Le
« libre échange » est le nom que l'on donne à une certaine
doctrine économique, qui considère comme nuisible aux intérêts
directs du consommateur, la protection du commerce et de l'industrie
par des prohibitions et des droits de douane. A première vue, et si
l'on ne pénètre pas au fond du problème, il ne viendrait
évidemment à l'esprit de personne - à moins d'être
particulièrement intéressé au maintien des tarifs douaniers - de
contester que le protectionnisme est dommageable aux intérêts
économiques d'une population; et pourtant, les sociétés modernes
et le capitalisme sont composés d'éléments si divers et donnent
naissance à de telles contradictions, que, selon les époques, les
périodes et les régions, le libre échange peut tour à tour être
avantageux ou néfaste. D'autre part, le libre échange étant une
doctrine reposant sur les principes fondamentaux du capitalisme, il
ne peut logiquement être appliqué au sens absolu du mot, car il
marquerait la fin d'une portion du capitalisme international et
mènerait fatalement l'autre portion à la ruine. Quelle est la thèse
soutenue par les « libres échangistes »? « La terre, avec ses
innombrables richesses peut et doit satisfaire les besoins physiques,
moraux et intellectuels de l'homme; mais pour obtenir ce résultat,
il faut que l'homme s'arme pour la lutte contre la nature, et arrache
au sol tout ce qui est nécessaire à son existence : se nourrir, se
vêtir, s'abriter, s'instruire et s'éduquer. Or, le monde est divisé
en contrées, en nations, ayant chacune une constitution géologique
particulière, et produisant des matières différentes. Telle région
est riche en blé, en céréales, en or, en argent, en platine, telle
autre en fer et en cuivre, telle autre encore en charbon et en
pétrole. Tous ces produits gisent à différents endroits du globe,
mais sont également indispensables à tous les individus vivant sur
notre planète et, pour satisfaire à leurs besoins, les hommes ont
organisé un service d'échange - qui s'appelle le commerce - et en
se servant d'un intermédiaire qui est l'argent, tel pays riche en
blé peut échanger celui-ci contre la surproduction en fer d'un
autre pays. » Présenté de cette façon, le libre échangisme a un
aspect assez sympathique, et semble facile à réaliser, car les
adeptes de cette doctrine, ou plutôt ses défenseurs, ne réclament
nullement la fin du régime capitaliste, la suppression du commerce
et la transformation de la Société ; ils demandent au contraire que
le commerce soit entièrement libre et qu'aucun produit ou
marchandise ne soit frappé d'un droit quelconque à l'entrée ou à
la sortie d'un quelconque pays, et que soient abolies les barrières
douanières qui gênent l'importation dans certaines contrées de
matériaux utiles à la vie de la population. Or, selon nous, un tel
système est inapplicable sous un régime capitaliste et nous allons
tenter d'en exposer les raisons. Un industriel ou un commerçant ne
sont pas des philanthropes qui traitent des affaires dans le but de
pourvoir aux besoins de l'espèce humaine. Ils leur importent peu que
la population de la région qu'ils habitent souffre du manque d'un
produit, aussi nécessaire soit-il, à la vie quotidienne, et ils se
moquent bien que ce produit soit cher ou bon marché. Ce qu'ils
veulent c'est faire jaillir de leur entreprise une source
intarissable de profits et réaliser que les fonds qu'ils engagent
les plus gros bénéfices possibles. Ce ne sont pas des bienfaiteurs
de l'humanité ; ce sont des « business men » et la base de toute
affaire commerciale ou industrielle est l'argent,
et son but unique l’arqent.
S'il est vrai que certains pays sont privilégiés en ce qui concerne
la production de certains matériaux, il n'est pas moins vrai que les
autres pays n'en sont pas absolument dépourvus ; d'autre part, le
monde est divisé par frontières et chaque nation à un statut poli
monde, en vertu même des principes sur lesquels repose le
capitalisme et en ce qui concerne la répartition des matières
nécessaires à la vie de l'individu, plus un produit est rare, plus
il est cher. Supposons un instant que la France soit pauvre en avoine
et que les demandes soient supérieures aux offres qui se présentent
sur le marché. Immédiatement le cours de l'avoine s'élèvera, le
commerçant n'étant pas, ainsi que nous le disions plus haut, un
philanthrope mais un homme qui veut gagner de l'argent. Supposons
encore que les producteurs, les marchands, les courtiers soient -
c'est du paradoxe – des commerçants honnêtes qui refusent de se
livrer à la spéculation et ne cherchent pas à bénéficier de la
rareté du produit qu'ils détiennent et qu'ils maintiennent leurs
prix en se contentant d'un bénéfice normal, mais que l'Angleterre
ou l'Allemagne très riches en avoine jettent à un prix inférieur
une grande quantité de cette marchandise sur le marché français.
Voilà le commerçant français embarrassé et dans l'incapacité
absolue d'écouler ses produits. Naturellement le consommateur
trouvera un avantage en achetant le blé allemand ou anglais, mais
nous savons fort bien que l'intérêt de celui-ci n'entre en jeu que
dans une faible mesure dans l'élaboration des lois économiques et
plutôt que de tenir compte des bienfaits qui peuvent résulter de
l'importation d'un produit à bon marché, les fabricants de lois,
députés et ministres, construisent celles-ci afin que les
capitalistes nationaux puissent nationalement imposer leurs prix à
la population. Que se produirait-il si le libre échangisme se
pratiquait et qu'il soit impossible au producteur français de livrer
son avoine au même prix que l'Allemand ? Ce serait pour lui la
faillite. Or on n'a jamais vu un gouvernement favoriser la grande
majorité de la population d'un pays au détriment de son capitalisme
; c'est toujours le contraire qui se produit. Ce que nous disons pour
l'avoine s'applique à toutes autres marchandises naturelles ou
manufacturées et c'est ce qui explique les droits prohibitifs qui
frappent à l'entrée certains matériaux. Dans ce premier exemple
que nous citons nous présentons la population souffrant
économiquement du système protectionniste qui est un facteur de vie
chère. Rappelons une fois encore que le capitalisme est une
contradiction et que si le protectionnisme est nuisible, le libre
échange ne vaut guère mieux, qu'il a, lui aussi, ses lacunes et
qu'il ne peut en aucun cas être un facteur de bien-être universel.
Jetons un coup d'oeil sur l'Angleterre, pays du libre échange par
excellence, où I'expérience a été tentée et où, à nos yeux,
les résultats furent négatifs, tout au moins en ce qui concerne la
grande majorité de la population. Très riche en pâturages,
produisant peu de céréales et fournissant abondamment l'industrie
du fer et de la houille, possédant le commerce le plus important du
monde, la Grande-Bretagne n'est cependant pas un pays manufacturier.
En dehors du tissage et de la grosse mécanique, elle faisait, il y a
peu de temps encore, appel à l'extérieur et l'industrie de
l'automobile, une des plus importantes du monde, y est toute récente.
A peine avant la guerre, presque toutes les voitures étaient de
provenance française ou allemande. Possédant un empire colonial
très étendu et le libre échange s'exerçant sur une grande
échelle, la vie y était relativement bon marché, aucun droit ne
venant frapper les marchandises importées. De cet avantage ne
bénéficiait cependant qu'une partie de la population, car la
production n'ayant pas besoin de bras, il y avait en Angleterre, un
trop-plein de main-d'oeuvre et le chômage y était intense. De tout
temps, il y eut en Angleterre une armée de sans-travail, formant un
sousprolétariat, et aussi éloigné de ce prolétariat que ce
dernier l'est de la bourgeoisie. Si I'ouvrier qualifié vivait
relativement heureux, en comparaison de l'ouvrier français, par
contre, l'éternel sans-travail menait une existence atrocement
misérable. Depuis la fin de la guerre, la situation n'a fait
qu'empirer. Non seulement le libre échange est devenu un facteur de
chômage, mais la devise britannique étant relativement élevée, le
commerçant anglais a plus d'avantages à acheter ses produits dans
les pays à monnaie dépréciée, et retire de ce fait le travail à
son prolétariat national. De là la terrible crise qui sévit de
l'autre côté de la Manche et qui se traduit par des conflits
continuels entre le Capital et le Travail. Nous venons de présenter
brièvement sous deux aspects différents les conséquences du libre
échange et nous avons d'autre part traité au mot « douane » du
protectionnisme. Quel système est préférable ? Aucun,
répondrons-nous. Il n'y a pas de solution générale et logique au
problème posé de la sorte. Si on demande à l'ouvrier anglais qui
crève de misère pour que le commerçant anglais puisse acheter à
bon marché des produits étrangers, il sera partisan du
protectionnisme ; si l'on demande à l'ouvrier français qui souffre
de la vie chère, il réclamera le libre échange; d'un côté comme
de l'autre, c'est comme si l'on demandait à un homme sain de corps
et d'esprit s'il préfère qu'on lui coupe la jambe droite ou la
jambe gauche. Protectionnisme ou libre échange ne peuvent nous
satisfaire, nous autres anarchistes. L'un comme l'autre sont des
facteurs du capitalisme, déterminés par lui et que l'on applique
tour à tour selon que les intérêts du capitalisme national sont
liés à l'un ou l'autre de ces systèmes. Le libre échange, pour
nous, ne peut s'appliquer qu'en dehors des puissances d'argent et
seulement lorsque le vil métal, qui est un objet de corruption, de
vol, de rapine, aura disparu et ne servira plus d'intermédiaire
entre les humains. Le libre échange, vraiment libre, .existera
lorsque la Société sera, non pas réformée, mais transformée
totalement, et que le commerce des hommes ne sera pas un puits de
richesse pour les uns et de pauvreté pour les autres. Le libre
échange ne verra le jour que lorsque se lèvera la commune
libertaire, où chacun pourra travailler selon ses forces et
consommer selon ses besoins.
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