchement socialiste, ne procéda ni à
l’expropriation des capitaux ni à l’organisation du travail ; ni
même au recensement général de toutes les ressources de la cité.
Elle ne rompit pas non plus avec la tradition de l’État, du
gouvernement représentatif, et elle ne chercha pas à effecteur dans
la Commune cette organisation du simple au complexe qu’elle
inaugurait en proclamant l’indépendance et la libre fédération
des Communes. Mais il est certain que si la Commune de Paris eût
vécu quelques mois encore, elle eût été poussée inévitablement,
par la force des choses, vers ces deux révolutions. N’oublions pas
que la bourgeoisie a mis quatre ans de période révolutionnaire pour
arriver de la monarchie tempérée à la république bourgeoise, et
nous ne serons pas pas étonnés de voir que le peuple de Paris n’ait
pas franchi d’un seul bond l’espace qui sépare la Commune
anarchiste du gouvernement des pillards. Mais sachons aussi que la
prochaine révolution qui, en France et certainement aussi en
Espagne, sera communaliste, reprendra l’oeuvre de la Commune de
Paris là où l’ont arrêtée les assassinats des Versaillais ».
« La
Commune succomba, et la bourgeoisie se vengea, nous savons comment,
de la peur que le peuple lui avait faite en secouant le joug de ses
gouvernants. Elle prouva qu’il y a réellement deux classes dans la
société moderne : d’une part, l’homme qui travaille, qui donne
au bourgeois plus de la moitié de ce qu’il produit, et qui
cependant passe trop facilement sur les crimes de ses maîtres ;
d’autre part, le fainéant, le repu, animé des instincts de la
bête fauve, haïssant son esclave, prêt à le massacrer comme un
gibier ».
« La
Commune enthousiasme les coeurs, non par ce qu’elle a fait, mais
par ce qu’elle promet de faire un jour ».
« D’où
vient cette force irrésistible qui attire vers le mouvement de 1871
les sympathies de toutes les masses opprimées ? Quelle idée
représente la Commune de
Paris
? Et pourquoi cette idée est-elle si attrayante pour les prolétaires
de tous pays, de toute nationalité ?
La
réponse est facile. - La révolution de 1871 fut un mouvement
éminemment populaire. Faite par le peuple lui-même, née
spontanément au sein des masses, c’est dans la grande masse
populaire qu’elle a trouvé ses défenseurs, ses héros, ses
martyrs - et surtout ce caractère « canaille »que la bourgeoisie
ne lui pardonnera jamais. Et en même temps, l’idée mère de cette
révolution, - vague, il est vrai ; inconsciente peut-être, mais
néanmoins bien prononcée, perçant dans tous ses actes, - c’est
l’idée de la révolution sociale cherchant à s’établir enfin,
après tant de siècles de luttes, la vraie liberté et la vraie
égalité pour tous ».
« On
a cherché, il est vrai, on cherche encore à dénaturer le vrai sens
de cette révolution et à la représenter comme une simple tentative
de reconquérir l’indépendance pour Paris et de constituer un
petit État dans la France. - Rien n’est moins vrai, cependant.
Paris ne cherchait pas à s’isoler de la France, comme il ne
cherchait pas à la conquérir par les armes ; il ne tenait pas à se
renfermer dans ses murs, comme un bénédictin dans son cloître ; il
ne s’inspirait pas d’un esprit étroit de clocher. S’il
réclamait son indépendance, s’il voulait empêcher l’intrusion
dans ses affaires de tout pouvoir central, c’est parce qu’il
voyait dans cette indépendance un moyen d’élaborer tranquillement
les bases de l’organisation future et d’accomplir dans son sein
la révolution sociale, - une révolution qui aurait transformé
complètement le régime de la production et de l’échange, en les
basant sur la justice, qui aurait modifié complètement les
relations humaines en les mettant sur le pied de l’égalité, et
qui aurait refait la morale de notre société, en lui donnant pour
base les principes de l’équité et de la solidarité.
L’indépendance communale n’était donc pour le peuple de Paris
qu’un moyen, et la révolution sociale était son but. »
« Si
nous admettons, en effet, qu’un gouvernement central est absolument
inutile pour régler les rapports des Communes entre elles, pourquoi
en admettrions nous la nécessité pour régler les rapports mutuels
des groupes qui constituent la Commune? Et si nous abandonnons à la
libre initiative des Communes le soin de s’entendre entre elles
pour les entreprises qui concernent plusieurs cités à la fois,
pourquoi refuser cette même initiative aux groupes dont se compose
une Commune? Un gouvernement dans la commune n’a pas plus de raison
d’être qu’un gouvernement au-dessus de la Commune. Mais, en
1871, le peuple de Paris, qui a renversé tant de gouvernements,
n’était qu’à son premier essai de révolte contre le système
gouvernemental lui-même : il se laissa donc aller au fétichisme
gouvernemental et se donna un gouvernement. On en connaît les
conséquences. Il envoya ses enfants dévoués à l’Hôtel-de-Ville.
Là, immobilisés, au milieu des paperasses, forcés de gouverner
lorsque leurs instincts leur commandaient d’être et de marcher
avec le peuple ; forcés de discuter, quand il fallait agir, et
perdant l’inspiration qui vient du contact continuel avec les
masses, ils se virent réduits à l’impuissance. Paralysés par
leur éloignement du foyer des révolutions, le peuple, ils
paralysaient eux-mêmes l’initiative populaire ».
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